Le point de vue de l’enseignant le stage en terminologie : une passerelle entre l’université et le milieu de travail

Jean-Claude Boulanger (Office de la langue française)

Je situerai l’intervention qui va suivre au carrefour où se rejoignent la linguistique, la terminologie (y inclus, bien entendu, la traduction), la néologie et la lexicographie. Il me semble que l’on pourrait trouver là tout autant le point d’arrivée que le point de départ du stage en terminologie ou en traduction. Nous verrons un peu plus loin que ces phénomènes s’imbriquent les uns dans les autres pour constituer les assises scientifiques du stage. C’est donc dire que le présent exposé ne s’intéresse pas aux modalités purement administratives et techniques du stage. Il sera davantage centré sur le contenu et les conditions scientifiques préalables à sa réalisation.

Par ailleurs, je me situerai personnellement à l’intersection du pratique et du théorique en matière de stage. Encore une fois on constatera qu’il s’agit d’une dualité, c’est-à-dire à la fois d’un point d’origine et d’un point d’aboutissement. En effet, par théorique, j’entends mon rôle d’enseignant par lequel je peux orienter le futur stagiaire dans le contenu de son séjour; par pratique, j’entends mon rôle de terminologue responsable de stagiaires en milieu d’accueil, rôle qui m’habilite à orienter et à suivre également les stagiaires une fois qu’ils sont en cours de stage. La passerelle qui relie ces deux fonctions pourrait s’appeler pédagogie. Aux deux extrémités de cette passerelle, les stagiaires ont constamment besoin d’être préparés, suivis, guidés, évalués et encouragés.

Après avoir posé ces prémisses, il me semble essentiel de situer le stage encore une fois sur un axe où la perspective est double. Cela pourra paraître un truisme ou encore une lapalissade, mais il faut le réaffirmer puisqu’on a trop tendance à l’oublier : tout stage suppose un stagiaire et des structures d’accueil. Une planification et une préparation adéquates sont absolument nécessaires d’un côté comme de l’autre afin que les résultats obtenus garantissent le sérieux des parties concernées. Tout boitement, toute lacune de l’une ou de l’autre infléchiront plus ou moins l’utilité et la réussite du stage.

C’est à partir de cette binarité que j’examinerai quelques conditions de succès d’un stage. J’ajoute que mon coup d’œil sera plus accentué du côté de l’enseignement, qui, sans nul doute, apparaît comme l’étape préparatoire indispensable puisqu’elle concerne directement le stagiaire, lui-même. J’identifierai et analyserai à cette occasion quelques failles qui sont les causes premières de certaines difficultés dans le déroulement d’un stage. Des solutions idéales seront par ailleurs proposées.

Pour ce qui concerne les aspects qui me retiendront maintenant, les conditions de réussite d’un stage sont au nombre de cinq. Elles ne sont ni exhaustives, ni présentées par ordre d’importance. Elles sont soit rattachées au lieu d’accueil, soit reliées au point d’origine (autrement dit à l’université, lieu de formation de base), soit dépendantes du stagiaire lui-même. Seront successivement passées en revue les conditions suivantes :

  1. la permanence des structures d’accueil,
  2. la disponibilité des responsables des stages,
  3. la compétence des responsables des stages,
  4. la préparation universitaire,
  5. la progression des connaissances du stagiaire.

La permanence des structures d’accueil

L’organisme qui reçoit des stagiaires doit disposer au préalable d’un programme précis et répétitif qui permettra aux étudiants de retirer le maximum de bénéfices durant leur séjour. Si les structures d’accueil ne sont pas bien définies et qu’elles laissent trop de place au hasard, il est évident que le déroulement du stage sera parsemé d’embûches. Dès le moment de sa prise en charge, le stagiaire doit être guidé, orienté et averti de ce qu’il aura à accomplir. Il doit pouvoir se situer entre les responsables administratifs et les responsables terminologiques du stage. C’est surtout à ce stade que le programme sera expliqué en détail et conduit à bonne fin. Au surplus, les organismes d’accueil doivent se doter de programmes permanents pouvant être appliqués à un ensemble de stagiaires et non pas procéder à la pièce. C’est ce que j’entends par réitératif ou par répétitif. C’est également à partir de ces éléments constants que l’on pourra dégager des critères valables d’évaluation.

La disponibilité des responsables des stages

Il est évident que le stagiaire accueilli dans un milieu de travail doit pouvoir compter sur une totale disponibilité des responsables, particulièrement du terminologue chargé de le piloter, de le diriger pendant la durée de son séjour. Tout laisser-aller à ce niveau ne peut conduire qu’à l’anarchie. La présence continue et volontaire des responsables de même que les interventions pédagogiques sont des conditions sine qua non de la réussite. L’intérêt de l’organisme d’accueil doit donc être manifeste.

La compétence des responsables des stages

Tout autant que la disponibilité, les responsables doivent faire preuve d’une compétence incontestable à plusieurs niveaux. La sécurité et la progression du stagiaire en dépendent directement. Trop souvent, hélas, le stagiaire sera porté à douter de lui-même s’il ne sent pas des appuis scientifiques solides derrière lui. La compétence du terminologue se répartira selon quatre grands axes, si l’on prend pour base un stage en terminologie (recherche ponctuelle ou recherche systématique). Premièrement, le responsable devra être chevronné en matière de terminologie et de terminographie : la maîtrise des éléments de base théoriques et pratiques est primordiale. Deuxièmement, la connaissance approfondie des mécanismes de la formation des mots sera nécessaire au responsable chargé de guider le stagiaire. Souvent, le volet de la néologie est méconnu ou négligé par des terminologues d’expérience. À mon sens, il apparaît comme une assise sérieuse pour bien comprendre les mécanismes de la normalisation et de l’évolution des langues, entre autres. Troisièmement, la compétence se mesurera à la connaissance des principes et des outils lexicographiques de la langue générale. Le dictionnaire est en effet un outil de référence qui fait autorité en matière de langue; il est consulté extrêmement souvent, en fait beaucoup plus fréquemment qu’une grammaire. On y recherche une multitude de renseignements sur lesquels il n’y a pas lieu d’élaborer maintenant. Le dictionnaire est un objet présent en permanence et à toutes les étapes du travail du terminologue et du traducteur. Malheureusement, bien peu d’étudiants, et même de professeurs, connaissent à fond ces outils de travail : leur variété, leur utilité par rapport aux recherches entreprises, leurs différences, leurs difficultés, leurs qualités, leurs défauts, etc. La faute, ne nous y trompons pas, n’incombe pas complètement ni aux uns, ni aux autres. Elle est plutôt due à une lacune du système d’enseignement : rares sont ceux, en effet, qui au cours de leurs études ont pu bénéficier d’un cours complet et structuré de lexicographie. Au contraire, on semblait admettre d’emblée que la connaissance et le maniement des dictionnaires allaient de soi, sans besoin aucun de préparation ou de formation. Or, aux constats que j’ai personnellement faits en maintes occasions en milieu d’enseignement et en milieu de travail, il s’avère que peu de terminologues, peu de traducteurs et peu de professeurs sont bien préparés è travailler avec les dictionnaires de la langue générale. Encore moins sont-ils capables d’exercer à tout moment un jugement critique valable en face de la masse d’ouvrages qui investissent constamment le marché. Il y a par exemple en ce moment comme une inflation lexicographique galopante, qu’il faut replacer dans la démarche actuelle de la lexicographie qui explore des voies nouvelles comme les régionalismes lexicaux, la néologie, la terminologie, etc. Je vois donc dans la lexicographie l’un des points faibles de la compétence des uns et des autres. Corollairement, il est évident que les étudiants sont les premiers â en subir les conséquences. Quatrièmement, une solide connaissance des dictionnaires généraux préparera adéquatement la maîtrise approfondie des dictionnaires terminologiques. Ceux-ci, s’ils présentent des ressemblances avec les dictionnaires généraux, possèdent par ailleurs leurs propres caractéristiques, tant au niveau de leurs qualités que de leurs faiblesses. Ils nécessitent plus souvent qu’on ne le croit un regard très critique, compte tenu du fait qu’ils ne sont pas toujours élaborés par des spécialistes de la lexicographie, cas plutôt rares même.

À mon avis, la compétence des terminologues responsables des stagiaires doit s’exercer scientifiquement à ces quatre niveaux : terminologie théorique et pratique, néologie, lexicographie générale, lexicographie terminologique. Ces quatre volets d’un cheminement global sont nécessaires autant pour la recherche ponctuelle que pour la recherche systématique.

La préparation universitaire

J’entends par préparation universitaire celle du stagiaire évidemment, mais également celle des professeurs de terminologie. En tant qu’enseignant, je crois que n’importe quel linguiste ne saurait enseigner la terminologie. Il faut une préparation particulière; il est, par exemple, nécessaire de s’être frotté ou d’avoir été immergé dans la pratique de la pratique terminologique, pour reprendre une expression de Roger Goffin. Sous l’angle de l’enseigné, c’est au niveau universitaire que s’accomplit d’abord tout le façonnage théorique en terminologie et en traduction. Plus la préparation des candidats sera complète, plus le stage sera profitable. Le candidat qui surgit en milieu de travail à moitié formé ne peut s’attendre à un stage efficace. Il ne recevra qu’un vernis, vite écaillé. En outre, il sera un poids pour les responsables de la formation pratique. Le stagiaire est donc lui aussi devant des responsabilités. Il doit répondre à certaines conditions minimales de recevabilité : formation de base en linguistique ou en traduction, connaissances en néologie et en lexicographie, maîtrise des principes et méthodes de la terminologie, notions de sociolinguistique, etc. Si le stage constitue une école fonctionnelle (pratique et concrète), l’université se pose comme une école « formationnelle » (théorique et abstraite). Le lieu d’accueil ne peut être perçu comme un centre de formation de base; c’est un centre de progression et de continuité. Il faut donc un lien permanent entre l’université et les organismes d’accueil de même que des programmes complémentaires.

La progression des connaissances du stagiaire

Les quatre éléments précédents posent les conditions pour que le déroulement du stage conduise à une augmentation et à une progression des connaissances du stagiaire. Il confronte sa formation universitaire à l’expérience collective des milieux de vie de sa discipline. Cette expérience s’ajoute à ses crédits universitaires comme le complément qui l’amènera vers une formation complète : théorique par l’université, pratique par le stage.

Conclusion provisoire

L’évolution de la terminologie ces dernières années a abouti à une théorisation de cette discipline passablement nouvelle pour les habitants des deux Amériques. Comme on l’a vu, l’un des corollaires de la théorisation a été le constat de certaines lacunes dans la formation universitaire des enseignants et des terminologues et par conséquent dans celle des enseignés. Ces lacunes, il est aisé de s’en rendre compte, s’étendent d’ailleurs à l’ensemble des études linguistiques. Ces trous, j’en ai identifié deux : la néologie et la lexicographie, deux domaines de la linguistique qui, pour toutes sortes de raisons qu’il serait long d’analyser maintenant, ont été ignorés par l’enseignement universitaire jusqu’à récemment. Si la terminologie a réussi à s’ériger en système, il est grandement temps que la néologie et la lexicographie y parviennent aussi et que l’on délaisse les jugements à 1’emporte-pièce et les mises au ban pour analyser sainement ces deux disciplines linguistiques méjugées. Curieusement, c’est par l’intermédiaire de la terminologie que l’on mettra davantage en valeur ces deux aspects de la linguistique et dans un avenir rapproché, je l’espère.

La néologie a déjà partiellement résolu ses problèmes puisqu’elle s’enseigne depuis deux ans à l’Université Laval, au niveau des 2e et 3e cycles. Par ailleurs, à ma connaissance, aucune université québécoise ne donne un cours complet de lexicographie à l’heure actuelle. Il existe bien quelques cours greffés à des ensembles plus vastes comme la lexicologie ou la dialectologie, mais rien de systématique encore.

À mon sens, les milieux universitaires devraient combler ces lacunes et développer des cours de lexicographie et de néologie au premier cycle, tout autant qu’aux 2e et 3e cycles des études, afin de modifier une situation tout à fait anormale et même ridicule. L’heure semble propice d’abolir tous les mythes qui cachent et rejettent aux enfers deux disciplines fondamentales pour tout terminologue, tout traducteur et tout linguiste, tout professionnel de la langue en somme. Il est évident que de telles orientations universitaires sont des remèdes de premier ordre dont le but serait de préparer beaucoup plus adéquatement les étudiants à « stagier » avec le maximum d’efficacité pour eux-mêmes et pour l’organisme d’accueil.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1982). « Le point de vue de l’enseignant, le stage en terminologie : une passerelle entre l’université et le milieu de travail », dans Les stages en traduction et en terminologie : colloque, Québec, Université Laval, p. 81-90. [article]