La lexicographie québécoise entre Charybde et Scylla: le Dictionnaire CEC jeunesse

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu (Mallarmé, « Le Tombeau d’Edgar Poe », 1876).

1. Un dictionnaire québécois

1.1 Dictionnaire et connaissance

Le dictionnaire est le signe apparent d’une société développée et autonome, en pleine possession de son identité culturelle et linguistique. Très tôt, avant même le début de leur scolarisation, les enfants ont des dictionnaires entre les mains. Dès l’école, le dictionnaire devient un intermédiaire pour résoudre maintes difficultés rencontrées dans une matière ou dans l’autre. Il contient une foule de réponses sur tous les sujets. Il ne fait aucun doute qu’il domine l’univers de l’enseignement.

Objet culturel, instrument de connaissance et outil linguistique par excellence, le dictionnaire est situé à la frontière du social. Il témoigne des modes de vie d’une communauté dont il reflète à travers les mots toutes les activités à un moment de son histoire et de son développement. En retour, tous les membres d’une société cherchent à se reconnaître dans le dictionnaire. Chacun s’y regarde comme dans un miroir. Son rôle est de rendre compte de l’usage linguistique caractéristique d’un groupe social lorsque celui-ci s’examine de l’intérieur.

Le dictionnaire constitue un mode d’accès privilégié à la connaissance et à l’accroissement du savoir sur les réalités abstraites ou concrètes désignées par les mots. Comme tel, il devient une référence ethnologique et anthropologique de première grandeur. En tant que moyen d’information sur les mots et leurs usages, il aide à nuancer la pensée, tout comme il favorise la transmission de l’information grâce aux mots justes.

Le Dictionnaire CEC jeunesse[1] dessine le premier portrait fidèle de ce qu’est la langue française québécoise des années 80. Les transformations considérables qu’a connues notre société dans toutes les sphères d’activité au cours des vingt-cinq dernières années ont contribué à l’émergence d’une nouvelle perception de la qualité de notre français et à la prise de conscience de nouvelles attitudes quant à son utilisation. Ce Français est maintenant senti comme formant un tout qu’il faut analyser à partir de l’espace ambiant qu’est le territoire québécois. La subordination séculaire à une évaluation qualitative exclusivement extérieure est rejetée et remplacée par une évaluation interne. Les Québécois deviennent leurs propres juges en matière linguistique et cela correspond bien à une nouvelle psychologie sociale.

La nomenclature sélectionnée intègre une saisie globale de notre réalité langagière qui rejoint tous les vœux et qui ne laisse pas subsister la traditionnelle dichotomie de la ressemblance et de la différence entre le français de France et le français du Québec. Le dictionnaire a été construit autour de l’idée cruciale que les Québécois parlent et écrivent la langue française au même titre et aussi bien que tous les autres francophones, et qu’ils y incorporent, soutiennent et défendent des particularités qui donnent au français d’ici une coloration originale. Le français québécois évolue suivant son rythme propre mais toujours en étroite symbiose avec la langue française générale. Il n’y a aucune raison qui justifie que l’on continue d’entretenir le mythe de la marginalité linguistique. Ce petit dictionnaire multiplie les indices de la déculpabilisation linguistique devant l’emprise normalisatrice européenne. Le complexe du « mal parler » est résorbé au bénéfice d’une prise en charge par les Québécois de la gestion de leurs propres ressources linguistiques.

1.2 Conception du dictionnaire

Le présent répertoire de mots résulte de l’image que les citoyens québécois veulent se donner de la langue française. Les référents sont définis de l’intérieur car c’est la perception que l’on a de soi-même qui construit une réalité linguistique. De fait, ce sont les allusions à des éléments de la vie en France qui deviennent marquées, soit dans la définition, soit dans l’explication sémantique, soit dans l’exemple d’emploi (voir département, sens 1 : « En France, division administrative du territoire », 1. franc : « Monnaie de la France et de quelques autres pays », lycée, paysan, présidentiel). Il est indispensable que l’élève assimile des connaissances universelles, en particulier un savoir lié à la vie des francophones. En revanche, il doit être en mesure de les resituer dans leur véritable contexte d’utilisation. En se conduisant ainsi, l’enfant est amené à cultiver une perception interne de lui-même en tant que membre d’une communauté linguistique homogène qui vit et pense en français sur un territoire bien circonscrit de l’immense continent nord-américain. Le procédé a l’avantage de conserver l’indispensable trait d’union avec l’Europe. L’enfant doit aussi être capable de reconnaître à travers les mots ses sources historiques françaises, de prendre conscience de l’existence des autres et de percevoir comment ils vivent. Français hier, Québécois d’Amérique aujourd’hui, les jeunes doivent suivre le même cheminement en ce qui concerne la langue. Le français doit concilier simultanément deux grandes caractéristiques qui le particularisent, soit le fait d’être un et plusieurs à la fois. Il n’en va pas autrement pour l’anglais et l’espagnol d’Amérique devant leur source européenne respective.

Il est tout à fait normal et primordial que le premier vrai dictionnaire des élèves du primaire soit un produit québécois, élaboré au Québec et dirigé par d’authentiques Québécois. Le Dictionnaire CEC jeunesse se veut un instrument d’identité culturelle et civilisationnel, un passeport pour la francophonie délivré par des autorités mandatées à cette fin. Il y a donc une nécessité impérative de référer d’abord à soi-même à travers son propre usage linguistique organisé et valorisé en conséquence. Cette exigence linguistique fondamentale s’entoure cependant d’un appareil de précautions qui soutient la hiérarchisation des usages par la valorisation d’un style soigné et prédominant, tant dans l’écriture que dans la parole, tant dans le vocabulaire que dans la prononciation. L’usage québécois de la langue française structuré socialement institue un ensemble de règles de conduite qui débouchent sur la reconnaissance d’une norme lexicale québécoise généralisée. La norme privilégiée est objective en ce sens qu’elle rend compte des usages qui émergent de la société, qui sont observés puis consignés par les lexicographes. On désigne généralement cette norme par l’appellation norme sociale.

Les processus d’autonomisation de la conscience linguistique, de la hiérarchisation sociale de l’usage de la langue et de la gestion du patrimoine linguistique ont déjà atteint un haut degré de consensus communautaire. Il restait à les actualiser dans un dictionnaire. Avec le CEC jeunesse, c’est mission accomplie. Le répertoire est la première manifestation lexicographique tangible et largement diffusée des réflexions menées sur le statut synchronique du français du Québec au cours des dernières décennies.

1.3 Le modèle linguistique de référence : le « bon usage » québécois

Tout membre d’un groupe social s’attend à n’avoir qu’un seul outil de référence lexicographique, qu’un seul dictionnaire fiable, façonné chez lui et pour lui d’abord. Le temps est venu pour les Québécois de se permettre de satisfaire ce grand désir collectif. Cela signifie que, sans l’ombre d’un doute, tout le milieu de l’enseignement doit défendre le modèle linguistique québécois standard dans les circonstances normales de communication. Les enseignants doivent se comporter de telle sorte que le modèle prédominant devienne familier à l’élève et sa première source de référence, car c’est dans la classe que tout commence en matière de systématisation des acquis linguistiques. C’est à l’école que le modèle du sous-groupe familial est comparé avec le modèle du super-groupe social et que les choix commencent. De leur côté les élèves devront être suffisamment informés par leur maîtres pour être en mesure de repérer dans le dictionnaire ce qui les maintient en communication constante avec le reste de la francophonie. Le mince fil d’Ariane ne doit pas être rompu sous peine de retomber dans la marginalité.

Le regard sur soi d’abord autorise à conclure que le réfèrent européen n’a plus de raison de conserver son statut de modèle exclusif, de point de comparaison à partir duquel s’impose une norme venue de l’extérieur, hiérarchisée et centralisée à outrance. Une telle norme autoritaire entretenait un complexe d’infériorité et un sentiment de culpabilité. Nous parlons la même langue que les Français et nous la parlons aussi bien qu’eux. De fait, si nous sommes différents d’eux, n’oublions pas qu’ils sont aussi différents de nous, formule un peu imagée pour illustrer la comparaison horizontale et non plus la hiérarchisation verticale entre Français et Québécois. C’est là une constatation née des recherches sur la variation linguistique.

En conséquence, il faut admettre une fois pour toutes qu’il existe au Québec une norme du français écrit et parlé propre à satisfaire les besoins de communication nationaux, internationaux et francophones. Désormais, le référent langagier québécois se substitue au référent parisien. Cette conception de la norme inaugure une ère lexicographique, en croisant la trame du lexique proprement québécois, représenté par la masse des mots et des sens nés et usités en territoire laurentien, à la chaîne du stock lexical partagé par l’ensemble des locuteurs du français, y compris bien entendu les Québécois et les autres francophones canadiens. Le modèle d’ici sert de point d’ancrage, de tertium comparationis auquel le lexique, la prononciation, la syntaxe, etc., sont mesurés. La valeur sociale et la valeur stylistique des mots ou de leur prononciation seront jugées sur le seul critère de la norme officiellement établie au Québec. L’instrument linguistique qu’est le présent dictionnaire pour les jeunes s’élève déjà à la hauteur du rôle social qu’on désire lui attribuer et des ambitions qu’on lui dessine[2].

2. La conception lexicographique

D’entrée de jeu, aucune jeune personne qui consultera le Dictionnaire CEC ne se sentira trahie, ni lésée. Le CEC est un dictionnaire de langue, un dictionnaire pour la jeunesse, un dictionnaire descriptif et illustré, enfin un dictionnaire québécois dont l’objectif est de mettre les usagers à l’aise. Sa résonnance culturelle québécoise est très nettement affirmée. Le répertoire envisage la langue usuelle des enfants de 8 à 13 ans et les unités qu’ils sont susceptibles de rencontrer au cours de leur cheminement scolaire primaire. La langue dévoilée ici est celle de la collectivité d’appartenance des élèves, y compris les caractéristiques qui la font distinguer des autres groupes sociaux parlant quotidiennement cette même langue, mais pas nécessairement de la même manière, ni avec les mêmes mots. Le contenu du dictionnaire autorise les jeunes élèves québécois à s’identifier à la fois comme des locuteurs d’ici et des locuteurs de la langue française. Il accrédite et légitime des usages observés tous les jours dans notre pays.

Le Dictionnaire CEC jeunesse met l’accent sur le lexique, parce qu’il décrit un ensemble de mots simples, de syntagmes et d’expressions figées, et sur la sémantique, parce qu’il présente les acceptions les plus courantes des unités répertoriées. L’ouvrage comporte deux caractéristiques importantes qui le distinguent de tous ses concurrents de même niveau :

Le CEC est le premier dictionnaire complet à être réalisé au Québec pour un public d’enfants de 8 à 13 ans et qui se garde de mettre en relief sous un angle négatif les différences entre les usages linguistiques québécois et français. Il définit un vocabulaire saisissable comme un tout positif et fonctionnel dans notre société. Ce livre est un dictionnaire scolaire, donc un outil d’apprentissage. Il s’adresse aussi bien aux jeunes francophones québécois et canadiens qu’aux anglophones et aux allophones qui souhaitent acquérir une bonne connaissance du français ou encore qui désirent parfaire des acquis antérieurs. En consultant le Dictionnaire CEC jeunesse, les élèves qui sont en situation constante d’apprentissage, auront accès à un ouvrage de base qui renferme une nomenclature à leur mesure, des exemples d’emploi à leur image, des indications sur le fonctionnement de la langue à leur portée et une iconographie qui leur parle et dans laquelle ils se reconnaissent. Le CEC recense les informations utiles à la maîtrise du lexique de la langue française telle qu’elle est perçue du Québec.

3. La nomenclature

Depuis que la lexicographie existe, les dictionnaires du passé servent d’inspirateurs à leurs successeurs. Les benjamins enrichissent et corrigent leurs aînés. Le Dictionnaire CEC n’échappe pas à la tradition. Sa nomenclature de base, reprise en partie de la première édition canadienne du CEC parue en 1982, a complètement été réévaluée et tous les articles ont été refaçonnés. À ce réservoir de mots s’adjoignent une foule de québécismes formels et sémantiques, ainsi qu’un ensemble de mots et de sens nouvellement arrivés dans la langue française pour répondre à l’effervescence de la vie moderne. La nomenclature de départ révisée, les québécismes et les néologismes créent le vocabulaire fondamental dont les jeunes apprenants québécois ont besoin pour franchir le seuil du primaire. L’ensemble de la macrostructure s’articule autour de 18 000 entrées et forme le squelette du dictionnaire.

Le rajeunissement et la mise à jour d’un dictionnaire imposent également le rejet des mois vieillis, des sens désuets ou des éléments qui n’appartiennent pas aux couches de vocabulaire habituellement maniées par les enfants. Tel qu’il est présenté maintenant, le Dictionnaire CEC forme une entité qui permettra aux jeunes de se reconnaître comme Québécois et francophones à part entière. Dans le domaine de la lexicographie pour la jeunesse, la démarche explicitée ci-dessus constitue un itinéraire inédit. Le CEC participe pleinement aux développements récents de la lexicographie, qui privilégie, entre autres, l’élaboration de dictionnaires synchroniques complets et non plus exclusivement de dictionnaires différentiels lorsqu’il s’agit d’un produit régional, c’est-à-dire d’un dictionnaire qui envisage la description d’un français hors de France.

4. La norme

Alors même qu’il se veut descriptif, tout dictionnaire acquiert une portée normative. La description privilégiée par les lexicographes finit par avoir des incidences sur l’usage, en ce sens qu’elle peut le modeler, donc contribuer à le normer. La lexicographie contemporaine ne définit pas une norme contraignante au départ de l’activité d’élaboration des répertoires de mots. La norme émerge lorsque le dictionnaire est terminé. Elle est repérable à divers degrés : dans le choix de la nomenclature el des énoncés contextuels, dans les formules définitionnelles, dans le marquage des niveaux de langue (temporel, spatial, social, professionnel, etc.) et dans les remarques sur l’emploi d’un sens ou d’un mot notées occasionnellement dans les articles. Il est utile de rappeler cependant que la norme suscitée par le dictionnaire est de nature objective, donc sociale, et non pas de nature prescriptive ou autoritaire. L’usager est toujours libre devant sa langue. De là l’adage séculaire que l’usage a raison même quand il a tort.

Le caractère normatif dont est revêtu le dictionnaire provient du fait qu’il recèle des choix faits sous la responsabilité des lexicographes qui doivent se battre contre la masse inépuisable des unités lexicales disponibles et contre les contraintes économiques imposées par l’édition. Les rédacteurs de dictionnaires sélectionnent des faits linguistiques qui leur paraissent pertinents et ils construisent un modèle de dictionnaire qui répond à un programme préalablement établi. Par nature, l’élaboration d’un dictionnaire est un jeu d’inclusion et d’exclusion de mots et de sens en vue d’instaurer un équilibre rationnel.

Dans le cas présent, une nomenclature d’environ 18 000 entrées paraît correspondre amplement aux besoins des élèves. Elle est conforme à la capacité d’expression et de compréhension exigée des usagers de cet âge. Le jeune consulteur doit donc s’attendre à des absences de mots, de sens, d’expressions pourtant usuels pour lui-même ou pour ses camarades. Il ne doit pas en conclure pour autant que les éléments qu’il cherche et qu’il ne trouve pas n’existent pas, qu’ils sont condamnables ou que le dictionnaire est à mettre à la poubelle. Il s’agit plutôt de contraintes internes à la langue, puisque le lexique est quasi infini et que le dictionnaire ne peut répertorier l’ensemble des usages individuels d’une communauté linguistique, et de contraintes extérieures à l’objet même de la linguistique, parce que le programme de recherche est établi en fonction d’un public-cible et d’un budget bien précis qu’il faut respecter. Plus la nomenclature est réduite, plus les choix deviennent difficiles une fois que le noyau lexical a été identifié. Sauf erreur manifeste, on ne peut jamais critiquer un dictionnaire qui a écarté tel ou tel mot ou qui, au contraire, a inséré tel ou tel autre mot.

5. Les québécismes

Un certain nombre de paramètres sont à l’origine des choix lexicaux québécois pour cette édition du CEC jeunesse. Ils se répartissent en deux grandes catégories : les critères généraux relatifs au statut des québécismes et les critères relatifs aux modes de formation des mots qui déterminent les classes de québécismes.

5.1 Critères généraux

Tous les québécismes désignés sont issus de dépouillements lexicographiques de dictionnaires québécois ou encore ils ont été repérés dans des corpus écrits de type littéraire ou documentaire à grande diffusion. Ils ont fait, en outre, l’objet d’un large consensus au sein de l’équipe rédactionnelle.

N’ont été conservés que les québécismes d’emploi généralisé au Québec et au Canada. Aucune unité lexicale restreinte à une seule ou à quelques régions du Québec ou du Canada n’a été consignée. Des mots comme jaspiner, bombe, faire simple, barachois ne répondaient pas à ce critère d’universalité. Aussi ont-ils été mis de côté.

Le facteur chronologique joue un rôle déterminant dans un dictionnaire de langue synchronique. Les mots ou les sens mentionnés appartiennent au vocabulaire contemporain actif de la majorité des jeunes utilisateurs du dictionnaire. A tout le moins, ils sont encore compris d’eux lorsqu’ils sont reliés à un contexte d’utilisation historique (ex. abatis, brûlis (synonyme de 2. brûlé), guignolée).

Les mots d’usage strictement littéraire, rares ou du langage soutenu n’ont rejoint les colonnes du dictionnaire qu’en nombre limité. Ainsi brunante a trouvé grâce aux yeux des lexicographes mais pas bouscueil ni froissis. Il en va de même pour les unités appartenant à des terminologies artisanales ou rurales (catalogne y est, trécarré est absent) ou encore relevant de niveaux d’emploi trop spécialisés (inhalo thérapeute, inuktitut, nordologie, terminologue n’y sont pas mais nordicitude et nordicité sont consignés).

Les interventions normatives d’un organisme comme l’Office de la langue française ont été prises en considération. Plusieurs mots intégrés ont été puisés dans le Répertoire des avis linguistiques et terminologiques publié par cet organisme en 1982 (ex. autobus scolaire, beignerie, carré au chocolat, chiropratique). Le CEC est le premier dictionnaire nord-américain qui diffuse largement des avis de normalisation ou de recommandation officiels du principal organisme interventionniste au Québec. Il contribue ainsi au grand projet d’aménagement linguistique du Québec dont l’objectif est l’établissement d’une norme qualitative du français écrit et parlé chez nous.

La modernisation et l’évolution linguistiques ont entraîné à leur suite une foule de changements dans la manière de percevoir et d’utiliser le français au Québec, en particulier dans le cas des stéréotypes sociaux relatifs aux rôles respectifs des hommes et des femmes dans la collectivité. Le Dictionnaire CEC jeunesse se conforme à l’évolution langagière issue des transformations sociales en donnant, par exemple, les formes féminines pour les noms de métiers, de fonctions, de grades ou de titres, ou encore en indiquant le caractère épicène des formes déjà répandues dans la langue (ex. un(e) ministre, un(e) médecin, un(e) optomètriste, un(e) pilote, un(e) poète). La sélection s’appuie sur quatre sources majeures. Les formes du féminin non courantes sont indiquées :

Les consulteurs rencontreront donc dans le CEC un grand nombre de mots féminisés déjà largement connus des locuteurs et familiers aux élèves (ex. agente, agricultrice, auteure, députée, écrivaine, ingénieure, policière).

Greffier de l’usage, le CEC ne crée aucune forme nouvelle; il ne fait que proposer des mots féminisés attestés dans l’usage et décrits par les principales autorités en matière de langue : les dictionnaires, les grammaires et les institutions représentées par des personnes physiques ou morales. Ainsi une forme logique ou virtuelle comme draveuse ou, si l’on parle de masculinisation, une forme comme prostitué, n’ont pas été prises en charge par le dictionnaire. À ce jour, que ce soit au Québec ou en France, aucun autre répertoire du français de quelque niveau que ce soit, n’est allé aussi loin dans la description de ce fragile et émotif secteur du langage; ou plutôt, aucun ouvrage consacré à la description lexicale ne s’est rapproché d’aussi près de l’usage réel, pas plus qu’une grammaire d’ailleurs.

5.2 Classes de québécismes

Le rôle essentiel d’un dictionnaire de langue consiste à illustrer et à expliquer le fonctionnement des mots (les formes) et des sens (les significations). Les québécismes retenus se répartissent en trois grandes classes : les québécismes de forme, les québécismes d’emprunt et les québécismes de sens, étant entendu que les interrelations entre les trois sont constantes. Chaque classe est présentée ici d’une manière simplifiée.

Les québécismes de forme

Les québécismes de forme sont des unités construites à partir des mécanismes morphologiques habituels de formation des mots en français. Le dictionnaire répertorie :

Nombre de québécismes formels sont des innovations anciennes ou modernes proprement laurentiennes tandis que d’autres sont des héritages du passé ou, si l’on préfère, des survivances de mots français. Les entrées provenant du vieux fonds français forment deux groupes : les archaïsmes et les dialectalismes. Les archaïsmes sont des unités lexicales qui semblent disparues de l’usage hexagonal (ex. cèdre, grafigner). Les dialectalismes sont des unités lexicales dont l’aire d’utilisation est restreinte à certaines parties de la France ou de la francophonie (ex. bordée de neige, godendart). Au Québec, ces vieux mots ou ces mots régionaux de France sont encore d’usage très contemporain et aucun locuteur ne les sent comme archaïques ou dialectaux.

Les québécismes d’emprunt

Les québécismes d’emprunt sont des unités lexicales qui émigrent d’autres langues (anglais, espagnol, langues amérindiennes, inuktitut, etc.) et qui s’intégrent dans l’usage linguistique d’une collectivité. Ils ont été conservés intacts ou ils ont fait l’objet d’adaptations diverses (graphique, phonétique, morphologique ou syntaxique) lorsqu’ils ont pénétré en français. Ils forment deux groupes : les emprunts directs et les calques.

Les emprunts directs sont des mots qui ont conservé leur apparence étrangère (ex. relish (anglais), cheddar (anglais), soccer (anglais), caucus (du latin par l’anglais)).

Les calques sont des mots accommodés en français soit par la traduction littérale, soit par l’adaptation morphologique ou syntaxique totale ou partielle (ex. autobus scolaire, crème glacée, lave-auto, personne-ressource, rôtie, tour du chapeau, joggeur, patenter). Les expressions et les locutions empruntées entrent également dans la catégorie des calques (ex. frapper un nœud, parler à travers son chapeau). Les calques sont confectionnés en respectant les contraintes morphosyntaxiques du français. On classe aussi parmi les calques les unités translittérées, c’est-à-dire transposées signe par signe ou lettre par lettre à partir d’un mot d’une langue étrangère dont le système d’écriture est distinct de celui du français qui recourt à l’alphabet latin (ex. cométique, kayak, parka (inuktitut); achigan, cacaoui, maskinongé, touladi (langues amérindiennes)).

Le dictionnaire rend également compte des emprunts qui ont donné lieu à des adaptations populaires (ex. coqueron, drave, poutine, sloche).

L’un des critères généralement considérés pour décerner un certificat de citoyenneté à des emprunts est leur capacité de dérivation dans la langue d’accueil. Quelques dérivés de ce type sont répertoriés dans le CEC (ex. atocatière, binerie, bruncher).

Les québécismes de sens

Les québécismes de sens sont des mots déjà existants qui ont acquis un ou des sens nouveaux : les sens additionnés peuvent s’adjoindre à des mots québécois déjà en usage (ex. cégépien, frasil, quétaine) ou à des mots d’origine française (ex. annonceur, babillard, blanchir, casse-croûte, camelot, capoter, rondelle); ils peuvent aussi provenir d’un emprunt sémantique à une autre langue (ex. atelier, canal, nectar, sous-marin).

De même, des sens anciens ou dialectaux ont été conservés au Québec (ex. échapper, être de valeur, tantôt).

Les nombreux exemples d’unités lexicales québécoises qui précèdent montrent bien comment le Dictionnaire CEC jeunesse illustre la variété des modes de formation des québécismes et leurs grandes classes d’appartenance.

Si l’on considère maintenant l’aspect historique, les mots québécois sont issus de quatre sources principales :

6. Mots et société

La formation du vocabulaire des Québécois ne diverge en aucune manière de la constitution du vocabulaire des habitants des autres aires linguistiques francophones européennes et africaines. Chaque zone puise dans le fonds originel, chacune emprunte à d’autres langues et chacune innove pour répondre à des besoins spécifiques. Partout également des formes anciennes et des sens dialectaux survivent. La somme des mots et des sens employés dans le français d’Amérique du Nord comble les exigences de dénomination des réalités de la vie quotidienne des citoyens de l’État du Québec.

L’objectif que poursuit le Dictionnaire CEC est de consigner les habitudes de vie sociale des Québécois, de témoigner de la métamorphose du monde contemporain telle qu’elle se répercute et est vécue au Québec. Les modes de vie personnels et sociaux sont amplement illustrés, de même que les comportements, qu’ils soient individuels, familiaux, communautaires ou professionnels. Cette focalisation sur l’activité et l’actualité linguistiques québécoises ne perd jamais de vue le principe de l’intercommunication francophone. Corollairement, le regard est aussi branché sur l’universel. Ainsi dans les vingt-cinq premiers articles de la lettre P (pacane à palace), il est fait successivement allusion à la Turquie, à l’Afrique, à l’Espagne, à Gabrielle Roy, à l’Extrême-Orient, au judaïsme, à l’islam, aux Grecs et à l’Antiquité.

Quant aux secteurs d’activités québécois, la nomenclature lexicographiée en aborde un grand nombre. En effet, les unités lexicales traitées renvoient aux réalités sociales (ex. chambrer, chiropraticien, conciergerie, séraphin), politiques (ex. caucus, fédéralisme, lieutenant-gouverneur, péquiste), administratives (ex. canton, comté), juridiques (ex. citoyenneté, coroner), culturelles (ex. allophone, chansonnier, danse carrée, téléroman), éducationnellcs (ex. cégépien, collégial, polyvalente), institutionnelles (ex. dépanneur, joujouthèque, salon funéraire, tabagie), économiques (ex. atocatière, bleuetière, érablière; cent, dollar, piastre), alimentaires (ex. bagatelle, cheddar, cretons, pâté chinois, trempette); elles touchent aussi aux réalités des loisirs (ex. camp de vacances, ciné-parc, roulotte), des sports (ex. aréna, bâton de baseball, hockeyeur), aux réalités naturelles de la flore (ex. atoca, fruit âges, gadelier, gourgane), de la faune (ex. brulôt, ouananiche, siffleux); elles scrutent les particularités du climat (ex. banc de neige, bordée de neige, frasil, poudrerie), de la géographie (ex. batture, savane), de la civilisation passée et présente (ex. carriole, catalogne, débarbouillette, gigue, habitant, trappeur, traversier); elles rappellent les anciennes unités de poids et de mesure (ex. livre, once; demiard, gallon; acre, arpent). L’énumération présentée ici est loin d’être exhaustive, tant s’en faut.

7. L’article : présentation matérielle

L’article de dictionnaire, aussi appelé microstructure, est la somme des informations de nature formelle, sémantique, fonctionnelle et référentielle fournies sur un mot, ou, plus précisément, sur une entrée. Le total des entrées constitue la macrostructurc du dictionnaire.

Quelques détails relatifs aux modalités de codage des articles paraissent utiles en vue de bien saisir la richesse informative du Dictionnaire CEC jeunesse. Comme tout dictionnaire de cette nature, le CEC utilise un appareil typographique conventionnel simple que les élèves maîtriseront en un rien de temps : caractères gras, italiques » et romains bien lisibles, petites majuscules, abréviations réduites à l’essentiel, signes typographiques spéciaux tels le carré noir [■] précédant une sous-entrée de la même famille que le mot principal, le carré blanc [□] indiquant un sous-sens, le tiret [–] précisant un sens, le point noir [•] placé avant chaque phrase-exemple, l’étoile [★] attirant l’attention sur un complément d’information et la flèche [→] précédant le réseau analogique ou dérivationnel, les synonymes ou les contraires. Le maniement du système de codage des articles est simple et il s’enseigne aisément aux élèves. Globalement, dans un article les jeunes trouveront des renseignements sur l’orthographe des mots, leur classement dans une catégorie lexicale et grammaticale, les sens et les sous-sens, les inflexions morphologiques, les relations avec d’autres mots, les constructions particulières, bref tout ce qui concerne le fonctionnement réel des mots dans le discours, y compris à l’occasion la prononciation (ex. jean [dʒin], jersey [ʒɛrzɛ], pagaille [paɡaj].

Les féminins de toutes les entrées que cela affecte (noms, adjectifs, participes passés) sont indiqués en tête d’article ou de sous-article selon la formule habituelle en lexicographie, c’est-à-dire que seul l’élément variable est mentionné dans l’entrée (ex. député, ée, achalant, ante, plongeur, euse, ingénieur, eure, gratuit, uite). Cependant, pour les mots monosyllabiques, la forme féminine est donnée au long (ex. grand/grande, nul/nulle, gourd/gourde).

Tous les exemples d’emploi sont construits de telle sorte que le dictionnaire reflète réellement la société québécoise. Le nombre des exemples féminins et masculins est parfaitement équilibré. Non seulement la charge sémantique des exemples a été soignée, mais les lexicographes ont veillé à utiliser des prénoms, des noms de famille et des noms de lieux courants au Québec (ex. homonyme, sens 2 : Son nom est Tremblay; il a de nombreux homonymes; aéroport : Nous avons pris l’avion à l’aéroport de Mirabel; traversée : Nous avons fait la traversée du Nouveau-Brunswick à l’île du Prince-Édouard en deux heures; haleter : Nicolas a couru très vite; il halète). Dans cette atmosphère familière, chaque élève saura se reconnaître et reconnaître ses amis, son quartier, sa ville, sa province. En outre, la personnalisation des exemples lexicographiques qui caractérisent et illustrent les sens, sera certainement d’une grande efficacité pédagogique. L’élève s’identifiera également à travers certains événements (ex. caravane, sens 2 : La caravane du marathon international de Montréal; carnaval : Le carnaval de Québec).

Tous les mots du dictionnaire sont incontestablement des mots de la langue française. Mais certains d’entre eux s’emploient dans des conditions bien précises qui sont identifiées au moyen des niveaux de langue. Ceux-ci servent à hiérarchiser socialement les modalités d’usage. La marque fam. (familier), signifie que le mot ou le sens est surtout réservé à la langue parlée et qu’il s’emploie dans les conversations qui n’ont aucun caractère officiel (ex. catin, capoter, bazou). Tandis que littér. (littéraire) marque te mot comme relevant plutôt de l’usage écrit et d’un style soigné (ex. nuée, sens I, 3. point, sévère, sens 2, voguer, volupté). Les lexicographes attirent aussi l’attention des élèves sur des mots dont l’emploi est parfois grossier, trivial ou vulgaire (ex. cul, sens I), péjoratif (ex. peinturlurer, politicien, profiteur, ramassis) ou réservé aux jeunes enfants (ex. caca). L’absence de marque d’usage signifie que l’emploi du mot ou de l’un de ses sens appartient au registre courant, habituel, normal. L’apprenant acquiert ainsi une série de mécanismes qui le rendent apte à classer les mots selon une échelle de valeur qui n’a rien de prescriptif mais qui revêt néanmoins un caractère normatif en ce qu’elle précise des circonstances d’utilisation. Le professeur a un rôle prépondérant à jouer dans le processus d’acquisition des réflexes en ce qui concerne les niveaux de langue, tout comme il doit préparer le réemploi adéquat des unités marquées. Il faut aussi montrer aux enfants que c’est le mot qui est affublé d’un indicatif de niveau d’emploi et non la chose ou le concept qu’il désigne. Ce qui est visé par cette procédure, c’est le principe de la résonnance sociale, rien d’autre, surtout pas l’interdiction d’emploi. Aux enseignants donc d’utiliser pédagogiquement les marques sociohiérarchisantes qui sont notées dans le dictionnaire.

Le recours aux méthodes du regroupement et du dégroupement constitue un avantage pédagogique évident. Le regroupement des mots par familles éveille l’intérêt de l’enfant qui est amené ainsi à observer les liens étymologiques, morphologiques et sémantiques entre les unités d’une même famille lexicale (ex. produireproducteur, productif, productivité, production, produit; canotcanoter, canotage, canoteur, canotable; 1. diablediablement, diabolique; 2. diablediablerie, diablotin). Le regroupement n’est pas systématique et il ne touche que les dérivés suffixaux. Il a été utilisé seulement lorsque l’ordre alphabétique n’était pas trop perturbé. Dans les rares cas où cela est arrivé, un renvoi à la place alphabétique du dérivé supplée à la rupture (ex. paie, paiementpayer). Quant au recours au dégroupement, il démontre à l’utilisateur que certains mots identiques par la forme ont développé des sens qui amènent à les distinguer au plan des entrées (ex. profession et toast (2 articles), taille et livre (3 articles), mine et traite (4 articles)).

Le réseau sémantique est complété grâce à un système de renvois à quatre paliers : les synonymes (ex. lourd, syn. pesant), les contraires (ex. lourd, contr. léger), les champs morpho-sémantiques (ex. 1. louer, sens 2 : → locataire, location, loyer) et les réseaux notionnels ou analogiques notés par la formule ★ Chercher aussi : (ex. pousse : ★ Chercher aussi : bourgeon, germe).

Une série de préfixes ou d’éléments préfixaux d’origine gréco-latine ou française parsème la nomenclature. Grâce à eux, l’élève pourra créer ou recréer lui-même les mots dont il a besoin et qui font partie de ce que l’on appelle généralement les séries lexicales ouvertes (ex. auto-, bi-, déci-, micro-, senti-, sur-).

8. Conclusion

Le produit dictionnairique dont il vient d’être question dans les pages précédentes sert de contrepoint aux réflexions théoriques sur la lexicographie québécoise qui émaillent le texte. Il (re)territorialise la lexicographie parce qu’il montre clairement comment les lexicographes d’ici sont à même de déployer les efforts nécessaires afin de préparer des descriptions de leur lexique. Ces descriptions s’inspirent d’une conception commune de la norme du français au Québec que les auteurs de dictionnaires ont contribué à élaborer au cours des récentes années.

Plus que tout autre sans doute, le dictionnaire est un livre d’appartenance et d’identité, un livre territorial, terriblement diatopique : il est le fruit d’un espace communautaire qui participe au développement d’un tissu social dans un temps immobilisé. Pour ces raisons, il est l’une des innombrables manifestations achevées du discours pédagogique et social. Il est modelé par les valeurs et les idées qui ont cours dans les groupes dominants de la société de laquelle il émerge et où il s’insère en étant diffusé dans les différentes couches de cette société et en étant utilisé par ses membres.

Compte tenu de la clientèle-cible et, de ce fait, restreinte, on peut désormais considérer qu’une partie de la disponibilité référentielle québécoise est linguistiquement et lexicographiquement photographiée dans le Dictionnaire CEC jeunesse. Il lui faut une suite afin que les enfants et les élèves ne se butent pas à l’écueil de Scylla lorsqu’ils accéderont au secondaire, puis au collégial (cégep) et enfin à l’université. Ce dictionnaire ne peut demeurer sans écho dans la société qui l’a produit et qui le consomme. Il constitue une étape nécessaire dans l’évolution du dossier de la lexicographie québécoise, étape qu’il fallait franchir —comme le détroit de Messine— afin de prendre part aux ligues majeures de la lexicographie.

L’image ainsi dessinée de la langue française contemporaine en usage chez nous est aussi accessible pour tous les autres francophones du globe, ce qui n’est pas négligeable dans une francophonie vacillante. La vision par l’intérieur de ceux qui parlent et écrivent notre langue faisait défaut aux locuteurs français d’Amérique. À l’égal des États-Unis devant l’anglais britannique et des Mexicains devant l’espagnol européen, les Québécois ont leur mot à dire quand il s’agit de discuter de l’évolution et de la norme de la langue française générale.

Notes

[1] Je suis reconnaissant au professeur Robert Ilson pour ses conseils avisés lors de la préparation de la version finale de cet article. Celui-ci est à la fois une réflexion sur l’état actuel de la lexicographie québécoise et une présentation du Dictionnaire CEC jeunesse. L’ouvrage est le dernier-né d’une longue série de dictionnaires de langue élaborés au Québec et au Canada depuis le Glossaire du parler français au Canada (1930). Conçu comme un dictionnaire complet et non pas comme une œuvre à saveur différentielle, ce répertoire pour enfants manifeste d’une manière tangible la conception québécoise actuelle de la lexicographisation de la langue française contemporaine. Cette conception défend le principe du dictionnaire complet construit à partir de la reconnaissance des différences lexicales et du patrimoine commun saisis en un espace francophone donné, plutôt que sur la perpétuation du complexe des écarts, donc du mal parler. Le dictionnaire cité comme témoin dans l’article résulte d’abord et avant tout d’une refonte en profondeur de la première édition du même ouvrage parue en 1982 sous le même titre. La première mouture du CEC puisait une bonne partie de la nomenclature dans le

Dictionnaire Hachette juniors publié en France en 1980. Elle conservait aussi la vision européenne traditionnelle de la norme lexicale et du dessin lexicographique du français. Le dictionnaire parisien ne fut donc pas la source de première main pour le travail de réfection mené au Québec pour réaliser la plus récente édition du CEC. S’il établissait une liaison directe avec le CEC 1982, il n’a qu’un lien de parenté lointain avec le CEC 1986. Les éditeurs québécois ont d’ailleurs pris soin de mentionner cet héritage filtré par le premier CEC, en signalant à la page 2 de la nouvelle édition que le répertoire « est issu du “Dictionnaire Hachette juniors” » lancé en 1980. Par ailleurs, l’édition 1986 du DHJ n’a guère influencé les lexicographes québécois. Seules quelques propositions d’ajouts (néologismes formels ou sémantiques) ont été transmises à l’entreprise québécoise. L’affranchissement des lexicographes québécois devant la norme centrale régulatrice et autoritaire parisienne trouve ici une résonnance nouvelle; il en va de même pour l’adaptation de dictionnaires européens à des contextes langagiers et géographiques différents comme c’est le cas en Amérique du Nord et en Europe francophones.

[2] Le sens du terme français québécois est plus englobant que ne l’indique l’adjectif toponymique québécois. De fait, son sémantisme déborde largement les frontières géopolitiques de la province pour étendre son influence sur une partie du français utilisé hors Québec, à l’exception de l’Acadie qui a son qualificatif propre. Derrière les étiquettes français canadien et français québécois, il y a beaucoup plus qu’un problème proprement linguistique. Pour les francophones canadiens de l’Ouest, le point de référence identitaire ou le point de comparaison est d’abord le français du Québec, avec toutes les nuances de précautions que cela suppose. En effet, traiter des rapports entre le français du Québec, le français du Canada, le français d’Acadie et le français de France n’est pas une sinécure. Cela déborde le cadre de cet article. La délicate question de l’imbrication du français et des différents français régionaux l’un dans l’autre a été abondamment scrutée ailleurs (voir notamment La norme linguistique et La lexicographie québécoise. Bilan et perspectives dont quelques contributions sont citées dans la bibliographie de cet article).

Quant au Dictionnaire CEC lui-même, bien que conçu d’abord et avant tout pour une clientèle scolaire québécoise, il est diffusé un peu partout au Canada. Un pourcentage notable des ventes est fait dans les autres provinces canadiennes. Plusieurs écoles françaises de l’Est et de l’Ouest l’utilisent comme livre obligatoire dans les salles de classe du primaire. L’article fait d’ailleurs allusion à quelques reprises à son caractère pancanadien.

[3] En réalité, ce terme n’est lui-même pas très adéquat puisque plusieurs de ces mots cités ont des résonnances ailleurs qu’en France, par exemple en Afrique noire, en Belgique, en Suisse. C’est par commodité pour la clientèle-cible que toutes les fines nuances n’ont pas été considérées dans le CEC. Il est évident que ce problème est plus complexe que ce qui est évoqué ici : la mise au point d’une métalangue lexicographique pour désigner, raffiner et classer les appellations relatives aux diverses catégories de régionalismes est en ce moment l’objet de discussions fréquentes entre les lexicographes francophones. Voir la bibliographie et les quelques pages du dictionnaire en annexe.

Bibliographie

Annexe

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1988). « La lexicographie québécoise entre Charybde et Scylla : le Dictionnaire CEC Jeunesse », International Journal of Lexicography, vol. 1, no 2, été, p. 127-150. [article]

Résumé

L’article examine la problématique de la faisabilité d’un dictionnaire général du français québécois. L’auteur base ses observations sur l’exemple concret d’un répertoire publié en 1986 et destiné aux jeunes de 8 à 13 ans. Situé entre le dictionnaire différentiel et le dictionnaire complet entièrement élaboré au sein d’une communauté linguistique francophone éloignée de la France, l’ouvrage dont il est question constitue une étape importante dans l’évolution et la modernisation de la conception de la lexicographie québécoise. L’article veut aussi illustrer les efforts récents de prise en charge totale de la gestion des ressources linguistiques québécoises par des Québécois, notamment en abordant le dossier de la féminisation des appellations d’emplois, de titres ou de fonctions, ainsi que ceux de la normalisation, des niveaux de langue et des régionalismes.

Abstract (anglais)

In this article, the author discusses the possibility of having a general dictionary of the French language in Canada and more particularly Québec. The study is based on a shorter dictionary for children 8 to 13 years old, published in 1986. Situated between the dictionary describing the vocabulary peculiar to speakers of French in Québec and the comprehensive dictionary compiled by a French community outside France, this book makes an important contribution to the modernisation and development of the lexicography in Québec. The author also describes the recent efforts made by Québec concerning the administration of its own linguistic resources. In particular, he deals with the “feminisation” of official designations, titles and fonctions, as well as standardisation, register and lexical regionalisms.