Les étapes d’intervention des spécialistes dans le déroulement des travaux de néologie

Jean-Claude Boulanger

1. Introduction

C’est désormais un lieu commun de dire que c’est dans les milieux socioprofessionnels que naissent et évoluent les néologismes scientifiques et techniques. C’est là que les éléments lexicaux nouveaux se développent, s’amenuisent ou disparaissent, de même qu’ils se hiérarchisent pour se constituer en système. C’est dans ce milieu ambiant et nulle part ailleurs que l’on peut les observer in vivo.

Dans les « boîtes terminologiques », que ce soit dans l’entreprise ou dans l’Administration, on accomplit des recherches pratiques et théoriques sur ces objets linguistiques en train de naître et d’évoluer, car ce sont des objets d’observation, au même titre que n’importe quel autre sujet d’expérience en laboratoire.

On analyse, on classe, on manipule, on répertorie les termes nouveaux. Dans le laboratoire terminologique, les néologismes n’ont pas d’existence professionnelle propre. Ils sont observés in vitro; leur vie réelle, in vivo, est ailleurs, dans un secteur d’activité qui leur est particulier, sinon exclusif.

Dans ce continuel système de va-et-vient des néologismes entre le laboratoire et le monde extérieur, les intervenants sont au premier chef le terminologue et le spécialiste. D’où l’importance de leur collaboration en matière de néologie conceptuelle et lexicale. « La création de termes techniques [et scientifiques] est une œuvre très complexe, qui exige une étroite et amicale collaboration entre le linguiste et le technicien. C’est l’avenir même de la langue qui est en jeu[1]. »

Si l’on pense que le terminologue-linguiste s’occupe du volet in vitro, c’est-à-dire de l’aspect proprement terminologique au sens linguistique du mot, l’apport du spécialiste dans les travaux de néologie est plus que désirable pour illustrer le volet in vivo. Il faut que le technicien, le scientifique et le chercheur soient associés à la démarche néologique (et néographique, diraient les savants linguistes) dès le démarrage des travaux. En effet, il est souhaitable que les termes nouveaux soient observés à partir du moment de leur fécondation jusqu’à leur naissance, en passant par toutes les étapes fœtales, plus que fragiles parfois.

Une fois nés, ils échappent à leur(s) géniteur(s), se noient dans la masse lexicale d’une langue pour vivre une existence indépendante jalonnée d’accidents, d’incidents ou d’une suite de succès ininterrompus dont les causes nous échappent encore parfois. Ce qui revient à dire, pour demeurer dans le domaine médico-biologique, que la néologie apparaît comme une fonction biologique normale et spontanée du langage que spécialistes et linguistes doivent guider et aménager ensemble, afin que l’Homme puisse nommer les idées et les objets qu’il veut convenablement maîtriser.

2. Les étapes d’intervention

Après ces quelques remarques liminaires sur la nécessité de la néologie et les conditions de survie de la langue, il serait utile d’examiner quelles sont les étapes ou les moments où le spécialiste peut intervenir dans ce processus d’aménagement néologique.

À l’occasion du colloque sur l’aménagement de la néologie organisé par l’Office de la langue française en 1974[2], Jean-Claude Corbeil avait dégagé et expliqué quatre fonctions essentielles au déroulement des travaux de néologie[3], il s’agit de la fonction dépistage ou repérage des nouveautés conceptuelles et, par conséquent, des besoins lexicaux, de la fonction traitement, de la fonction recherche et de la fonction diffusion.

Dans trois de ces fonctions, le spécialiste est appelé à jouer un rôle non négligeable que nous tâcherons d’analyser dans la suite de cet exposé. La fonction recherche est plus spécialement orientée vers la linguistique.

2.1. Fonction dépistage

Au cours de cette première étape, qui consiste à repérer les besoins tant conceptuels que lexicaux, le spécialiste peut grandement aider le terminologue-néologue à constituer la nomenclature que ce dernier doit traiter. D’une part, en effet, il peut aider à identifier et rassembler les concepts récents qui ont besoin de dénominations.

D’autre part, d’un premier tri, il peut désigner au terminologue les termes à retenir ou les termes à rejeter. Il peut aussi indiquer les zones de vocabulaires à analyser et situer les niveaux de langue socioprofessionnels qu’il convient d’examiner en priorité. Il peut également à cette étape signaler les concurrences synonymiques des termes sur le modèle suivant :

  1. Le néologisme est-il synonyme d’un autre néologisme? → néologisme + synonyme = néologisme
  2. Le néologisme est-il synonyme d’une unité terminologique déjà fortement lexicalisée? → néologisme + synonyme = terminologisme

Le spécialiste tout autant que le linguiste, le traducteur ou le terminologue est conscient des besoins néologiques de sa profession, de la profusion de ces nouveautés dans certaines circonstances, de leur naissance par dizaines chaque jour et de leur prolifération en français, envahissement pas toujours profitable ou désirable pour la langue si le flot n’en est pas contenu par des règles précises d’aménagement linguistique.

2.2. Fonction traitement

C’est à cette étape du travail néologique que l’intervention du spécialiste acquiert un caractère particulièrement marquant. Le traitement est d’ordre linguistique et technique. Il relève du terminologue, mais son efficacité est liée aux avis que le spécialiste émet, en particulier au cours du volet technique.

L’intervention peut être utile à trois moments précis : pour la sélection du corpus d’exclusion, et plus particulièrement la partie terminologique de ce corpus, pour l’élaboration des définitions, pour la rédaction des notes techniques.

2.2.1. Le corpus d’exclusion lexicographique et terminologique constitue en quelque sorte la cheville ouvrière de nos travaux de néologie. C’est à l’aide de ce filtre linguistique que le terminologue s’assure du degré de nouveauté de l’unité terminologique qu’il doit traiter[4]. Son élaboration sera donc particulièrement soignée.

La sélection des ouvrages lexicographiques généraux ne pose pas de problème au terminologue. En général, celui-ci connaît bien ces outils linguistiques. Il en va parfois autrement pour les dictionnaires à vocation terminologique spécialisée. À cette étape du choix du corpus d’exclusion technique et scientifique, il nous faut l’aide et les conseils des experts pour chacun des domaines en cause. Il ne peut en être autrement si l’on désire obtenir le maximum de garanties concernant le type de recueils qu’il faut sélectionner. Ceux-ci, pour un seul domaine, existent en nombre souvent incalculable. Un choix s’impose donc parmi la masse de dictionnaires, d’encyclopédies, de lexiques bilingues et multilingues, de vocabulaires, etc. qui s’imposent au terminologue.

Il nous semble que le spécialiste est è même de préciser les critères qui guideront la sélection de ces recueils. Ces critères sont les suivants, présentés sans ordre prioritaire :

2.2.1.1. La nouveauté de l’ouvrage

Il ne suffit pas que le dictionnaire soit tout à fait récent pour être retenu. Encore faut-il que l’on sache ce qui le différencie des autres ouvrages similaires qui existent déjà, les besoins qui sont à la base de son élaboration, sa place dans le système terminologique d’un domaine.

2.2.1.2. La qualité du contenu

Seule, à notre avis, une analyse effectuée par le technicien, le scientifique ou le chercheur peut préciser le degré de qualité du contenu d’un tel ouvrage et son orientation scientifique. La qualité du contenu est souvent liée au sérieux et à la renommée de l’expert ou de l’organisme qui a été responsable de sa confection. La présentation, le choix de la nomenclature, le traitement des données lexicographiques, la maniabilité de l’ouvrage, sont autant de points à examiner.

2.2.1.3. La pertinence

Le recueil sélectionné pour faire partie du corpus d’exclusion doit être de préférence monoscientifique ou monotechnique, c’est-à-dire s’intéresser en profondeur à une seule science, une seule technique, à moins qu’il ne s’agisse d’une encyclopédie très connue. Les petits ouvrages ont l’avantage de la rapidité dans leur élaboration et ce critère est important pour juger du degré de nouveauté des apports lexicaux récents. C’est au spécialiste que revient la tâche de préciser la pertinence de l’ouvrage dans le domaine à l’étude.

2.2.1.4. La représentativité

Le dictionnaire choisi doit être représentatif d’un état de langue donné dans les domaines scientifiques et techniques, c’est-à-dire qu’il doit refléter réellement ce que sont la science et la technique à l’étude, et cela pour chacun des niveaux d’usage linguistique socioprofessionnel. Et c’est l’expert qui connaît le mieux l’état d’une langue professionnelle, tant sous son aspect temporel que sous son aspect spatial (géographique).

2.2.1.5. La diffusion

Il est évident que la diffusion de l’ouvrage dans les principaux milieux professionnels en cause joue un rôle. C’est au spécialiste de nous dire si un ouvrage est bien ou mal diffusé, bien ou mal connu, s’il est efficace ou non. Un dictionnaire mal utilisé ou peu répandu n’a pas avantage à faire partie du corpus d’exclusion puisque les termes qu’il contient doivent de toute manière être diffusés.

2.2.1.6. La disponibilité

Cet aspect revêt son importance quand on connaît les difficultés éprouvées parfois pour acquérir un ouvrage. Les dictionnaires à faible tirage, extrêmement coûteux et mal distribués ne rendent guère de services à cette étape du travail néologique. Là encore, le spécialiste est un guide pour nous.

Sans l’apport du scientifique et du technicien, le terminologue entretiendrait continuellement des doutes quant au choix de son corpus spécialisé.

Voilà donc un volet très important du rôle du spécialiste dans les travaux néologiques.

2.2.2. Une fois que les termes susceptibles de combler les lacunes d’un vocabulaire ont été retenus, il faut poursuivre leur traitement terminologique. L’élaboration de la définition et la normalisation apparaissent comme des éléments essentiels nécessitant l’avis du spécialiste. Nous délaisserons la normalisation, puisqu’en néologie cet aspect n’est pas aussi primordial que dans les travaux de terminologie proprement dits et qu’il en sera par ailleurs question plus tard au cours de ce colloque. La définition retiendra davantage notre attention.

Le terminologue-néologue s’attend que le spécialiste l’aide à construire techniquement la définition. C’est à lui que revient la tâche de rassembler les traits sémantiques nécessaires à l’élaboration de celle-ci. En définitive cependant, c’est avec l’aide du linguiste, donc en comité, que la définition finale sera rédigée et approuvée. Le linguiste apporte la certitude quant à la qualité de l’énoncé définitoire qui doit observer des régies strictes sur le plan du système linguistique.

L’aide du spécialiste permet d’ajouter des sèmes oubliés ou négligés, ou encore de retrancher des éléments inutiles et qui nuisent à la bonne compréhension de la définition; elle permet d’établir le niveau socioprofessionnel de l’énoncé définitoire en introduisant des termes usuels de la spécialisation, elle permet d’élargir le champ de la définition au-delà du contexte ou du microcontexte, surtout lorsque ceux-ci ne sont pas assez clairs ou qu’ils sont trop restreints.

Les techniciens et les terminologues « doivent s’entraider, les uns précisant les traits pertinents au contenu notionnel, les autres étudiant la mise en forme des définitions et l’intégration au système linguistique[5] ». S’il n’y a pas de collaboration à cette étape, on risque de se retrouver avec des ouvrages qui ne pourront recevoir de caution ni scientifique, ni linguistique. La toilette de la définition profite donc à plus d’un titre du regard scrutateur des spécialistes, qui sont garants du contenu scientifique et technique véhiculé par le terme créé et par sa définition.

2.2.3. La rédaction des notes techniques à joindre aux dossiers des néologismes relève, pour une bonne part, du spécialiste. Celui-ci permet d’aller au-delà de la simple description lexicale et cautionne ainsi l’exactitude du terme nouveau.

2.3. Fonction recherche

Cette fonction est d’ordre linguistique et théorique. Elle vise à faire progresser les études et les connaissances sur la néologie comme phénomène linguistique.

2.4. Fonction diffusion

Le spécialiste peut ici intervenir à plusieurs niveaux :

Il peut faire connaître très rapidement dans son milieu socioprofessionnel l’existence des travaux de néologie et les résultats produits jusqu’à maintenant, car on ignore trop souvent l’existence de tels travaux. Il peut jouer un rôle d’incitation à recourir aux organismes spécialisés dans ce genre de travaux et révéler l’existence de méthodologies du travail en néologie.

Il peut participer au processus de normalisation future de ces travaux. Le sort du néologisme correct et indispensable est de tendre vers la lexicalisation lorsqu’il est bien connu, accepté et utilisé. Il tombe alors dans le domaine de la terminologie fonctionnelle. La normalisation viendra alors entériner et cautionner le choix effectué auparavant.

Surtout, le spécialiste qui a travaillé en néologie et qui a appris à connaître, à maîtriser, à manœuvrer les régies de formation des unités lexicales, qui a appris a aimer la langue dans toutes ses fonctions, en particulier la néologie, ce spécialiste est à même de contribuer à modifier des attitudes néfastes, des préjugés inadmissibles devant le ressourcement du lexique et les possibilités créatrices des individus. Sur le plan psycholinguistique, le spécialiste peut contribuer à modifier des comportements.

Sa connaissance des procédés de création l’aidera à participer plus pleinement à l’ensemble du processus de francisation entrepris au Québec. Ce cheminement dont le but ultime est une langue française de qualité se fera ainsi plus rapidement.

La néologie est un phénomène, j’allais dire un bien, inévitable. Bien maîtrisée, elle peut devenir un remède efficace aux maux de la langue. Il ne faut pas avoir peur du médecin, après tout c’est celui qui guérit, qui remet en bonne santé les personnes malades, leur indique comment lutter contre la maladie. De spécialiste peut montrer que la langue française possède dans son fonds les capacités et les ressources nécessaires pour exprimer toutes les nouveautés du monde des sciences et des techniques. De même, il peut contribuer à faire acquérir des réflexes de construction bien français qui respectent les règles du système de la langue.

Le spécialiste peut aussi contribuer à modifier une attitude que les puristes ont imposée et qui fait voir le dictionnaire comme une bible linguistique dont il ne faut guère sortir. Dans le domaine du lexique, il n’existe pas de règles strictes ni de norme absolue qui obligent à accepter ou à rejeter un élément lexical. « Aucun néologisme ne peut être frappé d’interdit en tant que faute contre le système de la langue. Il peut être critiqué, mais non condamné, sauf par les grammairiens, qui manifestent une défiance systématique à l’égard de tout terme nouveau, en vertu de critères idéologiques et non linguistiques. Le seul domaine où puisse intervenir une réglementation est celui de l’emprunt [...][6] ».

3. Conclusion

La nécessité et le besoin de mots nouveaux sont liés à l’évolution du monde et à la communication imposée par ce phénomène. C’est un rôle vital pour le langage. Le néologisme est impérieusement demandé et il n’en a jamais été autrement à travers les siècles. « Tout le monde crée des mots nouveaux, le savant aussi bien que l’ignorant, le travailleur comme le fainéant, le théoricien comme le praticien[7] ».

Mais la création et l’évolution du langage, notamment du langage scientifique et technique; doivent être guidées, toujours avec pour objectif premier de lui assurer une plus grande efficacité. Cette efficacité dépend des relations que le spécialiste et le terminologue entretiennent. Leurs rôles dans l’action créatrice en néologie sont étroitement imbriqués.

La communication efficace existera dans la mesure où la compréhension et l’uniformisation des acceptions et des formes linguistiques constitueront un consensus chez ces deux catégories de chercheurs. Faire l’unanimité sur le sens des mots et sur leur forme est en effet souvent plus difficile que de faire l’unanimité sur les réalités qu’ils désignent.

Les spécialistes donnent l’occasion à la terminologie de franchir les barrières professionnelles, et les linguistes permettent aux choses et aux concepts de franchir les barrières linguistiques.

Somme toute, peu importe le degré de connaissances livresques du terminologue pour un domaine donné, il n’en demeure pas moins que la terminologie efficace ne peut exister sans que les spécialistes jouent leurs rôles et y apportent leur caution. Ce sont eux qui nagent au milieu du langage vivant, qui le font et qui en usent quotidiennement, le néologue est un observateur, le spécialiste un expérimentateur. Plus que jamais l’ombre du spécialiste couvre de son aile protectrice les travaux de néologie, un terme qui n’est pas utilisé, qui répond peu ou prou à un besoin, n’est guère qu’un inutile lambeau de pourpre lexical.

Notes

[1] Le Bidois, Robert, Les mots trompeurs ou le délire verbal, Paris, Hachette, 1970, p. 70.

[2] L’aménagement de la néologie, Actes du Colloque international de terminologie, Lévis (Québec), du 29 septembre au 2 octobre 1974, Québec, Office de la langue française, Éditeur officiel du Québec, mai 1975, 214 p.

[3] Corbeil, Jean-Claude, « Analyse des fonctions constitutives d’un réseau de néologie », in L’aménagement de la néologie, Actes du Colloque international de terminologie, Lévis (Québec), du 29 septembre au 2 octobre 1974, Québec, Office de la langue française, Éditeur officiel du Québec, mai 1975, p. 29-39.

[4] Cf. Jean-Claude Boulanger, « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », in Néologie et lexicologie. Hommage à Louis Guilbert, Collection « Langue et Langage », Larousse Université, Paris, Librairie Larousse, 1979, p. 36-46.

[5] Actes du 6e colloque international de terminologie, Pointe-au-Pic (Québec), du 2 au 6 octobre 1977, Québec, Office de la langue française, Éditeur officiel du Québec, août 1979, p. 104.

[6] Guilbert, Louis, « La néologie », in Grand Larousse de la langue française, Paris, Librairie Larousse, t. 4, 1975, p. 3592.

[7] Nyrop, Kr., Grammaire historique de la langue française, Tome troisième : Formation des mots, 2e éditions revue, Copenhague, 1936, p. 3.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1982). « Les étapes d’intervention des spécialistes dans le déroulement des travaux de néologie », dans Nicole April et Noëlle Guilloton [et al.], Le rôle du spécialiste dans les travaux de terminologie : actes du troisième colloque OLF-STQ de terminologie, Sainte-Marguerite (Québec) du 13 au 15 février 1980, Montréal, Office de la langue française, p. 113-127. [article]