Les dictionnaires et la néologie : le point de vue du consommateur

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Et quand on leur demande pourquoi ils pensent ainsi, ils répondent, si réponse il y a, que ce mot n’existe pas parce qu’il n’est pas dans le dictionnaire —comme ça, rien de moins, sans aucune référence bibliographique au dictionnaire auquel ils font allusion. (Raúl Ávila, La crise des langues, 1985, p. 334)

Les organisateurs de ce colloque m’ont demandé de traiter des rapports entre « dictionnaire » et « néologie » en me situant dans la perspective du consommateur. D’entrée de jeu, certains concepts fondamentaux exigent d’être précisés : de quel(s) dictionnaire(s), de quelle(s) néologie(s) et de quel(s) consommateur(s) sera-t-il question?

Pour l’ensemble du public, les dictionnaires sont des produits intellectuels; mais de plus en plus, leur aspect industriel et commercial n’échappe à personne. Dans les sociétés contemporaines, ils occupent une place de choix parmi la variété des biens de consommation courants. « Les dictionnaires sont des objets manufacturés dont la production, importante dans les sociétés développées, répond à des exigences d’information et de commercialisation » (Dubois et Dubois, 1971, p. 7). Cette double exigence s’articule dans un circuit où la concurrence est effrénée.

Le thème général de ce colloque est axé sur les terminologies en développement. J’ai tenté, dans ce qui suit, de me placer légèrement en périphérie du noyau dur de la terminologie et de diriger mes interrogations et mes observations du côté des dictionnaires de langue qui sont, à mon avis, les répertoires les plus méconnus et les plus mal maîtrisés par les terminologues et les traducteurs. Le rôle polyvalent de ces outils qui scrutent à la fois la langue générale et les usages terminologiques échappe à bien des sens. De sorte que les dictionnaires sont souvent placés en porte-à-faux dans la série des opérations qui caractérisent la recherche terminologique. Pourtant personne ne réfute l’absolue nécessité des dictionnaires de langue dans le travail terminologique. En somme, il s’agit d’explorer les raisons qui font que les usagers négligent ces instruments de recherche, qu’ils les exploitent mal ou encore pourquoi ils n’en connaissent pas suffisamment les richesses, la portée et les limites.

En second lieu, je voudrais examiner ce que j’entends par « néologie » car cette notion a considérablement évolué depuis une quinzaine d’années. Entre 1970 et 1985, elle a parcouru un chemin considérable, plus qu’elle ne l’avait fait entre 1759 (date de la première attestation du mot en français) et 1970, moment qui marque le début de la réflexion et de la structuration des travaux de terminologie dans la francophonie nord-américaine.

Enfin, je sens le besoin de mesurer quelques aspects propres à la consommation afin de savoir un peu mieux quel animal est le consommateur de néologie et de dictionnaires. La perspective choisie illustrera les droits et devoirs de l’utilisateur. Encore là, je m’attarderai à la facette lexicographique, étant entendu que la néologie est omniprésente durant ce colloque.

1. Les dictionnaires

Dans les milieux socioprofessionnels de la langue, le dictionnaire est maintenant considéré comme un bien de consommation usuel, périssable, renouvelable et toujours perfectible. L’ère du dictionnaire biblique et monolithique ainsi que le mythe de la permanence et de la durée étemelle semblent révolus. Les récents discours commerciaux des entreprises lexicographiques sont résolument orientés vers des contenus contemporanéisés. Nul consulteur de dictionnaires ne devrait d’ailleurs ignorer cela. Pourtant, on voit encore souvent sur les bureaux des terminologues des dictionnaires d’une autre génération.

C’est la constellation terminologique du dictionnaire général qui me retiendra un moment; en particulier la zone des terminologies nouvelles consignées dans des proportions variables par les lexicographes. Chacun sait ou se doute que les dictionnaires subissent des changements et s’adaptent au monde d’aujourd’hui. À y regarder de plus près, il est facile de remarquer que la plus grande partie des entrées ajoutées ou des modifications apportées à un dictionnaire sont relatives aux termes nouveaux, plus précisément à la couche spécialisée du lexique décrit. Formes nouvelles et sens nouveaux proviennent en majeure partie de la frange terminologique, frange qui a toutes les chances cependant de rejoindre un vaste public. C’est d’ailleurs là une condition d’insertion que celle de déborder le cercle restreint des spécialistes. Ainsi, dans le PR1967, aucune entrée n’est consacrée à vidéo malgré l’apparition du terme en français vers 1960 dans le champ des activités techniques. En 1977, le PR signalait cinq dérivés à la fin de l’article vidéo- : vidéocassette, vidéocommunication, vidéofréquence, vidéographe et vidéophone. Des cinq unités citées, seule vidéophone jouissait du statut de lexicalisme, c’est-à-dire qu’elle formait un article autonome, en plus de vidéo bien entendu. Vidéofréquenoe constituait une entrée-renvoi à vidéo où elle était définie. En 1985, le PR accorde le statut d’entrées libres à vidéocassette, vidéodisque, vidéotex et vidéothèque, sans compter l’abréviation vidéo et l’élément de formation vidéo-. Vidéophone est disparu au profit de vidéophonie qui, avec vidéoclip et vidéofréquence, posséda le statut d’entrée-renvoi. Un autre exemple démontre que parmi les 77 ajouts de mots dans le PLI1985, une cinquantaine sont aisément rattachables aux terminologies techniques, scientifiques ou à celles des sciences humaines. On constate par ces exemples que les retouches « dictionnairiques » pointillistes ou les changements plus systématiques concernent au premier chef la portion spécialisée de la langue. En fait, devant la progression géométrique des termes, les lexicographes doivent réviser leur nomenclature régulièrement et à la hausse. Ils doivent aussi modifier sensiblement les proportions réservées à la langue générale et celles consacrées aux terminologies. Ces dernières prennent de plus en plus d’importance dans les dictionnaires généraux. Il n’y a pas que les ajouts formels qui soient touchés. Les articles allongent de plus en plus car on y développe les sens spécialisés des mots d’entrée. De sorte que la microstructure accentue son caractère hybride, une section reflétant l’usage courant et l’autre les usages spécialisés. Ceci n’est certes pas sans causer de nombreux problèmes de polysémie et d’homonymie. À titre d’illustration, entre 1967 et 1984, la liste des descripteurs des domaines d’emploi (les abréviations) du PR s’est enrichie d’une douzaine d’éléments à caractère terminologique pour les trois premières lettres de l’alphabet : acoustique, AFNOR, algèbre, alpinisme, astronautique, biochimie, biogéographie, boulangerie, chimie organique, chirurgie dentaire, cristallographie, cybernétique. En revanche, aucune abréviation ancienne n’a été supprimée. L’augmentation des indices classificateurs ne peut signifier qu’un accroissement nomenclatural important ou encore qu’un raffinement dans l’étiquetage des sens afin d’en circonscrire la véritable valeur d’emploi. Quoi qu’il en soit, depuis 10 ans les macrostructures des dictionnaires ont tendance à grimper. (Le Lexis l979 enregistre 76 000 entrées contre 70 000 pour son cadet de 1975; le PR des années 80 s’est enrichi de 6 000 à 7 000 entrées nouvelles par rapport à l’ancêtre de 1967). Pour prendre un seul cas concret, le terme informatique occupe onze lignes dans le PR1984, alors qu’en 1967, il n’avait pu trouver place dans la nomenclature. Par ailleurs, les microstructures allongent. Les articles biologie, biologique et biologiste ne renfermaient aucun renvoi analogique en 1967, tandis qu’en 1984, dix-sept références analogiques mènent le consulteur à travers un réseau analogico-notionnel très dense. Ainsi, biologiste renvoie à bactériologiste, cytologiste, embryologiste, généticien, botaniste, naturaliste et noologiste, série de termes qui relèvent de secteurs très spécialisés. De plus, l’entrée biologiste a perdu son étiquette de genre. De masculin exclusif qu’elle était, l’entrée fut neutralisée, épicénisée quelque part au cours des dix dernières années. Du point de vue quantitatif, le nombre de mots en bio- (du grec bios) est passé de seize en 1967 à quarante-six en 1984, c’est-à-dire à peu près 200% d’augmentation. En 1967, les seize mots étaient répartis en quatre groupes : un préfixe, quatorze substantifs, deux adjectifs, et un hybride (à la fois substantif et adjectif). En 1984, les quarante-six mots comprennent un préfixe, trente-cinq substantifs, sept adjectifs et un hybride. Aucun mot présent en 1967 n’a été retiré en 1984 (Voir le tableau en annexe.) Seize des quarante-six termes (environ 33%) possèdent une date d’apparition postérieure à 1965, époque de la préparation de la première édition du PR. Aucune de ces séquences n’inclut de mot grammatical, ni de verbe, ni d’adverbe. À l’évidence, le caractère représentatif des vocabulaires spécialisés est démontré car toutes ces unités sont porteuses de concepts terminologiques.

2. La néologie

En ces temps troublés d’effervescence lexicale, définir ou cerner la néologie relève soit de l’exploit olympique, soit de la témérité linguistique, tant la notion a pris de l’expansion sous la double approche linguistique et terminologique dans laquelle s’entremêlent la lexicographie et la normalisation. La définition traditionnelle linguistique qui ne cerne que le processus par lequel une langue voit à l’enrichissement de son lexique au moyen de mécanismes morpho-sémantiques ne convient certes plus. Ou plutôt, elle n’est plus suffisante, ne devenant qu’un aspect de toute une série de démarches qui situe d’abord la néologie au niveau politique. À partir de cela, elle chemine vers une activité concrète d’ordre sociolangagier dont les résultats deviennent comptabilisables sous la forme de néologismes technico-scientifiques à insérer dans un ou des usages. L’illustration la plus significative de ce nouvel abord est sans doute celle du premier Réseau de néologie qui a publié environ 15 000 néologismes terminologiques entre 1976 et 1985. Pour quiconque scrute les quarante-deux cahiers de la série Néologie en marche parus à ce jour, l’histoire raccourcie de l’évolution de l’idée de néologie en terminologie y est à plus d’un degré. Tandis qu’en langue générale, la perception n’a guère subi de modifications notables, si ce n’est une tolérance un peu plus grande à l’égard des mots nouveaux. Les cahiers de NEM ont rapidement évolué de la description unitaire des termes (voir le cahier numéro 1 paru en 1976), c’est-à-dire le repérage ou la création de néotermes n’ayant pas de réels rapports notionnels entre eux, à la description semi-systématique, puis systématique d’ensembles de termes interactifs dans un même réseau notionnel.

Avec l’émergence de la terminologie organisée au détour des années 70, la notion de « néologie » s’est diversifiée en activités nouvelles dont la caractéristique majeure fut de s’associer à la recherche collective et institutionnelle et non pas de demeurer exclusivement au niveau de l’activité individualisée ou isolée qui déplaisait tant aux puristes d’antan. À l’heure actuelle, le concept de « néologie » englobe cinq éléments interreliés :

  1. Il désigne toujours le processus de création des unités lexicales nouvelles (terminologiques ou générales) par le recours conscient ou inconscient aux mécanismes de créativité linguistique habituels dans une langue. Il s’agit ici du code morpho-sémantique propre à chaque langue, qui anime le mouvement de renouvellement du lexique.
  2. Il désigne l’étude théorique et appliquée relative aux innovations lexicales, qu’il s’agisse des procédés de création (dérivation, composition, syntagmatisation, emprunt, etc.), des critères de reconnaissance, d’acceptabilité ou de diffusion des néologismes, ou encore de leur insertion sociale ou socioprofessionnelle. Les aspects linguistiques de la recherche s’unissent ici aux analyses sociolinguistiques pour fonder une dynamique.
  3. Il désigne l’activité institutionnelle organisée et planifiée systématiquement en vue de recenser, créer, consigner, diffuser et implanter des néologismes dans le cadre d’un réseau de recherche terminologique associé à un projet de changement ou d’amélioration linguistique dans un pays ou un État. Le mode d’intervention sociolinguistique « et défini et structuré en vue de répondre à un projet de « terminologisation sociétale » : francisation pour le Québec, arabisation pour l’Afrique maghrébine ... et même « hexagonalisation » pour la France. L’idée d’organisation institutionnelle réglée par des instances politiques mandatées par les pouvoirs gouvernementaux est privilégiée ici sous l’angle de l’aménagement linguistique.
  4. Il désigne l’entreprise d’identification des secteurs spécialisés des connaissances humaines entièrement nouveaux (par ex. l’intelligence artificielle), récents (par ex. les pluies acides, la biomasse), non encore décrits ou lacunaires quoique plus anciens (par ex. la mécanisation forestière), secteurs qui sont tous d’abondants producteurs de néologismes. L’analyse porte ici sur l’ensemble du système de termes de l’activité choisie plutôt que sur l’évaluation des unités une à une ou de sous-ensembles fragmentaires. Ainsi, il est clair que toutes les unités terminologiques du domaine des pluies acides rassemblées dans un cahier de NEM ne sont pas néologiques dans le sens premier du terme néologisme. La concentration des termes dans un même répertoire constitue un effort de synthèse remarquable de données éparpillées dans une documentation volumineuse. Elle permet de tracer un profil terminologique presque complet du domaine des pluies acides tout en marquant l’originalité de cette terminologie dont une bonne part est empruntée à une multitude de domaines voisins ou un peu plus éloignés. Ce type de travaux à caractère néologique est à situer au plan de l’aménagement terminologique.
  5. Il désigne enfin un ensemble de rapports avec les dictionnaires. Deux aspects sont à signaler. D’abord, celui qui consiste à se servir du dictionnaire, ou plutôt d’un ensemble de dictionnaires, comme moyen de statuer sur le caractère néologique ou lexicalisé d’une unité lexicale repérée dans un texte. Le dictionnaire est ici conçu comme instrument de contrôle et comme un filtre linguistique. Le deuxième aspect consiste à identifier dans le dictionnaire les unités qui sont métalinguistiquement marquées comme néologiques. Ces unités sont repérables grâce à une série d’étiquettes employées par les lexicographes : abréviation néol., datation, renvois à caractère normatif, etc. Une meilleure connaissance des rapports entre néologie et dictionnaire est souhaitable d’autant plus que le volet lexicographique prend une importance grandissante dans les recherches terminologiques.

Comme on le perçoit par ces cinq approches complémentaires, la notion de « néologie » ne se laisse pas apprivoiser aisément. Elle participe d’un ensemble interactif où la langue générale et la terminologie ont conclu un pacte qui concrétise la complicité de la société et du dictionnaire. À mon sens, néologie fait encore peur, même si l’idée semble devenue familière dans certains milieux. La conception selon laquelle il est interdit de créer des mots subsiste encore dans certains esprits. Vaugelas n’est pas encore mort pour tout le monde. Ce rapide tour d’horizon conduit à proposer une définition globale de la néologie que j’emprunte à Alain Rey. « La néologie (...) est une activité, c’est-à-dire un processus, un dynamisme, quelque chose qui, à l’intérieur d’un système linguistique, d’une entité culturelle ou d’un groupe social de communiquants, produit des unités lexicales nouvelles et des unités terminologiques nouvelles, des désignations nouvelles, soit pour maîtriser un monde en évolution où des objets nouveaux et des classes d’objets nouveaux se manifestent, soit pour redésigner des choses déjà désignées auparavant pour des raisons qui sont difficiles à analyser et qui peuvent relever aussi bien de phénomènes entièrement subjectifs et collectifs comme le snobisme que de besoins internes de remodeler le stock lexical » (Rey, 1985, p. 234).

Je crois que l’étape de sensibilisation qui nous attend sera difficile si on recule devant cet aspect des choses qui nous dicte de reconnaître clairement et collectivement l’existence et la nécessité de la néologie organisée. Il est évident qu’une pédagogie de la néologie est indispensable, impérative même, et qu’elle doit précéder toute autre forme d’action. L’opération pédagogique doit être menée à tous les niveaux d’intervention moyennant les ajustements nécessaires.

Pour prendre le seul exemple de l’usager des dictionnaires, on peut se demander comment il fait pour reconnaître la nouveauté linguistique dans un ouvrage de cette catégorie. Le cheminement le plus évident consiste à repérer des étiquettes, puis à les décoder correctement à l’aide des discours d’introduction des dictionnaires, lorsqu’ils existent. Dans le cas contraire, l’utilisateur est coincé s’il n’est pas un consommateur averti. Les indices de décodage semés par le lexicographe sont nombreux :

  1. Des dates apparaissent dans la parenthèse étymologique (ex. aérobie : 1981, PR).
  2. Des dates apparaissent parfois devant les sens nouveaux (voir le Lexis).
  3. La marque d’usage néol. apparaît dans la parenthèse étymologique (ex. biocide, PR).
  4. La marque d’usage néol. précède un sens nouveau (ex. mécanicien, 5e sens, PR).
  5. Les ouvrages ou les auteurs cités en exemple sont contemporains (ex. les journaux comme Le Monde, les périodiques comme La Recherche) ou « désinterdits » (ex. San Antonio, R. Gary).
  6. La mention d’autorités normatives (ex. les commissions de terminologie, le Journal officiel. Voir listage et télémaintenance dans le PR).
  7. Les marques d’emprunt : amér., angl., jap., chin., etc.
  8. Les modifications dans les définitions, soit par ajout d’information, soit par retrait, soit par actualisation de la description des notions (ex. vidéo, PR1977PR1984).
  9. Les changements dans certaines catégorisations lexicales et grammaticales, comme par exemple le recours de plus en plus fréquent à des marques de neutralisation du genre lorsqu’il s’agit de désigner certaines catégories de personnes.

La somme des indices montre que les lexicographes se préoccupent de l’actualisation du lexique qu’ils moulent étroitement sur l’évolution sociale. Les enragés du dictionnaire que nous sommes doivent apprendre à maîtriser l’appareil de mise à jour employé dans les dictionnaires de manière à rentabiliser chaque consultation.

3. Les consommateurs

Qui sont-ils et que cherchent-ils?

Le PR définit consommateur comme étant une « personne qui utilise des marchandises, des richesses, pour la satisfaction de ses besoins ». Nous avons déjà situé le dictionnaire parmi les biens de consommation courants et concurrentiels dans la société actuelle. Cela signifie que le dictionnaire est un produit grand public, qui se vend, qui circule, qui s’échange, qui s’use. Avec comme corollaire, que plus les éditions se succèdent rapidement, plus les acheteurs deviennent exigeants envers les nouveaux contenus. Le dictionnaire est aussi un produit intellectuel et à ce titre, il doit tenir compte de contraintes diverses imposées par le lexicographe, le fabricant, les institutions et le public-cible. Il se situe donc au croisement d’une double idéologie : celle qu’impose le groupe dominant du moment et celle que le lexicographe défend.

Tout le monde peut être consommateur de dictionnaires et de néologie. Mais pour les besoins de la démonstration, je m’arrêterai aux groupes de personnes qui ont une forte influence les uns sur les autres, c’est-à-dire ceux et celles qui ont besoin des dictionnaires et de la néologie pour régler des problèmes d’ordre linguistique reliés à des exigences professionnelles. Ces intervenants œuvrent dans des sphères d’activité axées sur le langage à des titres divers.

Les consommateurs auxquels je songe cherchent des néologismes dans les dictionnaires pour des raisons professionnelles qui dépassent le simple constat de l’existence ou de l’orthographe d’un mot, ou encore de sa signification à des fins individuelles (mots-croisés, scrabble, jeux de langage, etc.). Ils forment une clientèle privilégiée des dictionnaires, des méta-usagers en quelque sorte. Leurs critiques sont souvent sévères : ils se plaignent de l’absence de tel ou tel mot, de tel ou tel sens; ils mettent en évidence certaines imperfections comme des informations fonctionnelles incomplètes ou non pertinentes, des définitions de travers, des lacunes ici et là, des erreurs involontaires (voir à ce sujet les renvois de vieil/vieille à vieux dans les PR1984 et PR1985, alors qu’une erreur typographique s’est glissée lors du regroupement des renvois en 1985 : le dictionnaire donne viel et vielle), ainsi de suite.

Parmi les principaux consommateurs, je rangerai les traducteurs et les terminologues, les linguistes et les lexicographes, les enseignants, les spécialistes (scientifiques, techniciens, chercheurs), les journalistes et las « médiateurs ». Ces groupes de personnes sont très souvent placés dans des situations de communication qui les obligent à faire appel à des éléments linguistiques nouveaux. Lorsque ces consommateurs ne créent pas directement des néologismes, ils se tournent vers le dictionnaire et l’autorité linguistique et normative qu’il représente à travers une certaine idéologie. L’utilisateur recourt au dictionnaire comme balise, comme repère afin de pouvoir statuer sur l’unité nouvelle. Le dictionnaire conserve ici sa réputation séculaire d’être un répertoire d’articles de loi du code lexical d’une langue qui stipule le permis et clôture l’interdit. Il donne son aval à l’usager pour le réemploi de nouveaux moyens de désignation. Il dit ce qui est reçu, acceptable. D’où certaines réticences qui vont jusqu’aux aberrations du genre « ce qui n’est pas dans le dictionnaire n’existe pas ».

Le facteur temps joue alors un rôle considérable pour la néologie. Le français propose plusieurs milliers d’innovations lexicales chaque année. De ce lot, une faible partie se fraiera laborieusement un chemin vers les dictionnaires. Fustiger le dictionnaire de langue parce qu’il ne consigne pas tel ou tel néologisme, tel ou tel terme technique, tel ou tel régionalisme ou encore tel ou tel syntagme serait prétentieux, futile et parfaitement inadéquat. Chacune de ces catégories d’unités occupe un créneau limité dans la nomenclature et cette limitation fait partie de la stratégie adoptée par chaque entreprise lexicographique. Que cherchent les consommateurs de néologie dans les dictionnaires? En apparence, la réponse est simple. Ils cherchent des solutions, des recettes, des éclaircissements, des sources de déculpabilisation et de « désinterdiction » qui leur permettent de résoudre un problème d’ordre particulier au plan linguistique ou notionnel. À ce niveau, le dictionnaire est perçu comme un réservoir de néologismes « normalisés », c’est-à-dire entérinés par les lexicographes porte-parole de la société. Cette reconnaissance accrédite les mots nouveaux grâce aussi au décalage entre le moment de la création du néologisme et le moment de l’enregistrement. Le dictionnaire ne peut être en avance sur la langue. Le retard est naturel entre le « décrit » et le « à décrire ». Mais, même s’il est perçu comme une précaution, l’écart est toujours souligné par le consommateur qui accepte mal les excuses du lexicographe, qu’elles soient de nature scientifique ou qu’elles relèvent de contraintes éditoriales. Il n’en demeure pas moins que les dictionnaires forment l’un des plus merveilleux réseau de circulation des néologismes car ils sont à la fois juge et partie; d’où la double responsabilité que leur imputent les consommateurs : ils désirent que les lexicographes décrivent le plus grand nombre possible de néologismes tout en portant sur eux un jugement de valeur normative.

Plus concrètement, les consommateurs cherchent des réponses de plusieurs ordres :

  1. Ils veulent constater l’existence réelle d’un néologisme (forme et sens) ou d’un ensemble de néologismes.
  2. Ils souhaitent l’approbation du lexicographe, c’est-à-dire l’autorisation de réemployer un mot nouveau ou bien ils se heurtent à l’interdiction si le néologisme en question n’est pas consigné.
  3. Ils recherchent des informations de nature fonctionnelle et linguistique du point de vue normatif (par ex. : anglicisme, mot recommandé ou non, etc.).
  4. Ils veulent des modèles sous la forme d’éléments de formation qui garantissent la validité linguistique du nouveau terme qu’ils créent parfois eux-mêmes ou qu’ils repèrent dans un texte ayant moins de force légale que le dictionnaire.
  5. Ils recherchent des informations d’ordre plus général qui ouvrent des portes plus grandes que celles de la stricte légitimité de la nomenclature (par ex. : tel auteur cité, telle revue mentionnée, etc.).

Les consommateurs souhaitent trouver toute une série de critères linguistiques, terminologiques et référentiels qui justifient l’utilisation ou le réemploi d’un mot afin de résoudre leurs difficultés.

Le dictionnaire devient à la fois un récepteur de néologie parce qu’il consigne des éléments linguistiques neufs, un émetteur de néologie parce qu’il décrit une notion nouvelle en la définissant et en détaillant son fonctionnement linguistique et terminologique, et un normalisateur de néologie parce qu’il cautionne le produit lexical nouveau, du moins en apparence. Il n’est pas créateur de néologie lui-même, d’où le prestige dont il jouit.

Les remarques précédentes conduisent tout droit à un problème d’ordre pédagogique.

La consécration lexicographique du néologisme lui donne un statut en langue tandis que la non-inclusion signifie le rejet du mot et relève de l’autorité prêtée au lexicographe en matière de norme.

Le lexicographe a donc une responsabilité très élevée dans une société. Il a pour tâche de sélectionner les entrées en lieu et place des locuteurs qui sont ses futurs consommateurs. La responsabilité sociale doit aussi être poussée au maximum en fonction de la satisfaction des besoins du public. Le producteur de dictionnaires a l’obligation morale d’expliquer à l’acheteur ce qu’il a fait et le devoir d’exposer les raisons qui justifient ce qu’il n’a pas cru bon d’écrire. Cela signifie que les préfaces, les introductions et toutes les autres données d’accès essentielles au décodage du dictionnaire devraient être impérativement présentes dans l’ouvrage et très explicites. Deux attitudes existent à ce sujet. Certains dictionnaires couvrent bien leur contenu et exposent clairement leur programme, y compris pour ce qui est de la portion du lexique laissée de côté. D’autres se cantonnent à des présentations dans lesquelles la haute voltige commerciale l’emporte sur le reste : ils vantent les mérites exclusifs de leurs produits. Je ne veux pas citer de dictionnaires qui s’abstiennent totalement de la pédagogie d’utilisation ou qui en noient les bribes dans un discours autocontemplatif. Je mentionnerai un seul exemple constructif et c’est celui des Robert : Petit Robert, Grand Robert et Robert méthodique, dont les exposés méthodologiques présentent les contenus d’une manière fort honorable.

Il ne suffit pas d’avoir un guide de décodage sous la main. Encore faut-il savoir comment s’en servir. Et là, la responsabilité revient au consommateur. C’est lui qui a le devoir de lire et de maîtriser les données d’accès avant toute consultation. À ce niveau, et jusqu’à récemment, l’autodidactisme était généralement de mise. Avec les développements lexicographiques contemporains, la pédagogie doit s’organiser à l’étape de la formation universitaire, à défaut d’y recourir avant. Enseigner le dictionnaire aux terminologues déjà en exercice doit aussi devenir une phase essentielle de leur formation permanente. Il est impardonnable qu’un traducteur, qu’un terminologue, qu’un néologue, qu’un linguiste, etc. ne sachent pas tirer le maximum de profit des principaux outils de travail qu’ils utilisent tous les jours de leur vie. Une osmose totale doit exister entre le produit et le consommateur. Combien de professionnels de la langue négligent le Lexis ou le Robert méthodique parce qu’ils ne savent pas comment les décoder?

Il est normal qu’on attende du lexicographe des informations d’accès éclairantes. Il est aussi normal qu’on attende du professeur une bonne pédagogie du dictionnaire (cela reste à instaurer dans de nombreuses universités même si des progrès remarquables ont été réalisés au cours des dernières années). Mais il est aussi impératif qu’on exige du consommateur une analyse critique des dictionnaires qui tire profit des deux intermédiaires précédents. L’utilisateur a des comptes à rendre lorsqu’il se retrouve seul devant son dictionnaire fermé. Le dictionnaire est un objet qui n’est pas innocent. Il établit un courant continu entre le pôle producteur et le pôle consommateur.

4. Conclusion

La conception fixiste de la langue, qui a régné sur le français pendant quelques siècles, a fait place depuis une génération à une remarquable ouverture chez la plupart des lexicographes. Jusqu’alors, les puristes faisaient croire ou croyaient sincèrement que toute innovation était dangereuse pour l’équilibre et l’intégrité de la langue. Cette forme de sclérose n’a certainement pas favorisé l’éclosion d’un français scientifique et technique de qualité. Le dictionnaire bloquait la néologie ou il en occultait la nécessité par des jugements dépréciatifs. Il retardait ainsi l’évolution de la langue tout en créant une situation de rattrapage lexical qui s’aggravait tous les ans. De là à penser que les emprunts en ont profité pour s’infiltrer et s’installer en français, il n’y a qu’un pas vite franchi. La lexicographie actuelle est plus accueillante et les rejets paraissent davantage liés au caractère peu intéressant de la chose désignée par l’unité lexicale ou encore, dépendent du programme du dictionnaire en ce qui regarde le nombre des entrées. Il faut alors mettre de côté des zones de vocabulaire qui s’écartent trop du noyau d’intérêt commun aux usagers. De ce fait, le consommateur doit connaître les limites des dictionnaires. Un seul ouvrage n’a jamais réponse à tout.

Depuis une dizaine d’années, l’image hostile du dictionnaire envers la nouveauté linguistique s’estompe. L’effort de démocratisation a ses raisons linguistiques, sociales et, bien entendu, commerciales. Nul ne se plaindra de ces retombées. Le monde et les dictionnaires évoluent l’un et l’autre à des vitesses variables qui placent toujours les dictionnaires à la remorque de l’actualité et des événements, au lieu d’en faire des témoins instantanés. Pour cette raison, on concevra que les recueils de mots rendent compte d’une civilisation dans l’histoire. Le temps s’impose alors comme une variable fondamentale pour qui analyse les rapports entre le contenu des dictionnaires, les réalités sociales à évoquer et les consommateurs coincés au centre du parcours société-dictionnaire. Le temps joue à la fois contre les lexicographes et les consommateurs. Les premiers sont perpétuellement aux prises avec des virages lexicaux de toutes sortes. Ils cherchent à réduire l’écart entre la réalité extralinguistique et sa manifestation dans le dictionnaire. L’inconvénient est encore plus perceptible lorsqu’il s’agit des domaines technico-scientifiques de pointe. Et il n’est pas encore démontré que le dictionnaire « terminalisé » ou « ibéèmisé » résoudra tous les problèmes. Le dictionnaire « gutembérisé » garde encore sa place dans les bibliothèques.

Une seconde variable influence aussi le consommateur et c’est celle du choix des dictionnaires. La panoplie des dictionnaires de langue disponibles sur le marché francophone n’a d’égal que celle des livres de recettes ou des romans Harlequin. Et l’un ne vaut pas toujours l’autre. Il ne suffit pas de vouloir faire un dictionnaire pour qu’il apparaisse d’un coup de baguette magique ou même d’un coup de « magiciel ». Dans un univers de consommation hyperdéveloppé, dans lequel de plus en plus d’objets n’ont qu’un usage instantané, les dictionnaires n’échappent pas à la mode. La production lexicographique actuelle atteint des proportions industrielles si gigantesques qu’elle place hors de portée du lecteur le plus avide et le plus curieux ou du chercheur le plus consciencieux, une bonne partie des nouvelles publications dans ce domaine. Je m’en alarme un peu. Ainsi, cette seule année (1985) a vu le lancement du Grand Robert en 9 volumes, et l’achèvement du Grand dictionnaire encyclopédique Larousse en 10 volumes, pour ce qui est des mastodontes. Sans compter les éditions annuelles laroussiennes et les retouches robertiennes. L’année 1985 n’est pas encore terminée que déjà le PLI1986 et les PR1 et PR2 1986 sont disponibles et troublent déjà nos imaginations en quête de solutions nouvelles. Chaque arrivage crée de nouvelles espérances chez les consommateurs. L’obligation de renouveler le stock de nos outils est inévitable pour les chercheurs que nous sommes. Mais ce n’est pas toujours réalisable du point de vue financier, même pour les organismes ou sociétés qui nous emploient. Le facteur économique joue un rôle prépondérant dans la consommation lexicographique mais il pourrait être périlleux pour les dictionnaires de trop miser sur l’escalade à long terme. Le consommateur qui paie devient de plus en plus exigeant et il vise à assurer sa sécurité linguistique.

Comme on l’aura constaté d’une manière nette pour le dictionnaire et d’une manière plus ténue pour la néologie, ces deux monstres de la vie quotidienne des consommateurs de mots sont des moteurs sociologiques et des témoins privilégiés de l’évolution linguistique qui découle des métamorphoses des idées et des sociétés. La règle de la survie et de la concurrence effrénée des langues sur le marché international oblige les communautés linguistiques à se pourvoir d’outils de description que sont les dictionnaires de même que de moyens d’évolution que représente la néologie. La rencontre des deux éléments met peut-être les consommateurs en présence d’un « 5e pouvoir » qui s’ignore encore et qui pourrait s’appeler la « nouvelle norme ».

Bibliographie

l. Linguistique

2. Lexicographie

Tableau des mots en bio-

< bios

Entrées PR67 PR84 Mots cachés*
1. bio- + +
2. bioacoustique +
3. biobibliographie + [biobibliographique]
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42. biothérapie + +
43. biotique +
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45. biotype +
46. biotypologie +
Légende :

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1988). « Les dictionnaires et la néologie : le point de vue du consommateur », dans Actes du Colloque terminologie et technologies nouvelles, Paris, La Défense, 9 au 11 décembre 1985, Montréal, Office de la langue française, p. 291-318. [article]