La néologie et l’aménagement linguistique du Québec[1]

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Introduction

L’exposé qui va suivre s’appuie sur un postulat de base qui soutient qu’à la faveur de la mise en œuvre d’une politique linguistique dynamique, un pays ou un état peuvent transformer en profondeur les comportements linguistiques des locuteurs appartenant à une communauté sociale, politique et culturelle.

Depuis le début des années 60, avec l’émergence puis la consolidation du projet de la Révolution tranquille, la terminologie québécoise bénéficie d’infrastructures politiques qui ont revêtu la forme de lois linguistiques successives. La plus récente de la ces lois, la Charte de la langue française, appelée aussi Loi 101, fut sanctionnée par l’Assemblée nationale du Québec le 26 août 1977. Elle fut à l’origine, entre autres, de l’Office de la langue française, organisme sur qui repose la responsabilité d’intervenir dans la situation linguistique troublée que vivait la société québécoise depuis de nombreuses années. L’article 100 de la Charte stipule qu’« un Office de la langue française est institué pour définir et conduire la politique québécoise en matière de recherche linguistique et de terminologie et pour veiller à ce que le français devienne, le plus tôt possible, la langue des communications, du travail, du commerce et des affaires dans l’Administration et les entreprises. » L’Office est donc investi du pouvoir de veiller à l’application d’une politique linguistique ferme, planifiée et entérinée par voie législative. La loi et les règlements y afférents fixent avec précision les cadres législatifs de l’activité terminologique sur le territoire québécois. Ils font de cette dernière l’un des principaux instruments dynamiques pour conduire avec le maximum d’efficacité le processus de la francisation de la plupart des activités économiques au Québec. La contrainte imposée par le pouvoir législatif ne laisse plus guère de place à l’improvisation lors de la pratique terminologique ou encore lors des recherches et des réflexions théoriques qui découlent naturellement de l’effort plus pragmatique. L’aménagement des comportements linguistiques des individus et des entreprises qui s’activent dans le contexte social, politique et culturel québécois s’allie au projet plus vaste d’une société qui vit encore maintenant, et plus que jamais, de profondes mutations.

Sur le strict plan linguistique, ce projet collectif de francisation consiste pour l’état québécois à passer d’un ensemble de circonstances de la vie professionnelle où la langue anglaise était le code linguistique dominant vers un nouveau mode de vie plus harmonieux où le français devient de plus en plus la langue d’usage propre à satisfaire les moindres exigences de la communication en milieu de travail. Le rejaillissement d’effets bénéfiques sur lu langue générale constitue un corollaire de l’action entreprise en contexte professionnel. Dans cette optique de francisation, il est bien important de saisir la double articulation de la terminologie québécoise. Ce modèle d’aménagement linguistique est à la fois institutionnel et interventionniste. La terminologie institutionnelle est celle qui touche exclusivement l’usage officiel des termes et non pas leur usage individuel ou privé. Dans ce cadre, l’individu est alors soumis à la norme de communication que l’institution impose d’une manière relative ou absolue. La caractéristique interventionniste trouve, quant à elle, sa forme la plus accomplie dans l’activité d’une Commission de terminologie qui est chargée de préparer et de faire diffuser des avis de normalisation et de recommandation.

Le réaménagement linguistique global des milieux industrialisés ne peut s’accomplir sans recourir à un solide programme de travail ainsi qu’à des principes et des méthodes de recherche éprouvés. L’action de l’Office s’est inspirée d’expériences antérieures menées au sein du gouvernement québécois ou encore dans des organismes étrangers. Puiser à d’autres sources, a permis de parfaire ces anciennes méthodes tout en développant de nouvelles orientations plus adaptées aux réalités et aux besoins actuels du Québec. L’organisme s’est ainsi doté de structures de recherche durables et efficaces.

Parmi les principaux moyens mis en place, il faut retenir les principes qui ont guidé la recherche terminologique. Ces principes et leur application pratique sont issus de réflexions théoriques menées pendant de nombreuses années au sein du personnel de l’Office. Le caractère pragmatique de la recherche terminologique avait pour objectif de fournir à la langue française des vocabulaires et des lexiques techniques et scientifiques fiables. Jusque-là, nombre de ces dictionnaires étaient inexistants, difficilement accessibles, inutilisables pour toutes sortes de raisons (vieillis, mal faits, incomplets, trop généraux, etc.) ou encore non répertoriés dans des ouvrages bibliographiques. Ainsi, les dictionnaires terminologiques élaborés par les terminologues québécois viennent répondre à des programmes de travail bien structurés et ils visent à combler des besoins bien spécifiques dans certains secteurs d’activité scientifique et technique reconnus comme prioritaires. En outre, ils ont pour but de satisfaire un public également bien circonscrit à l’intérieur des multiples secteurs de l’activité économique québécoise. Outre leur utilité laurentienne, ces dictionnaires ont acquis une excellente réputation dans différents autres milieux francophones et étrangers. Leur exportabilité constitue ni plus ni moins qu’une marque de reconnaissance de leur qualité.

Terminologie et néologie

Voilà donc posées les prémisses au déroulement du travail terminologique laurentien. Il convient maintenant d’examiner quelques aspects plus techniques afin de mieux saisir le rôle de la néologie dans le processus de l’aménagement linguistique.

La mise en œuvre du changement linguistique dans lequel s’est engagé l’Office couvre deux grands aspects de la terminologie en tant que discipline du langage :

  1. L’aspect véritablement terminologique, c’est-à-dire le fait de pouvoir élaborer des dictionnaires terminologiques à l’aide d’un matériel lexical déjà disponible en français et servant à dénommer des notions habituellement maniées dans un domaine spécialisé. Ces termes sont jugés par les usagers d’un secteur comme étant des unités terminologiques admises, bien intégrées et communément utilisées dans la communication entre les spécialistes. C’est, en quelque sorte, la partie stabilisée d’une terminologie en tant qu’ensemble lexical d’un domaine du savoir. C’est celle qui est connue et maîtrisée par tous les utilisateurs.
  2. L’aspect néologique, c’est-à-dire la zone instable de la terminologie d’un secteur donné. Cette instabilité a deux sources possibles :
    1. Elle peut provenir du constat de l’existence d’un matériel lexical entièrement nouveau, que les spécialistes connaissent peu ou prou et qu’ils n’utilisent pas encore en parfaite sécurité dans leurs communications. Cette période de flottement peut provoquer des écarts, des nuances dans la compréhension du message, puisqu’il peut arriver que l’un des interlocuteurs ne connaisse pas encore le néologisme utilisé par l’autre. Les termes nouveaux doivent donc à leur tour être rassemblés et décrits avant d’être entérinés par le milieu, puis insérés à leur juste place dans l’ensemble fonctionnel d’une terminologie spécialisée.
    2. Elle peut provenir du constat de l’absence complète de termes pour désigner un concept lui aussi nouveau : objet récent, procédé ou opération mis au point il y a peu de temps, nouvelle découverte, ainsi de suite. Il s’agit ici essentiellement d’une situation de lacunes lexicales qui doivent être comblées par la création de dénominations nouvelles : néologismes de forme, de sens et parfois même d’emprunt.

Les terminologues reconnaissent d’emblée l’action indispensable de la néologie dans le déroulement du travail de recherche terminologique. Ils se voient régulièrement confrontés à des situations linguistiques nouvelles lors de la préparation d’un dictionnaire spécialisé. On discernera très concrètement deux aspects de la néologie en terminologie : 1. D’une part, le terminologue repère un néologisme (en anglais, en français, etc.) dans le corpus documentaire qui sert au dépouillement, ou encore il l’extrait des conversations qu’il peut tenir à l’occasion avec les spécialistes d’une discipline. Plus rarement, le néologisme peut être recueilli dans diverses autres sources à caractère lexicographique mais très peu accessibles et réservées à des publics restreints (fichiers de traducteurs, de terminologues, de spécialistes, de petites entreprises). L’opération de repérage et d’identification des néologismes constitue une activité terminologique délicate qui répond à des critères méthodologiques bien définis et détaillés ailleurs (voir Boulanger 1979 et Cayer et Lebel-Harou 1983). 2. D’autre part, le terminologue crée lui-même un néologisme, en collaboration avec un comité de spécialistes du domaine qu’il traite : Cela se produit uniquement parce qu’une véritable lacune dénominative a été constatée ou parce qu’un besoin particulier a été déterminé par la recherche. Parmi les différentes raisons qui justifient un mot nouveau, on peut signaler les nécessités de :

  1. pallier l’absence d’une unité lexicale française équivalant à une unité anglaise déjà en usage dans un milieu anglo-américain (ex. angl. navel → fr. navelle ‘coupe du boeuf’; angl. signal output → fr. sortie audio ‘point qui délivre une tension électrique’ [mus. électr.]);
  2. corriger une faute contre le système linguistique de la langue française ou encore identifier une case vide dans la morphologie (ex. auteure, ingénieure, dans le cadre de la féminisation des titres);
  3. remplacer un anglicisme lexical ou un calque qui est mal construit selon le point de vue morphologique du français (ex. auto-lave [angl. car wash], remplacé par lave-auto; verrière, qui a remplacé canopée (angl. canopy) ‘partie vitrée du poste de pilotage’ [aéronautique]; profileur, qui remplace générateur d’enveloppe [angl. envelope generator] ‘dispositif électronique délivrant une tension électrique’ [synthétiseur]);
  4. éliminer un emprunt direct gênant ou indésirable dans la langue française (ex. angl. master → fr. bande mère ‘enregistrement original destiné à être reproduit’ [audiovisuel]; angl. mailing → fr. publipostage en France, publicité par la poste au Québec; angl. snack-bar → fr. casse-croûte [extension sémantique du terme hexagonal]; angl. citizens’ band → fr. bande publique au Québec, canal banalisé en France, tous deux normalisé; par les autorités respectives);
  5. dénommer nouvelles découvertes ou produits nouveaux récemment élaborés dans un pays francophone (ex. nordicité, nordologie, didacticiel).

Les choses ou les notions nouvelles peuvent appartenir en propre à l’une des communautés francophones ou être connues et répandues dans toute la francophonie. Il est évident que dans la plupart de ces circonstances de création lexicale, il faut prendre garde aux proliférations synonymiques inutiles. Le terminologue-néologue doit faire la preuve qu’une carence existe avant de proposer un néologisme.

Corriger une faute, combler une lacune, remplacer un anglicisme, éliminer un emprunt constituent des objectifs importants du travail néologique. Ils s’inscrivent dans les règles de protection naturelle d’une langue, en l’occurrence ici le français; ces devoirs sont très bien définis dans les lois linguistiques les plus récentes. On aura alors affaire à un interventionnisme linguistique ayant une valeur curative et destiné à contrer l’appauvrissement et la dégénérescence de la langue française. Pallier l’absence d’un terme et dénommer de nouvelles réalias constituent des opérations d’enrichissement du lexique français. On a alors affaire à un interventionnisme linguistique destiné à promouvoir ainsi qu’à assurer l’enrichissement collectif et la continuité de la langue française en luttant contre les dangers du vieillissement et de l’immobilisme. Il va de soi que ces principes de recherche en néologie s’insèrent dans un mouvement de revalorisation de la langue française et visent à en garantir la qualité, le rayonnement et le plein épanouissement. À l’heure actuelle, ce mouvement de revalorisation est d’envergure francophone, puisque de plus en plus, le français général hexagonal, traditionnellement considéré comme la référence normative, fait appel aux contributions régionales extrahexagonales qu’il intègre à l’ensemble de son propre stock lexical, établissant ainsi une image plus juste de la langue française.

Le volet néologique de la recherche terminologique a nécessité le développement de méthodes et de méthodologies qui se distinguent de la recherche proprement terminologique de plusieurs manières. Néanmoins, ces deux types d’approche de la terminologie restent complémentaires et la plupart des principes de base sont communs (voir Boulanger 1983/4).

Comme je l’ai déjà rappelé, les problèmes de créativité terminologique sont quotidiens pour les terminologues qui œuvrent dans une situation d’aménagement linguistique, que cette transformation soit occasionnée par la nécessité de passer d’une langue à une autre (par example de l’anglais vers le français), ou par la nécessité de constituer des terminologies entièrement nouvelles lorsqu’il y a des changements technologiques majeurs, comme c’est actuellement le cas pour le français qui doit affronter un nouveau défi, celui du virage technologique, c’est-à-dire le développement de nouvelles sphères d’activités, comme les biotechnologies, la micro-informatique, etc. Ces révolutions technico-scientifiques entraînent à leur suit des besoins lexicaux massifs et très nouveaux.

La néologie constitue donc l’une des voies essentielles de toute recherche terminologique factuelle ou ponctuelle, ou encore de toute recherche thématique. Aucune science ou technique récente, aucune discipline nouvelle ne peuvent établir leur terminologie sans se heurter à un moment on à un autre aux besoins néologiques pour lesquels il faut trouver des solutions linguistiques adéquates. L’établissement d’une bonne communication entre les spécialistes en est le but ultime.

Naissance du Réseau de néologie

La néologie s’avérant l’un des principaux moyens offerts par la linguistique pour affronter les besoins de nouveautés en matière lexicale, l’Office de lu langue française a décidé de réunir, à l’automne 1974, plusieurs dizaines de linguistes qui se sont penchés sur l’urgence d’organiser l’aménagement de la néologie dans la francophonie. Le colloque qui s’est déroulé à Québec à cette occasion situait d’emblée les débats au centre même des recherches terminologiques et sociolinguistiques nouvelles. Le premier résultat tangible de cette rencontre internationale fut l’instauration d’un Réseau de néologie scientifique et technique qui a commencé ses activités au printemps 1975, simultanément en France et au Québec (voir Office de la langue française 1975).

Dès l’origine, la raison d’être de la création de ce réseau était de répertorier les termes français nouveaux qui surgissaient quotidiennement dans une foule de secteurs d’activités techniques et scientifiques, ou encore de fournir, dans une optique prospective, des équivalents français valables pour les néologismes américains qui pullulaient en permanence dans la presse de l’Amérique anglophone. Une dizaine de néologues québécois et français ont alors entrepris un véritable marathon afin de parcourir la titanesque documentation française, québécoise et anglo-américaine, à la poursuite des néologismes français et anglais. A l’heure actuelle, huit ans après la formation du réseau, quatre équipes sont à l’œuvre dans la francophonie : celle de l’Office de la langue française à Québec; celle de Franterm, sous la responsabilité du Haut Comité de la langue française à Paris; celle de la Communauté économique européenne et de l’Institut supérieur des traducteurs et interprètes à Bruxelles; celle qui est logée auprès de la Direction générale de la terminologie et de la documentation du Bureau des traductions du gouvernement canadien. Cette équipe benjamine travaille à Montréal. Chacune des équipes bénéficie de moyens financiers et personnels qui varient suivant le degré des contraintes politico-économiques. Elles n’en contribuent pas moins à faire avancer la description des néologismes français et, dans une moindre mesure, des néologismes anglais.

Près d’une vingtaine de personnes réparties dans plusieurs zones de la francophonie consacrent présentement une part importante de leurs travaux à la quête ou à la création de termes nouveaux. En plus du personnel affecté d’office aux recherches en néologie, quelques contrats de service sont accordés à des chercheurs spécialisés dans des domaines de pointe, comme la nordologie, la foresterie, la biomasse forestière, etc. Ces chercheurs associés aux travaux de néologie sont pour la plupart des universitaires, des ingénieurs, des dirigeants d’entreprises et des spécialistes divers qui sont aux prises avec de constants besoins de désignations nouvelles pour des fins scientifiques, pédagogiques ou tout simplement fonctionnelles. Les travaux de recherche et d’établissement des fiches néologiques sont alors menés en collaboration avec des animateurs du module du réseau qui est concerné et sous leur supervision.

Les domaines présumément néologènes font l’objet de sondages et de recherches préalables afin d’en établir la richesse lexicale potentielle. Le statut néologique véritable des unités lexicales traitées est fondé sur la comparaison avec les outils lexicographiques les plus contemporains et pertinents. Il s’agit avant tout d’une recherche à caractère descriptif, aucune décision normative n’intervenant à l’étape du traitement linguistique et terminologique. La normalisation de certains néologismes pourra survenir ultérieurement, par exemple à l’occasion du traitement de certains dossiers par la Commission de terminologie de l’Office de la langue française, ou encore par les différentes instances relevant des autres partenaires, comme les commissions ministérielles françaises de terminologie, la Communauté économique européenne, etc. La méthodologie élaborée dès la formation du réseau fait l’objet d’une mise à jour permanente, en particulier en ce qui regarde le corpus d’exclusion lexicographique et terminologique, ensemble constitué d’une vingtaine de dictionnaires pour chaque langue (anglais et français) et dans lesquels chaque unité lexicale repérée ou proposée est vérifiée afin d’en établir le véritable statut linguistique (voir Cayer et Lebel-Harou 1983). Le volet lexicographique représente la pierre d’assise des recherches néologiques du réseau depuis sa constitution. Le traitement subséquent des unités terminologiques nouvelles est du même ordre que les travaux de terminologie habituels : préparation du dossier, élaboration de la définition, réduction des observations linguistiques, terminologiques ou techniques, vérification des rapports onomasiologiques entre les termes, ainsi de suite.

Objectifs de la néologie institutionnelle

Le réseau de néologie francophone a défini un certain nombre d’objectifs dont les principaux sont de :

  1. Répondre aux besoins multiples exprimés de toute part de rendre disponibles le plus rapidement possible des néologismes de facture française chez les scientifiques, les techniciens, les ingénieurs, les terminologues, las traducteurs, les étudiants et toutes les personnes aux prises avec des besoins langagiers nouveaux et qui ne sont pas en mesure de les trouver aisément. La mise à disposition de réservoirs de mots nouveaux, vise à l’augmentation quantitative et qualitative du travail de recherche terminologique.
  2. Si nécessaire, créer des néologismes français pour contrer l’infiltration des néologismes ou des néologismes ou des emprunts américains dans la langue française. Cet objectif veut essentiellement démontrer la capacité génératrice de la langue française en matière lexicale. Un sous-objectif de protection des structures du français y pointe également. Néanmoins, il ne s’agit pas ici de bannir à tout prix les emprunts. La recherche d’une proportion lexicale tout à fait normale entre les mots autochtones et les mots empruntés trouve ici sa justification.
  3. Sélectionner, analyser, normaliser, si nécessaire, les mots et les termes nouveaux qui entrent en conflit dans des situations de synonymie néologique ou terminologique. L’harmonisation et l’uniformisation de la communication sous-tend cet objectif.
  4. Développer chez les spécialistes de toute discipline, qu’ils soient langagiers ou non, des réflexes linguistiques bien français en matière de création lexicale. Objectif didactique de première importance, cet aspect est également lié à la connaissance des mécanismes de fonctionnement du système linguistique français. La maîtrise de la morphologie et des règles de créativité linguistique est tout aussi impérative que l’apprentissage et le maniement des règles de grammaire enseignées à l’école.
  5. Utiliser la situation privilégiée du Québec en Amérique du Nord comme tremplin d’observation de la néologie américaine galopante et servir de relais avec le reste de la francophonie. Depuis plus de deux cents ans, cette position stratégique a permis au français du Québec de développer des mécanismes de créativité lexicale qui lui sont propres et qui servent souvent à affronter d’une manière généralement satisfaisante l’infiltration massive des emprunts, entre autres.
  6. Contribuer à l’enrichissement collectif du stock lexical de la langue française par des apports lexicaux régionaux originaux, particulièrement ceux qui proviennent des secteurs d’activités économiques et scientifiques où chaque communauté francophone est à la fine pointe des recherches dans le monde, comme c’est le cas pour les techniques de l’eau, le laser, la foresterie, la biomasse forestière au Québec.
  7. Conduire des recherches théoriques dans le domaine de la néologie qui soient utiles à l’avancement des connaissances sur ce sujet en linguistique, en traduction, en terminologie et en sociolinguistique. Pour l’instant, le développement du Réseau de néologie a théoriquement et pragmatiquement contribué à l’avancement et à l’affermissement du projet d’aménagement linguistique et terminologique du Québec. Moyennant quelques ajustements indispensables, ce modèle est exportable dans d’autres sociétés (Afrique maghrebine, Afrique noire, Amérique du Sud) aux prises avec des problèmes similaires de changement linguistique et de tentatives de stabiliser leurs langues nationales.

Ces objectifs donnent aux Québécois des moyens d’action et de réaction plausibles au regard de situations linguistiques précises comme la créativité lexicale, la terminologie, l’emprunt, la synonymie, etc., ensemble de problèmes que les aménageurs linguistiques ont à affronter régulièrement et pour lesquels ils doivent proposer des solutions théoriques et pratiques pertinentes et immédiatement applicables.

Quelques facteurs préjudiciables à la néologie

L’instauration et le développement d’un réseau de recherche en néologie, auquel ont été associées plusieurs dizaines de personnes depuis huit ans, a permis de battre en brèche plusieurs préjugés à l’égard de la néologie depuis qu’elle fut mise en valeur par des écrivains français du 18e siècle. Parmi les facteurs dominants préjudiciables à la néologie, il suffit de rappeler le purisme, la lexicographie et la pédagogie (voir Actes du 10e Colloque de la SILF, thème 2 : L’innovation lexicale [à paraître]).

On sait pertinemment, que les recherches sur le lexique et la sémantique ont fortement souffert du fixisme imposé au 17e siècle en réaction contre un certain faste linguisique du siècle précédent, la Renaissance. L’interdiction politico-grammaticale de néologiser a culminé et s’est cristallisée à ce moment. La dictature puriste a bien résisté à quelques tentatives de réaction à travers les siècles suivants. De sorte que jusqu’au deuxième tiers du 20e siècle, la néologie a plutôt stagné. La tradition puriste s’était imposée constamment et avec force comme un vigile interdisant toute modernisation lexicale et freinant l’expansion normale et naturelle de la langue française. Cette monolithisation de la langue française l’a gardée captive dans son inconfortable conception centralisatrice, exagérément normée, trop autarcique au goût des régionalisants et, naturellement, passéiste.

La lexicographie a, quant à elle, longtemps ostracisé le néologisme. Le dictionnaire affublait bien certaines entrées ou sens nouveaux d’une marque néol., abréviation de néologisme, qui outrepassait cependant sa signification originale d’indice temporel soulignant la nouveauté d’un mot, pour revêtir plutôt un habit de juge qui statuait sur la valeur sociale du mot. La marque temporelle en est venue à servir d’indice de prescription plus ou moins accentuée, de signe de suspicion ou d’interdiction pure et simple. Bref, l’abréviation propulsait carrément entre parenthèse le mot nouveau, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer pour le consulteur ordinaire du dictionnaire qui se voyait coincé entre la réalité linguistique telle qu’il la vivait et un signal de désapprobation lexicographique officielle. Tel fut, pendant de nombreuses décennies, le comportement lexicographique conservateur envers les néologismes. L’attitude dictionnairique a beaucoup évolué à cet égard depuis 1975 environ, date charnière dans la modernisation lexicographique française. On constate maintenant un heureux début de libéralisation, à tout le moins un minimum d’ouverture acceptable, propre à encourager des comportements plus positifs à l’égard de la consignation des mots nouveaux dans les dictionnaires. Et cela, même si quelques lexicographes demeurent encore réticents en face de l’entérinement des néologismes et qu’ils continuent à manifester une nette préférence pour l’honnête homme de l’époque pré-littréenne.

La réticence et la résistance constatées envers la néologie chez la plupart des usagers généraux et professionnels de la langue tiennent aussi leur raison d’être dans l’absence injustifiable et totale de pédagogie à l’égard de la néologie. Rarement la créativité lexicale a-t-elle été abordée pleinement et sainement à l’université. Quant au niveau pré-universitaire, il vaut mieux ne pas s’aventurer à y enquêter. Le vide pédagogique est presque complet dans le monde francophone, si ce n’est quelques tentatives théoriques partielles et éparses. Il n’existe rien de systématiquement organisé. La perspective historique révèle évidemment les nombreuses raisons plus ou moins admissibles qui justifieraient un comportement pédagogique conservateur et traditionnel, comportement qui est soumis à des contraintes idéologiques qui n’ont souvent rien de linguistique. Aujourd’hui, l’état actuel des recherches scientifiques et de l’enseignement universitaire permet une ouverture qui annonce de meilleurs jours. En effet, la sensibilisation à la néologie et aux mots nouveaux est beaucoup plus grande qu’auparavant et ces recherches attirent de plus en plus de chercheurs et de professeurs de calibre universitaire. L’avenir parait plutôt positif à cet égard. Idéalement, il est souhaitable que l’arsenal des moyens de création lexicale soit mis à la disposition des étudiants le plus rapidement et le plus raisonnablement possible. Une connaissance minimale des mécanismes de formation des mots est nécessaire, au même titre que l’apprentissage et la maîtrise d’un minimum de règles grammaticales sont exigés des locuteurs.

Le purisme, une lexicographie trop traditionnelle et une pédagogie conservatrice ont longtemps empêché la néologie de s’affirmer comme ressource linguistique d’une indéniable valeur pour enrichir la langue française. Heureusement, ces emprises négatives se sont aujourd’hui atténuées et temporisées, laissant présager un avenir non négligeable pour la néologie qui mérite certainement d’acquérir le statut de discipline linguistique reconnue.

Conclusion provisoire

Ainsi, les recherches néologiques officielles, c’est-à-dire instaurées par un état dans le cadre d’une législation linguistique tout aussi officielle, amènent un regard nouveau sur l’une des branches des sciences du langage jusque-là demeurée au plan théorique et presque exclusivement entre les mains des chercheurs et des savants linguistes. L’intervention de l’état québécois dans le domaine de la correction et de l’enrichissement de la langue française pose de nouveaux principes en matière de doctrine linguistique, tant sous l’aspect curatif de la langue, que sous son aspect d’enrichissement lexical. Ce champ d’application de l’interventionnisme néologique est restreint pour l’instant à la dénomination des choses, des procédés, des opérations, etc., rattachés aux langues techniques et scientifiques. L’impact institutionnel évoqué ici se répercute naturellement sur la langue d’usage général.

On aura donc observé que l’intervention néologique dans le processus d’aménagement au Québec procède d’intentions positives qui sont de :

  1. Tenter de réduire ou de bannir l’emprunt, surtout celui qui appartient aux langues terminologiques (sciences, techniques, commerce, etc.). Des situations linguistiques historiquement différentes font que la lutte contre l’emprunt se déroule au Québec et en France suivant des modalités et des succès variables.
  2. Tenter de favoriser une créativité lexicale autochtone, puisant aux ressources morphologiques et syntaxiques internes du français. L’objectif est la revalorisation des capacités créatrices de la langue tout entière, pouvoirs qui avaient été mis en veilleuse pendant plusieurs décennies par l’invasion massive de vocabulaires étrangers qui pénétraient rapidement et allègrement dans la langue française selon le principe bien connu que les termes voyagent avec les objets qu’ils dénomment. Ces pouvoirs avaient aussi été réduits par la domination puriste.
  3. Imposer aux usagers, par le recours à la voie législative, des néologismes français pour le plus grand bien de la langue française, évitant ainsi une détérioration encore plus accentuée. Devant les sentiments traditionnels envers le bannissement des emprunts et des néologismes, ces visées peuvent paraître puristes. En réalité, ces prises de positions fermes tendent à l’affirmation des capacités productives du français qui lui permettent d’affronter avec succès et en recourant à des procédés internes, le renouvellement normal et constant du lexique. L’objectif tend donc à revaloriser le pouvoir autoproducteur du français plutôt qu’à denier la valeur de l’emprunt dans certaines circonstances. La visée fixiste habituellement reconnue au purisme n’est nullement défendue, ni entérinée ici. Au contraire, il s’agit de l’expansion et de l’évolution de la langue française et non de son involution.

En plus des recherches proprement pratiques en néologie, et qui ont été longuement évoquées ici, l’Office de la langue française est concrètement intervenu à trois niveaux sur un plan plus théorique afin d’assurer une qualité linguistique plus acceptable dans le cadre de la vie et de la société québécoises.

D’abord en publiant en décembre 1980 un énoncé de politique relative à l’emprunt de formes linguistiques étrangères. Le principe général de cet énoncé stipule que « la communauté linguistique francophone du Québec, tout en maintenant sa faculté de dénommer en français des réalités qui lui sont internes ou externes, doit tenir compte des exigences de la communication entre les membres de la francophonie » (voir Office de la langue française 1980 : 6).

Les objectifs de l’énoncé sont de :

  1. Répondre au besoin d’une prise de position officielle et précise de l’Office dans l’accomplissement de son mandat de normalisation.
  2. Répondre aux multiples besoins exprimés de toutes parts au Québec quant à l’élaboration de lignes directrices régissant l’emploi de la langue officielle en général et, en particulier, le recours légitime à l’emprunt.
  3. Poser un jalon indispensable vers l’établissement, à plus long terme, d’une politique globale de l’emploi de la langue française au Québec, y compris une norme du français parlé et écrit.
  4. Confirmer le rôle prépondérant que doit jouer le Québec, au sein de la francophonie, dans la recherche de moyens d’exprimer en français des réalités nouvelles, dont bon nombre sont d’origine nord-américaine.

L’énoncé de politique renferme une typologie des critères qui font qu’un emprunt sera accepté, qu’il sera rejeté, ou encore qu’il ne fera l’objet d’aucune intervention.

Deuxièmement, en élaborant un énoncé de politique linguistique relative aux régionalismes, énoncé qui devrait être publié sous peu (voir Office de la langue français 1983). Le principe général de cet énoncé stipule que le statut lexicologique et lexicographique de certains mots ou termes en usage au Québec doit être déterminé d’une manière officielle, afin de répondre aux besoins identifiés au Québec et dans divers milieux étrangers, notamment en France. Des règles sont donc énoncées quant à la définition de critères minimaux de reconnaissance des régionalismes québécois. Elles tiennent compte des rapports que ces québécismes entretiennent avec la langue française en vue d’instaurer l’intercommunication avec la francophonie.

Ayant identifié et défini toutes les catégories de régionalismes québécois, l’énoncé décrit les critères qui font qu’un régionalisme sera accepté, qu’il sera rejeté, ou encore qu’il ne fera l’objet d’aucune intervention.

L’énoncé ne préconise nullement un alignement inconditionnel sur une forme unique de français imposée de l’extérieur. Il n’entend pas non plus encourager la formation d’une langue québécoise détachée de ses sources historiques européennes. Il veut promouvoir les valeurs linguistiques véhiculées par les différentes ethnies qui composent la mosaïque francophone, dont le Québec, justifiant ainsi l’observation et le développement du précepte de l’unité et de la diversité de la langue française dans le monde. Le modèle d’aménagement linguistique prôné pour le Québec sous-entend que le recours aux régionalismes s’avère nécessaire à la conduite de la francisation, tout en favorisant l’enrichissement collectif de la langue française par des apports originaux. Aussi, certains des particularismes linguistiques québécois sont protégés et entérinés officiellement.

Enfin, en élaborant un énoncé de politique linguistique relative à la créativité lexicale, énoncé qui en est encore à sa phase préparatoire. Ce texte proposera un certain nombre de règles en ce qui regarde la formation des mots et des termes, les critères d’acceptabilité linguistique et sociale des éléments lexicaux nouveaux, ainsi que des circonstances qui justifient le recours à la création néologique. Il accordera une attention toute spéciale aux modalités de création lexicale au Québec qui diffèrent de celles de la France sur certains points.

Tous ces énoncés de politique préparés les uns à la suite des autres constitueront une grille d’évaluation permettant de statuer de mieux en mieux sur l’état de la langue française telle qu’elle existe au Québec, et ceci dans un cadre officiel et institutionnel. De cette manière, il est possible d’obtenir l’ensemble des éléments pertinents pour proposer aux Québécois une langue de qualité, concept qui reste cependant à analyser en profondeur. Toutes ces réflexions sont menées afin de préciser certains aspects du dossier linguistique québécois et de permettre des interventions de plus en plus adéquates et cohérentes en terminologie et, subséquemment, en langue générale.

Le contexte linguistique québécois, comme on l’a vu, offre des différences notables d’avec le reste du monde francophone. Des décisions internes doivent être prises à propos de problèmes épineux et fondamentaux, comme l’emprunt, les régionalismes, la néologie, au regard d’une norme langagière globale à promouvoir et d’une réflexion approfondie sur la description d’un modèle normatif qui convienne au milieu québécois.

Bibliographie

Note

[1] Ce texte est une version modifiée d’une communication présentée à Canada House (Londres) le 18 novembre 1983 au colloque Languages Group of the British Association for Canadian Studios sur le thème Canada in French Studies.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1986). « La néologie et l’aménagement linguistique du Québec », Language Problems and Language Planning, vol. 10, no 1, p. 14-29. [article]

Résumé

L’interventionnisme de l’état en matière de langue et plus particulièrement dans le domaine terminologique (LSP) fait l’objet de l’article. Comment l’état québécois définit-il le processus d’aménagement de la terminologie française dans les textes législatifs ou encore dans des énoncés de politique relative à l’un ou l’autre des aspects de la langue sur lesquels il souhaite intervenir, comme la néologie, l’emprunt, les régionalismes? Un modele d’aménagement à double facette est privilégié : concevoir la terminologie du point de vue institutionnel et préconiser des solutions d’intervention adaptées à l’objet. Pour l’Office de la langue française, l’un des moyens concrets a consisté à développer une activité néologique interne puis, à partir de 1975, à extensionner ces travaux dans le cadre d’un réseau international de néologie dont faisaient partie d’autres communautés francophones, principalement européennes. Ces perspectives guident les réflexions sur le rôle de la néologie dans le processus d’aménagement linguistique du Québec.

Abstract (anglais)

Neologisms and Language Planning in Quebec

This article discusses government intervention in language matters, particularly in the area of terminology. How, it questions, docs the government of Quebec approach the planning of French terminology in legislative texts and political announcements relative to such aspects of language it wishes to influence as the introduction of neologisms, borrowing, and the use of regionalisms? The author suggests a two-sided approach to language management is at work, one that conceives of terminology from an institutional point of view and advocates situation-specific language intervention solutions. For the Office of the French Language, one concrete means of terminology management has been to develop internal neologistic planning and then, since 1975, to extend these efforts within an international neologistic network, in conjunction with other francophone communities, particularly European ones. These perspectives guide reflections on the role of neologisms in the process of language planning in Quebec.

Resumo (espéranto)

Neologismoj kaj lingvo-planado en Kebekio

La artikolo traktas registaran intervenon en lingvajn demandojn, precipe rilate al terminologio. Kiel, ĝi demandas, la registaro de Kebekio aliras la planadon de franclingva terminologio en leĝfuraj tekstoj kaj politikaj anoncoj, en rilato al tiu aŭ alia aspekto de la lingvo, ĉe kiu ĝi deziras interveni, kiel ekzemple neologismoj, pruntado, regionismoj? La aŭtoro sugestas, ke dufaceta aliro al lingvoprizorgo okazas —aliro, kiu konceptas la terminologion de institucia vidpunkto kuj samtempe pledas por intervenaj solvoj adaptitaj al specifaj celoj. Ĉe la Oficejo de la Franca Lingvo, unu konkreta metodo de terminologia prizorgo estas evoluigo de interna neologisma planado kaj, depost 1975, plivastigo de tiuj klopodoj ene de internacia neologisma reto, kunlabore kun aliaj franclingvaj komunumoj, precipe eŭropaj. Tiuj perspektivoj kondukas al komentoj pri la rolo de neologio en la procedo de lingva prizorgo en Kebekio.