À propos du concept de « régionalisme »

Jean-Claude Boulanger

1. Exposé du problème

La situation présente de la lexicographie française, ou, pour s’exprimer dans un langage plus actuel, de la sociolexicographie française, incite à réexaminer et à redéfinir dans des perspectives nouvelles quelques concepts clés dans le champ de la linguistique française. Le fief de la lexicographie hexagonale est ébranlé depuis quelque temps par l’émergence de visions modifiées et de conceptions plus modernes appliquées à l’étude de la langue française sous son aspect le plus apparent, en l’occurrence, le lexique. La remise en cause des comportements traditionnels de la lexicographie française repose sur un grand nombre de facteurs parmi lesquels deux intéressent de plus près la grande question des régionalismes. Le premier facteur concerne le développement prodigieux de la sociolinguistique en France au cours de la dernière décennie. La sociolinguistique est devenue le véritable porte-étendard contemporain des sciences du langage. Le second facteur relève des tentatives de stabilisation d’une francophonie qui n’en finit pas de naître. Les difficultés de la francophonie à « devenir », puis à « être », sont liées, pour une part, à l’instabilité ou au caractère flou de quelques concepts fondamentaux dans le domaine de la terminologie linguistique dans son ensemble, dans celui de la lexicographie, d’un point de vue plus précis (voir Corbeil, 1980, p. 127 et suivantes). La sociolinguistique et la francophonie apparaissent donc comme des pôles d’attraction privilégiés vers lesquels convergent les préoccupations des chercheurs qui s’intéressent à la variation linguistique. Les recherches dans ces secteurs linguistiques auront des répercussions immédiates sur les méthodes de travail des lexicographes.

Parmi les principaux concepts reliés à la question des régionalismes et qu’il faut revoir et soumettre à l’analyse, figurent celui de « français », celui de « français général »[1] de « français régional » et celui de « régionalisme ». Nonobstant l’indéniable intérêt à préciser les significations, à tracer les frontières conceptuelles et à déterminer les champs réels d’application des trois premiers concepts, seul le concept de « régionalisme » retiendra notre attention pour l’instant. Au passage, quelques éclaircissements et quelques orientations de recherche seront cependant esquissés pour les concepts volontairement négligés. Il est en effet impensable de prétendre s’attarder sur la notion de « régionalisme » sans au moins effleurer à l’occasion une partie des autres composantes de ce champ onomasiologique d’importance majeure, qu’il faudrait par ailleurs étudier en long et en large. L’inverse est d’ailleurs tout aussi vrai. L’étude du concept de « français » suppose des incursions du côté du régionalisme.

Notre but vise à contribuer à une meilleure connaissance du concept de « régionalisme » en l’abordant sous la double perspective de la sémantique et du traitement lexicographique.

Le phénomène du régionalisme linguistique est on ne peut plus complexe et enchevêtré dans de multiples contextes francophones qui posent le problème chacun à leur manière. Le premier écueil auquel se heurte inexorablement le linguiste est d’ordre terminologique. La terminologie en usage pour désigner ce phénomène a considérablement évolué au cours des récentes années, influencée par l’émergence dans le débat de vocables issus de branches voisines de la linguistique comme l’aménagement linguistique et la terminologie. Terminologie ancienne et terminologie nouvelle, amalgamées, compliquent les choses du point de vue de l’analyse sémantique. L’insuffisance, voire l’impropriété tout au moins partielle à laquelle est parvenu le terme régionalisme aujourd’hui, manifeste toute la complexité du problème. L’absence de concertation se fait cruellement sentir : ainsi les positions des dialectologues, celles des sociolinguistes et celles, mitoyennes, des sociodialectologues sont loin de s’accorder. Dans cet article, nous n’investirons pas ce secteur de l’analyse, ni ne résoudrons les querelles terminologiques; le plus souvent il s’agit d’ailleurs de querelles d’Allemands ou de querelles byzantines. Nous ne voulons pas non plus rendre plus confuses les dénominations usuelles en les noyant dans une terminologie idiolectale et néologique. Nous n’en entrevoyons pas la nécessité pour l’instant. Nous examinerons le concept de « régionalisme » à l’aide de la terminologie déjà connue. Nous sommes néanmoins conscient qu’une terminologie floue, inadéquate, prolixe, éclatée, complique amplement les tentatives d’éclaircissement. Contentons-nous de signaler qu’à nos yeux, l’abus terminologique constaté en la matière est, d’une part, l’indice visible d’un foisonnement et d’un bouillonnement d’idées et, d’autre part, la manifestation qui témoigne du prodigieux essor des études sur les régionalismes dont l’ampleur ne cesse de croître. Ces recherches laissent augurer un renouveau dans l’examen de la problématique des régionalismes. En temps et lieu, il faudra faire l’histoire de la terminologie qui fut créée à travers le temps et l’espace pour désigner le concept de « régionalisme ». Pour le moment, il s’agit de jeter un coup d’œil critique sur des aspects sémantiques et sur des aspects lexicographiques de la grande question des régionalismes en langue française. Nous limiterons donc notre étude à cet examen partiel de la grande question des régionalismes lexicaux dans la francophonie.

2. La perspective sémantique

Du point de vue linguistique en général et sémantique en particulier, le concept de régionalisme », et plus spécifiquement celui de « régionalisme lexical », est amplement ambigu. Les lexicographes observent une discrétion infinie à ce propos dans leurs écrits théoriques. Les quelques rares réflexions qui sont concrétisées dans ces textes sont disséminées et dissimulées dans une masse d’informations qui n’enveloppent qu’une partie du concept, c’est-à-dire celle qui concerne d’une manière quasi exclusive les régionalismes de France. Les écrits « commerciaux » des lexicographes, autrement dit les introductions et les présentations des dictionnaires de langue, sont aussi fort laconiques sur ce sujet et souvent même en contradiction avec le contenu de la nomenclature. Au surplus, aujourd’hui, la définition même de régionalisme est plus qu’équivoque. Josette Rey-Debove a déjà posé et examiné rapidement le problème dans son étude sur les dictionnaires publiée en 1971 (voir Rey-Debove, 1971, p. 92). Elle constate que la plupart des régionalismes usuels correspondant à des concepts courants ayant un équivalent non marqué dans le lexique central sont écartés des nomenclatures moyennes des dictionnaires de langue. S’il arrive que des mots régionaux accèdent aux macrostructures, ils perdent alors leur caractère proprement régional, leur « régionalité » en quelque sorte. Ils se transforment en emprunts internes, tout en conservant dans le dictionnaire une trace de localisation ou d’origine géographiques (wassingue (Nord), rescapé (Hainaut), caïeu ou cayeu (Picardie)). À l’occasion, l’origine excentrique non francienne est renforcée par une marque de classement comme région, (régional) : voir fada, région. (Midi), fardoches, région. (Canada) dans le PR[2]. D’un autre côté, lorsque des mots régionaux désignent des phénomènes ou des particularités régionales et qu’ils sont sélectionnés par le lexicographe, « c’est alors pour la chose-nommée et non pour le signe-nommant » (Rey-Debove, 1971, p. 92). Les exemples abondent : aber (breton), bastide (provençal), biniou (breton), faro (wallon), névé (savoyard), piperade (béarnais). Le constat de Josette Rey-Debove est surtout géographiquement limité aux régionalismes intrahexagonaux. Mais une grande partie de ses observations peut être étendue et appliquée aux régionalismes extrahexagonaux, c’est-à-dire aux mots qui proviennent d’autres territoires francophones que la France, comme la Suisse, la Belgique et le Québec. Une ultime remarque fait dire à la lexicographe robertienne que le « mot régional en tant que tel est rare à la nomenclature des dictionnaires français, et joue un faible rôle dans les divergences de nomenclature » (Rey-Debove, 1971, p. 92). L’opinion date déjà de plus de dix ans et aucune étude récente n’est venue infirmer ou reconfirmer cette idée. Or, depuis ce temps, les lexicographes français ont sensiblement modifié leurs vues. Ils ont diversifié quelque peu les provenances des unités lexicales en allant puiser dans des réservoirs langagiers multiples, autrefois plus ou moins interdits (voir Boulanger, 1984). Ainsi des régionalismes québécois comme possiblement, dépendamment, poser un geste, épluchette, etc., ont commencé à retenir l’attention puis à se frayer un chemin vers les dictionnaires élaborés en France. L’ouverture de la lexicographie française aux mots régionaux francophones pose en conséquence une série de questions d’ordre théorique et pratique qu’il sera nécessaire d’étudier sérieusement et résolument dans un avenir rapproché. Entre autres, il faudra se demander jusqu’où pourront aller les dictionnaires hexagonaux sans rompre un équilibre fragile. Il faudra scruter attentivement les rapports entre la langue régionale et la langue centrale, il faudra déterminer des critères d’inclusion ou d’exclusion à partir desquels les régionalismes seront intégrés dans les dictionnaires français ou rejetés, il faudra revoir le concept traditionnel de « norme » dans ses rapports avec la variation linguistique qui laisse sous-entendre un éclatement de l’ancien concept au profit de notions plus modernes et plus raffinées comme la supranorme (la langue française) et l’infranorme (le français régional), posant en conséquence et immédiatement la question de savoir ce qu’est la langue française et si elle existe encore comme entité non fragmentée et non fragmentable.

2.1. Qu’entend-on aujourd’hui par régionalisme?

Pour répondre à cette question simple en apparence, nous élaborerons trois définitions que la lexicographie générale pourrait mettre à profit. Mais auparavant, il est approprié d’examiner la situation actuelle en scrutant les définitions données par trois dictionnaires de langue qui serviront de témoins. Ces répertoires qui méritent la confiance du public sont récents, bien connus et largement diffusés. De plus, ils appartiennent à des entreprises lexicographiques différentes et concurrentes ce qui s’avère être une garantie d’objectivité. Ils ont été élaborés à Paris, centre de rayonnement de la lexicographie française en ce qui a trait à la langue générale. Il s’agit en l’occurrence du PR, du Lexis et du DHLF. Chacun représente à sa manière une tradition lexicographique indéniable. Ces dictionnaires ont largement fait leurs preuves tant en France qu’à l’étranger. Ils devraient donc être en mesure de bien informer leurs lecteurs sur ce qu’est un régionalisme linguistique.

  1. PR régionalisme : « Locution, tour qui lie s’emploie que dans certaines régions. »
  2. Lexis régionalisme : « Mot, locution propre à une région. »
  3. DHLF régionalisme : « Locution, mot, tour propre à une région. »

Au premier regard, les trois définitions alignées ci-dessus se ressemblent tout en se révélant plutôt pauvres du point de vue sémantique. Même si une légère allusion à la syntaxe y point dans deux d’entre elles (voir tour dans le PR et le DHLF), elles ne circonscrivent que l’aspect lexical du concept de « régionalisme ». Dans l’étude de cette grande question, cet aspect est le plus apparent certes. C’est aussi le plus important de notre point de vue. Quoique la teinte lexicale dans le PR semble plutôt estompée, elle n’en existe pas moins, puisqu’elle est reportée sur le mot locution. Au contraire de ses deux concurrents, le PR escamote donc le mot mot de la définition. Le procédé est soit volontaire, soit l’objet d’une inadvertance. Une fois ces premières observations admises, considérons une autre facette des définitions présentées. Les trois énoncés définitionnels donnent nettement l’impression de ne retenir que l’aspect formel (le signifiant) des régionalismes et de reléguer aux oubliettes les régionalismes sémantiques). Qui plus est, les définitions sous-entendent que le régionalisme est toujours rattaché à la langue parlée ou qu’il est considéré comme relevant de ce niveau d’emploi, et cela même si le PR fournit des attestations d’emploi littéraires pour certains des mots régionaux qu’il consigne. D’un autre point de vue, et presque contradictoirement, les règles de fonctionnement des trois répertoires sont fondées sur d’autres principes qui creusent un écart assez considérable entre les intentions des lexicographes et les faits réels. Ainsi, le PR s’appuie davantage sur une règle explicitement définie dans la section des abréviations, règle qui revendique les aspects lexical et sémantique non pris en charge par la définition fournie dans la nomenclature à l’article régional. Pour ce dictionnaire, est régional tout « mot ou emploi particulier au français parlé dans une ou plusieurs régions, mais qui n’est pas d’usage général ou qui est senti comme propre à une région » (p. XXVIII)[3]. Le discours d’introduction du dictionnaire revêt un caractère linguistique très formel tandis que le discours lexicographique est plus banalisé, comme si les publics visés par ces discours différaient. Ces formulations ne convergent donc pas, elles sont dissemblables, voire contradictoires. À l’article régional, le recours à la technique de la définition relationnelle reporte les discussions sémantiques à l’article région. Même les syntagmes qui servent d’exemples dans l’article régional sont définis de telle manière qu’ils retournent le débat sur la seule cible possible, le mot et l’article région, souche de la famille lexicale entière. Ainsi en est-il de mots régionaux : « employés dans une ou quelques régions (abrév. Région.) » et de le français régional : « la langue française parlée dans une région, avec ses particularités (différent de dialectal) »[4].

Ce train de remarques à propos des définitions de régionalisme se poursuit plus loin encore et révèle d’autres incohérences. L’examen attentif des énoncés définitionnels démontre que les trois dictionnaires partagent une caractéristique commune en ce qui regarde la catégorie de définition choisie par les lexicographes. Ce sont des définitions relationnelles qui ont en plus un autre trait commun soit celui d’être métalinguistiques, à tout le moins partiellement métalinguistiques, puisqu’un sème ne résiste pas à l’analyse et ne peut, en conséquence, être étiqueté comme appartenant au métalangage lexicographique. C’est précisément le sème ‘région’ qui fait difficulté et qui rompt l’équilibre définitionnel. Pratiquement, ce sème est rendu sous deux formes : PR : certaines régions, Lexis et DHLF : une région. Un dictionnaire utilise le pluriel généralisant tandis que les deux autres répertoires utilisent le singulier particularisant. Bref, les définitions relationnelles retenues par les lexicographes constituent un exemple évident de détournement de sens, puisque, si l’on étudie attentivement le sémantisme du mot région dans le PR, par exemple, les phénomènes suivants sont immédiatement perceptibles :

  1. Aucune des quatre définitions élaborées par ce dictionnaire ne convient pour expliquer le concept linguistique de « région ».
  2. La première de ces définitions tombe dans le piège de la circularité étroite, car elle comporte elle-même le mot région dans son énoncé.
  3. Aucun des exemples d’emploi forgés par le lexicographe ou attestés dans la littérature et qui étayent les définitions ne peut être rattaché à l’aspect linguistique du concept de « région ».
  4. Aucune allusion à la francophonie ne transparaît. Autrement dit, il n’y a pas de référence quelconque notée entre les positions excentriques des territoires francophones par rapport à la France. Or, dans le discours des linguistes, ces entités géographiques sont souvent dénommées par les chercheurs à l’aide de l’expression région linguistique (de la francophonie). Il existe bel et bien des régions linguistiques comme il existe des langues régionales.

Les résultats qui sont livrés, suite à l’examen des sens du mot région dans le PR, ne sont pas exclusifs à ce dictionnaire. La situation est rigoureusement identique dans les deux autres dictionnaires de référence du minicorpus. Le traitement du mot région n’est ni meilleur, ni pire dans le Lexis et dans le DHLF.

Ce long détour analytique nous ramène maintenant au concept de départ. L’impression première qui est retenue laisse croire que le terme régionalisme, défini métalinguistiquement par les trois dictionnaires de contrôle, est bien incomplet du point de vue sémantique dans le domaine de la linguistique et que son taux de rendement est ainsi réduit au minimum. Il est isolé et en quarantaine par rapport aux autres membres de la même famille lexicale. La définition relationnelle ne joue pas entièrement son rôle puisqu’elle aboutit à l’incomplétude de la compréhension du concept et qu’elle débouche sur un vide pour ainsi dire absurde. Une seconde constatation, qui est sans équivoque, montre que le concept de « régionalisme lexical » est bien restreint au territoire français et à lui seul. En effet, jamais l’usager du dictionnaire n’a l’impression, et encore moins la certitude, que le mot régional accepté dans une nomenclature lexicographique n’a d’autre provenance que la France. Cette restriction géographique est évidemment d’origine historique et elle s’explique aisément pour le passé. Nous avons néanmoins là l’expression vive de l’interdiction lexicographique qui se situe au niveau métalinguistique, ou plutôt métalexicographique. L’interdiction de l’objet régionalisme passe par le nivellement de la définition du mot régionalisme. Le traitement lexicographique du mot ostracise les référents. Volontairement ou non, le dictionnaire s’auto-interdit l’accès à une partie du lexique vivant utilisé en dehors des frontières de la France, privant par le fait même les usagers français et non français des dictionnaires d’avoir accès à un réservoir lexical bien garni.

Afin de remédier quelque peu au malaise conceptuel qui vient d’être évoqué, nous proposons à notre tour une série de définitions pour le concept de « régionalisme ». Seul le strict plan lexical sera considéré. Les aspects phonétiques et syntaxiques sont volontairement négligés. Nous parlerons de série, parce que, à notre avis, le terme est polysémique. Nous soumettons ces définitions à l’étude et à la critique en attendant que des recherches plus poussées sur d’autres concepts déjà signalés en début d’article puissent permettre de les préciser davantage et de les interrelier.

Régionalisme

  1. « Tout fait de langue (mot, expression, ou leur sens) propre à l’un ou à l’autre des français de France, à l’exception de celui de la région parisienne qui constitue le français central ou de référence et à l’exclusion également des français de tous les autres territoires francophones. »
  2. « Tout fait de langue (mot, expression, ou leur sens) propre à l’un ou à l’autre des français hors de France, à l’exception du français de la région parisienne qui constitue le français central ou de référence et à l’exclusion également des français de toutes les autres parties de la France. »
  3. « Tout fait de langue (mot, expression, ou leur sens) propre à l’un ou à l’autre des français intra- ou extrahexagonaux, à l’exception du français de la région parisienne qui constitue le français central ou de référence. »

Les trois définitions précédentes intègrent dans leur formulation la facette terminologique des régionalismes aussi bien que la référence à la langue d’usage général. Pareillement, elles incluent l’aspect sémantique jusque là souvent négligé, étant entendu qu’à l’aspect d’habitude uniquement formel du régionalisme, il est essentiel d’ajouter la possibilité pour un signifiant du français général (ou commun, ou parisien, etc.) d’être emprunté par une région de la francophonie où il générera un sens proprement régional. Mais, encore là, il faut veiller à faire la part des choses entre l’enrichissement sémantique d’un signifiant du français commun, alors répercuté dans la polysémie (cf. québ. académique (PR)) et l’éventuelle création régionale parallèle, c’est-à-dire la création à la fois d’un signifiant et d’un signifié régionaux indépendants de l’unité lexicale hexagonale. À ce niveau, il s’agirait du phénomène de l’homonymie régionale (cf. québ. coupe-vent (PR) et québ. dépanneur). Au surplus, dans tout cela, il importe de tenir compte de l’aspect diachronique aussi bien que de l’aspect synchronique du phénomène de reconnaissance ou d’apparition d’un régionalisme. Enfin, pour compléter le portrait multiforme du régionalisme, retenons qu’il est possible pour un signifié du français général de correspondre à la fois à un signifiant du français parisien et à un signifiant d’un français régional, établissant ainsi une relation de synonymie géographique (cf. PR : « voiture d’enfant à caisse suspendue » : France landau/Québec carosse; « arbuste ou arbre épineux (Rosacées) à fleurs odorantes blanches ou roses, à floraison précoce, utilisé pour les haies vives [...] » : France aubépine/Québec cenellier). Alors que la seule forme hexagonale centrale est connue et utilisée par les locuteurs de la région parisienne, les deux synonymes peuvent être connus et en usage sur le territoire régional. L’utilisation de la forme dite normalisée par le locuteur régional ressortit le plus souvent à un bagage culturel et éducationnel qu’il a acquis et qui lui donne le choix entre deux formes lexicales qui correspondent pour lui à deux niveaux de langue. Pour ce locuteur, le point de référence est à rechercher dans la supranorme qui domine son usage à lui. Quant au locuteur moins connaissant, moins instruit des choses d’ailleurs, son point de référence demeure l’infranorme ou la norme régionale de laquelle il exclut, à son insu bien entendu, la possibilité du choix et la référence aux niveaux d’emploi. L’aller-retour synonymique observé entre le centre de rayonnement de la langue et la région est caractéristique des situations régionales. Il contribuait jusqu’à ces récentes années à faire sentir un déséquilibre dans la perception de la norme. La connaissance des formes synonymiques était obligatoire pour le locuteur régional averti tandis qu’elle relevait d’aspects culturels, teintés d’exotisme, pour le locuteur parisien. L’un se sentait à l’aise dans sa légalité, l’autre se sentait en porte-à-faux, en situation d’illégalité linguistique.

Ainsi d’une manière schématisée, tout en simplifiant également le phénomène extrêmement complexe et multiforme de la création homonymique parallèle, un régionalisme peut donc être issu de l’une ou l’autre des combinaisons suivantes dont la réunion constituera une minitypologie pratique et qui n’a pas la moindre prétention à l’exhaustivité.

1. Régionalisme — sã français + sé régional

ex. québ. :

afr. :

Les régionalismes de cette catégorie sont à rattacher au phénomène de la polysémie simple, c’est-à-dire à la capacité naturelle des unités lexicales de produire de nouveaux sens soit par métaphore, soit par glissement de sens. Dans un dictionnaire hexagonal, ces régionalismes seraient traités dans le même article que le mot français. Les liens sont par trop directs entre les différents sens de ces mots pour recourir au dégroupement homonymique. L’apport sémantique nouveau est aisément rattachable au mot-souche français. C’est à cette catégorie de régionalismes qu’il faut relier les sens anciens conservés dans certains usages régionaux; ainsi : marier «  épouser », commun au Québec, à la Belgique et au Nord de la France; souper « repas du soir », commun au Québec, à la Belgique, à la Suisse et à des régions françaises.

2. Régionalisme — sã régional lié + sé régional

ex.

québ. :

Les régionalismes de cette catégorie entrent dans le groupe de ce que nous avons déjà appelé les créations parallèles de forme et de sens. Ils sont à rattacher au phénomène de l’homonymisation qui conduit à dégrouper les unités lexicales appelées à figurer dans un dictionnaire de langue. Ces créations indépendantes, du moins en partie, seraient considérées comme des homonymes de mots hexagonaux. Ces entrées sont pour l’instant assez rares dans les nomenclatures des dictionnaires actuels. C’est en raison du raccord étymologique de premier degré et facilement identifiable au premier coup d’œil que nous estimons valable l’utilisation du syntagme signifiant régional lié. Ce signifiant est en effet un élément lié, puisque, d’une part, il est directement rattachable à un mot français identique par la forme et qui s’en rapproche par le sens et que, d’autre part, il ne subit aucune transformation morphologique. Le lien étymologique est on ne peut plus transparent.

Si les régionalismes de ce groupe constituent indéniablement des enrichissements sémantiques nouveaux, il pourrait être plus périlleux d’affirmer d’une manière définitive que les signifiants sont toujours nouveaux, parfois nouveaux ou encore qu’ils ne sont jamais nouveaux. Il faudrait pour cela approfondir la question de l’homonymie et de la polysémie dans leurs rapports avec les mots régionaux ainsi que les rôles respectifs de la diachronie et de la synchronie afin de déterminer des critères d’homonymisation ou de polysémisation. Les études de ces aspects ne sont guère avancées pour le moment. À cela s’ajoute en plus un questionnement sur la situation du concept ou de la réalité qui se profilent derrière les mots. À savoir, par exemple, si le concept ou la réalité sont partagés par les deux communautés linguistiques (la française et la régionale) ou s’ils sont particuliers et exclusifs à la communauté régionale. Quoique extrêmement importante, la question restera en suspens pour l’instant, faute d’espace.

3. Régionalisme → sã régional libre + sé régional

ex.

québ. :

afr. :

Les régionalismes de cette catégorie forment l’essence de la créativité lexicale régionale. Les néologismes de ce groupe sont façonnés dans les territoires excentriques à la région parisienne. Ils s’appuient sur des bases ou des éléments lexicaux français pour la plupart, mais ils n’en constituent pas moins des innovations lexicales autochtones originales et autonomes. Ils n’ont pas d’équivalents dans le lexique central, sinon sous la forme d’expressions plus ou moins longueur ou de périphrases plus ou moins développées.

Pour ces raisons d’indépendance, nous cataloguons comme un signifiant régional libre le régionalisme qui entre dans cette catégorie. Les lexèmes et les éléments morphologiques qui servent à construire ces régionalismes sont reconnaissables individuellement. Ils appartiennent au noyau formateur de mots nouveaux en français. Leur assemblage donne un élément lexical inédit qui est par conséquent libre, détaché dans des proportions qui peuvent varier du mot français à l’origine de la novation linguistique régionale. Le raccord étymologique existe bel et bien. Il est perceptible à des degrés divers, sauf dans des dénominations très particularisées comme cégépien, dérivé issu du sigle cégep où aucune motivation étymologique n’est détectable par le locuteur hexagonal non averti. Dans ce type de régionalismes, la passerelle étymologique sera située au second degré contrairement au groupe précédent rattaché au mot d’origine par un lien de premier degré. La raison en est qu’une opération de transformation morphologique intervient par l’intermédiaire des moyens habituels de formation des mots nouveaux en français, en l’occurrence la dérivation simple ou syntagmatique, la composition, les moyens hybrides comme la siglaison, la troncation, etc.

Ainsi, si l’on veut comparer les régionalismes du groupe 2 (sã régional lié + sé régional) avec ceux du groupe 3 (sã régional libre + sé régional), on remarque au premier coup d’œil que ceux du groupe 2 sont des créations de type homonymique (forme et sens) ou de type polysémique (sens seulement). Il n’y a pas de certitude absolue en ce qui regarde l’apparition d’une nouvelle forme. La réserve évoquée précédemment à propos du signifiant est donc maintenue (cf. le point 2). Les régionalismes du groupe 3 augmentent sans conteste le stock des formes de la langue. Dans la plupart des cas, il y a aussi accroissement des sens. Les mots régionaux du groupe 2 sont injectés dans le système linguistique d’une manière directe, caractéristique formelle qui a été appelée antérieurement étymologie de premier degré ou signifiant régional lié. Les vocables du groupe 3 sont injectés dans le système linguistique d’une manière indirecte en ce sens que le lien étymologique est situé au second degré, ce qui correspond au signifiant régional libre dans notre terminologie. Tous ces régionalismes relèvent de la néologie diachronique ou de la néologie svnchronique. Sauf le sous-groupe qui dépend de la polysémie donc de la néologie sémantique seule, tous ces régionalismes sont des néologismes à la fois morphologiques et sémantiques.

4. Régionalisme → sã régional + sé français

ex. québ. :

afr. :

Les régionalismes de cette-catégorie correspondent à de nouvelles créations lexicales formelles tout à fait normales. Ils entrent en concurrence synonymique avec des unités du lexique central puisqu’il n’y a pas d’apport sémantique nouveau. La synonymie peut être absolue, parfaite, ou bien elle peut relever de diverses conditions de réalisation, comme les niveaux de langue socioculturels ou socioprofessionnels, le moment de la réalisation, etc. Les référents étant déjà en usage en France, les définitions de ces vocables régionaux sont la plupart du temps de simples gloses hexagonales qui jouissent elles-mêmes le plus souvent du statut d’entrée dans les principaux dictionnaires de langue.

Les formules proposées dans la minitypologie s’appuient sur des considérations simplifiées du problème fort complexe des régionalismes. Le point de départ était pragmatique et tentait de déceler un début de structuration des régionalismes à partir des règles traditionnelles qui imposent de classer les phénomènes linguistiques régionaux par rapport à un indice de référence reconnu comme norme et centralisateur. Pour des raisons historiques bien identifiées, ce point de repère est Paris. Il s’avère être en quelque sorte un élément de reconnaissance qui permet d’entériner un phénomène lexical ou de le désavouer. La typologie est axée sur la perception primaire que le locuteur français peut avoir d’un élément régional mis en comparaison avec la norme. Bien d’autres données pourraient intervenir pour faire éclater ces équations fragiles ou conduire à d’autre interprétations inenvisagées ici. Ainsi, sont laissés dans l’ombre les incidences multiples et plus que probables de la diachronie et de la synchronie, les pouvoirs migrateurs des mots et des sens, la connaissance passive ou active des régionalismes par les locuteurs hexagonaux. Un mot ou un sens régional peut être connu par un Hexagonal sans jamais être utilisé. Par exemple, dans le cas de réalités concrètes ou abstraites totalement différentes de ses référents habituels (dépanneur, épluchette), dans le cas de réalités rendues autrement en France (vidanges, aventures) ou dans le cas de perceptions différentes sur la façon de nommer sans qu’il y ait nécessairement de synonymie en cause (piquetage, bigreur). Pour le locuteur français, le régionalisme se présentera donc comme un élément lexical à deux versants : un versant potentiel, où habite le choix d’utiliser ou non le mot, et un versant effectif, c’est-à-dire celui de l’actualisation du discours où habitent les emplois.

Telles qu’elles sont présentées, les quatre équations linguistiques sont pratiques. Elles donnent une bonne idée de la difficulté et de l’envergure des études sur les régionalismes et les français régionaux.

2.2. Des trois définitions du terme régionalisme établies avant la digression typologique, c’est la dernière qui convient davantage à la situation présente dans le domaine lexicographique de la « choro-lexicologie », c’est-à-dire de l’étude des régionalismes lexicaux. Cette définition que nous reprenons ici —« tout fait de langue (mot, expression, ou leur sens) propre à l’un ou à l’autre des français intra- ou extrahexagonaux, à l’exception du français de la région parisienne qui constitue le français central ou de référence »— permettra de préciser la définition du terme région qui mérite un enrichissement sémantique néologique adéquat, qui répondra aux réalités linguistiques d’aujourd’hui. Le sens suivant pourrait être adjoint aux dictionnaires de langue ainsi qu’aux dictionnaires de linguistique, les uns comme les autres ayant négligé le concept jusqu’à ce jour :

région : « zone géographique (pays, État, territoire) de la francophonie caractérisée par la présence de la langue française dont les modalités d’utilisation sont soumises à des conditions ou des contraintes sociolinguistiques variables. »

Cette définition n’envisage le concept de « région linguistique » que dans sa pertinence par rapport à la langue française. Une plus grande extension est concevable afin qu’une définition modifiée puisse s’appliquer à n’importe quelle langue ayant donné naissance à des rameaux régionaux, comme par exemple l’anglais, l’espagnol ou le portugais.

Notre définition pose par ailleurs de nombreuses autres interrogations. Elle laisse entendre que le terme francophonie bénéficie lui-même d’une définition acceptable qui circonscrit correctement le concept (cf. celle du PR), que le terme langue française ou français possède lui aussi une définition moins nébuleuse dans les dictionnaires courants, ce qui est malheureusement loin d’être toujours le cas (cf. PR, Lexis et DHLF qui proposent des définitions dont aucune ne décrit le concept d’une manière satisfaisante). Le DL n’est guère plus explicite à l’article langue et il n’offre pas d’article français. À toutes fins pratiques et une fois les définitions des concepts de base que sont « français » et « région » bien délimitées et bien acceptées, le syntagme français régional pourrait être défini à son tour comme suit :

français régional : «  ensemble de faits de langue (mot, expression, ou leur sens) caractéristique de l’un ou de l’autre des français intra- ou extrahexagonaux, à l’exception du français parisien, considéré comme le français central ou de référence, mais y compris les emprunts intégrés, qu’ils proviennent des substrats, des superstrats ou des adstrats. »

La définition proposée ne revendique que le contenu lexical du concept de « français régional » tant dans la perspective de la langue écrite que dans celle de la langue parlée. Elle intègre en outre les composantes diachroniques et synchroniques dans les perspectives de la variation linguistique (Pour une approche différente des perspectives diachroniques et synchroniques, voir Poirier, 1980). Cette dernière théorie pose elle-même une problématique normative à deux volets, l’un qui renvoie à la supranorme (France, et plus spécifiquement Paris et l’Île-de-France) et l’autre qui renvoie à une ou à des infranormes (le Québec, dans le cas présent). Il n’entre pas non plus dans notre intention de développer ici les aspects dialectologiques ou historiques inscrits au cœur même de la tradition philologique lorsque celle-ci étudie les français régionaux. Nous retiendrons simplement que pour nous la notion ancienne d’« écart » ne peut pas être prise en compte dans le cas qui nous préoccupe. Son sens ancien est défini par rapport à une norme statique considérée comme unique et intangible. Lorsque la situation de la norme apparaît comme archaïque ou en voie de modification, la notion même de « norme » revêt des sémantismes différents. À l’époque contemporaine, la notion d’« écart » ne se justifie donc plus. C’est pour cela qu’il se crée une distance ou une rupture dans le temps. Pour le moment, nous voulons mettre en opposition les notions de « différence » et de « ressemblance », la première se référant aux particularismes linguistiques régionaux et la seconde identifiant les éléments linguistiques partagés par tous les francophones. La normativité sous-entendue par le terme écart fera donc place à la « descriptivité », caractéristique émergeant de la réunion du couple différence/ressemblance. La dichotomie observée entre la norme et la description conduit tout droit au comportement lexicographique actuel à propos du concept de « régionalisme ».

3. La perspective lexicographique

3.1. Historiquement, « en écartant la plupart des termes régionaux, les dictionnaires participaient, avec la centralisation administrative, le développement de l’instruction publique et une certaine standardisation des genres de vie et formes d’activité, à l’unification du français sur la base du parler parisien » (Collignon & Glatigny, 1978, p. 85). Cette phase nécessaire de stabilisation et de normalisation de la langue française a duré plusieurs siècles. L’imperméabilité des dictionnaires n’a cependant pas été totale, par nécessité pourrait-on insinuer. Une autarcie centralisatrice était impensable et surtout presque irréalisable. Au cours des années qui ont précédé une période charnière que nous situerons aux alentours de 1970-1975, les solutions adoptées par la plupart des dictionnaires de langue courants consistaient donc à intégrer au compte-gouttes des régionalismes hexagonaux dont la zone d’emploi ou d’influence s’était sensiblement élargie (voir la définition 1 de régionalisme), comme aven (Rouergue), pissaladière (Nice), tomette ou tommette ou tomète (Dauphinois), tous accueillis dans les principaux dictionnaires de langue actuels.

Une liste d’environ 1200 de ces régionalismes a été compilée par Pierre Guiraud il y a une quinzaine d’années (voir Guiraud, 1968) à partir du dictionnaire étymologique de Dauzat et de celui de Bloch & Wartburg. Elle couvre toutes les grandes périodes de l’histoire de la langue française. Quelques mots d’origine extrahexagonale y figurent; mais presque toutes les entrées sont d’origine européenne. Ce sont surtout des wallonismes (bleime, borin) des helvétismes (arpette, brédir). On y a repéré un faux québécisme ou faux canadianisme (orignac) à travers d’autres formes hybrides comme tartane (provençal-italien), soubresaut (provençal-espagnol), liane (Antilles-Ouest). En outre, deux de ces régionalismes sont empruntés au catalan (abricot et aubergine). Tous ces mots conservent encore aujourd’hui les mêmes sources historiques à l’exception de orignac dont l’origine est basque selon le PR. La forme actuelle de ce dernier mot est orignal.

L’une des caractéristiques dominantes de ces régionalismes est sans aucun doute leur appartenance à la catégorie des terminologismes, du moins pour un bon nombre d’entre eux. C’est ce que le compilateur de la liste appelle leur « voie d’emprunt ». D’autres sont des synonymes de mots français parisiens ou île-de-franciens ou encore appartiennent au vocabulaire de l’argot général ou militaire. Aujourd’hui encore, le court répertoire de Guiraud forme le noyau des régionalismes consignés par les dictionnaires de langue. Autour de lui s’articulent les acquisitions plus récentes dont on ne possède qu’une faible idée de l’ordre de grandeur, car leur recension exhaustive et leur classement systématique restent à faire. La liste des mots français de provenance dialectale ou régionale mérite certainement une mise à jour et surtout un enrichissement non seulement hexagonal mais aussi extrahexagonal. Une nouvelle liste augmentée des nouveaux arrivés depuis 1940, date du plus récent régionalisme mentionné par Guiraud, fournirait un matériel d’étude fort intéressant et fort utile pour déterminer des critères d’inclusion et d’exclusion de ces unités linguistiques des dictionnaires de langue. L’analysé détaillée de ce stock de régionalismes et les critères dégagés réserveraient peut-être des surprises aux chercheurs.

En nous fondant sur l’inventaire de Guiraud, signalons, pour mémoire et en guise d’exemple de travaux à accomplir, quelques remarques que cette liste nous a inspirées. Nous avons relevé les mots les plus anciens ainsi que les mots les plus récents, c’est-à-dire ceux qui ont été empruntés au XXe siècle. Pour chaque groupe, les mots datés avec précision ont été séparés de ceux repérables par leur seul renvoi au siècle pourvoyeur. Les emprunts régionaux les plus anciens sont gaber, loup et olive; tous trois sont datés de 1080. Suivent, dans l’ordre chronologique, cigogne (1113), fresaie et nautonier attestés dès 1120 en français. À l’exception de gaber et de fresaie ces mots ont résisté au temps et à son usure. Ils sont repris par le PR et le Lexis qui conservent les mêmes dates d’apparition que celles qui figurent sur la liste de Guiraud. Seuls cigogne (daté de v. 1100 par le Lexis) et loup (attesté vers 1000 par le Lexis) échappent à cette règle. Ce dernier mot n’est d’ailleurs pas donné comme régional par le Lexis. Le recul d’attestation de nautonier à 1119 au lieu de 1120 dans les deux dictionnaires est négligeable. Parmi les mots auxquels les dictionnaires étymologiques de Dauzat et de Bloch & Wartburg ont attribué une datation imprécise, le plus ancien est séran, apparu au XIe siècle. Le mot n’est pas consigné au PR qui se contente des dérivés plus récents comme sérancer (XIIIe siècle) et sérançage (1845). Le dérivé séranceur est signalé par le PR à l’article sérancer. Le Lexis enregistre séran à l’article sérancer (v. 1200); la date d’apparition attribuée à séran est v. 1080. Aujourd’hui, le mot est synonyme de sérançoir. De nombreux autres mots régionaux sont par ailleurs datés du XIIe siècle : aigle, bouline, bruine, cadeau, corne, dauphin, éteule, etc. Leur nombre augmente au fur et à mesure que l’on se rapproche du XXe siècle, période pour laquelle les statistiques sont plus que lacunaires comme on le verra maintenant.

Dans le groupe des emprunts plus récents, huit mots sont classés sans autre précision comme appartenant au XXe siècle. Ce sont : adret, balès, cheire, cloup, flaougnard, guenuche, pastis et ubac. Le traitement de ces mots ou de leur datation varie selon qu’il s’agisse du PR ou du Lexis qui nous serviront encore de dictionnaires de référence. Deux mots sont exclus des deux dictionnaires : cloup et flaougnard; tandis que guenuche, si on le trouve à l’article guenon du Lexis, n’apparaît pas à la nomenclature du PR. Il est daté de 1608 par le Lexis qui y consacre aussi un développement dans sa rubrique classique. Les cinq mots restant sont répertoriés dans les deux ouvrages; ils se répartissent en deux autres sous-groupes : l’un dont les dates d’apparition concordent avec celles de la liste et l’autre dont les dates s’écartent plus ou moins sensiblement de celles de la liste. Ainsi, cheire, pastis se voient attribuer des dates précises par les deux dictionnaires, soit 1900. Le PR conserve la vague indication XXe siècle pour ubac tandis que le Lexis lui fait faire un remarquable bond en arrière de presque neuf siècles. En effet, la date citée par le Lexis pour ce mot est 1120! Quant à adret, le Lexis donne v. 1900 comme première apparition et le PR 1927; pour balès, le Lexis indique v. 1900 et le PR note l’apparition du mot en 1916 dans le vocabulaire de l’argot militaire. Balès est également enregistré sous la forme balèze par le PR. Le Lexis, quant à lui, privilégie l’entrée balèze et ne donne qu’en fin d’article les variantes balaise, balaize, balès et balèse. Il est à noter que l’exemple choisi chez Audiberti pour illustrer l’entrée comporte la graphie balès et non balèze!

Enfin, une dernière remarque à propos de la série de mots empruntés dont il vient d’être question. Une rapide comparaison avec la première édition du PR (1967) démontre que seuls cheire et pastis ont subi de légères modifications dans la seconde édition de ce même dictionnaire. Marqués comme étant empruntés au XXe siècle dans l’édition de 1967, les deux mots se voient doter d’une date d’emprunt plus précise dans la seconde édition de 1977, soit 1900 comme on l’a vu antérieurement. Les renseignements temporels n’ont pas bougé pour les sept autres mots enregistrés par le PR dans ses deux éditions. La liste de 1968 comprend dix mots ayant une datation d’emprunt précise pour le XXe siècle. Nous les donnons ci-après. Ils sont accompagnés de leur étiquette d’emploi ou de leur sens, quand il y a lieu : baratin (provençal, 1928, argot), braderie (Nord, 1925, « vente de soldes »), cagna (provençal, 1915, argot militaire), fada(s) (provençal, 1940, « servi par les fées »), igue (Quercy, 1906, géologie), pétanque (provençal, 1930, « jeu de boules »), puche (normand et picard, 1907, terme technique : « puits »), rescapé (wallon, 1906, terme technique (mines) : « échappé »), resquiller (provençal, 1930, argot), toto (champenois, 1914, argot). Afin de mesurer les changements qui sont survenus dans le traitement de ces mots dans les éditions récentes des dictionnaires de langue, nous nous sommes livré à quelques petites vérifications dans le PR. L’examen demeure superficiel, mais il montre l’intérêt qu’il y aurait pour la lexicographie à le pousser plus à fond. Les dix mots précités et empruntés au cours de la première moitié du XXe siècle sont toujours consignés dans les dictionnaires les plus récents, tel le PR qui les a tous retenus dans sa deuxième édition. Deux d’entre eux subissent un recul de date d’apparition qui les fait remonter au XIXe siècle (braderie : 1925 → 1867 (voir cependant Lexis qui indique v. 1780); cagna : 1915 → 1883). Un simple recul de date d’apparition sans changement de siècle affecte trois autres régionalismes (baratin : 1928 → 1926; resquiller : 1930 → 1927; toto : 1914 → 1902). Toujours selon le PR, cagna perd son étiquette hexagonale et devient un emprunt non plus au provençal, mais à l’annamite (Viêt-nam). L’emprunt régional le plus récent de la liste de Guiraud est fada(s) qui est daté de 1940 (PR donne XXe siècle et le Lexis ne fournit que la date d’apparition du mot en pro-vençal : 1580). Un écart de plus de quarante ans sépare ce régionalisme des dictionnaires de langue élaborés au cours des dernières années. À lui seul cet écart temporel justifierait un nouvel examen des régionalismes consignés dans les éditions récentes des dictionnaires. De nombreux mots régionaux ont en effet pénétré en « français » depuis le milieu du XXe siècle. Les dictionnaires de néologismes réalisés par Pierre Gilbert (cf. le DMN et le DMC) en regorgent.

De manière à obtenir des informations plus complètes sur le traitement des mots que nous avons retenus à titre de témoins, il faudrait effectuer des sondages et des comparaisons plus poussés avec des dictionnaires plus anciens comme le Littré et le Dictionnaire général, ainsi qu’avec d’autres ouvrages plus contemporains comme le Dictionnaire Hachette de la langue française et la refonte du Grand Larousse encyclopédique qui est en cours de publication sous le titre de Grand dictionnaire encyclopédique Larousse.

3.2. Jusqu’au milieu des années 70, les régionalismes extrahexagonaux étaient systématiquement écartés des dictionnaires de langue (voir la définition 2). Depuis cette époque, il y eut un léger assouplissement et les dictionnaires ont commencé à introduire des régionalismes extrahexagonaux, essentiellement les québécismes, les belgicismes et les helvétismes (PR, Lexis et DFV). Les africanismes n’ayant pas encore bénéficié d’un traitement systématique encombrent de plus en plus les salles d’attente des dictionnaires. Quelques mots isolés comme palabre dans le DHLF et appui(e)-tête dans le PR ont reçu un traitement convenable; mais il est difficile de déterminer s’ils appartiennent à la catégorie des homonymes ou à celle des unités polysémiques, le rapport des groupes homonymie/polysémie et français/français régional n’ayant pas encore fait l’objet de recherches très poussées. Les créolismes de leur côté sont à peine considérés parce que leur étude n’est guère avancée et surtout parce qu’ils ne peuvent pas bénéficier d’un répertoire d’appui le moindrement étoffé, contrairement aux africanismes dont la description est en cours par l’entremise du projet d’inventaire du français d’Afrique. Avant 1975, les lexicographes se préoccupèrent donc fort peu des régionalismes lexicaux vivant en dehors des frontières françaises. Seuls étaient admis quelques emprunts aux langues régionales de France, emprunts qui venaient se nicher auprès du français parisien et île-de-francien poursuivant ainsi la concrétisation d’une mainmise centralisatrice et d’un pouvoir normalisateur sur la langue française. Même encore aujourd’hui, ce regard sur la langue française n’est pas complètement dissous.

Dans la perspective de l’interdiction lexicographique et à la lumière de notre deuxième définition d’il y a un moment, voyons comment se comporte la lexicographie française des dix dernières années à l’égard des régionalismes extrahexagonaux. Trois attitudes fondamentales sont à retenir. Elles ont déjà été esquissées dans un opuscule publié en 1980 (voir Boulanger, 1980, p. 19 et sui-vantes). Nous les reprenons ici, tout en les précisant.

  1. Les dictionnaires incorporent les régionalismes (mots et sens) dans la macrostructure en quantité plus ou moins grande. Il n’est guère possible de connaître le nombre exact de mots retenus, aucune liste n’étant disponible. Le PR en compte quelques centaines, le Lexis se limite à des listes officielles comme les Canadianismes de bon aloi (CBA) de l’Office de la langue française du Québec, liste augmentée de quelques éléments glanés au hasard des modes. Cette liste des CBA qui contient 62 mots a considérablement vieilli puisqu’elle date déjà de 1969. Elle ne répond plus guère aux besoins les plus modernes en matière de réalités linguistiques québécoises. Elle nécessiterait une sérieuse toilette. Cette première attitude est la plus progressiste. Elle se situe sur une gamme allant de la témérité avisée à la prudence réfléchie.
  2. Les dictionnaires refoulent les régionalismes en annexe dans des listes séparées de la nomenclature. Ce procédé utilisé par le DFV dénote tout à la fois une extrême circonspection en face du phénomène et une perpétuation de l’option lexicographique qui se rattache à une normalisation centralisatrice qui perçoit les variations comme condamnables.
  3. Les dictionnaires écartent totalement les régionalismes du dictionnaire, tant de la macrostructure que des annexes. Cette attitude atteste soit l’ignorance du phénomène, soit le désintéressement, soit l’expectative. C’est le cas pour certaines entreprises lexicographiques ayant engagé récemment des travaux d’élaboration de dictionnaires nouveaux ou des travaux de réfection d’ouvrages plus anciens, comme c’est respectivement le cas pour le DHLF et le DUI. Le Logos quant à lui informe clairement les lecteurs qu’ils ne trouveront pas « les vocables ou les emplois propres à la Suisse, à la Belgique, au Canada » (Préface, p. IX).

Les attitudes, qui ont divergé au cours de la brève période qui s’étend de 1970 à 1980, tendent indéniablement vers l’uniformisation. En fait, le choix n’existera bientôt plus pour les dictionnaires dont les tendances ne sont pas trop puristes et dont l’ouverture sur le monde est conséquente des événements qui s’y déroulent. Les lexicographes introduiront des régionalismes de toutes les provenances géographiques francophones dans leurs répertoires respectifs (voir la définition 3). Les aspects économiques et commerciaux contribuent de tout leur poids à de telles décisions, car il ne faut pas | oublier que le dictionnaire est un produit de consommation concurrentiel, qui, pour survivre, doit se renouveler de temps en temps afin de conserver son caractère d’actualité et donc se vendre. Mais à elles seules, ces raisons ne suffisent pas. Il faut aussi envisager les pressions extérieures régionales qui participent au mouvement de renouvellement par leurs aspects politiques et culturels. Au surplus, des besoins pédagogiques pressants et le développement des communications interfrancophones incitent les lexicographes à agir de la sorte. Si l’on prend un cas concret, le Québec, par exemple, on pourrait exiger que pour être recommandés comme matériel pédagogique officiel[6], les dictionnaires fabriqués en France doivent comporter une proportion adéquate de québécismes et d’autres régionalismes. Déjà, plusieurs maisons d’édition offrent des adaptations « canadiennes » de leurs dictionnaires. Ces adaptations ne sont pas toutes d’un intérêt égal, ayant été réalisées à l’aide de procédés des plus empiriques jusqu’aux plus réfléchis. À la décharge de ces dictionnaires, il faut faire remarquer qu’il n’existe pas encore de description du lexique québécois qui soit à la fois générale et satisfaisante. Par ailleurs, l’évolution des recherches en lexicographie française actuelle participe à ce mouvement d’unification des plans de contenu macrostructural de la plupart des dictionnaires français.

Voilà donc une catégorie d’interdiction lexicographique qui semble en voie d’atténuation, voire en voie d’être levée. Mais comme on l’a vu, le concept de « régionalisme » demeure toujours sans définition officielle valable. Il supporte d’ailleurs une image plutôt péjorative, se débattant entre des considérations politiques ou géographiques ou socio-économiques et une stricte définition linguistique. Le terme régionalisme lui-même est soumis à l’heure actuelle à des critiques de la part de quelques linguistes et sociolinguistes qui ne le trouvent plus adéquat. L’éclairage de la théorie de la variation linguistique y changera peut-être quelque chose. En attendant, les discours de présentation des lexicographes à ce sujet ne sont guère plus explicites dans les dictionnaires eux-mêmes. Les régionalismes sont donnés « à titre purement documentaire » (DFV 72, p. XI) ou parce qu’ils « ont paru les plus typiques » (DFV 72, p. 1303) ou encore pour que les lecteurs non-Français « puissent voir en quoi leur vocabulaire diffère du vocabulaire général français » (DFV 72, p. XI) (Ces remarques centralisatrices ont disparu de l’édition de 1979 du DFV marquant par là une évolution des mentalités et un début de prise de conscience de la variation linguistique francophone). Pour le PR, il s’agissait d’expliquer aux lecteurs non originaires de la région visée « la valeur des termes qui pourraient être mal compris » (p. XIX). Le Lexis quant à lui a été limité dans sa sélection pour le domaine qu’il appelle dialectal «  par le petit nombre de travaux écrits et par les nombreuses variantes orthographiques » (p. VIII des éditions de 1975 et de 1979). Dans le DHLF, on relève que les mots régionaux sont « d’une inappréciable saveur » (Note de l’éditeur, s.p.) sans que le lecteur en sache plus à ce propos. Ces bribes des discours d’introduction, où des termes comme typique, fréquent, difficulté d’accès reviennent souvent, masquent les réelles difficultés auxquelles se heurtent les lexicographes dans la sélection des régionalismes. En l’absence de critères scientifiques déterminés et rigoureux et en l’absence d’une théorie du régionalisme et de la variation linguistique qui soit acceptable, on comprendra que la situation perdurera encore un moment malgré les progrès accomplis dans l’analyse du phénomène. Aussi le problème se pose-t-il maintenant pratiquement. Il serait souhaitable d’entreprendre une étude approfondie sur les critères d’introduction des particularismes régionaux dans les macrostructures des dictionnaires français fabriqués en France et d’en tracer les limites. Ce problème « se pose en termes lexicologiques, certes, mais aussi et très ouvertement, en termes sociopolitiques. Les communautés concernées sont souvent divisées sur le modèle de norme à promouvoir et rejettent ou revendiquent inégalement leurs particularismes » (Rey, 1977, p. 144).

4. Conclusion

Malgré un effort d’analyse et de synthèse, notre but ultime n’était pas d’apporter le dernier mot au sujet de la délicate question des régionalismes linguistiques. Nos réflexions se voulaient volontairement sélectives et visaient à une meilleure saisie du concept de « régionalisme », saisie qui demeure néanmoins fragmentaire. Elles n’en contribuent pas moins, croyons-nous, à essayer de cerner les linéaments d’un système complexe qui occupe de plus en plus une place privilégiée au sein du grand système de la langue et qui fournit une matière neuve à la recherche linguistique. Nous avons modestement balisé le terrain et prouvé que le problème des régionalismes est loin d’être réglé, que son envergure et son intérêt ne font aucun doute. A défaut de solutions définitives, nous avons esquissé quelques nouveaux jalons de recherche en pointant du doigt la situation québécoise. Surtout nous souhaitons inviter à l’approfondissement des recherches selon trois axes, un axe sémantique, un axe lexicographique et un axe sociolinguistique encore à explorer.

En ce qui a trait à la situation québécoise proprement dite, des décisions restent à prendre, un consensus reste à établir entre les linguistes ainsi qu’entre les institutions au regard de l’élaboration d’un dictionnaire québécois de la langue française. La phase exploratoire et le travail de déblaiement sont quasi terminés. Il faut songer maintenant à reconnaître une norme langagière adéquate pour les Québécois et à décrire leur lexique d’usage dans les perspectives nouvelles et attrayantes de la théorie de la variation linguistique.

Québec, le 7 mars 1982
Paris, le 15 mai 1982

Bibliographie

1. Linguistique

2. Lexicographie

Notes

[1] Le syntagme français général a été choisi à même une multitude d’autres formes synonymiques existantes, dont l’ordre de grandeur est de plusieurs dizaines. Voir par exemple : français commun, français central, fançais français/de France, français parisien/de Paris, français standard, français universel. Le moins que l’on puisse dire, puis affirmer en face de cette brochette de terminologismes, c’est que leur imbroglio lexical et sémantique est loin d’être éclairci et d’entraîner le consensus des chercheurs. Les degrés de synonymie de ces unités linguistiques oscillent entre le constat d’une correspondance absolue, parfaite entre elles et celui d’une correspondance partielle, avec une gamme de possibilités très variables entre les deux. Dans d’autres circonstances, ces syntagmes peuvent carrément s’opposer, voire désigner des concepts différents. Le concept de « français régional » souffre des mêmes inconvénients synonymiques. Bien qu’elle soit instable et à défaut de mieux, nous utiliserons la terminologie traditionnelle dans la suite de ce texte.

[2] Les résolutions des sigles apparaissent dans la bibliographie.

[3] La comparaison pourrait être étendue à l’examen de l’abréviation dial. (ou dialect.) qui apparaît dans le tableau des abréviations ainsi qu’aux articles dialecte et dialectal du PR. À titre d’indication et sans les commenter en détail, nous donnons les définitions de ces éléments :

Quelques brèves remarques à propos de ces définitions :

[4] Voir la note 3.

[5] Sauf indication contraire les définitions des québécismes proviennent d’un document de travail qui prend les régionalismes québécois comme objet d’étude pour le compte du Conseil international de la langue française (CILF). Ces définitions pourront varier légèrement dans le répertoire définitif.

[6] Au Québec, le ministère de l’Éducation doit donner un avis officiel d’approbation pour chaque manuel destiné à l’enseignement primaire et secondaire. Les dictionnaires sont donc examinés par un comité spécialisé en la matière.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1985). « À propos du concept de régionalisme », Lexique, no 3, p. 125-146. [article]