Quelques observations sur l’innovation lexicale spontanée et sur l’innovation lexicale planifiée[1]

Jean-Claude Boulanger (Office de la langue française)

Le sujet proposé à la réflexion des linguistes sur le thème de l’innovation lexicale a donné lieu à des interventions diversifiées qui montrent chacune à leur manière l’intérêt et la vitalité des recherches dans un champ d’analyse qui n’a pas toujours la faveur des savants linguistes. D’aucuns lui reconnaissent d’ailleurs une autonomie plus que relative, préférant l’intégrer à l’un ou à l’autre des grands secteurs habituels de la recherche sur le langage, comme la lexicologie, la sémantique, la morphologie, aussi bien que la syntaxe, la phonétique ou la phonologie.

L’inscription des préoccupations néologiques dans le cadre d’un colloque comme celui de la Société internationale de linguistique fonctionnelle, manifeste bien d’une part, le dynamisme grandissant de la recherche scientifique en néologie et, d’autre part, la quasi-impossibilité d’ignorer un champ d’activités qui entraîne de plus en plus dans sa sphère d’influence des chercheurs de tous les horizons linguistiques. Les recherches sur la néologie ont des incidences non seulement sur les études lexicales et sémantiques, mais elles ont aussi des répercussions sur la plupart des secteurs qui prennent le langage comme objet d’étude. À moins d’être de très mauvaise foi, on ne peut plus guère ignorer l’importance du phénomène de l’innovation lexicale dans les recherches sur le langage. L’émergence de la terminologie, qui commence à s’infiltrer dans les préoccupations des linguistes officiels que sont les universitaires, suit d’ailleurs le même cheminement.

L’autonomisation de la néologie et celle de la terminologie sont liées à des préoccupations idéologiques, tout comme la décision d’un chercheur qui s’affilie à une école linguistique pour mener ses études et ses recherches à bonne fin.

Depuis quelques années les rencontres[2], les projets[3] et les publications[4] dans le domaine de la néologie se succèdent à une cadence qui ne laisse pas de répit aux affamés d’information. Pour la période qui s’étend de 1960 à 1980, j’ai répertorié plus de 1000 titres d’ouvrages (articles, livres ou thèses) publiés sur la néologie de la langue française[5] . Ces dépouillements sont loin d’être exhaustifs; ils ne lèvent qu’un coin de voile sur la masse d’écrits existants, puisque je n’ai eu accès qu’à une faible partie de la production scientifique dans ce domaine. Depuis lors et avec le recul du temps, cette moisson s’est considérablement accrue, de sorte qu’une mise à jour de cette bibliographie s’avère indispensable. En outre, la reconnaissance de la néologie comme secteur de recherche privilégié en linguistique fut concrétisée par l’instauration d’un premier séminaire de recherche annuel au niveau des 2e et 3e cycles à l’Université Laval. Ce séminaire se déroule au trimestre d’hiver depuis maintenant quatre ans (1979-1982). Cette accréditation de la néologie permet de travailler en terrain sûr et au grand jour.

Ces quelques remarques introductives me permettent maintenant d’aborder directement le thème qui intéresse les participants à ce colloque.

Un certain nombre de facteurs déterminants sont à la source de la sortie de la néologie du maquis linguistique où elle s’était tapie en attendant ses nouveaux défenseurs. Pris individuellement, ils n’ont qu’une influence modérée. L’un entraînant l’autre, c’est leur conjoncture qui augmente la force de leur impact. J’énumérerai brièvement quelques-uns des éléments qui ont provoqué un regain d’intérêt pour la créativité lexicale. Puis, je passerai à quelques considérations générales sur la néologie avant de terminer par l’analyse détaillée des réactions que j’ai reçues au thème proposé. Par respect de la tradition des études en néologie, l’accent sera mis sur le lexique et sur ses branches satellites (sémantique, morphologie), puisque tel était le sujet soumis à l’analyse. C’est donc dire que je n’ignore pas qu’il puisse y avoir néologie ou innovation à d’autres niveaux, comme en phonétique et en syntaxe.

D’entrée de jeu, comme il arrive fréquemment dans les colloques, se pose une question de terminologie interne à la linguistique : quel vocabulaire utiliser? La grande variété des réactions écrites s’aligne sur le syntagme innovation lexicale, puisque c’est celui du libellé du thème. Par ailleurs, une variété synonymique quasi pléthorique a aussi été employée; mais je reviendrai sur ce point. J’utiliserai indistinctement pour l’instant : innovation lexicale (processus et résultat), création lexicale et néologie, ainsi que d’autres substituts stylistiques et dérivés claniques.

1. Les facteurs de l’émergence de la néologie

Parmi la kyrielle de facteurs à la source du regain d’intérêt pour la néologie, je retiendrai le purisme, la terminologie, la lexicographie et la pédagogie. Ce sont ceux qui se profilent en filigrane des textes compulsés. Bien entendu, il existe d’autres causes qui sont à l’origine de la reconnaissance du phénomène néologique, qui avait occupé un moment les linguistes de la fin du siècle dernier, en particulier A. Darmesteter. Elles pourront être évoquées lors de la discussion générale.

1.1. Le purisme

Traditionnellement, en particulier depuis Vaugelas, la recherche sur le lexique et la sémantique a fortement souffert du fixisme imposé à l’Époque classique, en réaction contre un certain faste linguistique de la Renaissance. L’interdiction politique de néologiser a culminé et s’est cristallisée à ce moment. Depuis, on s’en est si peu remis que la dictature puriste survit et sévit encore dans de nombreuses zones francophones, pour parler du français. Au 17e siècle, par l’intermédiaire du pouvoir politique qui poursuivait des buts hégémoniques, le lexique fut spolié de son droit naturel à l’enrichissement, droit si bien défendu et explicité par quelques grands poètes de la Pléiade. Un peu plus tard, au 18e siècle, le renouveau néologique fut vite absorbé une fois de plus dans des considérations politico-culturelles, et cela malgré quelques tentatives isolées. Ce n’est qu’à la fin de ce siècle des Lumières, qui a vu naître les principaux éléments de la famille lexicale de « néologie » (néologie, néologisme, néologique, néologue), lors du passage de la monarchie au système républicain, que l’innovation lexicale fut de nouveau tolérée. Mais ne nous y trompons pas, c’est l’idéologie dominante qui impose ce confortement. La nouvelle société instaurait de nouvelles règles. Il fallait bien qu’elles fussent nommées, phénomène qui nécessitait le relâchement des serres lexicales. Les besoins linguistiques nouveaux urgeaient tant dans le quotidien (les noms du calendrier républicain : vendémiaire, brumaire, frimaire, etc., tous créés en 1793 ni plus ni moins que par l’une des premières commissions de terminologie) que dans la politique, l’économie (émergence de la révolution industrielle) et la culture (les contacts avec l’étranger augmentent l’afflux d’anglicismes dans le lexique français : ex. sentimental). Les États-Unis aussi venaient d’instaurer un nouvel ordre politique et économique qui leur permettait d’entrer par la grande porte sur l’échiquier mondial. Les continents se rapprochaient, et si les langues se contaminaient de plus en plus, elles s’enrichissaient néanmoins mutuellement.

La tradition puriste apparaît constamment comme un vigile qui empêche la modernisation linguistique et freine en quelque sorte l’expansion normale et naturelle de la langue. Les Français n’osent plus innover linguistiquement. « L’excès de purisme, trop souvent imbu d’une intolérance sans limites, n’a guère servi, jusqu’à présent, qu’à scléroser et à pétrifier la langue française en la rejetant vers son passé » (Boulanger 1978, p. 12).

Cette spoliation lexicale fut longtemps soumise à une autre contrainte, celle des chroniqueurs de langue qui déversaient leurs idées passéistes dans un nombre impressionnant de journaux. Ils n’ont pas toujours prôné l’épanouissement de la langue française, tant s’en faut. Ils formaient bloc avec les puristes, les uns et les autres souvent confondus d’ailleurs. Pendant des dizaines et des dizaines d’années, les mises en garde quotidiennes ou hebdomadaires ont surgi par centaines contre les emprunts, les régionalismes, les néologismes, monolithisant la langue française à sa seule conception centralisatrice, normée, autarcique et passéiste[6]. La phobie du néologisme est une attitude éminemment subversive et dangereuse, dont les racines idéologiques remontent loin dans le temps et n’ont, pour ainsi dire, rien de linguistique.

L’éclatement de la barrière puriste n’est pas venu spontanément de la France où la querelle centralisatrice s’est exacerbée dans le combat anti-emprunt étiemblien, qui paraissait lutter davantage contre les Américains plutôt que contre les américanismes et les autres ismes lexicaux venus d’ailleurs[7]. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’ordre universel avait changé suscitant un nouvel ordre linguistique qu’il s’agissait de contrôler et non de condamner sous des étiquettes sabirisantes. On s’est mal accommodé du fait que « les anglo-américanismes actuels sont donc représentatifs de notre époque, comme les italianismes l’ont été au XVIe siècle » (Bécherel 1981, p. 122) et les latinismes au Moyen Âge. Par une sorte de transfert tout à fait compréhensible on a rejeté sur la langue des craintes d’une toute autre provenance. Cette lutte sans merci s’est déroulée en oubliant les préceptes naturels de l’autorégulation des langues; d’autant que le mouvement de décolonisation linguistique débutait dans d’autres contrées, en particulier en Afrique, créant des besoins néologiques sans précédent, et dont on commence à comprendre l’importance aujourd’hui. La publicité faite au combat anti-emprunt a entraîné comme première conséquence la prise de conscience de l’américanisation du monde et, il ne faut pas en douter, la ferveur anglomaniaque de la France pour le monstre étatsunien[8]. Par voie de conséquence, on a assisté à l’entérinement et à la défense passive des nordaméricanismes. L’intérêt que la France a payé pour avoir publicisé ses emprunts a largement dépassé les taux habituels d’intégration qui permettent d’exercer une surveillance sur la fluctuation ou l’inflation linguistique. Aujourd’hui, les attitudes face à l’emprunt se temporisent et prennent une allure plus saine, mieux contrôlée.

L’emprise puriste était un facteur négatif pour la néologie. Son atténuation favorise par certains de ses aspects la relance de la recherche néologique.

1.2. La terminologie

La stabilisation récente de la terminologie en tant que discipline reconnue et élaborée au sein des sciences du langage est redevable à la néologie d’un certain nombre de principes. D’un autre côté, la néologie, considérée comme un phénomène global de créativité linguistique, doit beaucoup à des chercheurs avant-gardistes qui ont dirigé leurs regards du côté des langues terminologiques. On pense à Louis Guilbert (vocabulaire de l’aviation et de l’astronautique), Peter J. Wexler (vocabulaire des chemins de fer), Christiane Marcellesi (vocabulaire de l’informatique), Jean Dubois (vocabulaire politique et social) et bien d’autres qui, en France, ont mené ces études terminologiques dont le caractère néologique est non négligeable. Au Québec, on songe aux dizaines de thèses qui au Trésor de la langue française au Québec ont permis de dépouiller des milliers de pages d’archives à la poursuite des québécismes illustrant des techniques artisanales. Ces unités lexicales jamais répertoriées et que l’on verra incorporées dans ce monument lexicographique en préparation qu’est le TLFQ, sont indiscutablement des terminologismes. À côté de cela et pour une tranche synchronique plus moderne, on pense aux thèses en cours en terminologie dans les différentes universités québécoises ainsi qu’aux travaux de l’Office de la langue française. L’accélération des besoins terminologiques a suscité des recherches approfondies en néologie et sur les mécanismes sous-jacents de la créativité lexicale. « Les terminologies spécialisées deviennent les zones pionnières d’exploration et d’étude de la néologie » (Boulanger 1978, p. 14). Elles ouvrent des perspectives nouvelles pour comprendre la dynamique de la créativité lexicale, saisie en quelque sorte sur le vif.

Nul ne peut prétendre à nier l’importance et l’influence du couple néologie/terminologie en linguistique au vu des multiples tentatives actuellement connues dans le monde pour procéder à un aménagement terminologique adéquat, tel qu’on peut l’observer pour l’arabisation, la nationalisation des langues en Afrique, l’uniformisation linguistique en Chine, la latino-américanisation linguistique en Amérique Centrale et en Amérique du Sud. Pour l’ensemble des contrées concernées, l’appel terminologique est proprement lié à l’appel néologique. Surtout à l’heure où le monde entier tente d’effectuer un virage technologique qui soit linguistiquement réussi. Les pays du Sud sont constamment pendus aux basques des quelques rares pays du Nord qui possèdent une expérience de terrain en terminologie et en néologie et qui offrent des programmes de formation dans ces domaines ainsi qu’en aménagement linguistique.

L’urgence néologique en ce sens n’est plus à démontrer : les uns ont besoin d’un afflux considérable de termes nouveaux; les autres ont besoin de redresser à l’aide d’un vocabulaire neuf une situation linguistique aberrante et tout à fait inacceptable; d’autres encore ont besoin d’éléments pour construire une langue qui atteigne un niveau suffisant pour assurer la communication nationale et internationale. Les exigences des démarches scientifiques et politiques et celles de la linguistique n’étant pas du même ordre, il est fréquent que les linguistes répugnent à entériner des mots nouveaux produits à l’aide des mécanismes internes, par calques ou par emprunts directs. Pourtant les techniciens et les hommes de science ont un impérieux besoin de termes qui sont à la mesure de leur démarche scientifique et dont la précision est un gage de bonne communication. Pour ces raisons, l’un des aspects fondamentaux du processus de l’aménagement linguistique, est de permettre aux uns (scientifiques, politiciens, chercheurs) et aux autres (linguistes, terminologues) de se parler et de discuter dans le cadre concret de la pratique.

Le développement de projets linguistiques d’envergure politique dans plusieurs pays ou états des hémisphères nord et sud, contribue à concevoir et à éclaircir le rôle de la néologie dans des perspectives d’aménagement et d’intervention linguistiques planifiés.

1.3. La lexicographie

Les rapports entre les dictionnaires de langue et la néologie, quoique étroits, sont quelque peu troubles pour l’usager. Malgré sa visée descriptive, le dictionnaire est considéré par la plupart des consulteurs, soit d’une manière consciente, soit d’une manière inconsciente, comme un instrument normatif qui répond pour eux à ce qui est bien et à ce qui est mal en matière de lexique et même de langue, le dictionnaire suppléant parfois à la grammaire. S’il était vraiment et totalement normatif, le dictionnaire serait unique, sans concurrent. Or, la réalité est tout autre, puisqu’il suffit de jeter un rapide coup d’œil dans la moindre vitrine de libraire, de visiter la plus petite bibliothèque publique pour constater l’abondance de dictionnaires de langue en circulation. Il s’agit de comparer entre eux et brièvement quelques ouvrages d’égale importance pour voir surgir de nombreuses différences dans le traitement macrostructural et microstructural de ces ouvrages. Des rapports réels entre le dictionnaire et la néologie, on connaît fort peu de choses. Il sied de signaler deux directions de recherches à parfaire ou à entreprendre : 1. l’interprétation de la marque néol. dans les dictionnaires actuels; 2. le statut des unités consignées ou non enregistrées dans les dictionnaires de langue, ainsi que leur mise en rapport avec des dictionnaires de néologismes qui paraissent régulièrement depuis une quinzaine d’années[9].

La marque néol. qui affublait autrefois certaines entrées ou certains sens dans les dictionnaires, outrepassait sa signification d’indice temporel soulignant la nouveauté, pour revêtir un habit de juge qui statuait sur la valeur sociale du mot. Allant au-delà du simple signalement de l’apparition récente du mot dans la langue, cette marque servait davantage à situer le néologisme sur une gamme de prescriptions allant de l’acceptation prudente et réfléchie à la prescription totale. La marque, à cause des préjudices liés à la néologie au cours des années antérieures, représentait un signe de suspicion ou d’interdiction, une mise entre parenthèses du néologisme. La réaction, tout à fait normale des consulteurs était donc de croire qu’il était à peu près interdit d’employer le mot incriminé. A leurs yeux, en inscrivant une telle marque à côté d’un mot ou d’un sens, le lexicographe se posait en juge délégué du public et manifestait une désapprobation officielle dans une sorte de dilemme : cacher le mal et risquer qu’il soit répandu ou le montrer mais accompagné de sa condamnation afin de donner l’exemple, d’indiquer la voie à suivre. Tel fut pendant de nombreuses années le comportement lexicographique envers les néologismes.

La lexicographie contemporaine tente d’éliminer ce jugement gnomique et prescriptif en remplaçant de plus en plus la marque néol. par une simple date d’apparition du mot (ex. PR : ayatollah (1978), billetterie (1973)). Ce qui a l’avantage de situer toutes les unités lexicales d’une nomenclature sur un même pied en ce qui regarde les datations, c’est-à-dire sur une ligne temporelle ininterrompue. Cette technique permet également de mieux identifier, de mieux retracer les événements sociaux, politiques ou culturels qui sont à l’origine de ces unités nouvelles.

Le second aspect des rapports entre la lexicographie et la néologie concerne l’enregistrement ou le non-enregistrement des nouveautés lexicales et le statut immédiat de ces unités. Le lexicographe « est avant tout un enregistreur de phénomènes de société » (Cottez 1982, p. 51). L’usager s’attend donc à ce qu’il recueille les mots nouveaux qui correspondent à des phénomènes nouveaux. L’obstacle majeur à cette pratique est certainement le retard considérable entre le moment de la création d’un néologisme et le moment de la publication d’un dictionnaire qui en rend compte, même si au cours des récentes années les éditions des dictionnaires se succèdent beaucoup plus rapidement qu’avant pour contrer ces retards; sans parler des nécessités d’obéir à des impératifs commerciaux. Un moyen terme réside dans la publication assez fréquente depuis quinze ans de dictionnaires de néologismes qui constituent ni plus ni moins que des répertoires d’attente, des purgatoires (pour utiliser un terme que ne répudieraient pas les puristes), des antichambres de mots en quête de lexicalisation officielle. En accédant au dictionnaire de langue, certains de ces néologismes passeront à la postérité parce qu’ils répondent au critère de l’acceptabilité sociale. D’autres sombreront dans l’oubli profond et instantané, d’autres mèneront une vie féconde, mais souterraine, c’est-à-dire qu’ils seront l’objet de la réprobation sociale, du tabou, de l’interdiction[10]. On ne connaît pas encore très bien tous les facteurs qui font que les mots se classent dans l’une ou l’autre de ces catégories. Néanmoins, on observe ces dernières années qu’un début de libéralisation Iexi-cographique est en cours (PR) et irréversible dans l’état actuel de la société. Cette ouverture n’est cependant pas perceptible au même degré chez l’ensemble des lexicographes français[11], certains manifestant encore une nette préférence pour l’Honnête homme de l’époque pré-littréenne.

1.4. La pédagogie

Les trois premiers facteurs évoqués avaient en commun d’appartenir en propre à la linguistique au sens large. Le volet pédagogique peut se rattacher accessoirement à l’aspect linguistique. C’est dans ce sens que je voudrais l’examiner.

La réticence et la résistance constatées à l’égard de la néologie chez les usagers généraux et professionnels de la langue, prennent leur source dans l’absence totale de pédagogie à ce point de vue. Le poids d’horreur ou de rejet supporté par la néologie doit beaucoup au manque de connaissance et de conviction des pédagogues; plusieurs d’entre eux répugnent à transmettre des informations sur un sujet auquel ils accordent peu d’intérêt. Jusqu’à récemment, en ce qui regarde la langue française et dans toute la francophonie, aucun cours complet de néologie et de formation des mots n’était au programme des études, ni au niveau du premier cycle ni au niveau des cycles supérieurs. À l’exception de la tentative de Louis Guilbert en France autour des années 1970-1975, à ma connaissance, le vide pédagogique est presque complet et il persiste. Je ne sache pas qu’un seul cours de lexicologie ait pu suppléer à lui seul à cette lacune. Bien entendu, la créativité lexicale a été abordée, mais du bout des lèvres et de la craie : pour signaler vaguement l’existence de quelque chose qui ressemble à de la néologie; pour informer quelque peu les étudiants au sujet des préfixes et des suffixes, parce qu’il faut tout de même qu’ils ne puissent nier en avoir entendu parler le jour où ils seront aux prises avec les problèmes complexes de la création lexicale; pour effectuer des mises en garde contre la trop grande liberté prise par certains lorsqu’ils créent à tout vents et sans aucune précaution; pour prêcher en faveur du conservatisme linguistique; pour plaider quelquefois en faveur de la néologie en disant que c’est intéressant mais que malheureusement, on n’a pas le temps de s’attarder sur ce sujet[12] et que d’autres y pourvoiront en temps et lieu. Que dire par ailleurs de la connaissance en ce domaine dans les classes préparatoires à l’université!

Du point de vue pédagogique, je retiendrai quatre attitudes fondamentales qui ont des incidences sur le parcours que les étudiants suivent ou ne suivent pas pour avoir accès à quelques connaissances en néologie.

  1. Une attitude progressiste dont la gamme va de la témérité avisée à une prudence réfléchie, la néologie pouvant constituer une idéologie de recherche pour les uns et une saine curiosité pour les autres.
  2. Une attitude de circonspection, alliée au désir de perpétuer une option idéologique qui se rattache à une normalisation et à un conservatisme centralisateurs, comportement qui perçoit la néologie comme un phénomène linguistique sujet à réprobation, sinon à condamnation sans appel. Les attaques répétées des puristes sont à ranger sous cette étiquette.
  3. Une attitude qui écarte totalement la néologie des préoccupations de recherche ou d’étude, manifestant ainsi soit l’ignorance du phénomène, soit le désintéressement total, soit l’expectative.
  4. Une attitude qui ne reconnaît pas à la néologie un statut indépendant en linguistique, mais la rattache au grand champ des recherches sur le lexique, la sémantique et la morphologie.

Les formateurs universitaires ont donc le choix. Je crois que dans l’état actuel de la recherche scientifique et de l’enseignement universitaire, chacun peut s’identifier à l’une ou à l’autre des attitudes décrites. Cependant, aujourd’hui, la sensibilisation à la néologie est plus grande qu’auparavant et ces préoccupations attirent, sinon accaparent de plus en plus de chercheurs. L’avenir s’annonce plutôt positif à cet égard.

Idéalement, l’arsenal des moyens de création lexicale devrait être mis à la disposition des étudiants le plus tôt et le plus raisonnablement possible. Au Québec, les premières traces tangibles de cet enseignement peuvent être repérées au niveau universitaire. A mon sens, il y a beaucoup à faire dans l’enseignement pré-universitaire afin de préparer non seulement les futurs linguistes ou professionnels de la langue, mais aussi les futurs usagers de la langue à une connaissance minimale des mécanismes de formation des mots, au même titre que tous apprennent un minimum de règles grammaticales. Là réside le fondement même de la démythification et de la démystification de la néologie.

2. Quelques considérations sur la néologie

Ce long cheminement aura conduit au cœur de ce thème. Je livre maintenant quelques considérations générales sur la néologie; ces observations tisseront la toile sur laquelle je peindrai dans un moment le réseau des réactions provoquées par le sujet de réflexion imposé dans le cadre de ce thème.

2.1. Je rappelle d’abord pour mémoire, qu’il y a innovation lexicale lorsque l’on constate l’existence d’un mot ( et ou seul) qui n’était pas réalisé à un moment déterminé et antérieur du code d’un système linguistique. Ce moment peut être rapproché (sida; sonal) ou plus ou moins éloigné (aubette; traversier; magasinage). Dans le premier cas, on parle de néologie synchronique; dans le second, de néologie diachronique. Le constat de la néologicité d’un mot s’effectue de différentes manières : vérification lexicographique, connaissance mémorielle intuitive de la langue, etc. Le seul critère objectif demeure le contrôle lexicographique[13], fort critiqué mais néanmoins tout aussi commode et valable que le classement alphabétique des unités lexicales dans un dictionnaire. L’innovation lexicale a lieu pour une seule et unique raison : combler une absence dans le lexique d’une langue. Cette lacune peut avoir différentes explications :

  1. Besoin réel parce qu’un objet nouveau est créé ou découvert : didacticiel; didacthèque; sida.
  2. Remplacement d’un emprunt ou d’une forme fautive : sonal.
  3. Modernisation de la communication : féminisation des titres  : auteure.
  4. Création d’une concurrence synonymique pour différentes raisons :
    1. Choix psychologique ou esthétique personnel : terme/terminologisme; néologie/néonymie.
    2. Distinction géographique due à des causes sociolinguistiques variées : à frais virés (Q)/PCV (F).
    3. Prestige national : spationaute (en France), à côté de cosmonaute et astronaute qui proviennent respectivement d’emprunts russe et américain.
    4. Intérêt stylistique, par exemple en littérature (Céline, Queneau) et en poésie (ex. des mots sauvages, dérivation anthroponymique).
    5. Raffinement dans les rapports entre les concepts conduisant à une nouvelle hiérarchisation de ces rapports : terminologie/terminographie.
    6. Etc.

Les degrés de contrainte dans ces genres de créations varient suivant de réels impératifs, mais surtout suivant l’interprétation de chacun. Pour Lewis Caroll, les néologismes d’Alice, ou ceux de Zazie pour Raymond Queneau, sont aussi nécessaires au discours, à la vie, que les termes créés par les linguistes pour parler de leur science ou par les industriels et les techniciens pour parler de leurs produits ou découvertes.

2.2 La recherche scientifique dans le domaine de la néologie peut revêtir deux aspects généraux : un aspect lexicologique et un aspect lexicographique.

L’aspect lexicologique consiste à analyser les innovations lexicales des points de vue linguistique et sociolinguistique : mécanismes de création, modalités de création, conditions d’insertion des néologismes dans la société, fonctionnement effectif dans le discours. La création proprement dite de néologismes relève de cet aspect, que ses buts soient individuels (création spontanée) ou collectifs (création dirigée, planifiée).

L’aspect lexicographique consiste en la cueillette pure et simple des néologismes en vue de la consignation et d’études dont les fondements sont dictionnairiques. Ce repérage est la tâche habituellement impartie aux équipes de lexicographes et aux groupes de recherche comme le réseau des observatoires ou des laboratoires linguistiques qui « sont à l’écoute de la diversité et de l’évolution des usages, notant tout néologisme d’emploi dans les canaux de grande communication (presse, radio, etc.) » (Tournier 1982, p. 82). Contrairement à ce que l’on croit généralement, le passage au peigne fin de la littérature de toute provenance, puis le criblage ou le filtrage plus ou moins serré dans un corpus de dictionnaires donnés des unités retenues, n’a pas pour unique fin le repérage « des faits à leur naissance » (Tournier 1982, p. 82), c’est-à-dire le constat de l’apparition d’un nouveau mot sous la forme d’une attestation idiolectale. Il existe également dans cette sorte de travaux un repérage à rebours, qui consiste à reculer la date d’apparition d’un mot par le relevé d’une attestation antérieure à celle qui est connue ou encore à constater l’existence d’un mot dans une période antérieure au moment présent ou à une date donnée. Ainsi ayatollah 1978, cartergate 1983, sida 1983 font partie du groupe des faits relevés dès leur naissance; il est peu probable que l’on trouve beaucoup d’attestations antérieures. Tandis que vidéaste, consigné dans un numéro de la Banque des mots en 1983, apparaissait déjà dans des textes antérieurs à 1980; ce dernier exemple est à classer dans le second groupe. Le terme anglais monopsony, français monopsone, (contrôle du marché par un seul acheteur, voir monoply), donné comme néologisme par un auteur américain en 1981 et qui était déjà consigné dans le supplément de l’Oxford English Dictionary en 1933 et dans la plupart des grands dictionnaires de langue anglais et américains contemporains, entre dans la même catégorie. Il faut donc prendre au sérieux cet avertissement d’un lexicographe américain : « Before labeling technical terms neologisms the terms should be checked against standard unabridged dictionaries » (The study of technical vocabulary, 1982, p. 54).

2.3. L’une des façons les plus objectives de recenser la pénétration des mots nouveaux dans la langue, c’est-à-dire de vérifier leur lexicalisation, repose sur une analyse statistique. On peut mesurer ainsi le degré d’implantation d’un néologisme dans différents groupes de locuteurs : moment de l’entrée du mot en discours individuel, sa prise en charge par un collectif (groupe socioculturel ou socioprofessionnel donné), enfin sa généralisation dans la société, dont l’aboutissement ultime est le plus souvent la consécration lexicographique. Pour un nombre donné de néologismes, on peut étudier leur répartition dans différents groupes d’âge, dans différents groupes socioprofessionnels, etc. (ex. écographie, sida), leur diffusion, c’est-à-dire leur connaissance hors des cercles d’élites (ex. terminographie, orthonymie) et leur fréquence d’usage (ex. walkman, vidéo). Les niveaux sociolectal, socioculturel, socioprofessionnel ou socio-occupationnel et sociotemporel doivent donc être considérés dans la définition de la progression de la lexicalisation d’une unité nouvelle. Même si le dictionnaire se pose en témoin ultime, l’acceptabilité relève également d’autres forces qui ont plus de poids que l’enregistrement dictionnairique, qui est de toute évidence toujours en retard sur la vie des mots. Le dictionnaire témoigne de la civilisation, il ne la crée pas.

2.4. Lorsqu’un linguiste discute de la possibilité d’innover en matière lexicale ou lorsqu’une personne crée un mot, l’un et l’autre exécutent une opération qui fait appel à des mécanismes qui permettront de combler les lacunes identifiées dans certaines zones du lexique. Il s’agit essentiellement de lacunes dénominatives. Le recours aux mécanismes acquis se fait d’une manière consciente pour le linguiste lorsqu’il exerce ses fonctions professionnelles (je décide maintenant de créer le terme silfologue que je peux décoder ainsi : SILF + -o- + -logue, chacun des éléments composant ce terme ayant une signification et une fonction propres). La création se fait de manière quasi inconsciente et quasi automatique lorsque le même linguiste est en situation de vie quotidienne (conversation avec des familiers, des inconnus, etc.), tout comme l’usager habituel de la langue procéderait dans les mêmes circonstances (ex. les dérivés et les composés onomastiques ou les onomastismes : québécitude, proustien, gaullisme).

Une lacune structurale existe en autant que le paradigme de la cellule lexicale ou morphologique étudiée démontre l’existence préalable de certaines formes dans ce paradigme. Ces formes antérieures au nouveau mot constituent la référence, le moule, le modèle de la nouvelle création. Ainsi : inuktitutisme peut exister parce que québécisme, américanisme existent, et avant eux anglicisme, barbarisme, etc. De même pour gaminologue devant psychologue, soviétologue; sondagier devant langagier; analysibilité devant faisabilité, lisibilité, acceptabilité.

Ainsi s’explique peut-être l’échec ou le petit nombre de réussites dans le langage ordinaire des créations ex nihilo, c’est-à-dire des créations non motivées linguistiquement. La plupart proviennent d’ailleurs du secteur économique (publicitaire) : kodak, et elles ont des usages communicationnels de cet ordre. Leur inscription dans un discours plus fonctionnel est plus difficile (cf. cependant : quark). Les tentatives de recourir à ce genre d’innovations ont peu de succès peut-être parce que le client intuitionne la surcharge mémorielle qui lui serait imposée, ce qui contre la tendance à l’économie linguistique sur le plan lexical. La mémoire préfère s’en remettre à des modèles éprouvés.

3. Réactions au thème proposé

Le discours qui a précédé a mis en lumière plusieurs des arguments que les commentateurs et commentatrices ont utilisés d’une manière approfondie ou plus diffuse pour réagir à l’énoncé thématique. Ce long détour anonyme me ramène maintenant au centre même de l’analyse du thème : l’innovation lexicale spontanée ou planifiée.

D’entrée de jeu, deux remarques indicatrices s’imposent : l’une portera sur l’orientation résolument linguistique et sociale des recherches sur l’innovation lexicale; l’autre portera sur le statut même de la néologie au sein de la linguistique.

3.1. L’orientation médicale (psychiatrique) de la néologie a été mise de côté, ou elle était ignorée par les répondeurs. Personne ne l’a évoquée. Il est utile de rappeler que pour le psychiatre ou le médecin, le premier sens de néologie ou de néologisme est : « mot forgé par un malade mental, incompréhensible pour l’entourage » (PR). Cette définition est davantage explicitée dans le Dictionnaire général des sciences humaines : « mot nouveau, dérivé ou non de mots existants ou attribution d’un sens nouveau à un mot existant (néologisme d’utilisation ou paralogisme); possible chez le normal (enfant, jeu verbal), le néologisme se rencontre surtout chez les maniaques. De valeur souvent magique ou ludique, le néologisme atteste la désocialisation du malade, sacrifiant la fonction communicative du langage à sa fonction expressive » (p. 642). Cette définition fait référence à la création ex nihilo ou désordonnée, et elle restreint la création chez le « normal ». Par ailleurs, « son originalité essentielle réside dans son caractère individuel, subjectif, par quoi il s’oppose à toute la production linguistique, normale, qui est, par essence, sociale et collective » (Manuel alphabétique de psychiatrie, 1965, p. 379).

3.2. En compilant les données qui apparaissent dans les textes recueillis, j’ai été frappé par la rareté d’emploi des termes néologie et néologisme au profit d’autres termes simples ou syntagmatiques comme : innovation lexicale, création lexicale, dynamique lexicale, nouvelle formation synthématique, mot nouveau et quelques autres. Malgré le dirigisme préconisé par l’énoncé thématique, seule Bécherel utilise le terme néologie; je rencontre cependant les syntagmes création de néologismes (Walter), néologisme (Walter, Peeters, Akamatsu), emploi néologique, usage néologique (Paquot-Dupuis), pratique néologique et procédé néologique (Bécherel). Le terme néologie serait-il devenu impropre ou tabou? Y aurait-il eu une résistance tenace due au passé trouble du terme (origine historique, intervention puriste)? Y aurait-il un usage du terme strictement localisé et répondant à des besoins spécifiques? À ce sujet, il est remarquable de constater que ceux qui utilisent ce terme ou ses dérivés, le font dans une perspective terminologique, plutôt que dans la perspective de la langue générale : références aux commissions ministérielles ou aux organismes de terminologie ayant des pouvoirs d’intervention linguistique.

En revanche, s’il y a rejet du terme, cela peut signifier le refus de considérer la néologie comme une entité autonome au sein de la linguistique. Elle reste camouflée ou intégrée aux volets plus connus et sécuritaires de la recherche linguistique, comme la lexicologie, la sémantique, la morphologie, etc.

3.3. L’analyse des données recueillies

Le pôle d’attraction du sujet de discussion proposé était bien évidemment la comparaison entre l’innovation lexicale spontanée et l’innovation lexicale planifiée. Mises à part les quelques nuances terminologiques très instructives dans les énoncés analytiques, tous les commentateurs acceptent la dichotomie entre ces deux facettes de la créativité lexicale. Tous reconnaissent également la difficulté de les scinder totalement. Une distinction pratique, utile à l’étude scientifique, rallie la majorité des intervenants, puisqu’en réalité, le phénomène de la création de mots ne se laisse guère isoler dans des tranchées séparées : toute création lexicale nouvelle est un fait idiolectal à un moment donné avant d’être repris par un infragroupe, puis par la communauté linguistique et cela, suivant des modalités déterminées.

L’innovation spontanée est du ressort individuel et se réfère le plus souvent au discours quotidien et habituel des usagers. L’innovation planifiée relève d’une concertation que l’on peut qualifier d’institutionnelle, dirigée de l’intérieur par un groupe de locuteurs à qui on reconnaît professionnellement le pouvoir de créer des mots nouveaux. Elle vise avant tout à satisfaire des besoins terminologiques de toute nature. La stratégie de création dans ce cas est celle qui permet à l’individu ou aux individus formant le groupe créateur de s’effacer derrière l’institution qu’ils représentent. C’est cette dernière qui porte le poids du succès ou de l’insuccès du néologisme mis en marché; c’est le cas par exemple des groupes comme les commissions de terminologie, les comités de néologie, les centres de terminologie professionnels, etc. La responsabilité incombe donc à l’institution, même dans le cas où il n’y a qu’une seule personne à l’origine d’un néologisme destiné à s’insérer dans un contexte de communication institutionnelle ou officielle. L’individu n’est alors qu’un symbole qui se profile derrière la collectivité.

J’ai regroupé en quatre catégories les réactions reçues. Elles sont d’ordre linguistique, sociolinguistique, normatif ou lexicographique. J’énumère brièvement les principaux points abordés dans chacune des catégories. Il va de soi qu’une seule et même personne peut avoir émis des avis sur plus d’une catégorie. L’ordre d’examen n’est nullement prioritaire. Il respecte une démarche logique utile à la présentation des résultats. (Les noms qui apparaissent entre parenthèses dans cette partie du texte, sont ceux des linguistes ayant donné une communication dans le cadre de ce thème. Leurs textes sont parus dans les actes du colloque.)

3.3.1. Linguistique

Les interventions proprement linguistiques ont permis des regards sur :

3.3.2. Sociolinguistique

Les aspects sociolinguistiques peuvent se ramener à :

C’est le cas des médias qui servent plus ou moins de commissions de terminologie et qui utilisent parfois des néologismes peu conformes aux règles décrites du système (Akamatsu). Ainsi, un néologisme formé à l’encontre des règles peut être accepté. C’est le cas en français des mots formés à l’aide d’un point cardinal + Adj. : ouest-allemand, ouest-européen. « Ces composés, calqués de l’anglais, ne sont pas formés selon les règles de la syntaxe française, qui exigerait : Allemand de l’ouest, Européen de l’ouest, etc. » (Guilbert 1980, p. 405, sous ouest) (Martinet). Aujourd’hui, cet écart grammatical ou morphologique ne constitue plus guère une faute grave contre la langue. Une fois de plus, l’usage aura raison, même si grammaticalement il a tort. Le français se sera enrichi d’un nouveau mode de formation, ce qui n’est jamais négligeable.

3.3.3. Normalisation

Les rapports entre la normalisation et la néologie sont au centre de nombreux débats, en particulier depuis que des organismes ont créé des comités ou commissions investis simultanément d’un pouvoir d’innover en matière lexicale et de celui d’entériner et de cautionner les innovations par le canal de la normalisation ou de la recommandation. L’institution normative peut être de divers ordres : organismes politiques (Office de la langue française, Haut comité de la langue française (avant sa disparition)), organismes universitaires (comité de terminologie de l’Université Laval, de l’Université de Montréal), organismes nationaux ou internationaux ayant une vocation linguistique ou terminologique plus ou moins développée (CEE, ISO, CILF), les académies (Académie française, Académie de Moscou), les écoles linguistiques ou grammaticales, les dictionnaires, certaines industries ou consortiums industriels (informatique), des groupes culturels ou professionnels (les médias), des communautés linguistiques (les régionalismes québécois en face des mots hexagonaux), des individus dont l’autorité linguistique, politique, etc., est reconnue (grammairien comme Grevisse, écrivain et politicien comme Senghor).

Ces institutions ont pouvoir de disposer du lexique selon des critères idéologiques qui peuvent aller jusqu’à l’interdiction de créer ou d’employer un mot. L’ostracisme lexical a alors sa source dans des considérations qui n’ont rien de linguistique[14].

Sous l’étiquette de la normalisation, je rangerai également les interventions qui ont traité de l’emprunt (Akhmanova, Bécherel), tant comme phénomène d’innovation que dans la perspective d’une lutte anti-emprunt. Celle-ci vise à remplacer systématiquement les mots étrangers par des éléments autochtones. Cette lutte est actuellement plus perceptible dans les efforts déployés par les commissions de terminologie nationales dont certaines furent créées dans ce seul but.

3.3.4. Lexicographie

Enfin, la néologie a été mise en rapport avec la lexicographie (Akhmanova, Martinet, Weiser). La consécration suprême pour un mot nouveau est la panthéonisation lexicographique. Traditionnellement, la consignation prenait la forme du dictionnaire. Depuis quelques années, cet enregistrement peut revêtir l’allure d’un texte officiel, comme les arrêtés ministériels de terminologie en France ou les répertoires d’avis de normalisation et de recommandation au Québec. Le stockage dans une banque de données lexicales et terminologiques marque l’ultime étape de la modernisation des outils lexicographiques. Le dictionnaire imprimé demeure cependant la forme la plus privilégiée et la plus puissante. Il peut être général (dictionnaire de langue) ou spécialisé (dictionnaire terminologique).

Dans l’exercice de son métier de fabricant de dictionnaires, le lexicographe ne doit pas créer de néologismes. Son rôle se cantonne à l’enregistrement pur et simple des produits nouveaux qu’il rencontre dans la littérature dépouillée (Akhmanova). Il décerne le certificat de naissance d’une innovation linguistique, de naturalisation pour un emprunt, et il en rédige les caractéristiques physiques et mentales sous la forme d’un discours microstructural : orthographe, étymologie, datation, catégorisation lexicale et grammaticale, sens, etc.

Le dictionnaire de langue a pour fonction première de décrire le lexique. Par nature, ce n’est donc pas un outil grammatical. Pour le scrutateur avisé, il recèle néanmoins une foule d’indications grammaticales, y compris des inventaires d’éléments morphologiques (morphologismes) libres ou liés qui permettent aux locuteurs de construire analogiquement de nouveaux mots (Martinet). Sans fournir l’ensemble des modèles de construction, le dictionnaire joue un rôle non négligeable et occupe un avant-poste dans le domaine de la connaissance des mécanismes de créativité. Il me semble que cet aspect du dictionnaire mériterait d’être exploité pédagogiquement, ce qui contribuerait à améliorer la connaissance à la fois du dictionnaire et des règles de construction des mots nouveaux[15].

Ainsi, le rôle analogique peut se déduire de la façon suivante : dans le PR 1977, il y a 83 entrées de désabonner à désaxer. J’ai relevé 39 verbes en dés-, dont seulement 2 (désambiguïser et désarçonner), qui sont des créations parasynthétiques, n’ont pas de correspondants simples : ambiguïser, arçonner (ce terme technique figure cependant au Lexis 1979 sous arc. 3). Les 37 formes restantes signalent au client du dictionnaire qu’il peut modeler à tout vents d’autres formes en dés- qu’il ne rencontre pas dans ce dictionnaire mais dont il a besoin. Ceci sans enfreindre les normes. Les conditions extralexicographiques d’acceptabilité lui indiqueront cependant si le mot qu’il crée est recevable ou non dans son groupe social : *désabîmer, *désabonder, *désaboutir, désabriter, désaccoter, désaccrocher, désâmer sont des formes analogiquement possibles, mais inexistantes dans le PR et le Lexis. Les trois dernières formes sont des québécismes cités dans le GPFC[16], tandis que désabriter figure dans le DNALF[17], mais sans marque régionale. De ce lot, seul désâmer est une formation parasynthétique.

Un autre aspect des rapports entre la lexicographie et la néologie est celui qui consiste à vérifier purement et simplement l’existence d’un mot. L’usager consulte le dictionnaire non seulement pour savoir si un mot est correct ou non, mais aussi pour en constater l’existence. Et pour lui, exister veut dire enregistré dans son dictionnaire, puisqu’en général un usager ordinaire possède ou consulte rarement plus d’un ouvrage. Si le terme ne figure pas dans l’ouvrage à sa disposition, il peut aller jusqu’à s’en interdire l’emploi ou à en condamner l’utilisation par d’autres locuteurs. Ainsi, proustien qui n’apparaît pas dans la nomenclature du PR (voir cependant les annexes) et figure à celle du Lexis, peut être étiqueté comme néologisme dans un cas et lexicalisme dans l’autre. Des interprétations contradictoires quant au statut d’un mot découlent de l’habitude de se fier exagérément au dictionnaire : à quoi ou à qui l’usager doit-il alors accorder sa confiance lorsqu’il est en face de plusieurs choix possibles?

J’illustre par un dernier exemple, celui de con. Ce mot possède deux entrées dans le DUI 1982 : con 1 est la préposition italienne qui signifie « avec » : ex. con brio, « avec éclat » (musique); con 2 est une forme allomorphique du préfixe co-, exprimant le concours, l’union, la simultanéité. Le traitement de l’unité con est tout autre dans le PR où sont consignés également deux articles : con 1 est subdivisé en deux sections, l’une renvoyant au « sexe de la femme »; elle est accompagnée d’une marque de niveau de langue : vulg.; l’autre section développe l’acception familière ou vulgaire : « imbécile, idiot ». Con 2 renvoie au préfixe français. Le Lexis comporte trois entrées pour ce même petit mot, synthétisant les deux autres dictionnaires : une entrée s’attache au concept animé, une autre décrit la particule italienne, une dernière évoque le préfixe français. À première vue, cet exemple n’a rien de néologique. Il s’agit d’un cas de « normalisation » interne dû à une ou à des idéologies des lexicographes responsables de l’élaboration des dictionnaires pris ici comme témoins. Il recèle néanmoins une possibilité interprétative à connotation néologique. Le mot existe bel et bien et il est traité à des degrés variables selon les dictionnaires consultés, allant d’un traitement partiel à un traitement exhaustif. Pour l’usager ordinaire du dictionnaire, l’interprétation n’offre guère qu’une alternative : ou bien le mot existe, ou bien il n’existe pas. C’est là l’une des grandes questions que doivent analyser la néologie et la lexicographie.

Bibliographie

Notes

[1]. Cet article reprend le texte intégral d’un rapport présenté au 10e Colloque de la Société internationale de linguistique fonctionnelle (SILF), rencontre tenue à l’Université Laval du 7 au 13 août 1983. Une version condensée a été publiée dans les Actes du colloque.

[2]. Voir entre autres, L’aménagement de la néologie. Actes du Colloque international de terminologie, Lévis (Québec), 29 septembre au 2 octobre 1974. Auparavant, un Colloque international sur la néologie lexicale dans la francophonie s’était déroulé à Paris du 11 au 13 mai 1971. Les communications présentées à ce colloque ont été publiées par leurs auteurs dans différentes revues de linguistique (voir note 3).

[3]. Je pense ici aux projets mis sur pied au Conseil international de la langue française (CILF), qui a publié plusieurs milliers de néologismes entre 1973 et 1979, à l’Office de la langue française, qui a établi en 1975 un Réseau de néologie scientifique et technique, en collaboration avec la France, aux travaux du Centre de néologie lexicale de l’Université de Paris X (Nanterre), sous la direction de Louis Guilbert jusqu’en 1977, aux recherches menées sous l’impulsion de Bernard Quemada dans les URL de l’Institut national de la langue française en France.

[4]. Voir Jean-Claude Boulanger, Bibliographie linguistique de la néologie : 1960-1980. 1. Études linguistiques, 1981, 292 p. En plus de ces écrits sur la néologie, la période évoquée ici a vu naître de nombreux ouvrages lexicographiques à vocation néologique. On en aura une petite idée en consultant la deuxième partie de Jean-Claude Boulanger, « Petite bibliographie linguistique et lexicographique de la néologie », TermNet News, nos 2-3, 1981, p. 65-70.

[5]. Cf. la première partie de la note 3.

[6]. Voir mes remarques à ce propos dans l’introduction de la Bibliographie linguistique de la néologie, p. 21.

[7]. L’ouvrage de Pierre Trescases, Le franglais vingt ans après, fait le point sur ce sujet (cf. bibliographie).

[8]. Voir les propos de Lothar Wolf dans « La normalisation du langage en France. De Malherbe à Grevisse », La norme linguistique, p. 125-128. En particulier, sur le fait que « bon nombre de locuteurs français ont plus ou moins librement choisi leur comportement linguistique anglophile » (p. 128).

[9]. Cf. la deuxième partie de la note 3.

[10]. À propos de l’interdiction en lexicographie, voir Jean-Claude Boulanger, Aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, à paraître.

[11]. Les auteurs du Logos et du Dictionnaire usuel illustré (DUI) Quillet/Flammarion penchent plutôt vers le conservatisme et le bon usage éclairé en matière lexicographique.

[12]. Cet aspect de la formation universitaire des linguistes, des traducteurs et des terminologues a déjà été abordé ailleurs : Les stages en traduction et en terminologie, Actes du colloque tenu à l’Université Laval du 26 au 28 avril 1981. En particulier, Jean-Claude Boulanger, « Le stage en terminologie : une passerelle entre l’université et le milieu de travail », p. 81-90.

[13]. Le principe du filtrage lexicographique est à la base des travaux du Réseau de néologie scientifique et technique. La méthode de recherche de ce réseau est décrite dans Jean-Claude Boulanger, « Problématique d’une méthodologie d’identification des néologismes en terminologie », Néologie et lexicographie. Hommage à Louis Guilbert.

[14]. Sur ce sujet, voir la note 9.

[15]. Un immense progrès a été accompli en ce sens grâce au Robert méthodique élaboré sous la direction de Josette Rey-Debove et publié en 1982. Le traitement des éléments de formation y est exemplaire. Il reste aux enseignants à apprendre comment s’en servir adéquatement.

[16]. Glossaire du parler français au Canada (voir la bibliographie).

[17]. Dictionnaire nord-américain de la langue française (voir la bibliographie).

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1984). « Quelques observations sur l’innovation lexicale spontanée et sur l’innovation lexicale planifiée », La banque des mots, no 27, p. 3-29. [article]