Régionalismes québécois usuels : un essai de description

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Introduction

Les aventures francophoniques en matière de lexicographie régionale sont nombreuses et à la mode; elles ne cessent de s’accroître et de se diversifier. Que l’on se situe dans une perspective historique ou dans une optique plus contemporaine, les entreprises de description des lexiques régionaux représentent une portion très importante des productions issues de l’industrie du dictionnaire. Dans certains cas (TLFQ au Québec, IFA en Afrique), il s’agit d’une position de forte influence, tant par le support scientifique que par les moyens économiques dont bénéficient ces recherches; dans d’autres cas, il s’agit d’une position plus atténuée et plus difficile à circonscrire (Belgique, Suisse); tandis que pour d’autres, il s’agit d’une position encore indéterminée, les travaux en étant à leurs débuts (langues créoles). La place privilégiée qu’occupe le TLF de l’Institut national de la langue française (Nancy) dans la mosaïque tient à l’ampleur et à la durée du projet, à son commanditaire gouvernemental (le CNRS), de même qu’à la dépendance totale ou relative des autres recherches francophones à son égard.

La prise de possession de la chose lexicographique par les usagers des différents français régionaux occasionne de nombreux tourments nouveaux aux lexicographes officiels de la langue française, tous logés jusqu’à récemment à l’enseigne du parisianisme et à celle de l’entreprise privée. Ces dictionnaires ne peuvent plus « macrophager » les régionalismes comme auparavant sous peine d’être cloués au pilori lexicographique (voir Dugas 1979 et Boulanger 1985a). Les fabricants de dictionnaires se réjouissent par ailleurs de cette prise en charge par les natifs, car le fardeau, loin de s’alléger, provoque de nouveaux questionnements lourds de conséquences sur le concept de « régionalisme », sur l’organisation macrostructurale, sur la norme générale ou régionale, sur l’aménagement linguistique, sur la francophonie (voir Boulanger 1985b), etc., difficultés que les lexicographes hexagonaux n’ont pas à résoudre seuls cependant.

Où donc peut-on désormais situer le centre de gravité, le point d’équilibre entre la force centripète et la force centrifuge qui bousculent les comportements traditionnels envers la langue française et qui perturbent les démarches séculaires de la lexicographie francophone?

Comme il sera largement question des pressions ou des soulagements ressentis par les lexicographes français au cours de ce colloque, il n’y a pas lieu de s’attarder là-dessus pour le moment.

Somme toute, le principal sujet de discussion est de savoir ce qu’est la langue française aujourd’hui et quel(s) genre(s) de dictionnaire(s) il faut préparer. Autrement dit, dans quelle mesure le français de référence tel qu’on l’a connu et véhiculé perd-il son droit d’aînesse ou sa connotation normative centralisée et monopolistique pour devenir un modèle historique envers lequel il faut avoir le respect de l’ancêtre? J’opterai ici pour une démystification de la supranorme hexagonale actuelle (norme dominante) comme modèle unique de référence pour la langue française contemporaine. Corollairement, la dédramatisation des infranormes régionales suivra son cours normal. Je donne aux termes supranormes et infranorme un sens différent de celui que leur attribue Jean-Claude Corbeil (voir sa communication). Pour lui, supranorme renvoie à la communauté francophone éclatée, dispersée, à l’ensemble des locuteurs ayant la langue française en commun. Ce supragroupe s’élève au-dessus des contingences politico-géographiques. Tandis que infranorme ne circonscrit que la norme particulière à une sous-région d’un territoire plus vaste, par exemple Charlevoix par rapport au Québec. Dans sa perspective, l’ensemble du territoire québécois, la France, la Suisse, etc., possèdent chacun une norme globale qui les caractérise par rapport aux autres pays.

Les modèles

Depuis une vingtaine d’années, des initiatives diverses ont donné naissance à des projets de recherche et à des réalisations lexicographiques régionales d’envergure que ce colloque mettra en évidence ou évoquera, que ce soit en Europe (Belgique, France, Suisse), en Afrique (actions de l’AUPELF et de l’ACCT pour te projet IFA) ou en Amérique (Québec, Acadie, Caraïbes). C’est l’un de ces modèles que j’aborderai en toute simplicité, son extension n’atteignant pas la dimension d’un grand chantier lexicographique qui s’étendrait sur plusieurs années. Il ne sera pas question d’une quelconque Baie James de la lexicographie, étiquette qui convient davantage aux trésors québécois et nancéien.

Le Conseil international de la langue française

La préparation du répertoire intitulé Régionalismes québécois usuels (RQU) était destinée à répondre à une demande du Conseil international de la langue française (CILF). Cet organisme projetait dès 1978 l’élaboration d’une collection d’ouvrages ou de monographies portant sur les français régionaux. Le rôle que s’attribuait le CILF dans cette entreprise se bornait à patronner la série des dictionnaires de régionalismes francophones. Il ne s’agissait pas pour ses dirigeants de coordonner les travaux, ni de les gérer, et encore moins de participer à leur réalisation scientifique. Les membres régionaux du CILF qui ont contribué aux recherches l’ont fait sur une base volontaire et suivant leurs disponibilités du moment. En outre, dans chacune des zones géographiques, les responsables désignés étaient entièrement libres de choisir leurs collaborateurs et de décider du contenu lexical de leur contribution.

À l’origine, quatre partenaires se sont associés au projet : la Suisse, la Belgique, la France et le Québec. Chaque sociétaire devait préparer une liste de particularismes lexicaux qui offraient une image des réalités linguistiques régionales usuelles, sans prétendre aucunement refléter l’entier du paysage linguistique de ces différentes mégarégions. Encore moins s’agissait-il de remplacer des projets de grande envergure et dont l’état d’avancement et les moyens financiers promettaient une moisson lexicale d’une tout autre dimension. La recherche proposée par le CILF obéissait à des objectifs spécifiques dont il faut saisir toute la portée pour bien comprendre le recueil de RQU et le resituer dans son contexte historique et contemporain. Ces quelques balises semblent indispensables et préalables à la présentation du répertoire et des aspects méthodologiques qui ont guidé l’équipe qui l’a réalisé.

Les objectifs du CILF

Le premier objectif poursuivi par le CILF était de déterminer un public cible. Ce public potentiel était composé des lecteurs ou des locuteurs des pays et des États francophones, à l’exclusion des usagers vivant dans les aires linguistiques où était élaboré et rédigé chacun des répertoires projetés. Cet avertissement est d’importance, car tout le programme méthodologique microstructural et macrostructural reposait sur cette distinction. Sous sa forme actuelle, la contribution québécoise n’est pas un dictionnaire fait pour les locuteurs du Nord-Est du continent américain.

Un second objectif préconisé par le CILF visait à fournir une image contrastée des différents français régionaux contemporains et cela dans des limites quantitatives raisonnables. Il n’était pas nécessaire de courir à l’exhaustivité, ni d’empiéter sur des projets bien huilés et dont c’est le programme spécifique. Les contraintes temporelles imposaient en outre des limites quant au nombre des unités à retenir pour la nomenclature et quant au développement des informations à consigner pour chaque article. La description d’un millier de québécismes présentés dans une microstructure simplifiée paraissait acceptable et tout à fait pertinente pour offrir une image colorée et contrastée du français au Québec.

Le répertoire de régionalismes québécois usuels

Une aventure bien québécoise

Avant d’entreprendre la description méthodologique de ce minidictionnaire, j’aimerais faire une petite remarque d’ordre terminologique et dire un mot de la composition de l’équipe.

Mon commentaire terminologique a trait aux -ismes lexicaux.

Comment en effet se dépêtrer d’une structure de mots en -isme qui devient de plus en plus touffue et envahissante. Que ce soit avec des génériques comme régionalisme (voir Boulanger 1985a), régionalisme régional, sous-régionalisme, régionalisme restreint, etc., ou avec leurs spécifiques comme canadianisme (voir Vinay 1981), québécisme, inuitisme, etc., une foule de difficultés surgissent en face du découpage raffiné à l’extrême de ce champ notionnel. Les problèmes terminologiques sont nombreux, sans compter les imbroglios linguistico-sémantiques eux-mêmes : ainsi comment distinguer québécisme (régionalisme propre à la ville de Québec) et québécisme (unité appartenant à l’ensemble du Québec)?

Autrefois, les chercheurs se contentaient du terme général canadianisme, enregistré par plusieurs dictionnaires de langue avec la définition suivante : « Fait de langue (mot, tournure) propre au français parlé au Canada » (Petit Robert). Aujourd’hui, le problème mérite d’être examiné plus en profondeur, car il est autrement plus complexe qu’on ne le croit. La spécialisation des recherches en matière de régionalismes ne facilite guère la tâche à ceux qui veulent mettre un peu d’ordre dans une terminologie effilochée qui rejoint le burlesque pour les uns, tandis qu’elle dénote une réflexion sérieuse pour les autres. L’état constamment changeant de la terminologie de ce secteur manifeste un malaise véritable qui a des origines politiques et culturelles et des répercussions linguistiques qui ne doivent pas être minimisées.

Ainsi, selon un scénario plausible, un mot commun à tous les francophones serait un francophonisme; s’il appartenait aux seuls locuteurs d’Amérique, il serait un américanisme; s’il était propre à la zone nord du continent, il deviendrait un nordaméricanisme; s’il n’intéressait que les États-Unis ou le Canada, il se dirait étatsunisme ou canadianisme; s’il était particulier à la Louisiane ou au Québec, il serait étiqueté louisianisme ou québecisme; s’il n’était localisé qu’au pays de Charlevoix ou en Abitibi, le locuteur aurait affaire à un charlevoisisme ou à un abitibisme. Et ainsi de suite. Toute tentative d’établir une terminologie cohérente dans ce domaine mériterait qu’on s’y arrête, ne serait-ce que pour examiner les aspects sémantiques. Comment dénommer par exemple le régionalisme commun au Québec, à l’Ontario et à l’Acadie? D’un autre point de vue, une même unité pourrait revêtir plusieurs identités suivant les circonstances de recherche. Par exemple, cométique (ou kométik) est un inuitisme et un québécisme. Tout ceci montre combien l’écheveau terminologique (forme et sens) est délicat et comment le chercheur œuvre avec des concepts qui ne sont pas toujours clairs et bien cernés, mais dont il doit néanmoins s’accommoder. Dans la mesure de nos connaissances du moment, il a été tenu compte de ces embûches lors de la préparation du répertoire de RQU.

L’équipe qui a contribué à l’élaboration de l’ouvrage représentait les différentes institutions qui, au Québec et au Canada, jouent un rôle dans l’évolution de la langue française, c’est-à-dire l’université, les médias et les gouvernements. Deux des membres du comité de travail étaient rattachés à l’Université Laval (Jean Darbelnet et Gaston Dulong), un à la Société Radio-Canada (Robert Dubuc) et un à l’Office de la langue française (moi-même). Les travaux étaient coordonnés par Robert Dubuc qui s’est en outre chargé de la rédaction finale avec moi.

Plusieurs autres personnes représentant divers organismes, institutions ou tendances ont été consultées tout au long de la recherche. Ces experts provenaient du ministère de l’Éducation du Québec, de la Commission de toponymie du Québec, de la Direction générale de la terminologie et de la documentation (Secrétariat d’État) et du Département de linguistique et philologie de l’Université de Montréal. Le manuscrit définitif fut par ailleurs soumis aux membres québécois du CILF qui ne participaient pas directement aux travaux, afin de recueillir leurs commentaires. L’ouvrage était terminé au printemps 1983 et il fut publié en juin de la même année (voir la bibliographie).

Description de la méthodologie

Les principes méthodologiques qui ont présidé à la préparation du recueil n’ont bousculé en aucune sorte les méthodologies utilisées ailleurs pour élaborer des dictionnaires plus exhaustifs. Ils n’ont pas non plus révélé d’époustouflantes découvertes en la matière.

Le groupe responsable de la recherche avait arrêté à environ 1 000 unités lexicales l’étendue de la macrostructure. Nous désirions que l’échantillon lexical atteigne un seuil de représentativité et de maniabilité suffisant pour que le lecteur destinataire se fasse une idée générale du français québécois par comparaison avec son propre usage. Cinq critères furent déterminés afin d’appuyer une sélection objective de la nomenclature. Ce sont : l’universalité, la fréquence, l’actualité, la créativité et la référence au français général standard. Tout au long de la recherche, ils sont demeurés pour nous une ligne de conduite empirique. Ils servaient de balises afin d’éviter les écarts trop considérables dans la nomenclature.

1. L’universalité signifie que les mots retenus paraissaient suffisamment connus de la majorité des usagers francophones au Canada, mais principalement au Québec. D’où le titre choisi pour le répertoire : Régionalismes québécois usuels. Les régionalismes restreints à certaines parties du Québec ou les sous-régionalismes, dans le sens non péjoratif de ce terme, n’ont pas été incorporés dans l’ouvrage qui privilégie l’intercompréhension et l’intercommunication totales entre les francophones d’ici. L’étalon de l’universalité reposait sur la représentativité de l’équipe de chercheurs responsables de la mise au point du dictionnaire. De par leur origine, ils couvraient à eux tous l’ensemble du territoire canadien à l’exception de quelques points particuliers que des contraintes de temps et de spécialisation ne permettaient pas de résoudre. C’est pour respecter ce critère d’universalité et de cohérence que des mots comme cani, bagosse, bombe ont été exclus ou, plutôt, n’ont pas été retenus.

2. La fréquence fut évaluée d’une manière très empirique, puisque fort peu d’études étaient disponibles pour étayer scientifiquement les choix. L’étude fréquentielle exhaustive n’était d’ailleurs pas le but visé. Des sondages furent effectués dans l’Atlas linguistique de l’Est du Canada (ALEC) et dans les principaux dictionnaires du français québécois disponibles (quelques-uns de ces réservoirs lexicographiques sont cités à la page 225 du répertoire). Il est donc évident que tel ou tel mot aurait mérité une niche au sein de la nomenclature mais qu’il en est momentanément absent. Tandis que tel ou tel autre mot qui est consigné pourrait être délogé au profit d’un oubli. Ce problème est bien connu dans l’univers lexicographique; il est inhérent au type même des recherches qui nous préoccupent tous. On le rencontre également dans l’établissement de bibliographies. Il ne faut donc pas s’en formaliser, surtout dans le cas des projets dictionnairiques à nomenclature réduite. Le nombre des omissions croît ou décroît proportionnellement à l’étendue de la nomenclature. Plus celle-ci est grande, moins il y a de chances que des unités de base échappent au lexicographe. Notre but n’était pas non plus de décrire les 1 000 québécismes les plus fréquents mais de tenter de cerner des unités très employées par de nombreux Québécois. La très grande majorité des mots conservés a été l’objet de décisions unanimes du groupe. La fréquence étant une affaire relative, chacun jugera de la pertinence ou de la convenance d’entrées comme solutionnaire, gelauder et fichoir.

3. Le critère d’actualité signifie que le mot fait partie du vocabulaire actif de la majorité des Québécois, qu’à tout le moins tous peuvent le comprendre à défaut de l’utiliser couramment eux-mêmes. Quelques mots littéraires et plusieurs unités appartenant à des terminologies rurales et artisanales ont été écartés (par ex. : froissis, pagée de clôture, trécarré), tandis que d’autres figurent à la nomenclature (par ex. : bouscueil, brunante) pour des raisons expliquées un peu plus loin.

4. Le critère de la créativité lexicale ou de l’innovation lexicale permet de rendre compte de l’enrichissement du français général par les régionalismes. Ainsi, des néologismes morphologiques (castonguette, cégep, relationniste), sémantiques (chansonnier, canette, babillard) et des emprunts aux langues amérindiennes (ouananiche, atoca, maskinongé) ou à d’autres langues (caucus, aréna, subpœna) sont logés dans des créneaux privilégiés de la macrostructure. Le critère n’a pas été pondéré par la prise en compte des interférences entre les aspects diachroniques et les aspects synchroniques qui pourraient, bien entendu, faire varier d’une manière sensible l’interprétation donnée aux différents modes de création cités ici. L’analyse est demeurée constamment en surface, soumise, pourrait-on dire, à l’absence de toute chronie. Les problèmes d’homonymie régionale soulevés à cette occasion n’ont pas été résolus lors de la recherche (pour cet aspect des travaux sur le lexique régional, voir Boulanger 1985a, p. 131-136).

5. Le critère de la référence au français général standard signifie que les mots et les termes qui désignent des concepts nouveaux ou différents de ceux qui existent en France furent favorisés. Les particularités du climat, de la flore, de la faune, de la vie culturelle et politique figurent en bonne place dans la série des notions productrices de régionalismes. On a donc considéré comme régionalismes québécois les unités lexicales qui, du point de vue formel ou sémantique, n’étaient pas d’un usage habituel pour les locuteurs francophones de l’extérieur du Québec et du Canada. Ces mots peuvent être connus d’eux, sans qu’ils soient actualisés dans leur discours ou dans leur usage quotidien d’aujourd’hui Certains néologismes sont sources d’interprétations particulières puisqu’ils n’ont de régional que le fait d’avoir été créés au Québec : motoneige, didacticiel, terminologue, nordicité ont rejoint depuis longtemps l’usage francophone universel tout en étant attestés dans la majorité des dictionnaires de langue fabriqués en France. Ils n’en demeurent pas moins des innovations lexicales laurentiennes.

L’objet matériel

Le minidictionnaire comporte deux parties :

  1. La section sémasiologique dans laquelle les articles sont présentés selon les principes lexicographiques les plus connus. La microstructure est développée autour de trois rubriques principales et réitératives; entrée et variante(s), définition glosée ou détaillée, exemples artificiels construits par le groupe de travail. À l’occasion, une rubrique d’observations relatives à la datation, à l’origine, à la prononciation, à des comportements culturels, etc., et une rubrique de renvois ont été utilisées pour éclaircir certains aspects spécifiques des unités ou de leur signification; ces informations sont essentielles à la compréhension minimale de la notion traitée (voir l’Annexe I). Les unités de la macrostructure sont rangées en ordre alphabétique continu; les variantes font l’objet d’un renvoi à leur place alphabétique.
  2. La section onomasiologique (voir l’Annexe II) permet de regrouper les unités lexicales par centres d’intérêt. Le classement systématique par sphère d’activité poursuit un double objectif :
    1. Permettre de repérer rapidement les secteurs les plus productifs en ce qui regarde les régionalismes laurentiens. Ainsi, les conditions de vie des Québécois qui sont explicitées par les dénominations lexicales sont mises en valeur d’une manière plus tangible.
    2. Permettre de repérer les créneaux les plus lacunaires dans le domaine des unités régionales. Nous avons pu identifier deux catégories de lacunes :
      • Les lacunes naturelles, c’est-à-dire des absences qui se justifient par le fait que les québécismes sont réduits au minimum, inutiles, voire inexistants parce que le français de référence se charge à lui seul d’occuper tout le terrain dénominatif pour les activités en question.
      • Les lacunes temporaires ou circonstanciées, c’est-à-dire les absences qui sont dues au fait que les recherches linguistiques n’ont pu être suffisamment développées dans le cadre limité imparti à notre entreprise (par exemple tout le champ vocabulairique des sacres) ou encore dans le cadre des projets autres que le nôtre (par exemple la terminologie de plusieurs domaines des sciences et des techniques dont les développements sont récents). C’est l’ensemble des données recueillies sur tout le territoire québécois et par toute la communauté des chercheurs qui comblera ces vacuums lexicaux généraux et terminologiques.

Le classement onomasiologique suivi est celui proposé par Hallig-Wartburg en 1963. Il a cependant été aménagé là où il paraissait indispensable de le faire.

Description et normalisation

Quelques interventions survenues pour diverses raisons ou restrictions peuvent être interprétées comme normalisatrices, mais tel n’était pas le but fixé puisqu’il s’agissait avant tout de décrire une réalité linguistique. La nomenclature stoppée à quelques centaines d’entrées a obligé le groupe à effectuer plusieurs tours de force. La non-inclusion de certaines formes d’anglicismes (c’est le fun, fun; smatte, beau smatte), d’expressions à la mode (être too much, ~ cool, ~ granola, ~ batik, avoir le look), de mots bien intégrés comme les jurons, les sacres et les expressions du domaine non conventionnel (hostie de ~, maudite marde, ne pas aller chier loin, maudit cul, cul (employé seul), etc.), peut être attribuée à ce genre d’asservissement macrostructural auquel est lié le lexicographe. Le choix des éléments représentatifs pour chacun de ces ensembles de mots ou d’expressions typiquement québécois posait aussi des problèmes d’envergure théorique que le mandat du comité n’autorisait pas à analyser de manière adéquate.

Sous un autre angle, plus officiel, nous avons peu puisé au Répertoire des avis linguistiques et terminologiques de l’Office de la langue française paru en 1982. Une décision de l’équipe a conduit par ailleurs à insérer d’une manière scrupuleuse les quelque 62 canadianismes de bon aloi déjà répertoriés dans la brochure préparée par le premier Office de la langue française en 1969, et cela malgré la vétusté de quelques-uns de ces régionalismes. Une toilette de la définition a dépoussiéré les plus vénérables.

La problématique de la norme et de la normalisation linguistiques au Québec n’ayant pas encore été fixée avec précision dans son ensemble, les sélectionneurs ont consigné une foule d’anglicismes larvés : glissements de sens (rince-bouche), calques (surtemps, frapper un nœud), archaïsmes maintenus grâce aux contacts avec l’anglais (barbier), emprunts franco-québécisés par dérivation ou par assimilation (calleur, débenture, pépine). C’est donc dire qu’aucun jugement qualitatif n’a été porté sur la valeur des mots introduits dans ce court répertoire. Il y a bien entendu des péchés d’omission impardonnables que la critique nous attribuera, tout comme elle pointera du doigt quelques péchés d’action. Nous sommes les premiers conscients de ces imperfections, mais c’est là le lot de l’« ars lexicographica ».

Le cadre lexicographique

Le cadre lexicographique tracé tient compte d’un certain nombre de facteurs de divergence observés dans le discours des Québécois. L’échantillon qu’est ce minidictionnaire veut montrer toutes les facettes de la créativité lexicale de la communauté francophone d’ici sans qu’aucun jugement subjectif ne perturbe la description à cette étape.

  1. Les créations savantes et techniques côtoient les créations populaires : câblodistribution se frotte à castonguette, chiropraticien défie guidoune, souffleuse reluque quétaine.
  2. Les niveaux sociolinguistiques et socioprofessionnels sont rendus : manger de la misère, prendre une brosse ne détonnent pas à côté de poser un geste, à frais virés, francophonisation. Nous avons cependant choisi de ne pas marquer les niveaux d’utilisation des régionalismes, ni en termes de sphère d’activité, ni en termes de niveaux de langue sociaux, chronologiques ou occupationnels.
  3. Tous les exemples d’utilisation sont artificiels, en ce sens qu’ils ont été conçus à partir des compétences personnelles des lexicographes. Chaque sens de chaque mot d’entrée est orné d’une phrase simple qui place l’unité en discours et éclaire sa signification en lui apportant parfois des connotations qui donnent leur pleine valeur québécoise aux éléments retenus : fléché, tablettage. Il n’était pas raisonnable dans les limites assignées de réunir des exemples documentaires et littéraires référencés. Cette recherche est maintenant terminée et elle a été accomplie grâce à l’aide du TLFQ.
  4. Seul le volet lexical du français québécois a retenu notre attention. Nous n’avions pas la prétention de régler les problèmes de prononciation, de grammaire ou de morphosyntaxe que pose la description d’un français régional. En de rares occasions, des indications apparaissent, car elles permettent de québéciser davantage l’unité visée. Ainsi, pour poigné [pɔɲe] et se mettre sur le bœuf [bø], la prononciation a une valeur distinctive; elle a donc été soulignée. En outre, les amérindianismes sont identifiés et quelques datations indiquées.
  5. À l’origine du projet, le seuil de représentativité et de maniabilité avait été fixé à environ un millier d’entrées. Le répertoire définitif de RQU contient autour de 800 québécismes de forme et de sens, y inclus les expressions figées. Il est évident qu’il s’agit là d’une gouttelette dans le grand dé à coudre du lexique québécois. Nous sommes loin des quelques millions d’occurrences ou des milliers d’unités recueillies par les chercheurs qui ont des ambitions d’exhaustivité dans la description.

Notre ambition se limitait à réunir, à l’usage des locuteurs étrangers, un échantillon représentatif du lexique usuel des Québécois d’aujourd’hui, pas davantage. Nous voulions que l’image projetée soit utile aux autres francophones qui envisagent de suivre les méandres lexicaux qui leur rappelleront sans équivoque que l’Amérique constitue encore un morceau de choix dans la grande mosaïque de la langue française. C’est ce continuum et cette unité dans la diversité que nous souhaitions réaffirmer en entreprenant la rédaction de ce vocabulaire partiel usuel des régionalismes laurentiens Nous laissons à d’autres le mot final, l’œuvre d’envergure plus vaste, plus ambitieuse et définitive qui décrira l’ensemble du français tel qu’il se vil au Québec et en terre d’Amérique.

Conclusion

Voilà l’essentiel de la présentation théorique et pratique de ce court essai de description du lexique québécois. Celle-ci respecte dans ses grandes lignes la tradition lexicographique avec toutes les qualités et tous les défauts inhérents à tout choix en matière de lexique.

Une suite est prévue au répertoire de Régionalismes québécois usuels. Dans une seconde étape, nous voudrions en effet que ce type d’ouvrage se substitue à la brochure des Canadianismes de bon aloi, parue en 1969. Déjà la nomenclature a été augmentée à 1 200 unités. Chaque mot est maintenant pourvu d’une référence documentaire ou littéraire. La microstructure sera enrichie de quelques rubriques, tandis que les rubriques occasionnelles existantes seront systématisées. Ainsi, nous pensons parvenir à établir le statut lexicographique québécois de chaque mot. Pour ce faire, un corpus de dictionnaires sera sélectionné; à partir de ce réservoir, une opération de contrôle consistera à vérifier la présence du mot dans cette série d’ouvrages ou à constater l’absence d’enregistrement. Pour le moment, celte rubrique s’intitule repère lexicographique. De même, nous songeons à attribuer des marques d’usage temporelle, professionnelle ou sociolinguistique aux unités. Le besoin pédagogique pressant guidera les rédacteurs dans l’établissement d’un nouveau répertoire. Mais le plus urgent demeure l’élaboration d’un dictionnaire complet qui résulterait d’un consensus entre tous les intervenants dans le dossier linguistique québécois. Passer du rêve à la réalité dépend de notre volonté collective.

Bibliographie

Annexe I

Extrait du répertoire Régionalismes québécois usuels[1] (section sémasiologique)

carriole, n. f.
Voiture d’hiver sur patins, munie de sièges et tirée par des chevaux.
L’hiver, on organise souvent des tours de carriole à la campagne.
1 Datation; 1721.
2. CBA.
carrosse, n. m.
Landau, voiture d’enfant à caisse suspendue.
Il y a encore des parents qui préfèrent promener leur bébé dans un carrosse plutôt que dans une poussette.
carton d’allumettes, n. m.
Pochette d’allumettes.
Dernièrement, il y a eu une exposition organisée par les collectionneurs de cartons d’allumettes de la région.
casque → en avoir plein le casque, loc. verb.
En avoir ras le bol, assez.
Le professeur en a plein le casque d’entendre les étudiants dire qu’ils ont trop de travail le soir à la maison.
casseur (euse) de veillée, n. m.
Trouble-fête, rabat-joie.
Mieux vaut ne pas les inviter elle et lui, ce sont les pires casseurs de veillée qu’il y ait sur la terre.
La variante casseux est plus courante.
cassot, n. m.
Emballage à claire-voie en bois ou en plastique servant au transport des denrées alimentaires périssables.
Le cassot de fraises est moins cher que le cassot de framboises cette année.
cassot → maigre comme un cassot, loc. adj.
syn. maigre comme un chicot, loc. adj. maigre comme un manche à balai, loc. adj.
Maigre comme un clou.
Depuis qu’il a entrepris son régime, il est devenu maigre comme un cassot.
Voir aussi : cassot.
castonguette, n. f.
1. Imprimante à cartes servant aux médecins pour la facturation des comptes d’assurance-maladie.
2. Carte d’assurance-maladie en usage au Québec.
1. Le gouvernement a l’intention de mettre fin à la pratique abusive de la castonguette par certains médecins.
2. Chaque citoyen québécois doit être muni de sa castonguette s’il veut éviter les problèmes de remboursement différé.
Le terme castonguette a été construit à partir du nom de Claude Castonguay, ancien ministre des Affaires sociales dans le Gouvernement québécois.
catalogne, n. f.
Étoffe faite au métier avec des retailles de tissus et qu’on utilise comme tapis, tentures, couvertures, etc.
Le tissage de la catalogne est devenu une vaste entreprise industrielle qui n’a presque plus rien d’artisanal.
1. Datation : 1635.
2. CBA.

Annexe II

Extrait du répertoire Régionalismes québécois usuels (section onomasiologique)

Discussion

André Dugas, Université du Québec à Montréal

Il me semble que tout travail de ce genre va trouver deux entraves formidables. Le premier facteur, c’est le fait de la dynamique des langues qui est très perceptible dans l’étude des lexiques de ces langues. Il y a le vieil ouvrage de Dauzat, La vie et la mort des mots; il est clair et net. Ça, c’est très pertinent dans le cas du lexique, à comparer, par exemple, avec la syntaxe d’une langue. Mais je crois qu’il y a un autre facteur qui est capital : c’est l’importance des recherches dans le sens des études longitudinales ou verticales. Et là, quand on veut faire ressortir du lexique d’une langue un ensemble très restreint de termes ou de lexèmes, il est très difficile de faire la part des choses entre ce qui sera d’ordre vertical ou d’ordre longitudinal. Et chaque fois que des gens vont se voir présenter des listes restreintes de lexique pour une population donnée, il y aura énormément de critiques sur l’un ou l’autre de ces aspects; c’est-à-dire qu’il y aura une sous-région ou une certaine partie de la population qui se sentira lésée et, dans l’ensemble, tout le monde sera lésé parce que, longitudinalement, c’est un choix quand même qui est assez arbitraire. Donc, a-t-on bien pris soin d’essayer de distinguer ces deux sortes d’études? Prenons par exemple les ouvrages de Dulong : c’est assez circonscrit, il étudie, dans certaines régions, un certain type de vocabulaire, donc d’un point de vue vertical, c’est assez approfondi; mais longitudinalement, il ne prétend pas présenter, d’une façon ou d’une autre, un lexique du français du Québec.

J.-Cl. Boulanger

Le commentaire est très juste; c’est pour cela qu’on avait décidé de travailler un peu en « achronie », ce qui nous a permis beaucoup de « péchés »! Il y a d’ailleurs un problème sur lequel on n’a pas beaucoup discuté jusqu’ici et sur lequel il faudra peut-être revenir, ce sont les contraintes qui ne relèvent pas vraiment de la linguistique, mais des compétences individuelles des membres de l’équipe de rédaction d’un tel ouvrage, chacun ayant des expériences, des avis différents sur la langue. Je ne me prends que comme témoin : je suis quelqu’un qui travaille en néologie depuis plusieurs années; je ne peux pas être « purisant », c’est impossible pour moi. Je suis plus laxiste que freineur, « brakeur » de mots... C’est là un problème important dans une équipe de rédaction. Alors, lorsqu’on entreprend un travail semblable, compte tenu des objectifs qui étaient imposés de l’extérieur à l’équipe, compte tenu aussi de la durée de ce travail, c’est un certain nombre de contraintes qui nous ont appris à bien ramer. Une fois que te produit est sur le marché, il faut que les autres l’améliorent.

Lionel Boisvert, Université Laval

Je n’ai pas aimé particulièrement l’opposition que vous faisiez au début de votre intervention entre, d’une part, les travaux d’optique historique et, d’autre part, les travaux d’optique contemporaine. Je pense qu’une approche d’ordre historique peut être tout aussi contemporaine qu’une approche d’ordre synchronique. J’espère qu’on n’est pas considéré comme passéiste si l’on pratique, jusqu’à un certain point, une étude historique du lexique. Contemporain et synchronique ne sont peut-être pas les meilleurs équivalents.

J.-Cl. Boulanger

C’est dans ce sens-là quand même que j’entendais contemporain.

Franz Josef Hausmann, Université d’Erlangen-Nuremberg

Quelles sources lexicographiques avez-vous utilisées? Ou est-ce que vous n’en avez pas utilisées? Par exemple, est-ce que vous avez pris l’ouvrage de Clas, Seutin et autres pour y faire une sélection? Qu’est-ce que vous avez fait des dépouillements des dictionnaires déjà existants?

J.-Cl. Boulanger

Ça n’a pas été un dépouillement « religieux ». À l’origine de cette demande du Conseil international de la langue française, il y avait un responsable qui avait contacté un certain nombre des principaux représentants de la recherche lexicographique québécoise pour qu’on lui fournisse, je crois, à l’origine, moins de 300 mots. Or ces personnes, rattachées à diverses universités, ont fourni environ 300 unités lexicales puisées soit dans leurs fichiers, soit dans leurs propres recherches, leurs corpus ou dans des ouvrages de lexicographie. C’est cette première matière qu’on a enrichie jusqu’à environ 1 000 unités, ramenées par la suite à 800, par nos travaux personnels. Des corpus de chercheurs universitaires, gouvernementaux ou individuels, voilà donc la provenance de la documentation.

Note

[1] R. Dubuc et J.-C Boulanger, Régionalismes québécois usuels, Paris, Conseil international de la langue française. 1983. Texte reproduit avec la permission de l’éditeur.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1986). « Régionalismes québécois usuels : un essai de description », dans Lionel Boisvert, Claude Poirier et Claude Verreault (dir.), La lexicographie québécoise : bilan et perspectives : actes du colloque, organisé par l’équipe du Trésor de la langue française au Québec et tenu à l’Université Laval, les 11 et 12 avril 1985, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Langue française au Québec, 3e section, Lexicologie et lexicographie », no 8, p. 187-205. [article]