Le développement de la néologie dans la francophonie

Jean-Claude Boulanger

À l’automne 1974, l’Office de la langue française du Québec organisait un colloque international consacré à l’aménagement de la néologie dans la francophonie[1]. Jusqu’à cette date, fort peu de rencontres scientifiques avaient choisi comme thématique les problèmes spécifiques à la néologie. Le titre même du colloque situait d’emblée les débats au cœur des recherches terminologiques et sociolinguistiques nouvelles, tant au niveau théorique qu’au niveau pratique d’ailleurs.

Parmi les résultats concrets issus de cette rencontre internationale, un réseau de néologie scientifique et technique a été mis sur pied au printemps 1975, à l’initiative du Québec et de la France. À l’origine, le but principal poursuivi par ce réseau était de répertorier les termes français nouveaux qui apparaissent quotidiennement dans de multiples domaines d’activités techniques et scientifiques ou encore de fournir, dans une optique prospective, des équivalents français aux néologismes anglo-américains qui pullulent en permanence dans la presse quotidienne ou hebdomadaire de l’Amérique anglophone. Dès avril 1975, deux équipes de terminologues-néologues étaient constituées : l’une était basée à Paris et gérée par l’Association française de terminologie (AFTERM)[2], l’autre travaillait à Québec sous la responsabilité de l’Office de la langue française. Les deux organismes étaient liés par des accords de coopération franco-québécoise en matière de néologie et de terminologie. Une dizaine de chercheurs se sont mis à parcourir la titanesque documentation française et anglo-américaine à la poursuite des néologismes. Ceux-ci étaient traqués pour le bon motif et non pas pour être condamnés ou frappés d’interdiction, sauf en cas d’infraction au génie lexical ou morphologique de la langue française.

En 1978, la Belgique se joignait au réseau, mais de manière moins officielle puisque aucun accord de coopération n’était signé entre les gouvernements belge et québécois. L’équipe belge est sous la responsabilité de M. Roger Goffin du Bureau de terminologie de la Commission des Communautés européennes (CEE). En plus de M. Goffin, l’équipe comprend quelques professeurs de l’Institut supérieur des traducteurs et interprètes (ISTI) de Bruxelles[3]. L’arrivée de l’équipe animée par M. Goffin a permis au réseau de prendre une dimension véritablement francophone.

Les changements survenus au Haut comité de la langue française au printemps 1980 ont entraîné la disparition de l’AFTERM et son remplacement par un nouveau partenaire français en la personne morale de l’organisme appelé FRANTERM.

À l’heure actuelle, plus d’une quinzaine de personnes (linguistes, traducteurs, terminologues, chargés de recherche) réparties sur plusieurs fronts de la francophonie consacrent une part importante de leurs travaux à la quête des néologismes dans des revues, des ouvrages et des documents spécialisés, préalablement sélectionnés en fonction des besoins de chaque organisme membre du réseau de néologie. Des domaines présumément néologènes font l’objet de sondages et de recherches. Les traitements linguistiques de ces nouveautés lexicales sont ensuite entrepris, c’est-à-dire que les terminologues-néologues cherchent à établir le statut néologique véritable de chaque terme par comparaison avec les outils lexicographiques les plus contemporains et pertinents à cet hallucinant exercice de vérification. Ils procèdent ensuite à l’élaboration des définitions et à la rédaction de notes techniques ou linguistiques (sémantiques, morphologiques, syntaxiques, etc.). Il faut cependant souligner qu’aucune décision normative n’est prise à cette étape du travail de recherche en néologie. Il s’agit essentiellement d’une recherche à caractère descriptif. La normalisation de certains néologismes pourra survenir ultérieurement, par exemple à l’occasion du traitement de certains dossiers par la Commission de terminologie de l’Office de la langue française au Québec ou par les commissions ministérielles de terminologie en France. Les cahiers de Néologie en marche numéros 1 (1976) et 4 (1978) donnent une description amplement détaillée de la méthodologie utilisée pour la mise au point des dossiers néologiques[4]. La méthodologie élaborée dès la formation du réseau fait l’objet d’une mise à jour continuelle, en particulier en ce qui regarde le corpus d’exclusion lexicographique et terminologique, pierre d’assise des travaux.

À ce stade-ci, il importe également de signaler qu’en plus du personnel affecté d’office aux recherches en néologie, l’Office de la langue française accorde des contrats à des chercheurs spécialisés dans des domaines de pointe au Québec, comme la nordologie (NEM 5 et 6), la musique électro-acoustique (NEM 19 et 20), les communications (NEM 21), la foresterie (NEM 29, 30 et 31[5]). Ces chercheurs sont des universitaires, des ingénieurs, des dirigeants d’entreprises, etc. aux prises avec de profonds besoins de désignations nouvelles pour des fins scientifiques, pédagogiques ou même fonctionnelles. Les travaux sont alors menés en collaboration avec les animateurs et les terminologues de l’Office de la langue française.

Les objectifs poursuivis par le réseau sont les suivants pour le Québec (voir NEM 1) :

  1. Répondre aux besoins exprimés en rendant disponibles le plus rapidement possible des néologismes de langue française chez les scientifiques, les techniciens, les ingénieurs, les étudiants;
  2. Si nécessaire, créer des néologismes français pour contrer l’infiltration des néologismes ou des emprunts anglo-américains dans notre langue[6];
  3. Sélectionner, analyser, normaliser les mots nouveaux qui s’opposent dans des situations de synonymie néologique ou terminologique;
  4. Développer chez les spécialistes de toute discipline des réflexes linguistiques bien français en matière de création lexicale;
  5. Utiliser la situation privilégiée du Québec en Amérique du Nord comme tremplin d’observation de la néologie américaine galopante et servir de relais avec le reste de la francophonie;
  6. Contribuer à l’enrichissement du stock lexical de la langue française dans son ensemble par des apports régionaux originaux en provenance du Québec, particulièrement dans des secteurs d’activités où le Québec est à la pointe des recherches dans le monde, comme les techniques de l’eau, le laser, la nordologie, la foresterie;
  7. Conduire des recherches théoriques purement linguistiques dans le domaine de la néologie[7].

Le principal support de la publication des résultats des recherches est la collection des cahiers Néologie en marche de l’Office de la langue française. Dans le cadre des travaux du réseau, vingt-six cahiers sont parus dans cette collection entre 1975 et 1981. L’Office menant des travaux de néologie depuis 1973, dix cahiers ont en outre été publiés dans une première série de NEM. La série a mettait surtout l’accent sur la langue à caractère plus général. Les dépouillements étaient orientés du côté des quotidiens et des hebdomadaires anglais du Canada et des États-Unis comme le Newsweek, le Time. Les séries a (langue générale) et b (langues de spécialités) ont fusionné en 1979[8].

On peut très sommairement évaluer à plus de 10 000 le nombre des unités lexicales nouvelles traitées par les différentes équipes de néologues depuis le début du fonctionnement du réseau. Un index cumulatif des quinze premiers cahiers de l’ancienne série b de NEM vient de paraître (NEM 24). Il comporte trois parties : un index français, un index anglais et un index pour les autres langues, comme le latin, le grec, l’allemand. Tous les termes apparaissant en entrée lexicographique dans les cahiers, de môme que ceux qui sont mentionnés dans les notes ou dans les enquêtes terminologiques spécifiques sont répertoriés dans les index. Un second index qui balayera les numéros 16 à 27 est en préparation et sera disponible au début de 1982. Par la suite, nous espérons publier un index cumulatif tous les dix numéros, chacun périmant le précédent en quelque sorte.

Les domaines ou les secteurs d’activités qui font l’objet des recherches sont avant tout sélectionnés en fonction des besoins particuliers de chacun des modules membres du réseau de néologie. L’ensemble des travaux finit par former une mosaïque terminologique française dont les retombées, québécoises d’abord, francophones ensuite, sont indéniables. Le mouvement de francisation du Québec a su profiter à plus d’un titre de l’apport des néologismes français recensés ou créés par les participants au réseau. Depuis 1975, les secteurs suivants ont été explorés : pétrole, manutention, informatique, électronique, automatique, mesure, gestion, nordologie (le nord), tourisme, sport (planche à roulettes), loisirs, audiovisuel (cinéma, photographie, vidéo, disque), musique électro-acoustique (synthétiseur), communications (journalisme, relations publiques, télécommunications), emballage, sécurité industrielle, urbanisme, environnement. Plusieurs autres domaines ont fait l’objet d’incursions néologiques mais de manière plus ponctuelle, l’hebdomadaire L’Express et les phobies, par exemple.

De nouveaux travaux ont déjà été entrepris ou le seront sous peu dans les secteurs de la foresterie (mécanisation forestière), de l’alimentation, de la psychologie industrielle, des centres d’interprétation ou de sensibilisation, des énergies nouvelles ou renouvelables, de l’audiovisuel (techniques et technologies de renseignement) et de la critique d’art.

Les cahiers Néologie en marche paraissent régulièrement, quoique de façon apériodique, au rythme d’une dizaine par année. Terminogramme, le bulletin d’information de la Direction de la terminologie de l’Office de la langue française, annonce la sortie de chaque nouveau cahier et en résume le contenu.

Dans un avenir rapproché le réseau de néologie compte prendre de plus en plus d’expansion de manière à rejoindre et à relier toutes les communautés francophones de par le monde. La santé et le développement de la langue française seraient assurés et le mouvement de francisation amorcé au Québec pourrait rejaillir partout dans le monde.

Notes

[1] Les actes ont été publiés par l’Éditeur officiel du Québec en mai 1975.

[2] L’équipe parisienne avait d’abord élé logée au Conseil international de la langue française (CILF) pendant l’année 1975 En 1976, l’AFTERM prenait la relève du CILF et devenait le partenaire français officiel du réseau..

[3] Une partie des travaux belges est publiée dans la revue Équivalences depuis 1978.

[4] Voir également Jean-Claude Boulanger, « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », in Néologie et lexicologie. Hommage à Louis Guilbert. coll. « Langue et Langage », Paris, Librairie Larousse, 1979. p 36-46.

[5] Ces trois derniers cahiers paraîtront au début de 1982.

[6] Une prise de position officielle de l’Office de la langue française est parue sur la question de l’emprunt : Énoncé d’une politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères, Montréal, Office de la langue française, décembre 1980, 20 p.

[7] La néologie fait déjà l’objet d’un séminaire de recherche de 2[e] et de 3[e] cycles à l’Université Laval de Québec, et cela depuis trois ans. D’importantes leçons données dans des cours de terminologie au premier cycle universitaire (Québec, Montréal, Trois-Rivières, Sherbrooke) sont consacrées à la néologie théorique et pratique. Une bibliographie signalétique de plus de 1000 titres vient d’être publiée par l’auteur de cet article.

[8] La série complète des cahiers de NEM, 36 cahiers, est disponible chez l’Éditeur officiel du Québec.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1982). « Le développement de la néologie dans la francophonie », Lebende Sprachen Zeitschrift fur Fremde Sprachen in Wissenschatt und Praxis, vol. 27, no 2, p. 67-68. [article]