Développement, aménagement linguistique et terminologie: Un mythe? L’exemple de la malgachisation[1]

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

1. La francophonie

En prenant appui sur le Grand Robert de la langue française (1985), le terme francophonie peut être défini comme étant « l’ensemble constitué des populations francophones (France, Belgique, Canada [Québec, Nouveau-Brunswick, Ontario], Suisse, Afrique, Antilles, Levant...), c’est-à-dire la mosaïque des individus, des groupes ou des collectivités qui utilisent le français en tant que langue maternelle, officielle, véhiculaire ou étrangère dans un réseau de circonstances de communication bien identifiées. » Il existe donc des pays qui usent du français comme langue maternelle (France, Belgique, Suisse, Québec), des pays où cette langue bénéficie d’un statut particulier révisable en tout temps (langue officielle, langue institutionnelle, langue seconde forte ou langue véhiculaire nationale ou internationale, comme c’est le cas dans la majorité des pays ou États africains d’allégeance francophone) et des pays où on recourt au français comme langue de culture et de prestige sans entamer la prédominance de la langue majoritaire (Danemark, Brésil, Pologne, Roumanie et, plus anciennement, différentes cours royales européennes). En outre, dans aucun des pays membres du club francophone constate-t-on une situation d’unilinguisme total. Dans les situations les plus simples, la réalité langagière procède du bilinguisme et de la diglossie; le plus souvent l’observateur se heurte à des faits de multilinguisme et de multiglossies inextricables.

La réunion des partenaires et des adeptes de la langue française forme le grand cercle planétaire appelé la francophonie. Le concept dérange et véhicule sans aucun doute une image plurielle et éclatée. L’aspect linguistique scruté ci-dessus ne représente qu’une mince facette de son extension multidirectionnelle contemporaine dont les dictionnaires commencent à peine à rendre compte (voir Boulanger 1985).

Indiscutablement, un pays africain comme Madagascar s’inscrit dans la zone médiane du grand cercle francophonien. Sur ce vaste territoire, la langue française s’est superposée aux langues indigènes lors de la période coloniale de la fin du siècle dernier. En ce moment plus de vingt-cinq ans après l’indépendance malgache du 26 juin 1960, le pays cherche les moyens d’instaurer chez lui une autonomisation et une autosuffisance linguistiques qui marqueraient la concrétisation définitive d’une indépendance à tous les niveaux : culturel, économique, social, politique et intellectuel. Tiraillé de l’intérieur et de l’extérieur, Madagascar s’apprête à vivre des choix linguistiques qui trancheront dans le vif.

Du point de vue linguistique, la question primordiale qui se pose est celle de savoir s’il convient d’être simultanément malgache et francisant, ou s’il n’est pas plutôt préférable d’être ou bien malgachophone ou bien francophone à part entière, l’un excluant l’autre.

2. Le triptique

Le titre retenu pour cet article indique un cheminement épistémologique qui permet de procéder du connu, ou du moins des indices récoltés à partir de plusieurs expériences de terrain, vers l’inconnu au bout duquel se profile la concrétisation d’un vaste programme d’autonomisation langagière. Titre accrocheur certes, mais aussi titre piège parce qu’il recèle beaucoup d’autres questions et qu’il voile des controverses manichéennes. En outre, les trois concepts associés ici commencent à peine à faire l’objet de recherches approfondies dans leurs rapports avec la science de la linguistique.

Une société qui envisage l’accélération de son développement doit impérativement choisir des voies à suivre, parmi lesquelles la voie linguistique retient l’attention d’une manière particulière. Une fois l’importance du linguistique bien appréhendée, l’aménagement linguistique se dégage comme un plan d’action global duquel émerge la terminologie en tant que phase cruciale et manifestation tangible de tout le processus de développement sous son angle linguistique. Le mythe s’apparente aux moyens d’action et de contrôle, ainsi qu’à l’implication volontaire des individus chargés de conduire à terme le programme entériné officiellement par les autorités d’un pays. Le mythe, c’est aussi la photographie de la situation telle qu’elle sera restituée dans dix, dans vingt, dans trente ans; c’est l’image projetée du changement accompli, à demi réussi ou raté. Le mythe, c’est l’incapacité des sociétés de connaître l’avenir, de savoir si les efforts investis auront produit des résultats permanents, si la commande aura été remplie par les « développeurs, » par les aménagistes et par les terminologues. Le mythe s’incarne majestueusement dans la durée, dans le temps.

« Développement, » « aménagement linguistique, » « terminologie » se présentent comme trois concepts neufs vigoureux, dynamiques et interactifs qui n’ont pas encore atteint le stade du consensus en ce qui regarde leur fonction et leur définition véritables (voir Dion 1981). Les dictionnaires répercutent peu ou prou les significations profondes de ces notions mises en place récemment et entrées en interrelations depuis peu. Il en va parfois de leur reconnaissance et de leur acceptation lexicographiques comme de celles de « francophonie » : le flou artistique peu dérangeant a l’air de convenir à tout le monde, du moins jusqu’au moment où chacun s’attache à définir leur sens, leur valeur et leur utilité réels dans une situation bien identifiée. Plus encore, depuis une vingtaine d’années au Québec, une dizaine d’années dans certains pays européens et au Maghreb et quelques années seulement en Afrique noire subsaharienne, le trio notionnel est recouvert d’une nuance politico-sociale parfois gênante et obsédante dans son immobilisme. Alors que l’assise politique devrait servir à générer, à entretenir et à perpétuer tout programme d’envergure qui vise à modifier en profondeur les comportements langagiers des individus. La déghettoïsation linguistique n’a aucun sens hors des appuis officiels, hors d’un support politique actif et en l’absence d’une législation coercitive.

Chaque axe du triptique sera successivement examiné et cadré dans un processus global d’avancement, d’évolution et de maturation d’une société. Comme le concept de « développement » concerne davantage le Sud que le Nord, la situation linguistique malgache servira de contrepoint afin d’illustrer le cas d’une société engagée sur la voie de la métamorphose linguistique et de l’industrialisation de ses ressources.

3. Le développement

Dans le contexte actuel, trois voies d’accès s’offrent à l’appétit du chercheur qui se penche sur le concept de « développement » : la coloration sociale, la coloration économique et la coloration linguistique. Toutes trois sont étroitement imbriquées de sorte que le développement s’articule autour « de l’actualisation d’une doctrine et d’une action fortes et efficaces qui, mettant entre parenthèses les vertus explicatoires et opératoires des idéologies-recettes, puissent permettre, sur le plan économique et humain, la réalisation d’un véritable optimum. Dans cette perspective, le langage peut être un facteur essentiel d’une prise de conscience des exigences fondamentales de la promotion possible, mais aussi d’un droit à la différence qu’implique la recherche des voies et moyens, nouveaux pour un développement intégral » (Kempf et Mudimbe 1977 : 503).

Le développement social signifie pour chaque peuple le désir d’accéder à un nouvel ordre mondial qui place chacun en position d’assurer le dialogue avec ses pairs et avec l’ensemble de la communauté universelle afin de prendre en charge la modernisation de sa société sans perdre son authenticité. Pour les pays déjà industrialisés et parfois même surindustrialisés, cela suppose la préparation du passage à l’étape de la postindustrialisation; tandis que pour les pays pré-industrialisés, il s’agit de parvenir au niveau de l’industrialisation afin d’assumer son destin communautaire et social, avec soi d’abord, avec les autres ensuite. L’efficacité du développement social interne est garante des autres directions développementales. En particulier, la langue ne change pas là où la société ne change pas.

Le développement économique signifie pour chaque communauté le désir d’accéder au monde moderne suivant un processus de dépassement économique pour les mieux nantis et de rattrapage économique pour les autres. Si l’on cantonne les observations aux pays de l’Hémisphère sud, l’orientation majeure consiste à se brancher sur le monde mais chacun selon ses modalités propres. La croissance économique linéaire ne peut constituer un objectif exclusif. Il convient de l’insérer dans une suite d’actions concertées qui visent un développement auto-centré, lequel intègre à la perspective économique les paramètres sociaux, culturels et politiques.

La catégorie de développement économique la plus souvent évoquée est celle du transfert de la technologie. Les grandes cibles se

ramènent alors à la technique, la technologie et la science. À l’heure actuelle, il est largement admis que la question du transfert de la technologie est l’élément-clé de toute stratégie globale de développement. Les principaux obstacles qui se dressent devant un tel programme sont : l’aspect financier, l’aspect idéologique, l’aspect politique, l’aspect linguistique, auxquels il faut adjoindre fréquemment l’absence de stratèges et de spécialistes du transfert.

Il ne suffit pas de vouloir le transfert technologique pour que celui-ci s’accomplisse instantanément. Son efficacité est tributaire de diverses contraintes parmi lesquels la maîtrise de la technologie importée n’est pas la moindre. « L’opération qui a pour objet d’introduire des connaissances, des procédés et des produits dans un pays où ils n’ont pas été conçus à l’origine (désignée sous le nom vocable : transfert de technologie) n’a de sens que si les pays qui en sont destinataires en sont également les maîtres » (Jastrab 1986 : 80) ou sont en mesure de le devenir à court terme. Or, un rapport de l’ONUDI publié en 1982 souligne que la « maîtrise de la technologie ... n’est assurée que si les compétences, l’information et l’efficacité technique qui constituent la technologie sont transférées au personnel d’encadrement et de supervision et aux travailleurs ... pour se diffuser ensuite dans l’économie. ... La maîtrise de la technologie ... est un objectif de développement » (cité dans Jastrab 1986 : 80).

Il y a transfert de technologie chaque fois que cette technologie est empruntée par une autre culture (au sens anthropologique du terme) que la culture productrice. Qui plus est, il y a appropriation de la technologie lorsque la culture d’accueil s’accapare linguistiquement des notions importées et les acclimate à sa propre vision du monde. L’adaptation contextuelle s’inscrit comme une condition sine qua non du transfert accompli. Pour cette raison, le recours à la terminologie systématique est préférable à la traduction qui n’est que la recherche d’équivalents de terme à terme, de langue à langue dans une sorte de permutation d’un code linguistique à un autre. La traduction n’est pas toujours le signe équitable de la naturalisation linguistique. La simple migration d’une unité lexicale dans une autre langue ne saurait suffire dans une situation où il y a un donneur et un preneur, sans que la réciproque soit envisageable à brève échéance. Encore faut-il que les termes se fondent dans chaque microsystème terminologique. Dans l’optique limitée à la traduction stricte et mot à mot, la réalisation du développement est semée d’embûches insurmontables. Un tel comportement explique en partie bien des échecs antérieurs et des visions à courte vue. Le développement acquiert aujourd’hui une envergure multi-dimensionnelle qui interdit de prendre à la légère la dimension terminologico-linguistique.

Le développement linguistique signifie pour chaque collectivité le désir de disposer d’un appareil linguistique capable de contribuer à l’enrichissement général d’une société en établissant une communication permanente entre ses membres à tous les échelons de la vie personnelle et sociale. La malgachisation linguistique est un enjeu d’importance vitale qui fournira de solides assises aux autres réformes envisagées. La communauté malgache doit façonner sa langue dans l’objectif suprême d’assurer sa sécurité linguistique ce qui inclut des préoccupations à l’égard du français afin de fixer son statut sur l’île. Pour ce faire, elle est tenue de définir un rôle social et sociologique au malgache afin qu’il témoigne de la volonté et de la destinée du pays.

La conscientisation linguistique passe par plusieurs phases dont il faut rappeler les plus importantes dans le contexte d’un pays qui a des choix langagiers à faire. Le détail s’applique tout autant à une langue nationale africaine qu’à une forme de français régional comme celui du Québec qui est confronté à la norme française parisienne sociohistoriquement dominante sur son territoire (voir Boulanger 1988).

Le premier constat est celui du culpabilisme inhibant et du dialectalisme ostracisant. Dépasser la phase du marginalisme équivaut à mettre en route un processus qui débouche sur une perspective autonomiste sereine et constructive. Celle-ci mène à une conception organique de la langue susceptible de lui garantir un statut social prédominant qui répond aux desseins formulés par les maîtres d’œuvre d’une réforme. Pour les Québécois, le choix est clair : le français du Québec est seul capable de cautionner l’avenir de la société québécoise enclavée dans le nord-est de l’immense continent américain. Pour les Malgaches, le choix est sans doute plus douloureux mais tout aussi impératif. Ce qui ne signifie pas, dans les deux cas, le rejet automatique de l’autre langue ou variété de langue active sur le territoire.

Le second constat vient rééquilibrer le premier lorsque plane une menace d’isolationnisme ou d’autarcie linguistique. Chacun à leur manière, le français québécois et le malgache sont axés sur une langue qui rappelle que l’exocentrisme séculaire fut autoritaire pendant une période-clé de leur évolution respective. Pour les Québécois, le français de France constitue la langue-mère légale qui a déployé toute sa puissance matriarcale tout au long de l’histoire du Québec et encore maintenant; tandis que pour les Malgaches, il constitue la langue-mère adoptive avec toute sa puissance de marâtre repentie. Dans ces circonstances, il s’agit encore de compenser le destin en prônant une forme d’endocentrisme duquel découle la reconnaissance extérieure des choix de chacun. La valorisation des langues québécois et malgache prend une envergure d’autant plus grandiose qu’elles restent raisonnablement attachées à la langue-mère, chacune pour des raisons différentes bien entendu. La rupture totale avec le rameau européen est impensable au Québec. On y privilégie plutôt la nécessité d’une continuité historique alliée à une indépendance linguistique contemporaine concrétisée par la gestion de ses propres affaires linguistiques.

Le rééquilibrage peut être précisé par un troisième constat, c’est-à-dire la nécessité impérative de la convergence des langues et d’un partage des responsabilités. Ainsi, le français québécois et le malgache peuvent suffire pour des besoins internes de communication ralliés sous le concept d’« ethnocentrisme. » Le recours à la langue française de référence francophone, à une norme de portée universelle, relève dans les deux cas de préoccupations relatives à une forme de multiethnisme qui peut seule maintenir l’intercommunication avec le monde. Même si des efforts d’adaptation gigantesques sont accomplis, il faut espérer aussi la réciproque de la source génétique française, ne serait-ce que dans le comportement de la France envers l’emprunt et à l’égard des régionalismes extrahexagonaux, pour parler ici du cas du Québec. Le problème est plus compliqué à résoudre pour le malgache. Il est difficile pour un non-Malgache de s’aventurer trop loin. Mais, on peut estimer que malgachiser ne doit pas signifier un enfermement et une cessation du dialogue avec les autres partenaires francophoniens ou mondiaux. La langue ou la forme de langue élue doit demeurer un facteur de cohésion collective et sociale. Il faut chercher, puis établir un mode d’équilibre et d’échange qui favoriserait l’intégration de l’ancien (domination du français de France) et du nouveau (instauration du malgache), qui créerait un terrain d’entente qui satisfasse tous les besoins par ailleurs bien identifiés et catalogués par ordre de priorité. Pour ce qui regarde la situation de Madagascar, le français et le malgache ont chacun un rôle prépondérant à jouer à l’intérieur des frontières politiques du pays comme à l’extérieur de ces frontières. En outre, il paraît évident que « tant que le malgache n’aura pas fait l’objet de normalisation et de modernisation, il sera nécessaire de recourir au français » (Turcotte 1981 : 147) ce qui sous-entend qu’il « n’est pas facile pour les pays en voie de développement de se passer complètement de la langue coloniale » (Turcotte 1981 : 155).

L’organisation rationnelle de l’usage malgache est destinée à intégrer organiquement le vieux modèle dans le nouveau en conformité avec une hiérarchisation convaincante et située en dehors du schème classique dominant/dominé. Le nouveau doit stratifier l’ancien et non être géré par lui. Ce qui est à naître, c’est un usage interne prioritaire, donc normé, accessible à tous et qui serve de référent social aux usagers potentiels afin qu’ils puissent se reconnaître aisément à travers ce modèle. Procéder au développement linguistique autochtone, c’est se procurer les moyens d’organiser une langue et ses usages « en un tout cohérent, où les éléments linguistiques se jugeront de l’intérieur, les uns par rapport aux autres, avant de l’être de l’extérieur » (Gendron 1985 : 9). Le malgache, comme toute autre langue nationale africaine choisie, doit être conçu comme constituant un tout organique, hiérarchisé du point de vue sociolinguistique, c’est-à-dire présentant une structure d’utilisation appréhendée fondamentalement avec ses référents, avant d’être mis en rapport avec des référents de l’extérieur des lieux originels de la gestation ou de la génération.

Les conséquences immédiatement perceptibles des enjeux linguistiques se transposent au plan sociologique. La langue devient un extraordinaire facteur d’identité collective et individuelle, un facteur de ralliement et de mobilisation sociale en même temps qu’un puissant élément d’assimilation à des idées et à une forme de civilisation convenue. Aux yeux des autres, chacun existe par et dans sa langue. Grâce à elle, il peut communiquer son vécu personnel et son vécu occupationnel ou socioprofessionnel. La communication se ramène à assurer une continuité et une diffusion des activités de la vie collective dans la société en transformation.

D’autre part, le côtoiement du français et du malgache ne peut cesser brutalement. Les langues internationales comme le français et l’anglais demeurent des langues véhiculaires, des linguas francas qui se greffent sur le fonds des langues nationales pour contribuer à l’épanouissement complet d’une société. Le processus dynamique des contacts de langues inclut tous les acteurs sociaux dans une perspective interactive : les malgachophones et les non-malgachophones vivant et travaillant sur le même territoire ont le devoir d’unir leurs efforts pour la cause linguistique. Sans consensus, il n’y a rien à espérer. Par ailleurs, la malgachisation linguistique sera inepte et carentielle si elle n’est pas couplée à une entreprise de malgachophonisation, c’est-à-dire à l’intégration et à l’augmentation des parlants malgaches dans toutes les sphères d’activités administratives et professionnelles de l’État et des entreprises, ainsi qu’à tous les échelons hiérarchiques. Une opération de cette envergure est un énergique intégrateur sociologique et le dénominateur commun rassemblant les différentes communautés répandues sur l’île. L’occasion est propice à l’établissement d’un « pont entre la majorité et les minorités, un lien et un ciment éventuels de la mosaïque linguistique et culturelle » (Gendron 1985 : 9) qu’est l’île de Madagascar.

Dans ce volet consacré au développement linguistique et à ses caractéristiques, il s’agissait de distinguer les concepts de « langue développée » et de « langue en développement » en mettant de l’avant les relations d’altérité entre le français et le malgache. Il reste à souligner qu’il s’ensuit une distinction fondamentale qui crée un axe obligatoire de suprématie temporaire de la première notion sur la seconde. L’analyse des situations de contact veut aussi démontrer que la langue développée peut aider la langue en développement à atteindre le plus rapidement possible un statut d’autonomie. Il est évident, par exemple, que la concrétisation des projets d’aménagement linguistique et terminologique ne peut suivre un cheminement méthodologique parfaitement identique pour les deux langues. Il ne saurait y avoir de mimétisme à ce niveau.

Une langue développée comme le français possède un fonds général et terminologique imposant, bien décrit, accessible et largement diffusé. L’actualisation de ce fonds est facile à réaliser étant entendu qu’une telle langue jouit déjà de la plus grande partie de son instrumentation et que cet arsenal de mécanismes est parfaitement au point et normalisé. Les modèles morphosyntaxiques, grammaticaux et lexicologiques ainsi que les moules lexicographiques et terminographiques sont disponibles. Ils inspirent et facilitent la génération de termes nouveaux à profusion. A contrario, les langues en développement sont à compléter la description de leur réseau instrumental de base (phonologie, grammaire, morphosyntaxe), dispositifs préalables à l’exploration de nature plus lexicale en ce qui concerne la langue générale et la terminologie, ou encore indispensable à la systématisation des modèles morphosyntaxiques et conceptuels nécessaires à la dénomination ou à la renomination ainsi qu’à l’établissement d’une politique de normalisation linguistique. Il ne parait pas opportun de soutenir la hiérarchisation traditionnelle et immuable des langues malgache et française. Le français, s’il redevient inspirateur de la malgachisation, doit être saisi comme la langue de référence linguistique et conceptuelle qui participe au changement selon des modalités temporelles qui restent à établir. Le cadre sociohistorique du pays n’offre guère d’autres solutions de rechange à court terme.

D’une façon un peu plus sous-entendue, l’épineux problème qui consiste à choisir une langue de référence interne à même le réseau dialectal a été souligné. Le rôle des aménagistes consiste à privilégier une forme ou un dialecte afin d’appuyer d’une manière solide et définitive le choix d’une norme langagière qui guidera tout le programme de la normalisation officielle.

4. L’aménagement linguistique

L’aménagement linguistique est un « processus planifié de changement linguistique dans une société qui a comme objectif la mise au point de solutions réalistes et opérationnelles destinées à garantir le plein épanouissement d’une langue, tant en ce qui concerne son statut (degré de reconnaissance de la langue) qu’en ce qui regarde son corpus (choix d’un modèle de langue à privilégier dans les communications institutionnalisées). »

L’aménagement linguistique catalyse le développement et la terminologie. Il met en évidence simultanée plusieurs problèmes d’ordre sociolinguistique dont on peut examiner un échantillon :

  1. L’absence ou la carence d’une politique linguistique précise et conséquent qui définisse le programme de codification, de modernisation et d’enrichissement des langues.
  2. La coexistence de plusieurs langues sur un même territoire ce qui crée des circonstances de bi- ou de multilinguisme d’origine endogène. Ces situations sont souvent gênantes parce qu’elles obligent à faire des choix parfois déchirants.
  3. L’obligation de définir les relations entre une langue nationale et une langue étrangère ou semi-étrangère sur un même territoire, par exemple le français ou l’anglais dans plusieurs pays africains, instituant des circonstances de bi- ou de multilinguisme d’origine exogène.
  4. La répartition des rôles respectifs, nuancés et réalistes des langues nationales et étrangères dans les communications internes dans le pays et externes avec la communauté planétaire.
  5. L’évaluation des variantes d’une langue selon les groupes de locuteurs d’une même communauté linguistique; cela impose le choix puis la définition d’une langue standard afin de répondre aux désidératas de la communication institutionnalisée, c’est-à-dire l’acte par lequel l’individu et les institutions entrent en relations à des fins particulières.

La mise en pratique d’un programme aménagemental, qui intégrerait chacune des composantes sociolinguistiques mentionnées, relève de deux ordres de pouvoir; les pouvoirs publics et parapublics ainsi que les pouvoirs intellectuels.

Les pouvoirs publics sont concentrés autour des autorités législatives et exécutives tandis que les pouvoirs pédagogiques dérivent de l’administration parapublique.

Les autorités législatives sont chargées de l’élaboration des lois et des politiques linguistiques aux fins d’officialiser une ou des langues et de déterminer leur statut et leur emploi dans les communications institutionnalisées ou individualisées. Dans un État comme le Québec où l’anglais et le français sont présents partout, le principe de territorialité des langues n’existe pas; aucune frontière linguistique n’est historiquement dégagée et permet de localiser l’une ou l’autre des langues, comme c’est le cas en Belgique pour le wallon et le flamand ou en Suisse pour le français et l’allemand. En conséquence, les législateurs québécois ont opté pour une langue officielle unique, en l’occurrence le français, « Ce principe fondamental est nuancé par l’intention explicite d’assurer l’épanouissement culturel des minorités, notamment par l’enseignement des langues d’origine et la protection des consommateurs d’autres langues que le français, surtout dans l’étiquetage des produits, la publicité des contrats, l’accès aux services » (Corbeil 1986 : 143).

Les autorités exécutives sont mandatées par les autorités législatives pour appliquer les décisions. Elles ont donc un caractère fortement interventionniste. Elles se déploient dans des commissions officielles de toute nature qui sont responsables de la normalisation, de la description de la langue générale et de l’exécution des décisions prises par l’administration politique. Des bureaux, des offices, des conseils, des commissions sont créés pour concrétiser le mandat exécutoire.

Les autorités pédagogiques émanent aussi du pouvoir législatif. Elles sont formées de l’ensemble des individus plus particulièrement chargés des réformes de l’enseignement ainsi que de leurs collatéraux comme les associations de professeurs. Par l’intermédiaire des professeurs et des enseignants, leur action est concentrée à la base du système éducatif et elle est préalable à toute autre forme d’aménagement linguistique.

Les pouvoirs intellectuels gravitent autour des académies, des universités et des groupes privés influents du point de vue linguistique (grammairiens, linguistes, chroniqueurs de langue, associations de défense et de protection de la langue, etc.). Leur action se greffe naturellement à celle des pouvoirs publics et parapublics. Dans le cas malgache, les décisions issues du consensus des deux paliers de pouvoir pourraient déboucher sur la reconnaissance d’un bilinguisme fonctionnel malgache-français. Ce bilinguisme fonctionnel préconiserait une analyse précise de l’usage et du statut des langues en présence au sein de la communauté. La priorité pourrait aller au malgache tandis que l’utilisation du français serait souhaitable dans des circonstances bien déterminées, notamment pour les communications externes. Les Malgaches devraient parvenir à distinguer rigoureusement la connaissance du français à des fins individuelles de l’utilisation institutionnelle de cette langue. Ainsi, une juste proportion s’instaurerait entre le bilinguisme institutionnel malgache-français et l’unilinguisme malgache. La perspective d’une pareille prise de position est claire : il s’agit avant tout de protéger, de conforter et de revitaliser la langue choisie comme véhiculaire de toutes les activités sociales internes, et non d’annihiler l’intérêt et l’utilité de l’autre langue concurrente sur le territoire.

Au plan sociologique, la promotion de la langue rejoint quelques objectifs majeurs, tels que préserver et encourager l’identité culturelle, favoriser l’unité nationale, faire participer les usagers au développement du pays, assurer l’avenir du pays (à ce sujet, voir Abou 1981).

5. La terminologie

La terminologie peut être comme une discipline carrefour qui tire son origine principalement de la linguistique, de la lexicographie, de la traduction et de l’aménagement linguistique. Son essor prodigieux au cours des dernières années s’explique par l’institution de nombreuses lois linguistiques à travers le monde, par l’élaboration de projets de métamorphose linguistique dans plusieurs États et pays, au Nord comme au Sud, et par le déploiement de programmes d’enseignement et de formations universitaires dans cette discipline. Réunis en un seul creuset, ces éléments ont fourni à la terminologie les fondements utiles pour en faire le meilleur instrument d’intervention langagière lorsqu’elle est employée à bon escient et mise en pratique avec compétence.

La terminologie procure à la langue des mécanismes essentiels pour régir adéquatement l’évolution technologique, technique et scientifique du monde en général; elle permet la révision, l’enrichissement, la stabilisation, la normalisation, la diffusion et l’implantation des termes d’une langue donnée. Son emprise et son utilité sont de plus en plus primordiales et impératives dans les pays et les États ayant entrepris un processus de mutation linguistique. « Quel que soit le pays, quelle que soit la langue, la terminologie et la terminographie émergent de plus en plus comme le recours et la ressource linguistique essentiels pour affronter l’évolution technologique et scientifique universelle et ultra-rapide et pour l’assumer adéquatement. Défendre la droit de dénommer dans sa propre langue pour mieux posséder son identité se pose alors comme un moyen d’obtenir à coup sûr le respect des autres » (Boulanger 1983 : 2).

Dans le cadre de l’aménagement linguistique d’un pays, les travaux de terminologie s’inscrivent comme l’un des éléments-clés d’un programme plus vaste de la politique linguistique approuvée par un gouvernement. Pour être efficace, la terminologie doit bénéficier d’infrastructures politiques solides qui revêtent la forme de lois linguistiques et de règlements qui fixent avec précision les cadres législatifs de l’activité terminologique sur un territoire. La contrainte législative qu’impose une décision gouvernementale ne laisse plus guère de place à l’improvisation et au tâtonnement lors de la mise en œuvre d’un programme d’aménagement dans lequel la théorie et la pratique de la terminologie doivent être agencées et définies avec rigueur. Les travaux sont alors dotés d’un caractère officiel, définis par mandat, assortis d’un statut et disposant des ressources économiques et humaines indispensables à leur réalisation, ce qui est loin d’être négligeable.

C’est le cas notamment du Québec qui dispose d’une Charte de la langue française, du Canada qui a sa Loi sur les langues officielles, du Rwanda qui a officialisé et généralisé l’usage du kinyarwanda dans l’enseignement primaire, du Sénégal qui a légitimé l’utilisation du wolof. D’autres travaux patronnés par des organisations internationales (Agence de coopération culturelle et technique, CIRELFA, etc.), comme ceux du projet Lexis en Afrique, ont reçu l’aval des gouvernements nationaux, ce qui autorise à les classer dans la catégorie des recherches officielles.

Au Rwanda, la Commission nationale du lexique fut créée en 1979. Elle a pour mission d’enrichir le lexique fondamental afin que la langue nationale ait accès aux nouveaux champs de la réalité socioculturelle et socio-professionnelle et qu’elle devienne un instrument de diffusion privilégié des sciences et des techniques.

Comme l’illustrent ces exemples, une loi à caractère linguistique peut faire de la terminologie l’une des principales options possibles pour conduire avec succès le processus de substitution d’une langue par une autre dans l’ensemble des activités économiques rurales, artisanales et urbaines d’une société. L’aménagement des comportements linguistiques des individus et des entreprises qui s’activent dans le contexte social, politique et culturel d’un pays, s’allie au projet global d’une société qui vit ou s’apprête à vivre de profondes mutations.

Le démarrage de la malgachisation de l’ensemble des secteurs des activités professionnelles peut s’appuyer sur des modèles éprouvés, comme celui du Québec. Mutatis mutandis, la malgachisation consisterait pour Madagascar à passer d’un ensemble de circonstances de la vie où la langue française était le code linguistique le plus influent aux échelons supérieurs de l’économie, à un nouveau mode de vie dans lequel le malgache deviendrait la langue d’usage propre à satisfaire non seulement le quotidien mais aussi les moindres exigences de la communication interne dans différentes sphères d’activité, notamment l’enseignement, les milieux de travail ruraux et urbains, l’administration, ainsi de suite.

Cela signifie qu’il faut institutionnaliser la terminologie et la doter des mécanismes administratifs nécessaires à son fonctionnement. Autrement dit, il faut prendre les mesures pour abriter la recherche terminologique derrière un support officiel émanant du pouvoir. En outre, il faut admettre et faire admettre le caractère interventionniste de la terminologie, la forme la plus accomplie de cette action se trouvant dans la création de commissions de normalisation. Cette double articulation institutionnelle et interventionniste de la terminologie doit être saisie dans toute son ampleur.

Il faut insister sur le problème linguistico-terminologique parce qu’il est manifeste que les problèmes linguistiques ne sont pas toujours au centre des préoccupations développementales des pays de l’Hémisphère nord et de ceux de l’Hémisphère sud. De fait, dans les situations africaines en général, il existe un lourd déficit lexical dans chaque langue nationale. Lorsque l’on compare avec les stocks disponibles dans les langues qui ont un accès direct et instantané à la civilisation technologique et scientifique, le rattrapage parait lointain, voire impossible tant l’écart est considérable (voir Turcotte 1981 : 156). Les langues africaines sont nettement déficitaires; d’où la nécessité impérative d’affronter de nombreux problèmes qualitatifs et quantitatifs relatifs à la constitution de vocabulaires terminologiques de base : dilemme de l’emprunt massif, néologie tous azimuts et foisonnante, normalisation définitive des unités nouvelles, instables par nature, afin d’assurer un minimum de communication dans l’immédiat, modes de diffusion instantanée et privilégiée des terminologies mises au point, voies d’implantation les plus rapides et efficaces des néologismes entérinés par les autorités responsables, etc. Sans compter les risques permanents de contamination allogène et d’altération des structures d’une langue qui ne possède pas encore de description phonologique ou morphosyntaxique définitive et fiable.

Les difficultés évoquées ne doivent pas faire oublier que la plupart des langues qui ont atteint un haut degré de stabilité sont capables de relever les défis lexicaux nouveaux imposés par le monde contemporain. La compétition des langues devient alors une émulation. Chacune possède un fort pouvoir terminogène et néologène qui la place en position favorable pour compétitionner sur les marchés intérieurs et extérieurs d’un pays. Une telle adhésion au pouvoir des langues, amalgamée au consensus communautaire permet de faire de la terminologie « le seul moyen de pourvoir toutes les langues des vocabulaires, lexiques, dictionnaires qui leur font cruellement défaut et dont elles ne sauraient se passer » (Boulanger 1986 : 64), C’est la clé d’or pour accéder au marché mondial et y survivre.

Si les pays avancés doivent constamment se pencher sur leur langue, c’est pour rééquilibrer, refaçonner ou renouveler la composante lexicale. Les pays en développement industriel doivent non seulement se préoccuper du lexique, mais ils doivent modeler toutes les composantes de la langue (voir Rogedem 1983). Dans un cas comme dans l’autre, ce sont les conditions ambiantes qui encouragent la réflexion sur la terminologie, qui en assujettissent le rôle et qui procèdent à sa dynamisation. D’où l’importance d’organiser la terminologie au plan théorique et pratique. Du point de vue théorique, la terminologie requiert l’élaboration de principes et de méthodes adaptés au contexte environnemental, l’instauration d’un enseignement universitaire et des cadres de formation précis ainsi qu’un réseau de coopération avec l’extérieur afin d’y puiser l’expertise adéquate, prémisse à une opération de démultiplication des connaissances acquises et de leur maîtrise. Du point de vue pragmatique, elle nécessite la constitution d’outils tels que les réservoirs de données terminologiques et l’élaboration d’une démarche opératoire pour chaque objectif identifié. Les banques de terminologie demeurent la forme la plus accomplie et la plus enchanteresse de l’aspect pragmatique.

Pour prendre un exemple concret, une stratégie d’aménagement linguistique doit envisager des modalités capables de justifier des transferts. La constitution d’une terminologie nouvelle ou la mise à jour d’une terminologie ancienne doit être étayée par quelques principes comme :

  1. Le remplacement des termes inadéquats pour dénommer des réalités par d’autres termes nationaux susceptibles de remplir ce rôle dénominatif. C’est le principe de l’énoncé de politique en matière de néologie.
  2. Le recours à l’emprunt africain ou européen naturalisé phonologiquement, morphologiquement et syntaxiquement lorsque aucune solution autochtone n’est satisfaisante. Les termes étrangers seront soumis soit à une restriction de sens, soit à une extension, soit à la conservation du statu quo sémantique. C’est le principe de l’énoncé de politique en matière d’emprunt de formes linguistiques étrangères.
  3. La réanimation d’anciens termes nationaux tombés en désuétude lorsqu’ils s’avèrent utiles du point de vue dénominationnel.
  4. L’introduction dans l’usage national de mots régionaux éloquents qui revalorisent ainsi la variation spatiale. C’est le principe de l’énoncé de politique en matière de variation linguistique régionale.
  5. La nationalisation des terminologies spécifiques à un domaine d’activité et dont l’utilisation était jusque-là restreinte à des aires régionales.

La rationalisation s’offre comme le moyen ultime de parvenir à la terminologisation d’une société. Aussi faut-il examiner la question en profondeur. Par quel bout commencer? Comment s’y prendre? Compte tenu de la diversité des problèmes que les pays et les États ont à résoudre simultanément, compte tenu des besoins prioritaires exprimés par les mêmes intervenants, compte tenu des incidences des organismes internationaux ou nationaux disposés à offrir de l’aide et des services afin d’appuyer les initiatives en matière de terminologie et d’aménagement linguistique, la question mérite qu’on s’y arrête.

À l’heure actuelle, en Afrique, la priorité contextuelle indiscutable est celle de la description des langues vernaculaires et véhiculaires. L’impact politique d’une telle décision est perceptible dans plus d’un milieu et à plus d’un niveau. La diffusion des langues vernaculaires de même que leur usage dans les activités quotidiennes et spécialisées plaident en faveur d’une action immédiate et en relation étroite avec les milieux visés.

Le cheminement chronologique idéal pour parvenir au volet terminologique industriel suppose que soient résolus les problèmes de la codification, de la description, de la standardisation et de l’unification de la langue (plan phonologique, système grammatical, morphosyntaxe et lexique), que soient réglés les problèmes de l’enseignement de la langue aux niveaux maternel, primaire, secondaire, collégial et universitaire ainsi que les problèmes relatifs à la production de matériels didactiques appropriés; ce qui laisse entendre que des recherches et des travaux préalables d’application pédagogique soient disponibles, enfin que la terminologisation s’appuie sur un vaste projet de société. (À ce sujet, voir les Actes du colloque : L’aménagement linguistique et terminologique au Rwanda : Bilan et perspectives 1986.)

Fondamentalement, avant d’entreprendre la phase terminologique du programme d’aménagement linguistique, l’instrumentation de base d’une langue doit être un fait accompli. On ne peut raisonnablement songer à sauter des étapes, sous peine d’échouer lamentablement. Alphabétisation, description de la langue et terminologisation se succèdent selon une logique implacable. Le cadre général d’un programme peut se ramener à deux volets primordiaux. « On a d’abord besoin du lexique fondamental de l’abstraction, c’est-à-dire des termes généraux auxquels tout raisonnement recourt indépendamment de ses traits spécifiques. Il faut pouvoir distinguer concret et abstrait, objectif et subjectif, intention et raisonnement, méthode et technique, etc., dès que l’on aborde une discipline intellectuelle quelconque. L’autre volet du programme consiste à déterminer las besoins du pays dans les différentes branches de son activité, avec leur priorité relative » (Coupez 1983 : 369-370).

Dans les pays africains, le premier milieu à terminologiser est sans conteste celui de l’enseignement. C’est d’abord là qu’il faut changer les habitudes et inculquer l’usage des nouveaux moyens langagiers. A ce titre, les instituts pédagogiques, les instituts d’alphabétisation doivent contribuer à la préparation de documents pédagogiques et de matériels didactiques malgaches adaptés : grammaires, livres de lectures, abécédaires, etc. Plus encore, chaque matière scolaire doit pouvoir compter sur un appareil pédagogique terminologisé en malgache. Ainsi, pour citer l’exemple du Rwanda, la Commission nationale du lexique a rwandisé les disciplines scolaires suivantes (voir Ngulinzira 1985) :

Les domaines prioritaires, après l’enseignement primaire et secondaire pourraient être : les activités économiques rurales et artisanales de base, la santé et l’hygiène, l’agriculture et l’industrie urbaine, les secteurs juridique et administratif.

6. En guise de recommandation

Le développement, l’aménagement linguistique et la terminologie ont fait l’objet d’incursions multidirectionnelles qui amènent à conclure en la nécessité d’une stratégie à facettes multiples afin de garantir des résultats.

Un plan d’action en matière de développement linguistique doit tenir compte des étapes suivantes, qui se déroulent parfois simultanément :

  1. Procéder à l’identification, à la préparation et à l’évaluation des besoins en formation générale et spécifique, en concertation entre les milieux demandeurs et les milieux étrangers, de manière à éviter l’autarcie et à bénéficier pleinement de l’expérience et de l’expertise d’autrui.
  2. Procéder à la recherche du ou des partenaires de la coopération et des principaux stratèges de la pédagogie.
  3. Procéder à l’organisation et à la gestion concertées des stratégies didactiques prônées.
  4. Prévoir les mécanismes d’évacuation progressive des experts étrangers une fois leur rôle rempli. Autrement dit, autochtoniser l’expérience et déterminer un seuil où le transfert de la technologie de l’aménagement linguistique est entièrement pris en charge et complété par les formateurs et les maîtres d’œuvre du pays. (Voir à ce sujet Boulanger 1986.)

Cela revient à dire que, pur delà les dimensions politiques, l’actualisation des mécanismes de modernisation et de standardisation d’une langue doit être confiée à des linguistes qualifiés qui auront droit au dernier mot lorsque viendra le moment de prendre des décisions. Il est donc clair que l’« élaboration du vocabulaire nouveau ne doit pas précéder la mise en place d’équipes de recherchas compétentes » (Coupez 1983 : 369).

Tout projet d’aménagement social ne va pas sans heurt, sans cahot, sans difficulté, sans inquiétude et sans interrogation. L’important, c’est la volonté collective de briser le mur de l’isolement et de guérir le malaise de l’inconfort qui surgit de telles situations. Franciser, malgachiser, arabiser, c’est procéder à l’actualisation du changement linguistique préconisé. Simultanément, c’est se donner les moyens de fournir et de développer une terminologie dans chacune des langues-cibles afin de combler le plus rapidement possible le déficit terminologique accumulé. Chaque État s’enorgueillit d’activités très diversifiées; il va alors de soi que le projet linguistique doit les incorporer et même les privilégier, ce qui demande un effort considérable, un temps conséquent ainsi que des ressources humaines et financières adéquates. De plus, la société doit adhérer volontairement au projet. « La collectivité visée par l’intervention linguistique doit d’abord être prête à vivre le changement, les individus qui composent cette collectivité doivent pouvoir y déceler d’avance des bénéfices, une finalité susceptible d’améliorer leur vécu langagier quotidien (bénéfices linguistiques comme la clarté de la communication, amélioration de l’intercompréhension dans les communications professionnelles; bénéfices économiques également, comme l’augmentation de la productivité des travailleurs de l’entreprise, ou encore la rationalisation des communications internes de l’entreprise) » (Auger 1986 : 48).

Malgachiser et malgachophoniser, cela veut aussi dire s’ouvrir sur le monde et aux autres tout en favorisant l’établissement d’un dialogue permanent qui témoigne du respect mutuel des langues qui se côtoient. Le désir de poursuivre avec acharnement la mise au point d’instruments langagiers qui décrivent parfaitement et dans leur totalité tous les aspects de l’usage linguistique légitime de la communauté malgache, justifie à lui seul et d’une façon très claire le droit et la manière d’être linguistiquement malgache. La promotion de la langue malgache ou du français doit accompagner et susciter la transformation des conditions sociales, culturelles et économiques. L’épanouissement linguistique donnera aux Malgaches un statut politique, juridique, social, culturel et socioprofessionnel à la mesure de leurs attentes.

7. Conclusion

Il est malaisé de conclure un pareil panorama sur une situation que l’on ne maîtrise pas entièrement. Je suis conscient de n’avoir effleuré qu’un aspect minime du vécu linguistique quotidien de Madagascar et de ses difficultés. Je constate aussi qu’il n’est pas facile de tisser le réseau complexe et multiforme de la terminologie dans une situation d’aménagement linguistique où on hésite encore entre le français et le malgache. Il m’apparaît évident cependant que « le français ne se justifie plus seulement par souci d’efficacité, mais aussi par souci de cohésion nationale » (Turcotte 1981 : 149), ce qui démontre bien que l’emprise de la politique sur la langue est encore vigoureuse. J’ai préféré entremêler les linéaments québécois aux linéaments malgaches afin de montrer, par comparaison, la faisabilité de la terminologisation. J’ai aussi voulu donner à d’autres le goût de suivre la voie québécoise ou plutôt de s’inspirer du meilleur et du plus utile.

Nonobstant mon enthousiasme, « je ne crois pas qu’il faille encenser la terminologie au point de croire que c’est le seul facteur indispensable pour procéder au changement linguistique d’un pays. Si l’on sait y faire, elle est un moyen d’action et d’intervention souverain. Elle est un auxiliaire précieux, une motivation de première grandeur, une voie fondamentale et un support logistique indéniable. Mais isolée des autres composantes de l’intervention linguistique que sont l’appui et la foi des responsables et des intervenants dans le dossier linguistique, elle ne saurait être très efficace. La terminologie existe, mais elle n’a de valeur véritable que lorsque les Hommes qui la pratiquent y croient fermement » (Boulanger 1984 : 22). Le reste appartient au temps, à l’histoire et au mythe.

Bibliographie

Note

[1] Le présent article est une version remaniée et enrichie d’une communication présentée en mai 1985 à Antananarivo dans le cadre du colloque : La langue française dans le transfert de connaissance et de technologie à Madagascar.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1989). « Développement, aménagement linguistique et terminologie: Un mythe? L’exemple de la malgachisation », Language Problems and Language Planning, vol. 13, no 3, p. 243-263. [article]

Résumé

Le contexte francophone sert de toile de fond à une comparaison entre le Québec et Madagascar, deux États engagés dans des projets de modernisation linguistique. Au Québec, le français est la langue-mère d’origine tandis qu’à Madagascar, il est la langue-mère adoptive. Dans la société québécoise, la langue française constitue le point d’aboutissement de l’aménagement linguistique alors que dans la société malgache, son statut comme langue de départ n’est pas encore tout à fait clair. L’analyse est menée du double point de vue inséparable de la politique et du linguistique. Par ailleurs, le développement est lié au transfert de technologie qui suppose une maîtrise et un contrôle de la technologie importée sur plusieurs plans; notamment, l’acclimatation des concepts et des objets passe par les dimensions linguistiques, secteur particulièrement sensible dans les pays préindustrialisés. L’auteur distingue la terminologisation dans une société dont la langue est bien décrite et instrumentée et la terminologisation dans une société dont la langue n’est pas encore bien pourvue d’outils de travail comme les grammaires et les dictionnaires.

Abstract (anglais)

Language Planning, Social Development, and Terminology: A Myth? The Example of Madagascar

The context of French language use serves as a background for a comparison between Québec and Madagascar, two states that are actively engaged in linguistic modernization projects. In Québec, French is the original mother tongue, whereas in Madagascar it is an adopted one. For Québec society, French constitutes the goal for language planning, whereas for Madagascar society, its status as the starting point is not completely clear. The analysis of the two situations is conducted from the two inseparable viewpoints of politics and linguistics. In addition, language promotion is related to technological transfer, which presupposes control over and mastery of imported technology. Any such control involves several aspects; in particular, familiarization with the objects and concepts involves the area of language use, which is especially sensitive in preindustrial nations. The author distinguishes the introduction of terminology within a society for which the language is well documented from its introduction within a society whose language is lacking in dictionaries and grammars.

Resumo (espéranto)

Lingvoplanado, socia evoluigo kaj terminologio: Ĉu mito? La ekzemplo de Madagaskaro

Lu kunteksto de france lingvouzo liveras fonon por komparo inter Kebekio kaj Madagaskaro, du ŝtatoj, kiuj aktive realigas projektojn de lingva modernigo. En Kebekio, la franca estas la origina denaska lingvo, dum en Madagaskaro ĝi estas adoptita. En la kebeka socio, la franca konsistigas la celon de la lingvoplanado, dum en Madagaskaro ĝia rolo kiel deiropunkto ne estas komplete klara. Oni analizas la du situaciojn el la du neapartigeblaj vidpunktoj de politiko kaj lingvistiko. Krome, lingva antaŭenigo estas ligita al teknologia transigo, kiu antaŭsupozigas regon super importita teknologio. Ĉiu ajn tia rego havas plurajn aspektojn; precipe, alkutimiĝo al la objektoj kaj konceptoj ligiĝas kun la tereno de lingvouzo, kiu estas aparte sentoplena en antaŭindustriaj landoj. La aŭtoro farus distingon inter la enkonduko de terminologio ene de socio kies lingvo estas bone dokumentita, kaj ĝia enkonduko ene de socio al kies lingvo mankas vortaroj kaj gramatikaj libroj.