L’innovation lexicale spontanée et l’innovation lexicale planifiée[1]

Jean-Claude Boulanger

L’inscription de préoccupations néologiques dans le cadre d’un colloque comme celui de la SILF manifeste bien le dynamisme grandissant de la recherche scientifique en néologie et la quasi-impossibilité d’ignorer un champ d’activités qui entraîne de plus en plus dans sa sphère d’influence des chercheurs de tous les horizons linguistiques. Les recherches sur la néologie ont des incidences non seulement sur les études lexicales et sémantiques, mais elles ont aussi des répercussions sur la plupart des secteurs qui prennent le langage comme objet d’étude.

Un certain nombre de facteurs déterminants sont à la source de la sortie de la néologie du maquis linguistique où elle s’était tapie en attendant ses nouveaux défenseurs. J’énumérerai brièvement quelques-uns des éléments qui ont provoqué un regain d’intérêt pour la créativité lexicale. Puis, je passerai à quelques considérations générales sur la néologie avant de terminer par l’analyse détaillée des réactions au thème proposé.

1. Les facteurs de l’émergence de la néologie

Parmi la kyrielle de facteurs à la source du regain d’intérêt pour la néologie, je retiendrai le purisme, la terminologie, la lexicographie et la pédagogie. Ce sont ceux qui se profilent en filigrane des textes compulsés.

1.1. Le purisme

Traditionnellement, en particulier depuis Vaugelas, la recherche sur le lexique et la sémantique a fortement souffert du fixisme imposé à l’époque classique, en réaction contre un certain faste linguistique de la Renaissance. L’interdiction politique de néologiser a culminé et s’est cristallisée à ce moment.

La tradition puriste apparaît notamment comme un vigile qui empêche la modernisation linguistique et freine en quelque sorte l’expansion normale et naturelle de la langue. Les Français n’osent plus innover linguistiquement. « L’excès de purisme, trop souvent imbu d’une intolérance sans limites, n’a guère servi jusqu’à présent qu’à scléroser et à pétrifier la langue française en la rejetant vers son passé » (Boulanger 1978, p. 12).

Cette spoliation lexicale fut longtemps soumise à une autre contrainte, celle des chroniqueurs de langue qui déversaient leurs idées passéistes dans un nombre impressionnant de journaux. Pendant des dizaines et des dizaines d’années, les mises en garde quotidiennes ou hebdomadaires ont surgi par centaines contre les emprunts, les régionalismes, les néologismes, monolithisant la langue française à sa seule conception centralisatrice, normée, autarcique et passéiste.

L’éclatement de la barrière puriste n’est pas venu spontanément de la France où la querelle centralisatrice s’est exacerbée dans le combat anti-emprunt étiemblien[2]. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’ordre universel avait changé suscitant un nouvel ordre linguistique. On s’est mal accommodé du fait que « les anglo-américanismes actuels sont donc représentatifs de notre époque, comme les italianismes l’ont été au XVIe siècle » (Bécherel 1981, p. 122) et les latinismes au Moyen Âge. Par une sorte de transfert tout à fait compréhensible, on a rejeté sur la langue des craintes d’une toute autre provenance. L’intérêt que la France a payé pour avoir publicisé ses emprunts a largement dépassé les taux habituels d’intégration qui permettent d’exercer une surveillance sur la fluctuation ou l’inflation linguistique.

L’atténuation de l’emprise puriste, qui est en elle-même une cause négative face à la néologie, favorise par certains de ses aspects la relance de la recherche néologique.

1.2 La terminologie

La stabilisation récente de la terminologie en tant que discipline reconnue et élaborée au sein des sciences du langage est redevable à la néologie d’un certain nombre de principes. D’un autre côté, la néologie, considérée comme un phénomène global de créativité linguistique, doit beaucoup à des chercheurs avant-gardistes qui ont dirigé leurs regards du côté des langues terminologiques. « Les terminologies spécialisées deviennent les zones pionnières d’exploration et d’étude de la néologie » (Boulanger 1978, p. 14). Elles ouvrent des perspectives nouvelles pour comprendre la dynamique de la créativité lexicale, saisie en quelque sorte sur le vif.

Nul ne peut prétendre à nier l’importance et l’influence du couple néologie/terminologie en linguistique au vu des multiples tentatives actuellement connues dans le monde pour procéder à un aménagement terminologique adéquat. Pour chacun des pays concernés, l’appel terminologique est proprement lié à l’appel néologique.

L’urgence néologique en ce sens n’est plus à démontrer : les uns ont besoin d’un afflux considérable de termes nouveaux; les autres ont besoin de redresser à l’aide d’un vocabulaire neuf une situation linguistique aberrante et tout à fait inacceptable; d’autres encore ont besoin d’éléments pour construire une langue qui atteigne un niveau suffisant pour assurer la communication nationale et internationale. Les exigences des démarches scientifiques et politiques et celles de la linguistique n’étant pas du même ordre, il est fréquent que les linguistes répugnent à entériner des mots nouveaux produits à l’aide des mécanismes internes, par calques ou par emprunts directs. Pourtant les techniciens et les hommes de science ont un impérieux besoin de termes qui sont à la mesure de leur démarche scientifique et dont la précision est un gage de bonne communication. Pour ces raisons, l’un des aspects fondamentaux du processus de l’aménagement linguistique est de permettre aux uns (scientifiques, politiciens, chercheurs) et aux autres (linguistes, terminologues) de se parler et de discuter dans le cadre concret de la pratique.

1.3. La lexicographie

Malgré sa visée descriptive, le dictionnaire est considéré par la plupart des consulteurs, soit d’une manière consciente, soit d’une manière inconsciente, comme un instrument normatif qui répond pour eux à ce qui est bien et à ce qui est mal en matière de lexique et même de langue, le dictionnaire suppléant parfois à la grammaire. S’il était vraiment et totalement normatif, le dictionnaire serait unique, sans concurrent. Or, il est aisé de s’apercevoir que la réalité est très différente.

Des rapports réels entre le dictionnaire et la néologie, on connaît fort peu de choses. Il sied de signaler deux directions de recherches à parfaire ou à entreprendre : 1. l’interprétation de la marque néol. dans les dictionnaires actuels; 2. le statut des unités consignées ou non enregistrées dans les dictionnaires de langue, ainsi que leur mise en rapport avec des dictionnaires de néologismes qui paraissent régulièrement depuis une quinzaine d’années.

1.4. La pédagogie

La réticence et la résistance constatées à l’égard de la néologie chez les usagers généraux et professionnels de la langue, prennent leur source dans l’absence totale de pédagogie à ce point de vue. Le poids d’horreur ou de rejet supporté par la néologie doit beaucoup au manque de connaissance et de conviction des pédagogues, dont plusieurs sont réticents à transmettre des informations auxquelles ils accordent peu d’intérêt. Jusqu’à récemment dans toute la francophonie, aucun cours complet de néologie et de formation des mots n’était au programme des études, ni au niveau du premier cycle, ni au niveau des cycles supérieurs. À l’exception de la tentative de Louis Guilbert en France autour des années 1970-1975, à ma connaissance, le vide pédagogique est presque complet et il persiste.

Du point de vue pédagogique, je retiendrai quatre attitudes fondamentales qui ont des incidences sur le parcours que les étudiants suivent ou ne suivent pas pour avoir accès à quelques connaissances en néologie.

  1. Une attitude progressiste dont la gamme va de la témérité avisée à une prudence réfléchie, la néologie pouvant constituer une idéologie de recherche pour les uns et une saine curiosité pour les autres.
  2. Une attitude de circonspection, alliée au désir de perpétuer une option idéologique qui se rattache à une normalisation et à un conservatisme centralisateurs, comportement qui perçoit la néologie comme un phénomène linguistique sujet à réprobation, sinon à condamnation sans appel. Les attaques répétées des puristes sont à ranger sous cette étiquette.
  3. Une attitude qui écarte totalement la néologie des préoccupations de recherche ou d’étude, manifestant ainsi soit l’ignorance du phénomène, soit le désintéressement total, soit l’expectative.
  4. Une attitude qui ne reconnaît pas à la néologie un statut indépendant en linguistique, mais la rattache au grand champ des recherches sur le lexique, la sémantique et la morphologie.

Idéalement, l’arsenal des moyens de création lexicale devrait être mis à la disposition des étudiants le plus tôt et le plus raisonnablement possible. Il y a beaucoup à faire dans l’enseignement pré-universitaire afin de préparer non seulement les futurs linguistes ou professionnels de la langue, mais aussi les futurs usagers de la langue à une connaissance minimale des mécanismes de formation des mots, au même titre que tous apprennent un minimum de règles grammaticales.

2. Quelques considérations sur la néologie

2.1. Je rappelle d’abord, pour mémoire, qu’il y a innovation lexicale lorsque l’on constate l’existence d’un mot ( et ou seul) qui n’était pas réalisé à un moment déterminé et antérieur du code d’un système linguistique. Ce moment peut être rapproché (sida; sonal) ou plus ou moins éloigné (aubette; traversier; magasinage). Dans le premier cas, on parle de néologie synchronique; dans le second, de néologie diachronique. L’innovation lexicale a lieu pour une seule et unique raison : combler une absence dans le lexique d’une langue.

2.2. La recherche scientifique dans le domaine de la néologie peut revêtir deux aspects généraux : un aspect lexicologique et un aspect lexicographique.

L’aspect lexicologique consiste à analyser les innovations lexicales des points de vue linguistique et sociolinguistique : mécanismes de création, modalités de création, conditions d’insertion des néologismes dans la société, fonctionnement effectif dans le discours. La création proprement dite de néologismes relève de cet aspect, que ses buts soient individuels (création spontanée) ou collectifs (création dirigée, planifiée).

L’aspect lexicographique consiste en la cueillette pure et simple des néologismes en vue de la consignation et d’études dont les fondements sont dictionnairiques. Ce repérage est la tâche habituellement impartie aux lexicographes et aux groupes de recherche comme le réseau des observatoires ou des laboratoires linguistiques qui « sont à l’écoute de la diversité et de l’évolution des usages, notant tout néologisme d’emploi dans des canaux de grande communication (presse, radio...) » (Tournier 1982, p. 82).

2.3. L’une des façons les plus objectives de recenser la pénétration des mots nouveaux dans la langue, c’est-à-dire de vérifier leur lexicalisation, repose sur une analyse statistique. On peut mesurer ainsi le degré d’implantation d’un néologisme dans différents groupes de locuteurs : moment de l’entrée du mot en discours individuel, sa prise en charge par un collectif (groupe socioculturel ou socioprofessionnel donné), enfin sa généralisation dans la société, dont l’aboutissement ultime est le plus souvent la consécration lexicographique. Pour un nombre donné de néologismes, on peut étudier leur répartition dans différents groupes d’âge, dans différents groupes socioprofessionnels, etc. (ex. écographie, sida), leur diffusion, c’est-à-dire leur connaissance hors des cercles d’élites (ex. terminographie, orthonymie) et leur fréquence d’usage (ex. walkman, vidéo).

2.4. Lorsqu’un linguiste discute de la possibilité d’innover en matière lexicale ou lorsqu’une personne crée un mot, l’un et l’autre exécutent une opération qui fait appel à des mécanismes qui permettront de combler les lacunes dénominatives identifiées dans certaines zones du lexique. Le recours aux mécanismes acquis se fait d’une manière consciente lorsque l’individu exerce des fonctions professionnelles. La création se fait d’une manière inconsciente et automatique lorsque l’individu se trouve dans une situation de vie quotidienne ordinaire.

3. Réactions au thème proposé

D’entrée de jeu, deux remarques indicatrices s’imposent :

3.1. L’orientation médicale (psychiatrique) de la néologie a été mise de côté, ou elle était ignorée par les répondeurs. Personne ne l’a évoquée. Il est utile de rappeler que pour le psychiatre ou le médecin, le premier sens de néologie ou de néologisme est : « mot forgé par un malade mental, incompréhensible pour l’entourage » (PR). Cette définition fait référence à la création ex nihilo ou désordonnée, et elle restreint la création chez le « normal ». Par ailleurs, « son originalité essentielle réside dans son caractère individuel, subjectif, par quoi il s’oppose à toute la production linguistique, normale, qui est, par essence, sociale et collective » (Manuel alphabétique de psychiatrie, 1965, p. 379).

3.2. En compilant les données qui apparaissent dans les textes recueillis, j’ai été frappé par la rareté d’emploi des termes néologie et néologisme au profit d’autres termes syntagmatiques comme : innovation lexicale, création lexicale, dynamique lexicale, nouvelle formation synthématique, mot nouveau et quelques autres. Malgré le dirigisme préconisé par l’énoncé thématique, seule Bécherel utilise le terme néologie; je rencontre cependant création de néologismes (Walter), néologisme (Walter, Peeters, Akamatsu), emploi néologique, usage néologique (Paquot-Dupuis), pratique néologique et procédé néologique (Bécherel). Le terme néologie serait-il devenu impropre ou tabou? Il est toutefois remarquable de constater que ceux qui utilisent ce terme ou ses dérivés, le font dans une perspective terminologique plutôt que dans la perspective de la langue générale : références aux commissions ministérielles ou aux organismes de terminologie ayant des pouvoirs d’intervention linguistique.

En revanche, s’il y a rejet du terme, cela peut signifier le refus de considérer la néologie comme une entité autonome au sein de la linguistique. Elle reste camouflée ou intégrée aux volets plus connus et sécuritaires de la recherche linguistique, comme la lexicologie, la sémantique, la morphologie, etc.

3.3. L’analyse des données recueillies

Le pôle d’attraction du sujet de discussion proposé était bien évidemment la comparaison entre l’innovation lexicale spontanée et l’innovation lexicale planifiée. Mises à part les quelques nuances terminologiques évoquées, tous les commentateurs acceptent la dichotomie, entre ces deux facettes de la créativité lexicale. Tous reconnaissent également la difficulté de les scinder totalement. Une distinction pratique, utile à l’étude scientifique, rallie la majorité des intervenants, puisqu’en réalité le phénomène de la création de mots ne se laisse guère isoler dans des tranchées séparées : toute création lexicale nouvelle est un fait idiolectal à un moment donné avant d’être repris par un infragroupe puis par la communauté linguistique, et cela suivant des modalités déterminées.

L’innovation spontanée est du ressort individuel et se réfère le plus souvent au discours quotidien et habituel des usagers. L’innovation planifiée relève d’une concertation que l’on peut qualifier d’institutionnelle, dirigée de l’intérieur par un groupe de locuteurs à qui on reconnaît professionnellement le pouvoir de créer des mots nouveaux. Elle vise avant tout à satisfaire des besoins terminologiques de toute nature. La stratégie de création dans ce cas est celle qui permet à l’individu ou aux individus formant le groupe créateur de s’effacer derrière l’institution qu’ils représentent.

J’ai regroupé en quatre catégories les réactions reçues. J’énumère brièvement les principaux points abordés dans chacune des catégories.

3.3.1. Linguistique

Les interventions proprement linguistiques ont permis des regards sur :

3.3.2. Sociolinguistique

Les aspects sociolinguistiques peuvent se ramener à :

3.3.3. Normalisation

Les rapports entre la normalisation et la néologie sont au centre de nombreux débats, en particulier depuis que des organismes ont créé des comités ou commissions investis simultanément d’un pouvoir d’innover en matière lexicale et de celui d’entériner et de cautionner les innovations par le canal de la normalisation ou de la recommandation.

Ces institutions ont pouvoir de disposer du lexique selon des critères idéologiques qui peuvent aller jusqu’à l’interdiction de créer ou d’employer un mot.

Sous l’étiquette de la normalisation, je rangerai également les interventions qui ont traité de l’emprunt (Akhmanova, Bécherel), tant comme phénomène d’innovation que dans la perspective d’une lutte anti-emprunt. Celle-ci vise à remplacer systématiquement les mots étrangers par des éléments autochtones. Cette lutte est actuellement plus perceptible dans les efforts déployés par les commissions de terminologie nationales dont certaines furent créées dans ce seul but.

3.3.4. Lexicographie

Enfin, la néologie a été mise en rapport avec la lexicographie (Akhmanova, Martinet, Weiser). La consécration suprême pour un mot nouveau est la panthéonisation lexicographique. Traditionnellement, la consignation prenait la forme du dictionnaire. Depuis quelques années, cet enregistrement peut revêtir l’allure d’un texte officiel, comme les arrêtés ministériels de terminologie en France ou les répertoires d’avis de normalisation et de recommandation au Québec. Le stockage dans une banque de données lexicales et terminologiques marque l’ultime étape de la modernisation des outils lexicographiques.

Dans l’exercice de son métier, le lexicographe ne doit pas créer de néologismes. Son rôle se cantonne à l’enregistrement pur et simple des produits nouveaux qu’il rencontre dans la littérature dépouillée (Akhmanova). Il décerne le certificat de naissance d’une innovation linguistique, de naturalisation pour un emprunt, et il en rédige les caractéristiques physiques et mentales sous la forme d’un discours macrostructural.

Le dictionnaire de langue a pour fonction première de décrire le lexique. Pour le scrutateur avisé, il recèle néanmoins une foule d’indications grammaticales, y inclus des inventaires d’éléments morphologiques libres ou liés qui permettent aux locuteurs de construire analogiquement de nouveaux mots (Martinet). Sans fournir l’ensemble des modèles de construction, le dictionnaire occupe un avant-poste dans le domaine de la connaissance des mécanismes de créativité[3].

Un autre aspect des rapports entre la lexicographie et la néologie est celui qui consiste à vérifier purement et simplement l’existence d’un mot. L’usager consulte le dictionnaire non seulement pour savoir si un mot est correct ou non, mais aussi pour en constater l’existence. Et pour lui, exister veut dire enregistré dans son dictionnaire, puisqu’en général un usager ordinaire possède ou consulte rarement plus d’un ouvrage. Si le terme ne figure pas dans l’ouvrage à sa disposition, il peut aller jusqu’à s’en interdire l’emploi ou à en condamner l’utilisation. Des interprétations contradictoires quant au statut d’un mot découlent de l’habitude de se fier exagérément à un seul dictionnaire : à quoi ou à qui l’usager doit-il accorder sa confiance lorsqu’il est en face de plusieurs choix possibles? Pour l’usager ordinaire du dictionnaire, l’interprétation n’offre guère qu’une alternative : ou bien le mot existe, ou bien il n’existe pas. C’est là l’une des grandes questions que doivent analyser la néologie et la lexicographie.

Londres, septembre 1983.

Bibliographie

Discussion

Danièle Bécherel (à Jean-Claude Boulanger) : Je me demande si l’on ne pourrait pas établir des degrés dans le caractère néologique, dans la « néologicité » d’un terme. Car il y a des créations qui ne font que réaliser les possibilités du système : je pense à des modèles aussi fréquents que la correspondance -able/-abilité, par exemple, qui peuvent être immédiatement compris et ne posent donc aucun problème à l’usager.

Danièle Bécherel (à A. Paquot et H. Depuis) : À propos de l’exemple professeur-femme/femme professeur, je me demande si le succès de l’abréviation prof n’est pas dû également à la possibilité de la féminiser?

A. Paquot et H. Dupuis : Cependant, que l’on ne s’y trompe pas, l’éclosion évidente de formes féminines dans le domaine des titres, au Québec, n’est pas aussi spontanée qu’elle pourrait le paraître à première vue. On peut en effet dater ce phénomène qui, loin d’être né d’une volonté populaire, est le résultat d’une forme de dirigisme tout à fait conscient. On se souvient qu’en 1976, Mme Louise Cuerrier, alors vice-présidente de l’Assemblée nationale du Québec, avait affirmé par la voix des journaux qu’elle ne porterait pas le titre de vice-présidente tant que toutes ses consœurs de l’Assemblée nationale n’auraient pas le privilège de porter elles aussi un titre féminin. Vivement intéressé par la question, le Conseil du statut de la femme entreprenait peu après des démarches auprès de l’Office de la langue française, qui émettait en 1979 un avis officiel où il encourageait la formation de titres féminins « respectant la morphologie française ». Entre-temps, le Conseil, par la voix de son périodique La Gazette des femmes, commençait à utiliser systématiquement les titres féminins et le périodique Châtelaine emboîtait le pas. Le mouvement était donc et est encore concerté.

Madeleine Mathiot : Mon commentaire s’adresse tout particulièrement à Jeanne Martinet et à Danièle Bécherel qui différencient les modèles utilisés dans l’innovation lexicale sur la base de la composition des termes.

Je propose que ce soit la structure lexicale interne des termes qui forme la base d’une typologie de ces modèles. Par structure lexicale interne, j’entends les unités lexicales —ou semi-lexicales— dont ces termes sont constitués.

Je propose également que la relation du sens et de la forme dans ces unités soit établie grâce aux définitions populaires données par les sujets parlants. Dans ce cadre, trois cas peuvent être distingués :

  1. Il n’y a pas de relation sentie par le sujet parlant entre forme et sens. C’est le cas des expressions idiomatiques figées. La structure lexicale interne du terme est opaque. Un exemple est celui de casse-pied dont la définition populaire (la mienne en l’occurrence) peut être : « quelqu’un qui vous embête ».
  2. Il y a une relation immédiate sentie par le sujet parlant entre forme et sens. La structure lexicale interne du terme est immédiatement transparente. Voici quelques exemples :
    • bleu-ciel, dont la définition populaire peut être : « bleu comme le ciel ». Le modèle dans ce cas est : « Comparaison entre une couleur (bleu) et quelque chose dans le monde du sujet parlant (ciel) ».
    • lave-vaisselle, dont la définition populaire peut être : « instrument pour laver la vaisselle ». Le modèle dans ce cas est : « Instrument servant à accomplir une fonction (laver la vaisselle) ».
  3. Il y a une relation lointaine mais encore sentie par le sujet parlant entre forme et sens. La structure lexicale interne du terme est semi-transparente. Un exemple est celui du terme anglais red wood, dont la définition populaire (la mienne en l’occurrence) peut être : « un genre de grand pin qui pousse en Californie (± il y a quelque chose de rouge) ». Le modèle dans ce cas est « couleur de quelque chose ».

Il est intéressant de comparer les listes des modèles qui correspondent aux deux cas de transparence. Par exemple :

L’expérience que j’ai acquise au cours de mes travaux lexicologiques suggère que dans les deux cas de transparence mentionnés ci-dessus, on obtient des listes relativement restreintes de modèles. Ces listes me paraissent bien différentes de celles que l’on obtient en utilisant la notion de motivation.

Claude Poirier : Une remarque à propos du mot néologisme. On comprend qu’un spécialiste en terminologie ou en planification linguistique n’éprouve pas de gêne à se servir du terme néologisme. Pour moi, qui suis engagé dans l’étude du lexique québécois, le mot néologisme ne peut pas servir à nommer un fait de langue qui s’écarte de la langue standard, par ex. un mot québécois magasiner; il s’agit dans ce cas d’une innovation. Je ne l’emploierais pas non plus en parlant d’un emprunt en usage dans la langue commune (par ex. le mot break en québécois), le mot emprunt étant le terme le plus approprié. L’emploi du mot néologisme me paraît conditionné, dans mon usage en tout cas, par le caractère récent d’un emploi donné ou encore par son appartenance à un vocabulaire spécialisé (terminologie).

Gisèle Ducos (à Danièle Bécherel) : Pourquoi avoir distingué « dérivés », « composés » et « unités syntagmatiques » : on est en synthématique dans les trois cas? On pourrait suggérer pour unité syn-thématique, unité en voie de figement.

Françoise Mandelbaum-Reiner : Il m’a semblé que l’on réduisait la formation d’un mot nouveau à la solution trouvée pour subvenir à un besoin communicatif immédiat. Un enfant, qui ne trouvait pas le moyen de nommer une personne qui dit plein de gros mots, s’est laissé aller à inventer le synthème gromotiste[4]. Vous conviendrez que les énonciateurs de ce qu’il est coutume de nommer « gros mots » existent depuis fort longtemps.

N’était-il pas nécessaire de nommer, au fil du temps, les personnes qui disent plein de gros mots? Ou l’interdit éducatif pèse-t-il encore si lourd qu’il bloque la production de cette désignation?

J’ai retenu avec intérêt la distinction que faisait Jean-Claude Boulanger entre néologisme et innovation lexicale, car il ne me semble pas souhaitable de faire l’impasse de la dimension pathologique véhiculée par une des connotations du terme néologisme. Dans la mesure où, par la formation spontanée volontaire de gromotiste, cet enfant s’est rendu service à lui-même mais a, du même coup, rendu service à la communauté toute entière, classerez-vous ce mot dans les néologismes ou dans les innovations lexicales?

Jean-Pierre Goudaillier : Dans son rapport, Jean-Claude Boulanger a rappelé que dans la plupart des cas l’innovation lexicale spontanée était rejetée par les puristes. L’innovation lexicale planifiée n’est-elle pas, quant à elle, le fait de puristes, lorsqu’il s’agit en France de « lutter » contre le franglais, les anglicismes! J’ai précisé « en France », car la situation est évidemment très différente au Québec (6 millions de francophones encerclés par environ 250 millions d’anglophones) et en France. Les urgences ne sont pas du tout du même ordre. De ce fait, autant je peux comprendre la nécessité « vitale » de la lutte menée par nos amis québécois, autant je ne peux pas —et refuse— de le comprendre en France. Il est intéressant de noter que la pression de l’anglais a provoqué ces dix dernières années un grand remue-ménage, voire même un grand « remue-méninges » (pour reprendre un terme utilisé ce matin!), chez tous ceux chargés de planification en France. Ceci n’a pas forcément abouti à des résultats toujours heureux. Et l’on peut vraiment se poser la question du devenir de certaines propositions des commissions de terminologie en France. L’exemple de ferry-boat ([feʁi] dans de nombreux usages) est particulièrement intéressant à cet égard : ce mot est véritablement passé dans la langue. Pagnol l’a même immortalisé sous la forme de [feʁibwat]. Son remplacement par transbordeur n’est pas sans poser quelques problèmes. Un transbordeur sert à passer des marchandises d’un gros bateau à un autre ou d’un navire éloigné de la côte au quai. Transbordeur renvoie d’autre part à pont transbordeur (on en trouvait un dans le port de Marseille, que l’on volt d’ailleurs dans un des films de la « Trilogie » de Pagnol, « Marlus » ne semble-t-il! ). Les Québécois, quant à eux, parlent d’un traversier. Ne serait-il pas souhaitable que nos terminologues se préoccupent de temps à autre de ce qui se passe en dehors de la seule francophonie hexagonale? Par ailleurs, en tant que linguiste, n’avons-nous pas, quant à nous, à vérifier, à établir les taux d’acceptabilité des termes préconisés? C’est ce que j’ai commencé à faire grâce à une enquête (cf. Actes du VIIe colloque de la Société internationale de linguistique fonctionnelle, Saint Andrews, 1980, p. 100-102 et 114-115) : exemple parmi d’autres, celui de bouteur, dont l’emploi est préconisé à la place de bulldozer; pour la quasi-totalité des enquêtés, bouteur est reconnu comme français mais rejeté par 100% des enquêtés, tandis que bulldozer est employé à pratiquement 100%, bien que reconnu comme anglais. Alors! Que penser aussi du remplacement de walkman par balladeur? J’ai une foule d’exemples du même type!

Sorin Stati : Le rapport et la discussion ont négligé le problème central du débat : la possibilité d’harmoniser les deux types d’innovations lexicales. L’explication me semble la suivante (et elle est objective) : la création individuelle a recours à des procédés qui ne coïncident que partiellement avec ceux des commissions terminologiques et similaires. Celles-ci traduisent des mots et locutions étrangers, proposent des calques, choisissent entre plusieurs dénominations en usage. En outre, la terminologie scientifique-technique évite de propos délibéré la synonymie et la polysémie, ce qui n’est pas le cas pour les innovations spontanées. Enfin, le référent (designatum) des mots nouveaux créés spontanément est normalement vague, propriété (défaut?) que les institutions qui « dirigent » l’évolution du lexique condamnent et évitent.

Notes

[1] L’auteur a publié dans La Banque des mots (numéro 27, 1984) le texte complet de son rapport. La version qu’on va lire constitue donc un condensé ne comprenant que les références indispensables à sa compréhension. Le texte intégral fournit toutes les indications bibliographiques utilisées ainsi qu’un appareil de notes.

[2] L’ouvrage de Pierre Trescases, Le français vingt ans après, fait le point sur ce sujet.

[3] Un immense progrès a été accompli en ce sens grâce au Robert méthodique élaboré sous la direction de Josette Rey-Debove et publié en 1982. Le traitement des éléments de formation y est exemplaire. Il reste aux enseignants à apprendre comment s’en servir adéquatement.

[4] Cette graphie est celle que l’enfant créateur, par ailleurs considéré en échec scolaire global, a lui-même indiquée.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1983). « L’innovation lexicale spontanée et l’innovation lexicale planifiée », Actes du 10e colloque de la Société internationale de linguistique fonctionnelle, Université Laval, 7-13 août 1983, Département de langues et linguistique, Université Laval, p. 117-136. [article]