Francophonie, un terme, des sens

Jean-Claude Boulanger

La littérature n’est-elle pas le signe excellent, la preuve irrécusable de ce destin en archipel que, faute d’un meilleur mot, nous nommons ici « francophonie »? (Et certes n’y a-t-il pas à se féliciter outre mesure de n’avoir rien de mieux sous la main que cet hybride mal greffé qui semble cacher sous un masque quelque désordre originel!) (C. Bourniquel, Esprit, no 311, novembre 1962, p. 822).

Quand il s’agit d’exprimer par un terme précis un groupe social, une collectivité, une communauté ou un aspect particulier de ces ensembles humains, l’appellation retenue échappe vite aux intentions du créateur, à sa parole individuelle. Les exemples de peuple, ethnie, nation, négritude, beatnik, punk, québécois, et bien d’autres, témoignent de la dérive continue des mots et des controverses qu’ils soulèvent. Des intérêts collectifs entrent rapidement en jeu et des interactions idéologiques viennent souvent troubler l’équilibre dénominatif originel du nouveau signifiant en rendant ainsi la manipulation délicate. Le moindre mot porteur d’une signification plurielle se retrouve écartelé au cœur des différents sens dont on veut le charger ou des définitions nouvelles qu’il faut cerner. Il se produit parfois un étirement sémantique, qui n’a rien à voir avec le traditionnel glissement de sens, et dont la finalité linguistique s’estompe rapidement au profit d’un autre déterminisme conditionné par la réalité elle-même qui est en évolution constante.

Nous essayerons de montrer qu’entre les distinctions artificielles ou artificiellement normées des significations d’un terme consignées dans les dictionnaires et la vie propre d’un signe pluriel dans les discours écrits ou oraux, il existe un écart considérable, qu’il faut s’efforcer de combler. L’exemple choisi est francophonie. Pour deux raisons dont l’une est d’ordre linguistique et l’autre d’ordre idéologique. Du point de vue linguistique, quoi qu’on en dise, la lexicalisation du terme n’est pas vraiment achevée et sa stabilité sémantique laisse encore à désirer; l’enveloppe formelle et les sens sont toujours l’objet de critiques et de spéculations diverses. Du point de vue idéologique, le concept de « francophonie » trouble aujourd’hui ses utilisateurs. La création du terme a cristallisé un phénomène d’opinion dont l’ampleur a été à l’origine d’une volonté commune et tenace d’inscrire le destin de la collectivité des « parlants français » au sein même de l’histoire globale des sociétés humaines. Fruit d’une idéologie bien réfléchie, le concept dérange, provoque des discours innombrables et ne laisse personne indifférent. Depuis qu’il a été mis en valeur par les premiers « francophologues »[1] au détour des années 60, il suscite bien des curiosités et il véhicule beaucoup d’émotivité, comme le laisse voir l’énorme littéraire production dont il a été l’objet depuis bientôt un quart de siècle.

Les premiers grands zélateurs de la francophonie ont d’abord été liés par une immarcescible solidarité à la langue française, celle de Paris comme il se doit. Cet ancrage profond ne fut que rarement remis en cause tant le français île-de-francien était idéalisé à l’aube de la francophonie. Ce n’est que récemment que quelques observateurs avisés ont commencé l’examen critique du français de référence. C’est donc sur la base de la langue française européenne que Senghor s’est appuyé pour définir « sa » francophonie. Mais bien vite, il laissa flotter l’idée de la langue en périphérie, étant entendu qu’elle constituait l’aura impérissable de l’œuvre en train de naître. Il définit la francophonie comme « un humanisme intégral qui se tisse autour de la terre » (Piron, 1970 : p. 140), comme « un mode de pensée et d’action » qui se révèle être « une certaine manière de poser les problèmes et d’en chercher les solutions » (Piron, 1970 : p. 141). L’objectif indéfectible était d’édifier une communauté spirituelle, une noosphère, plutôt que d’établir une exclusive complicité de langue et de culture. Senghor désirait rejoindre l’esprit de la civilisation française plutôt que d’intégrer dans sa conceptualisation la civilisation française elle-même. La conception senghorienne de la francophonie n’a été que récemment incorporée dans les ouvrages lexicographiques, surtout dans les répertoires encyclopédiques ou dans les dictionnaires spécialisés.

L’image de la perception de la néologie et l’idée de la formation et de l’évolution d’une idéologie seront au centre du regard lexicographique jeté sur vingt-cinq ans de francophonie à partir du traitement dictionnairique de l’unité lexicale francophonie. Quelques dictionnaires du français parmi les plus courants et les plus représentatifs serviront à alimenter ces réflexions (voir la bibliographie). Nous chercherons à savoir comment la composante idéologique a été prise en compte, atténuée, étriquée ou contrée par les lexi- cographes et quelles furent leurs attitudes en ce qui regarde l’inclusion ou la non-inclusion du terme francophonie dans les dictionnaires. Accessoirement, des retombées sur le traitement de termes de la même sphère conceptuelle seront signalées mais non analysées, faute de place.

Si l’on aborde maintenant de plain-pied le niveau strictement linguistique, on ne s’étonnera pas de constater que l’unité lexicale francophonie relève au premier chef du vocabulaire spécialisé, de la terminologie. De toute évidence, le terme est aussi polysémique, c’est-à-dire qu’il appartient simultanément à plusieurs terminologies dont les franges se touchent suffisamment, allant parfois même jusqu’à une quasi-osmose, pour que l’on ne songe pas au dégroupement ou à l’homonymisation. Les sens secondaires connus aujourd’hui sont naturellement dérivés du sens premier qui était : « ensemble des populations parlant français », définition attribuée au créateur du terme, le géographe Onésime Reclus (1837-1916). Le mot serait apparu à la fin du 19e siècle, 1880, selon le PR 1983. Ce sens concret, palpable, recouvre à la fois l’idée de groupement humain, l’idée d’espace géographique et l’idée linguistique ou plutôt langagière. De ce sens, où sont soudées entre elles trois idées distinctes, il y aura peu à peu descellement et plusieurs combinaisons sémiques deviendront possibles, convertissant un terme monosémique en unité polysémique hétérogène. Le marcottage sémantique s’effectuera à partir du sème ’langue française’ ou ’français’. Les relations entre les différentes significations demeurent cependant trop étroites pour que l’homonymie soit envisageable.

Après sa création et son utilisation presque exclusivement scientifique par Reclus, le terme francophonie semble s’éclipser jusqu’au début des années 60 alors qu’il resurgit, ou est carrément recréé[2], à la faveur d’un événement très spécial : la publication d’un numéro de la revue Esprit en novembre 1962, dont le thème est : « Le français, langue vivante ». Le terme francophonie apparaît dans la présentation (p. 562). Dès cet instant, la fortune du vocable était faite. Il prenait son envol grâce à l’influence prépondérante de quelques grands « chantres qui s’en sont saisi et l’ont propulsé au sommet des grandes questions reliées à l’idée de survivance de la langue et de la culture françaises à l’extérieur des frontières de la France » (Boulanger, 1985 : p. 4). En peu de temps, le terme « lancé par de hautes autorités gouvernementales a pris une connotation politique qui peut plaire ou déplaire » (Reboullet, 1976 : p. 7). Du point de vue étymologique, la formation du terme fut également critiquée, contestée. Le terme était « barbare », « assez peu idoine », « hétéroclite » de par ses origines hybrides, un morceau étant emprunté au latin, l’autre en grec. Faute de mieux, on dut s’en contenter (voir Thiry, 1969 : p. 23). Aujourd’hui encore le terme ne fait pas l’unanimité : « Au fait, voici un mot plutôt disgracieux : francophonie. Mot bâtard d’apparence technique et pseudo-savante (évoquant : cacophonie, orthophonie, etc. et du reste, dans une langue, on ne pense pas uniquement aux sons, et le »franco« n’est pas un vocable) » (Oldenbourg, 1984 : p. 190). Xavier Deniau dans son livre La francophonie esquisse à très larges traits l’histoire du terme (voir Deniau, 1983). Il signale les quelques concurrents synonymiques qui ont accompagné francophonie pendant un moment : francitude (qui s’est apparemment rallié au créneau sémantique limité au seul Hexagone), communauté francophone, communauté de langue française, Commonwealth francophone, Commonwealth à la française (paradoxe lexical remis à la mode régulièrement et qui voile des bilinguismes et des bicultures qui sont peu en adéquation avec les objectifs visés par le projet de francophonie) et francité. De cette série synonymique, dont plusieurs éléments sont des syntagmes de discours occasionnels, seul francité a pu concurrencer quelque peu francophonie et jouer un rôle dans le fragile équilibre paradigmatique (voir Piron, 1970 : p. 144). C’est d’ailleurs Senghor qui propagea le terme francité au sens d’« esprit de la francophonie ». « Bref, la Francophonie, c’est, par-delà la langue, la civilisation française; plus précisément, l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la Culture française. Que j’appellerai la francité » (Senghor, 1968 : p. 131). Le poète aurait repris le vocable d’une source québécoise non identifiée (voir sa réponse à Piron dans Piron, 1970 : p. 150). Mais déjà l’écart sémantique est perceptible; francité prend une tangente sémantique qui l’amènera vers d’autres préoccupations. Il s’intègre davantage à une série en -ité (québécité, belgité, haïtianité, africanité, antillanité, arabité, créolité, etc.) qui caractérise individuellement chacun des participants à la francophonie ou à un autre groupement humain. Francité connote davantage le pays, la France, plutôt que la langue, le français.

Quoi qu’il en soit, la date de 1962 a longtemps servi aux lexicographes pour témoigner de l’apparition de francophonie en français (cependant, voir les remarques ci-dessous). Quelques dictionnaires consultés en dessinent le profil d’attestation suivant :

Les louanges de la francophonie par ses principaux promoteurs n’ont pas empêché la traditionnelle réaction de prudence des dictionnaires et l’accession de francophonie aux ouvrages lexicographiques a suivi une courbe plus lente que son trajet fulgurant dans les esprits de l’époque et que sa diversificatlon sémantique ultérieure. Comme de nombreux autres néologismes avant lui, francophonie a dû subir une période de quarantaine lexicographique[3].

Le terme est absent de la première édition du Petit Robert (1967), tout comme il ne figurait pas à la nomenclature de son aîné le Grand Robert. Le Grand Larousse encyclopédique en dix volumes, paru de 1960 à 1964, l’ignore aussi. Outre la second édition du PR, ce n’est que dans les suppléments respectifs des deux autres dictionnaires que francophonie a fait son entrée : en 1968 dans le GLE S1 et en 1970 dans le GR S. Le Trésor de la langue française (tome 8, 1980) range francophonie sous francophone dans la rubrique des dérivés. Il date le terme de 1959. Le mot a été repéré chez Queneau (Zazie dans Ie métro) au sens de « ensemble de ceux qui parlent français ». Le sens de « ensemble des pays de langue française » n’y est pas encore actualisé. Il paraît plus tardivement. Dans l’édition de 1983 du PR, la date d’apparition signalée est 1880, chez O. Reclus; un recul d’attestation de plus de trois quarts de siècle par rapport à la date consignée dans l’édition de 1977 du même PR.

Le terme a donc dû végéter pendant plus de dix ans (presque un siècle si l’on tient compte de l’attestation chez Reclus!) avant de voir sa première consécration lexicographique au début des années 70. Presque quarante ans se seront en outre écoulés entre le moment de la pénétration de francophone dans les dictionnaires français et l’adjonction d’un terme de la même famille dérivationnelle. D’après le TLF, francophone serait apparu dans le Journal de Larbaud en 1932; mais il est cité dans le Larousse du XXe siècle dès 1930. Il serait un emprunt fait à l’anglais Francophone à la fin du 19e siècle (voir TLF, tome 8). Senghor croyait, quant à lui, que le même mot était adapté de l’anglais french-speaking (voir la réponse de Senghor à l’article de Piron, dans Piron, 1970 : p. 150). Ce chassé-croisé étymologique se complique lorsque l’on constate l’emprunt récent au français (ou le rapatriement en anglais?) du terme francophone par les principaux dictionnaires américains (voir BDNE et 6,000W). La construction savante et hybride de francophone n’allège pas elle non plus la confusion. Son histoire reste à faire, d’autant que la thèse de l’emprunt n’est pas prouvée avec certitude. On trouve en effet dans les Matériaux pour l’histoire du vocabulaire français la date de 1894 pour attester le terme francophone (voir volume 18, 1980, sous anglophone, p. 11). La place manque ici pour effectuer des incursions plus approfondies au sujet de ce terme.

C’est par ailleurs sans mal que francophonie a pénétré en anglais dans les mêmes dictionnaires américains mentionnés ci-dessus. En outre, l’anglais a lui-même créé un francophonie au sens de : « French-speaking » (BDNE).

Des deux termes souches que sont francophone et francophonie, la famille lexicale s’agrandira grâce à l’apport de nouvelles créations : francophoniquement, francophoniser, francophonisation, francophonisé, francophonisable, francophonien, francophonisme, francophonymie, francophonyme, francophonissime, francophonique, francophonisant, nigrofrancophonique et, ici même, francophologue « spécialiste de la francophonie ». L’éveil lexical est tributaire de diverses interventions politico-linguistiques dans plusieurs pays ou États. Au Québec même, la Commission Gendron a favorisé la naissance de plusieurs néologismes mentionnés ci-dessus. Ils apparaissent dans les documents et le rapport préparés par cette commission d’enquête sur la situation de la langue française au Québec. Ces innovations ne figurent dans aucun dictionnaire courant. Seuls quelques répertoires d’attente, comme les dictionnaires de néologismes, ont accueilli certains d’entre eux (voir note 3). Quant à francophoniser et francophonisation, ils sont consignés dans Dubuc/Boulanger 1983. Les autres formes demeurent enfouies dans la littérature et les écrits techniques.

Si la stabilisation formelle du terme francophonie s’est opérée rapidement par l’accord tacite des utilisateurs et le rejet des concurrents synonymiques, l’aspect sémantique reste beaucoup plus flottant. Le concept a rapidement débordé le cadre de signification qu’on lui a attribué. Un ensemble de dictionnaires et d’ouvrages consultés a permis de séparer en deux groupes les sens enregistrés : ceux qui collent de près à la définition primitive de Reclus énoncée à la fin du siècle dernier et ceux qui tiennent compte de l’éclatement du concept, ce qui permettra de proposer une nouvelle organisation sémantique dans les dictionnairesv de langue.

Voici les sens conservateurs cités en ordre chronologique de parution des dictionnaires :

Qu’elles soient à un ou deux volets, en une ou deux phrases, toutes ces définitions dont les unes sont relationnelles et les autres substantielles, ont un contenu qui gravite autour de trois notions fondamentales : celle d’« espace » (pays, régions), celle de « groupe social » (ensemble, collectivité, peuples, communauté, le pronom on et le déictique ceux) et celle de « langue parlée » (français, langue française, francophones; parler). Comme on l’a déjà vu, les deux derniers pôles définitionnels sont ceux que Reclus avait retenus pour circonscrire la notion. Chez lui, le groupe social était rendu par le terme populations. Les lexicographes véhiculeront pendant longtemps, plus de quinze ans en fait, l’idée que la francophonie est une communauté de pays de langue française en voie de formation. Piron l’évoque ainsi : « La conscience de cette patrie nouvelle fédérée au milieu du XXe siècle par la langue française, c’est de cela que témoigne la fortune de la francophonie » (Piron, 1970 : p. 149). C’est aussi de cela que témoignera la lexicographie française entre 1968 et 1983.

Ainsi, les trois dimensions des définitions tirées d’un mini-corpus lexicographique peuvent se ramener à un schéma que résume l’équation linéaire suivante :

francophonie = « groupe social » + « espace » + « langue parlée » (français)

qui peut également être présenté sous la forme d’une structure arborescente :

francophonie
groupe social espace langue parlée (français)

Ce nouveau schéma organise différemment les données notionnelles. L’examen d’un second groupe d’ouvrages permettra d’ouvrir l’arbre sémantique et d’y intégrer de nouveaux sens.

À partir des définitions proposées par X. Deniau et celles du Grand dictionnaire encyclopédique Larousse (GDEL) on dégagera une nouvelle image conceptuelle, un curriculum enrichi de francophonie.

Dans la section langue, le GDEL définit francophonie : « Ensemble des pays et des locuteurs francophones », variante sémique qui n’apporte rien de neuf. La section encyclopédique fournira les matériaux nécessaires à la construction de nouveaux sens qui viendront augmenter ou préciser ceux que nous connaissons déjà :

  1. Ensemble des régions où se trouvent rassemblées des populations ayant le français comme langue maternelle.
  2. Ensemble d’individus et de groupes qui, dans de très nombreux pays, utilisent le français comme véhicule de communication internationale.
  3. C’est aussi un état d’esprit et un sentiment d’appartenance, un mouvement [...] et un engagement en faveur de la langue française [...][4].

Dans Deniau (1983), quatre sens ressortent clairement peu à peu du cheminement de l’idée dans les mentalités.

  1. Le sens linguistique : « Fait d’être francophone » (p. 14), donc de parler la langue française ou d’être une personne de langue française. L’accent est mis de manière exclusive sur le langageé
  2. Le sens géographique : « L’identité de langue fonde un ensemble géographique » (p. 15).
  3. Le sens spirituel et mystique : « Sentiment d’appartenir à une même communauté » (p. 16), qui entraîne le développement d’idéalismes et d’attitudes philosophiques.
  4. Le sens institutionnel : Vaste communauté de concertation et de coopération (voir p. 22). Il s’agit bien davantage d’une coopération culturelle et politique que de véritables échanges économiques.

La circulation du terme francophonie dans l’espace et les idées a sans nul doute favorisé sa polysémisation. Pour les deux derniers témoins étudiés, on constatera qu’à partir d’approches divergentes et complémentaires, on obtient une série de définitions qui se rejoignent et se greffent les unes aux autres. La gradation sémantique va du plus matériel (sens linguistique, géographique et institutionnel) au plus philosophique, idéaliste (sens sprirituel et mystique).

Un nouveau schéma (voir tableau 1) comportant six embranchements peut désormais remplacer le tryptique initial. Sous chacune des subdivisions, un certain nombre de caractéristiques sont détaillées. Elles représentent les termes-clés extraits de la littérature du corpus-témoin. Elles illustrent d’une manière pertinente les cinq sens du terme francophonie retenus jusqu’à présent, auxquels il faut adjoindre la dimension économique plus ou moins occultée dans la documentation déjà dépouillée pour cette recherche.

Tableau 1
« Francophonie » [...] ---------------------------------------------
espace
  • pays
  • État
  • région
  • aire
  • espace mental
  • [...]
philosophie
  • humanisme
  • mysticisme
  • mode de pensée
  • appartenance
  • spiritualité
  • intellectualité
  • valeur morale
  • idéalisme
  • idéologie
  • charisme
  • état d’âme
  • état d’esprit
  • état d’être
  • engagement
  • noosphère
  • éthique.
  • [...]
institution
  • organisations nationales
  • organisations
  • internationales
  • [...]
société
  • histoire
  • politique
  • civilisation
  • culture
  • groupes sociaux
  • ceux
  • peuple
  • ensemble
  • collectivité
  • communauté
  • population
  • individu
  • groupe
  • [...]
économie
  • commerce
  • coopération scientifique et technique
  • [...]
langue (française)
  • parlée
  • locuteur
  • courante
  • maternelle
  • officielle
  • véhiculaire
  • d’enseignement
  • administrative
  • internationale
  • de travail
  • de culture
  • de communication
  • [...]
[...] ---------------------------------------------

Six directions sémantiques découlent de la synthèse des données recueillies dans le corpus de recherche. Il apparaît assez évident que l’enrichissement sémantique doit sa première cause à une sorte de spécification des définitions consignées dans les dictionaires de langue de la première période. La définition reclusienne se pose donc comme un énoncé générique qui aura occasionné une spécialisation définitionnelle plus tardive; de là à faire éclater la barrière de la monosémie, il n’y avait qu’un pas à franchir et que les circonstances historiques se sont chargées de justifier.

La structure schématique reste ouverte à deux niveaux :

  1. Les traitillés indiquent la possibilité de nouveaux sens à venir ou encore non constatés dans la littérature explorée;
  2. Les points de suspension placés entre crochets à la fin de chaque bloc de caractéristiques marquent la possibilité d’ajouts de nouveaux déterminants provenant d’une analyse plus exhaustive du corpus d’écrits sur la francophonie. Mais, tel quel, le réseau conceptuel ou l’arbre des signifiés de francophonie peut convenir pour illustrer la difficulté de l’organisation sémantico-lexicographique du terme.

La restriction sémantique des dictionnaires de langue résulte de toute évidence de la prudence notoire des lexicographes envers le traitement des néologismes. Ainsi, dans l’édition 1983 du PR, la première partie de l’énoncé définitionnel est modifiée mais non la portée sémantique qui reste essentiellement identique dans les deux éditions :

Malgré l’écart de six ans entre les deux éditions, il n’y a pas eu de prise en charge de la polysémie par les lexicographes robertiens. En comparaison, cette polysémie est nettement évoquée dans le BDNE alors que l’emprunt francophonie se voit affublé de deux significations distinctes :

  1. The French-speaking countries and communities of the world collectively.
  2. The unification of French-speaking countries and Communities into a commonwealth.

Cette espèce d’immobilisme lexicographique français repose sur le fait que les néologismes morphologiques ont en effet un statut, particulier dans l’évolution du lexique d’une langue. Les apparitions de mots nouveaux entraînent des bouleversements structuraux et provoquent à toutes les époques des réactions violentes et des résistances acharnées de la part des scientifiques, des linguistes, des lexicographes et des puristes. Il serait aisé de rappeler quelques hauts faits d’armes à ce propos au Québec. Contentons-nous de remarquer que naguère ces oppositions s’élevaient contre les mots généraux régionaux, véritables fautes envers la pureté de la langue de référence, et qu’aujourd’hui ces attaques sont réitérées à l’endroit de maints terminologismes nouveaux. Les puristes ont tout simplement changé de nom et de cible. Pour une bonne part, les néologismes ont donc un impact idéologique important et ils constituent un terrain propice qui permet aux institutions d’intervenir dans le travail du linguiste. Les lexicographes sont très sensibles à ces répercussions mais ils s’imposent une prudence réfléchie dans le choix des mots à consigner ou dans leur traitement microstructural. Le tout est de savoir si l’excès de sagesse prime sur la nécessité de rendre compte de l’évolution de la langue.

Jusqu’à maintenant, la mise en place des définitions de francophonie a fait appel à des considérations qui valorisaient le passé linguistique de la France, c’est-à-dire que par-delà l’abstraction des différences et des différends, on a retenu comme premier principe classificateur et unificateur la notion de « langue française » ou de « français » considérée sous sa forme la plus authentiquement hexagonalisée, image d’Épinal figeant une réalité antérieure. La gestion de la francophonle s’est effectuée à travers cette Idée plus ou moins feutrée, équivoque même pour certains, et dont la portée réelle commence à se faire sentir sérieusement. Des observateurs attentifs constatent de plus en plus que la francophonie serait le résultat d’une décolonisation politique, linguistique et culturelle mal réussie et regrettée. Après plus de vingt ans d’existence, un relent de néocolonialisme plane toujours sur le concept de « francophonie ». Corbeil (1980 : p. 121) en a décelé quelques causes. En revanche, d’autres rejettent cette hypothèse à l’aide d’un discours si peaufiné qu’il occulte parfois la dynamique propre de la francophonie[6]. Une seconde constatation vient se greffer à la première, à savoir que l’idée du rassemblement, de la coalition des francophones est issue de la crainte de l’anglais. En effet, « face à la montée des États-Unis et de la langue anglaise apparaît la nécessité d’une activité organisée » (Deniau, 1983 : p. 49). L’assemblée francophonienne devrait donc son existence à des considérations comme la décolonisation et l’anglophobie. Ces raisons ne viennent-elles pas justifier les désirs de fortifier les pouvoirs centralisateurs de la langue française en son point le plus névralgique, c’est-à-dire Paris comme ce fut le cas lors de la période d’unification du français au Moyen Âge et à la Renaissance, alors que l’Île-de-France imposait sa norme de principe à tout le pays. Depuis les Serments de Strasbourg les pouvoirs politiques n’ont pas cherché autre chose que créer de « petites francophonies » avant la lettre. L’esprit y était, seul le terme faisait défaut.

Des tentatives de résistance orchestrée en face de la domination écrasante de l’Amérique anglophone et de la langue anglaise, des désirs de mettre fin au phénomène de la minorisation et de la décadence culturelles de la France et des pays qui naviguaient dans son orbite —rétrogradation cruellement ressentie après la Deuxième Guerre mondiale—, la création par les contrées francophones des impulsions nécessaires à l’émergence et à la stabilisation du projet de francophonie, voilà une belle combinaison de facteurs qui a plaidé en faveur de la formation d’une francophonie en tant qu’entité aux multiples facettes et vouée à une vie éternelle dans le ciel de la langue française. Nombreux furent ceux qui repérèrent à travers un tel programme un pacte d’unification dans l’absolu et sans condition qui dissimule une nostalgie inavouée du passé et qui entraîne maintenant une perte de prestige au moment où, précisément, le support historique, culturel et géographique commence à faire défaut. Toutes les enclaves du colonialisme ne sont pas encore résorbées dans l’esprit de plus d’un nouveau penseur de la francophonie.

Sur le plan sociolinguistique, la francophonie doit affronter deux défis majeurs. Le multilinguisme et la diversité linguistique. Corbeil (1980 : p. 121 et suiv.) a bien décrit ces deux phénomènes et il a attiré l’attention sur les principaux dangers qu’il y a à les ignorer.

Le multilinguisme existe dans la quasi-totalité des territoires francophones, y compris la France. « Le français est toujours en contact avec une ou plusieurs langues sur le même territoire, donc en relation avec des aires culturelles et linguistiques plus ou moins grandes, de plus ou moins grand prestige, auxquelles s’identifient à des degrés variables les individus, les communautés, les États » (Corbeil, 1980 : p. 121). Dans ce débat du multilinguisme, le statut du français est donc très souvent instable et doit être déterminé selon qu’il est conçu comme la langue dominante ou comme second pôle d’un équilinguisme fonctionnel. Il est difficile d’apporter une réponse définitive à ce paradoxe, car en réalité, la francophonie n’a pas encore su définir d’une manière claire et objective une politique en matière de multilinguisme.

La diversité linguistique consiste ici a reconnaître la coloration particulière que prend le français suivant les pays, les groupes sociaux et les synchronies que le chercheur examine. Il s’agit donc d’un problème de variation linguistique (géographique, socioculturelle et temporelle) auquel sont reliés les aspects de la norme et de la description lexicographique des différents français régionaux[7]. Il est donc faux de prétendre matérialiser une francophonie ou la langue française serait standardisée, unifiée, tout comme on ne peut écarter d’une définition dynamique du concept les distinctions de pays, de race, de culture ou de religion, qui sont des éléments irréductibles de la francophonie. Il faut admettre une fois pour toutes l’hétérogénéité du concept de « francophonie ».

Le tour de la question sémantique et lexicographique du terme francophonie aura conduit à constater que si le signifiant est relativement stable et sans concurrent, il en va autrement pour le concept puisque ses signifiés se révèlent osmotiques et complexes à concrétiser dans des définitions précises. La littérature parcourue montre que le concept de « francophonie » est lié parfois à un espace géographique pas toujours palpable, à des philosophies dont l’abstraction n’est pas toujours cohérente, à une survalorisation de certaines institutions, à une magnification de la société française et de ses diverses instances et à une croyance illimitée en la supériorité de la langue française centralisée. Si les francophones n’admettent pas la nécessité de remettre en cause certains aspects du concept, il y a nettement danger que l’arbre finisse par cacher la forêt et que la fragilité de la francophonie devienne de plus en plus vraie. L’idée ne résistera pas longtemps à l’autocontemplation noologique, aux discours emphatiques et à une éthique qui auraient idéologiquement priorité sur d’autres formes d’action. Sans changement d’orientation majeur, la francophonie et les francophones sont voués à se retrouver un bon matin devant un miroir brisé ou, guère mieux, devant un miroir aux alouettes.

Références bibliographiques

1. Linguistique

2. Lexicographie

À l’exception de deux ouvrages d’un type particulier (voir Dubuc/Boulanger, 1983 et Matériaux poux l’histoire du vocabulaire français) qui figurent dans l’autre section de la bibliographie, tous les dictionnaires cités dans l’article à titre de témoins lexicographiques sont listés dans cette partie. Les références sont rangées en ordre alphabétique des sigles habituels pour ces dictionnaires.

Notes

[1] Ce terme a été choisi de préférence à *francophonologue qui eût été plus normal. La cacophonie, la longueur et l’identité formelle du dernier segment avec phonologue, lui enlève cependant une certaine motivation. Phonologue appartient déjà à la terminologie linguistique. Il est donc préférable d’éviter une collision homonymique partielle. Les usagers pourront facilement reconnaître les éléments de formation de francophologue : francopho[nie] + -logue.

[2] La thèse de la récréation semble plus plausible que celle de la continuité du terme tout au long des quelques 80 ans écoulés entre le moment de sa création par Reclus et celle de sa reprise par Queneau. Il y a là une lacune temporelle et documentaire qu’il faudrait combler par des sondages divers à travers la littérature afin de démontrer laquelle des deux hypothèses (non-interruption de vie ou recréation) est exacte. C’est là une tâche presque surhumaine, à moins que le hasard ne joue en faveur du chercheur.

[3] Quelques dictionnaires de néologismes consultés en complément du corpus choisi ici n’ont jamais recensé francophonie, sauf le premier (DMN) :

  1. Dictionnaire des mots nouveaux (DMN), 1971 : +; enregistre aussi francité et francophone.
  2. Les Mots dans le vent (MDV), 1971 : ∅; enregistre cependant francité.
  3. Les Nouveaux mots dans le vent (NMDV), 1974 : ∅.
  4. 500 mots nouveaux définis et expliqués (500 MN), 1979 : ∅.
  5. Dictionnaire de termes nouveaux des sciences et des techniques (DTNST), 1983 : ∅; enregistre cependant francophonien.
  6. Matériau poux l’histoire du vocabulaire français. Datations et documents lexicogxaphiques, 22 volumes parus entré 1959 (vol. 1) et 1983 (vol. 22) : ∅; le vol. 18 (1980) enregistre cependant francophone.

[4] Ces trois définitions rejoignent l’opinion de Reboullet (1976, p. 7) qui utilise le terme francophonie dans un contexte pluriel afin de désamorcer les méfiances : « Il y a au moins trois francophonies. La première est celle qui regroupe pays et gens (les gens plutôt que les pays) dont le français est langue maternelle. C’est la francophonie des Français, des Belges wallons, des Suisses romands, des Québécois et de quelques autres groupes plus restreints. La deuxième est celle des pays et des gens (ici les pays plutôt que les gens) pour qui le français n’est pas langue maternelle mais langue bénéficiant d’un statut particulier (révisable) : c’est par exemple la situation d’un grand nombre de pays d’Afrique dits francophones. Et là, on pourrait encore nuancer en distinguant avec Marc Blancpain les pays où le français est une langue officielle (Afrique noire) et ceux où il est une »langue seconde forte« (au Maghreb, au Liban). La troisième francophonie réunit des personnes qui, en pays non francophones : le Danemark ou le Brésil par exemple, ont appris notre langue, volontairement ou parce que les programmes des études nationales y conduisaient. De ces trois »cercles« du monde francophone, les deux derniers sont moins stables que le premier et il est toujours à craindre, qu’un pays passe du deuxième au troisième cercle ».

[5] L’énumération des noms de pays et d’États étant identique dans les deux éditions du PR, elle n’a pas été reprise ici. Le seul autre changement dans la microstructure concerne évidemment la datation dans la parenthèse étymologique.

[6] Tout au long des vingt-cinq ans de la francophonie, nombreux furent les discours déviés repoussant l’idée que la francophonie puisse être un nouvel impérialisme politico-culturel et linguistique. On s’en est trop défendu dans certains milieux pour qu’il n’y ait pas là anguille sous roche. (Voir Deniau, 1983, p. 12-22 et p. 49.)

[7] De nombreux projets témoignent de ces préoccupations descriptives, comme par exemple le Trésor de la langue française au Québec (Université Laval), l’Inventaire du français d’Afrique (AUPELF), la préparation de répertoires de belgicismes, d’helvétismes et de québécismes pour le compte du Conseil international de la langue française (voir Dubuc/Boulanger, 1983). En outre, des organismes gouvernementaux songent à préciser leur position au sujet du français régional en préparant des énoncés de politique sur les régionalismes. Sur ces sujets, voir Boulanger, 1980 et La norme linguistique, 1983.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1985). « Francophonie, un terme, des sens », Langues et linguistique, no 11, p. 145-173. [article]

Résumé

La conception de la francophonie a beaucoup évolué au cours des 20 dernières années. En particulier, elle s’est « désenghorisée ». L’étoffement de la notion repose sur des distinctions et des interactions idéologiques. Il se répercute de deux manières sur le plan linguistique : d’abord par la polysémisation du terme francophone (qui frôle parfois l’homonymisation); ensuite par l’enrichissement de la famille lexicale grâce à la production de nombreux dérivés. Ces modifications ne sont pas encore répercutées de manière tangible dans les dictionnaires. L’article aborde la question de l’évolution sémantique du terme qui est étudié à travers une série de dictionnaires de langue et d’ouvrages encyclopédiques publiés entre 1958 et 1984. L’analyse sémantique et lexicographique est greffée à des considérations sociolinguistiques telles que le multilinguisme et la diversité linguistique qui jouent un rôle important dans le réseau notionnel formé par « francophonie ».