L’évolution du concept de néologie de la linguistique aux industries de la langue

Jean-Claude Boulanger

« (...) le désir d’augmenter le langage de ta nation » (Ronsard, Préface sur la Franciade, 1587).
« Et pourtant, en ces dernières décennies avant le XXIe siècle, quelle étonnante moisson nous précède, “d’attentats” perpétrés par des hommes sur les idiomes les plus divers! » (Claude Hagège, Voies et destins de l’action humaine sur les langues, 1983, p. 11)

1. Le dessein

Aux yeux de tous, la créativité lexicale ou néologie identifie le processus de formation d’éléments neufs dans le lexique d’une langue. Elle occupe le premier rang des préoccupations quotidiennes des langagiers oeuvrant dans un contexte d’aménagement linguistique. Souvent, l’environnement dans lequel ils opèrent requiert de leur part un travail considérable d’ordonnancement de notions très modernes, pour lesquelles il n’existe pas encore de dénominations endogènes appropriées; il faut donc créer ces dénominations. Les besoins linguistiques nouveaux trouvent leur origine dans l’intention de transiter d’une langue à l’autre, par exemple de l’anglais vers le français, ou de la nécessité de façonner des terminologies entièrement originales lorsque des défis, des révolutions technologiques et scientifiques majeurs apparaissent dans une société. En ces occasions, la pression du mouvement néologique est telle que personne ne songerait à nier les modifications qui se produisent dans l’usage. À cet égard, la néologie est incontestablement autre chose qu’un mal évitable, spécialement dans les technolectes. Ceux-ci comportent « un ensemble de désignations spécifiques d’un certain domaine de l’activité humaine : science ou une de ses applications (par exemple : biologie et médecine, chimie et pharmacopée, etc. » (Hagège, 1983, p. 33); ces zones spécialisées et partiellement unifiées du lexique d’une langue sont toujours susceptibles d’une alimentation et d’une rénovation continues.

Il est admis partout qu’aucune discipline naissante, pas plus que les champs d’activité humaine plus anciens, ne peut bâtir une terminologie exhaustive sans se heurter à un moment ou à un autre aux exigences néologiques, pour lesquelles il faut se mettre en quête de solutions adéquate. L’établissement ou l’amélioration d’une communication socioprofessionnelle aisée et exempte de bruits entre les usagers, pour faciliter l’apprentissage, la découverte, la diffusion des connaissances et des produits, en est le dessein ultime.

En vertu d’une logique interne, toute langue évolue et s’adapte au nouvel ordre de vie d’une société. Des mots s’usent, sombrent dans l’oubli ou meurent tandis que d’autres naissent puis s’inscrivent dans le cycle de l’usage et de l’usure. Les langues sont l’une des ressources disponibles dont se servent les sociétés pour assurer leurs métamorphoses; elles sont orientables dans le sens des intérêts de chaque communauté. Parmi les forces vives qui sous-tendent la dynamique d’une langue comme le français contemporain, la créativité lexicale représente un phénomène d’une exceptionnelle vigueur, tant du point de vue quantitatif que dans sa dimension qualitative, si souvent négligée. La néologie est « l’une des composantes de l’avenir de la langue et, en cela, elle nous concerne tous, usagers (ordinaires) comme spécialistes » (Quemada, 197.1, p. 137).

2. Le fil d’Ariane

On ne peut pas évoquer la néologie d’aujourd’hui sans faire un retour vers le passé pour y découvrir quelques jalons révélateurs. Même si l’appellation néologie a été mise en circulation au milieu du XVIIIe siècle, le phénomène a toujours dérangé, s’insinuant, sous des déguisements divers, dans des discussions approbatrices passionnées tout autant que dans des contestations virulentes et des condamnations sans appel. Selon le Grand Robert (1985), le terme néologie est apparu en 1759 avec le sens, maintenant vieilli, d’« introduction, emploi de mots nouveaux utiles à une langue afin de l’enrichir ». L’acceptation ancienne s’opposait au sémantisme, à valeur péjorative, attribué au mot néologisme, qui dénotait à l’époque une « affectation de nouveauté dans la manière de s’exprimer (...) » (Grand Robert). Le néologue revêtait alors l’habit de la personne qui pratiquait la néologie ou le néologisme (voir le Grand Robert sous néologue). Ainsi, une même dénomination servait à désigner deux occupations, deux thèses très différentes, voire antinomiques, mais rassemblant chacune ses partisans (voir cependant Mercier, 1801, p. VII, qui fait la distinction entre le néologue, qui pratique la néologie, et le néologiste, qui pratique le néologisme). Cette perception dichotomique semble mieux correspondre à la réalité de l’époque. Il ne faut pas oublier que ces discussions se déroulaient entre littéraires et non entre linguistes (au sens qu’on donne à ce terme aujourd’hui).

L’activité des néologues remonte loin dans le temps, bien avant le constat de l’existence du mot néologie et de ses descendants. Tout au long des siècles, des spécialistes ont été sensibles aux difficultés, au ressourcement et à l’évolution de leur langue.

Après le Moyen-Âge, où se sont mis en place les principaux mécanismes de formation des mots en français, la Renaissance demeure l’une des grandes périodes fastes de l’incubation de la langue française. À cette époque, des poètes, des écrivains, des scientifiques, et des meilleurs de notre histoire, se sont levés pour défendre leur langue (voir Huchon, 1988). Ils ont encouragé la création de mots afin de contribuer à l’émancipation du français, empreint de latinismes depuis l’époque précédente et envahi par les italianismes en provenance massive du pays voisin, qui bénéficiait sur son territoire de l’explosion des arts, des lettres, de l’économie, de la culture, etc. Ils luttaient également pour débarasser leur langue des jargons ecclésiastique, scolastique et juridique menaçants, que l’usager ordinaire ne pouvait plus décoder. Le XVIe siècle voit s’éveiller l’intérêt pour le français littéraire et scientifique et « on n’hésite pas à enrichir la langue de mots nouveaux » (Walter, 1988, p. 95), provenant du fonds ancien, du fonds savant gréco-latin, du fonds dialectal ou des langues étrangères (allemand, néeerlandais, espagnol et surtout italien) ou tout simplement créés au départ de mécanismes internes du français, déjà tous opérationnels à cette époque.

Vers la fin du XVIe siècle, Malherbe (1555-1628), fit, parmi d’autres, entendre les premiers appels en faveur du goût classique. L’interdiction politique d’inventer des formes inédites, d’imaginer des dérivés aux unités existantes, de néologiser, en somme, culmine et se cristallise au XVIIe siècle dans le sillage de Malherbe : il proscrit, au nom de la pureté et de la clarté, les fantaisies créatrices et les tournures sans écho. Réfugié derrière l’étendard de la pureté, il condamne « les néologismes de formation française, les nouveaux composés, les dérivés et les transpositions, sans en considérer l’utilité » (Wolf, 1983, p. 107); Malherbe frappe aussi d’ostracisme l’usage exemplaire des termes scientifiques et techniques ainsi que les mots bas et vulgaires. Après 1630, presque tous les écrivains se rallient à la doctrine du poète, qui n’a plus très bonne presse aujourd’hui. En effet, « Tous ont admis la justesse stratégique des vues du poète : pour “défendre et illustrer” efficacement la langue vulgaire, il fallait moins se soucier d’inventer, comme les gens de la Pléiade, que se préoccuper de stabiliser l’élocution de la langue, en la pliant à des conventions admises par tous » (Fumaroli, 1986, p. 333). L’ascèse proprement littéraire qu’impliquait la méthode de Malherbe « éloignait les gens de lettres de cet enthousiasme inventif et inquiet qui va souvent de pair avec l’hérésie ou avec le non-conformisme politique » (Fumaroli, 1986, p. 333-334). La conception malherbienne illustre bien comment la notion de « pureté » renvoie implicitement à une restriction sociolinguistique perpétuée par les arbitres de la langue qui se sont succédés de Vaugelas à quelques grammairiens rétrogrades d’aujourd’hui. Socialement et littérairement, c’est sous le règne du Roi Soleil que le français commence à se scléroser, à se figer, ce qui fit dire à Boileau son célèbre « Enfin Malherbe vint (...) Et réduisit la Muse aux règles du devoir » (Art poétique).

La dictature puriste s’instaure sous les anti-réformateurs; elle se poursuit tout au long de la période classique et au début du XVIIIe siècle, malgré quelques intermèdes rafraîchissants et quelques créateurs à l’esprit plus ouvert, notamment Fénelon. Ainsi donc, « après un siècle de foisonnement où la langue française a accueilli à profusion tout ce qui pouvait l’enrichir, le XVIIe siècle va vouloir endiguer ce flot d’innovations, en formulant des règles, en fixant l’orthographe et en voulant normaliser la prononciation » (Walter, 1988, p. 100). En 1635, le Cardinal de Richelieu fonde l’Académie française, dont les quarante membres élus « ont pour mission d’observer la langue, avec, au programme, l’élaboration d’une grammaire et surtout d’un dictionnaire » (Walter, 1988, p. 100).

Le renouveau linguistique rebondit lors du passage de la monarchie au régime républicain de 1789. Peu à peu, l’innovation lexicale est de nouveau tolérée, puis encouragée et enfin imposée par l’idéologie dominante des révolutionnaires. Ce « confortement » est consécutif à l’instauration d’une société modelée par des règles politiques qui accroissent encore plus les déficits de vocabulaire déjà accumulés et qu’il faut rattraper de toute urgence. Les bénéfices tirés d’un lexique original justifient le relâchement d’une norme linguistique un peu trop étroite. De plus en plus centralisé, le français doit répondre aux impératifs politiques, sociaux, culturels et économiques en soutenant la création puis en accueillant un flux considérable de mots nouveaux-nés (voir Boulanger, 1984b, p. 5-7). « À l’inverse du XVIIe siècle qui, dans son désir d’épurer la langue, avait réprimé toute vélléité d’invention, le XVIIIe siècle apparaît comme l’époque où l’accroissement du lexique s’est fait avec le plus de liberté. Avec l’épanouissement des nouvelles techniques, le fourmillement des idées philosophiques et la transformation des structures sociales, avait pris naissance un besoin pressant de nommer les nouveaux objets et les nouveaux concepts » (Walter, 1988, p. 113). Au cours du siècle qui a vu naître l’immense œuvre qu’est l’Encyclopédie, aucun secteur d’activité (agriculture, politique, industrie, finance, sciences, arts, etc.) n’échappe à l’introduction massive de nouveautés lexicales dans la langue ni au foisonnement du vocabulaire.

Pendant les siècles qui ont suivi, le pendule néologique oscille entre l’approbation sans discussion et le rejet inconditionnel des formes novatrices. Depuis la fin du siècle des lumières, des polémiques et des querelles incessantes et très vives se sont succédées; elles ont dressé « les uns contre les autres partisans et adversaires de la néologie » (Hagège, 1987, p. 19), laissant la victoire tantôt aux uns, tantôt aux autres.

3. Quelques précurseurs de la terminologisation de l’Europe

Aussi loin que l’on remonte dans le temps, on trouve des chercheurs, des scientifiques, des techniciens, des érudits, des écrivains et des humanistes qui se sont associés au remue-méninges terminologique de leur siècle. Ils avaient besoin d’user de la liberté de remuer la langue afin de créer des mots et des termes pour refléter leur pensée, relater leurs expériences, faire part de leurs recherches, diffuser leurs écrits et leurs découvertes après les avoir nommées, pour échanger un savoir immense avec des partenaires nationaux et internationaux. Du Moyen-Âge à aujourd’hui, plus d’une langue fut assaillie par des nouveautés tumultueuses en quête de nom. On doit à nombre d’illustres penseurs universels du passé la mise en service et la validation d’unités lexicales néologiques idoines à leur intérêts et destinées à s’associer aux concepts de leur discipline.

Chaque siècle, chaque pays a abrité des précurseurs. Parmi la multitude des modèles, citons quelques noms évocateurs de personnes ayant vécu avant le XIXe siècle. Ils composent un véritable florilège de néologues et d’aménagistes avant la lettre. Au XIIIe siècle, le prévôt de Paris, Etienne Boileau, (mort en 1270) publie son Livre des métiers, sorte de répertoire des corporations dans lequel sont définies ou expliquées une myriade d’appellations d’emplois et recensées plusieurs formes féminisées (ex. ouvrière, mestresse, aprentisse, fileresse, crespiniere, patenostriere). Pour le XIVe siècle, il faut rappeler la figure de Nicolas d’Oresme (1325-1382), évêque de

Lisieux et auteur de répertoires astronomiques et scientifiques comme La compilation de la science des étoiles et Le livre du ciel et du monde (traduction de l’œuvre d’Aristote). Il fut l’un des premiers érudits à plier la langue française à l’expression de la philosophie, des techniques et des sciences naissantes.

Le XVe siècle ne peut être abordé sans évoquer Léonard de Vinci (1452-1519), artiste, ingénieur et humaniste florentin légendaire, dont on ne cesse de redécouvrir le génie. Son compatriote et concitoyen Léon Battista Alberti, humaniste, peintre et architecte, est connu comme l’un des grands théoriciens des arts de la Renaissance. En Allemagne, vers la fin du siècle, le peintre et graveur Durer (1471-1538) se passionne pour la géométrie, en particulier pour la perspective et les proportions dans les théories de l’art. Né à la fin du XVe siècle, Rabelais (1483(?)-1558) est le représentant de la littérature renaissantiste; son invention verbale puissante, ses connaissances linguistiques et encyclopédiques (on lui doit d’ailleurs le mot encyclopédie en 1532) en font sans doute le plus grand créateur de néologismes de l’époque et peut-être de tous les temps. Non seulement il utilise à loisir la panoplie des modes de formation de mots en français, mais il « emprunte sans se gêner à l’hébreu, au grec, au latin, (...) aux langues étrangères, à l’argot et aux patois » (Walter, 1988, p. 95). Quant au Flamand André Vésale (Vésalius, 1514-1564), il s’intéresse aux terminologies de l’anatomie et de la dissection.

La Renaissance est aussi un siècle de traduction. En France, une des grandes figures historiques de la discipline est certainement Jacques Amyot (1513-1593). Il a considérablement enrichi la langue française par ses qualités stylistiques et ses propositions terminologiques. Il a introduit ou contribué à répandre dans notre langue une multitude de mots et de termes nouveaux comme misanthrope, atome, enthousiasme, démocratie, pédagogue, hiéroglyphe. La terminologie musicale française lui est redevable d’une grande partie de son vocabulaire.

Galilée (1564-1642) est déjà à cheval sur le siècle suivant. Physicien et astronome italien, il fut célèbre par ses importantes découvertes tout autant que par son abjuration devant l’inquisition. Le XVIIe siècle est aussi celui de Leibniz (1646-1716), philosophe et mathématicien allemand.

Le siècle des Lumières voit naître et œuvrer de très grands savants dans une multitude de domaines, d’autant plus que les besoins terminologiques sont en expansion géométrique. En sciences naturelles, Buffon (1707-1788) devient célèbre et son style brillant le conduit à l’Académie française, tandis que Linné (1707-1778), naturaliste et zoologiste suédois, conçoit la nomenclature binominale appliquée aux règnes végétal et animal. En chimie, les chercheurs ne manquent pas : Guyton de Morveau (1737-1816) est l’initiateur d’une réforme radicale de la nomenclature chimique tandis que ses compatriotes Lavoisier (1743-1794) et Berthollet (1748-1822) font œuvre de pionniers. Comme le chimiste suédois Berzélius (1779-1842), Lavoisier fut l’un des créateurs de la chimie moderne. Il aménage également la terminologie dans son domaine d’activité. Berthollet est l’auteur de nombreuses découvertes scientifiques qu’il a bien fallu dénommer.

Plus près de nous, le XIXe siècle s’ouvre sur la publication de l’ouvrage de Louis-Sébastien Mercier intitulé : Néologie, ou vocabulaire de mots nouveaux, à renouveler, ou pris dans des acceptions nouvelles (1801).

Comme on le constate par ce tour d’horizon très sélectif, l’enrichissement terminologique, la création de systèmes de dénomination, le perfectionnement des nomenclatures ainsi que la démarche onomasiologique prirent de l’ampleur sous l’habile combinaison de la science, des préoccupations linguistiques des précurseurs et des hommes de volonté que lurent les grands savants et les écrivains de talent convoqués à la barre des témoins de la terminologie et de la néologie.

4. Le cheval de Troie ou la révolution néologique contemporaine

Un bond de plus d’un siècle et demi amène à circonscrire la période actuelle, entamée il y a une vingtaine d’années. Il faut en effet remonter à la fin des années soixante pour trouver le début de la relance généralisée, organisée, de la néologie dans les pays les plus industrialisés et le début du rôle catalyseur de la néologie dans les pays pré-industrialisés qui se sont engagés sur la voie de l’aménagement linguistique et terminologique, passée l’étape de l’indépendance politique. Quant à l’autonomie économique, il est évident qu’elle passe par l’établissement d’un fonds lexical rénové. Dans les sociétés en émergence comme dans les sociétés déjà développées, la configuration de tous les champs du savoir est assujettie à la néologisation volontaire de la ou des langues.

Au Québec, c’est le calme après la tempête de la Loi 63, promulguée en 1969, l’intermède de la Loi 22, sanctionnée en 1974 et dont le caractère incitatif n’a pas répondu aux attentes des aménagistes et des travailleurs, et l’arrivée de la Loi 101, dite Charte de la langue française, revendiquant l’indépendance politique et dont le premier état, très coercitif, montrait du mordant et fut très efficace dans ses premières applications.

L’exemple québécois montre bien comment la néologie apparaît, une fois de plus, au carrefour du politique et du linguistique, avec toutes les nuances qui seront évoquées plus loin. Dans tout ce remue-ménage linguistique, la terminologie s’avère la voie stratégique par excellence pour faire accéder la néologie au rang des modes reconnus de rénovation d’une langue. La néologie devient un pouvoir lorsqu’elle est liée aux préoccupations idéologiques des sociétés qui ont décidé d’intervenir dans le processus linguistique en promulguant des législations. Les normes juridiques décrétées enclenchent les dispositifs d’intervention, tant par l’aménagement du statut que par celui du corpus, de la langue. La prise en charge collective, politique et sociétale du phénomène néologique, sous ses deux pôles de production et d’organisation institutionnelle a, de toute évidence, favorisé « la sortie de la néologie du maquis linguistique où elle s’était tapie en attendant ses nouveaux défenseurs » (Boulanger, 1984b, p. 4). En outre, elle ne végète plus derrière les grandes problématiques actuelles de la linguistique; un sentiment de vif intérêt et de curiosité légitime s’est rapidement développé ces dernières années, tant chez les linguistes que chez les terminologues et les responsables des projets d’aménagement des langues. Indiscutablement, la « néologie vit maintenant en filigrane des grands courants actuels de la politique, de l’économie, de la culture et de la société en général » (Boulanger, 1979, p. 37).

Depuis 1970 environ, la néologie, comme satellite immédiat de la terminologie, a parcouru un chemin impressionnant dans le monde francophone. De plus en plus, elle est l’objet de réflexions poussées, d’essais de structuration et de modélisation qui incorporent la production de documents à saveur glosso-politique. Tout au long de sa démarche progressive, la néologie cueille au passage quelques attributs ou caractères insoupçonnés propres à lui assurer une coloration à la mesure des ambitions sociales qu’on lui dessine. Elle devient un cheval de bataille, un instrument d’intervention muni d’un corps de doctrine qui s’abreuve à plusieurs sources. Sur la base de ses assises multiples et de son riche patrimoine, elle « apprendra ainsi à mieux se connaître afin de perfectionner ses méthodes » (Boulanger, 1983, p. 321).

5. La fission néologique

Depuis vingt ans, l’appel néologique sourd de partout dans la francophonie; aussi, définir et cerner le concept de néologie d’une manière unilatérale relève de l’aventure ou de l’innocence. Sous la double influence de la linguistique et de la terminologie, donc de préoccupations d’ordre lexicographique, terminographique, normalisateur et aménagemental, la notion a reçu une impulsion considérable et elle a acquis une maturité qui la propulse à l’avant-scène de toutes les stratégies d’intervention de la langue. Le halo politique qui l’entoure contribue à cette trajectoire expansionniste.

Un peu comme l’atome, naguère étemel et indivisible et aujourd’hui sécable, la néologie dévoile des composantes internes qui orbitent autour du noyau d’origine, toujours associé aux règles d’augmentation du lexique d’une langue. La conception univoque n’a plus cours, tandis que la définition linguistique traditionnelle, qui ne circonscrit que l’ensemble des processus au moyen desquels une langue pourvoit à l’enrichissement et à la rénovation de son stock lexical par le recours aux mécanismes morphosémantiques habituels, ne convient plus. Ou plutôt, cette vision n’est plus suffisante; elle n’est désormais qu’un aspect de toute une série de démarches qui incorporent en outre une stratification de nature idéologique, en particulier lorsque sont évoquées les empreintes glossopolitiques officielles.

Tout en raffermissant le rapport permanent qu’elle entretient avec la langue générale, la néologie a livré de nouveaux secrets aux regards professionnels. Ces pistes inédites conduisent des considérations les plus linguistiques à l’idée récente de l’industrialisation des langues, c’est-à-dire la structuration et le développement des rapports de la linguistique avec l’informatique en vue de la fabrication, de la diffusion et de l’utilisation des produits culturels, éducationnels, etc. La néologie doit dorénavant être considérée comme un édifice fractionnable, fissible, à l’origine d’un faisceau d’énergie au service du changement et du mieux-être linguistiques.

C’est ce tissu atomisé de la notion de néologie que je voudrais décortiquer et explorer. À l’heure actuelle, l’idée de néologie sous-tend cinq démarches conviviales, en particulier dans le contexte nord américain. Les étapes de la migration du concept depuis la linguistique jusqu’au centre de la mécanique sociale et professionnelle seront photographiées au passage, en autant de clichés représentatifs des connaissances accumulées sur le sujet. Les modulations notionnelles seront encadrées et individualisées aux fins de faciliter la réflexion et d’appréhender le réseau hiérarchique qu’on peut en tirer. Il est évident que des interactions constantes naviguent en filigrane des nuances définitionnelles qui seront évoquées, tout comme le concept reste ouvert aux nouvelles trouvailles (voir Boulanger, 1985). Incidemment, l’un des secteurs encore inexploré demeure certainement les rapports de la néologie avec la psycholinguistique.

5. Voyage en « atomie »

5.1 La capitale

Le terme néologie désigne toujours le processus de création des unités lexicales nouvelles, générales ou terminologiques, par le recours, conscient ou inconscient, à l’arsenal des mécanismes de créativité linguistique habituels d’une langue. Il est ici question du code morphosémantique propre à chaque langue et qui anime le perpétuel mouvement de renouvellement naturel des différentes zones de vocabulaire de cet idiome. Le résultat tangible de l’opération de production linguistique inédite est le néologisme ou néoterme, c’est-à-dire l’unité nouvelle capable de subvenir à chaque déficit signalé en s’enchâssant dans l’usage courant ou socioprofessionnel (exemples : éditologie; éditique et EAO ainsi que leurs concurrents synonymiques publitique et PAO; domotique; servitique; géomatique; sidéen, qui concurrence maintenant sidatique et sidaïque; conseillance; bureauviseur; micro-ondable; la famille d’origine onomatopéïque cliquer, cliquage, cliqueur, cliquable, dont on doit la naissance à la petite souris qui glisse sur nos tables de travail). Cependant, la nature individualisée du néologisme à sa naissance —il est l’œuvre d’une seule personne, même si le créateur s’efface parfois devant l’instance qu’il représente— ne lui garantit pas une réussite automatique. « L’occultation rapide sous l’anonymat d’un large consensus est (...) un critère de succès d’une création lexicale » (Hagège, 1983, p. 65). Certains néologismes, plus résistants ou plus indispensables que d’autres, se faufilent, plus ou moins rapidement, dans les dictionnaires, tandis que d’autres seront mis en retenue dans quelque antichambre lexicographique en attendant la panthéonisation dans les grands dictionnaires. Les mises à jour des dictionnaires, les éditions nouvelles des répertoires de mots, l’emmagasinement dans les banques de terminologie manifestent concrètement l’activité génératrice de mots inédits (voir le paragraphe 5.2.4).

5.2 Les villes satellites

5.2.1. Le terme néologie désigne en second lieu l’étude théorique et appliquée des innovations lexicales, qu’il s’agisse des techniques de formation des mots (dérivation, composition, syntagmatisation, emprunt, etc.), de l’acquisition sémantique, des critères de reconnaissance, d’acceptabilité ou de diffusion des néologismes, des rapports avec la normalisation ou encore de l’insertion sociale ou socio-professionnelle des lexies nouvelles. La perspective de la théorisation linguistique s’unit ici aux analyses commandées par la sociolinguistique afin de fonder une dynamique et de déterminer le statut de la néologie au sein des disciplines du langage. Les recherches ont comme objectif de dégager les causes de fonctionnement ou de disfonctionnement des néomots une fois qu’ils ont été créés ou identifiés comme produits lexicaux nouveaux. Le résultat concret de la démarche est un ou des écrits sur le phénomène de la néologie. Que ce soit un article, une bibliographie, un livre ou une thèse, le document est de nature interprétative et vise la systématisation des connaissances sur le sujet. Les séminaires académiques, les colloques et les autres rencontres scientifiques viennent se couler dans la grammaire des connaissances en matière de néologie (voir Boulanger, 1981b, 1984a et Turcotte, 1988).

5.2.2 Le terme néologie dénomme également l’activité institutionnelle organisée et planifiée systématiquement pour recenser, créer, consigner, diffuser et implanter des innovations lexicales, dans le cadre d’un organisme privé ou public à vocation linguistique. Le plus souvent, l’institution est associée à un projet de changement, d’amélioration, de modernisation ou de réforme de la langue dans un pays, un Etat ou un regroupement plus vaste, comme la francophonie ou l’arabophonie. Les modes d’intervention socioterminologiques sont définis et structurés en vue de répondre aux impératifs d’un projet sociétal de terminologisation : francisation pour le Québec, arabisation pour l’Afrique maghrébine, catalanisation pour la Catalogne, etc. La perspective d’institutionnalisation, réglée par des autorités politiques et administratives mandatées à cette fin par le pouvoir, est privilégiée ici sous l’angle de l’aménagement linguistique et terminologique. L’aménagement linguistique sera perçu comme un processus interventionniste volontaire visant à planifier et à modeler le changement linguistique. Il est donc question d’une « intervention consciente dans les affaires linguistiques, soit de l’Etat, soit d’individus ou de groupes, dans le dessein d’influencer l’orientation et le rythme de la concurrence linguistique, le plus souvent en faveur des langues menacées ou dans l’intention de façonner la langue elle-même, en la standardisant, en la décrivant ou en l’enrichissant lexicalement » (Corbeil, 1987, p. 565).

De son côté, l’aménagement terminologique apparaîtra comme un processus éclairé et réfléchi grâce auquel sont conçues, élaborées, implantées et diffusées des terminologies dans le vécu langagier d’un groupe-cible plus ou moins vaste, dans une société bien identifiée, sur un territoire donné et à un moment bien circonscrit dans le temps. L’aménagement peut porter sur une, deux ou plusieurs langues, selon les besoins et les législations en vigueur. On a donc affaire à une néologie aménagementale, à de la recherche théorique et pratique groupée et insérée dans un système partenarial. Le produit fini qui exprime cet attribut du concept de « néologie » est alors un écrit ou un ensemble d’écrits commandés par une administration et en concordance avec une intention gouvernementale.

Parmi les exemples types, il suffit de mentionner : l’accord Bourassa-Chirac signé en 1974 entre le Québec et la France; la création officielle d’une cellule de recherche néologique au sein de l’Office de la Langue Française du Québec en 1975; le protocole d’entente entre les partenaires du premier réseau de néologie francophone; les déclarations d’intention dans les documents des Premier et Deuxième sommets francophones, tenus respectivement en février 1986 à Paris et en septembre 1987 à Québec; les procès-verbaux des réunions du second réseau de néologie en voie de constitution; les arrêtés ministériels instituant les commissions de terminologie et les centres de recherche; les règlements concernant la conduite des politiques linguistiques; les énoncés de politique des organismes responsables de l’application des lois (voir OLF, 1980, 1985, 1986) etc., tous écrits entrant dans la panoplie des documents officiels qui traitent de néologie.

Tous ces textes sur la concertation politico-institutionnelle comportent deux caractéristiques : d’abord, ils dégagent un parfum résolument politique; ensuite, ils reconnaissent implicitement que la planification lexicale peut être dirigée par des professionnels de la langue, à qui on reconnaît officiellement le pouvoir de créer des mots nouveaux et de prononcer des jugements sur la langue, avec, comme objectif, de modeler et de circonscrire la diversité linguistique interne ou externe d’un espace géographique déterminé. « La vérité est (...) qu’en remettant le destin des langues à ceux qui font profession d’en étudier la nature, on se donne en fait la possibilité d’engager sur des voies moins incertaines leur avenir, et aussi, peut-être, celui des peuples qui les parlent » (Hagège, 1983, p. 67).

5.2.3 Le terme néologie sert à désigner l’entreprise d’identification des secteurs spécialisés des connaissances humaines qui requièrent un apport lexical considérable en vue de combler des déficits de vocabulaire. Les domaines peuvent être entièrement nouveaux (par exemple l’intelligence artificielle, la sécurité informatique, le droit informatique, l’infographie, la bureautique intégrée, l’édition micro-informatique, la défense spatiale), plus ou moins récents (la docimologie, les pluies acides, la biomasse, la télédétection, la télématique), plus anciens, mais non encore décrits ou lacunaires du point de vue terminologique (la mécanisation forestière, la manutention, l’alimentation). Toutes ces sphères d’activité sont, à des degrés divers, d’abondants producteurs de néologismes.

La recherche néologique consiste ici à traiter l’ensemble ou des sous-ensembles du système de termes faisant partie du domaine choisi plutôt qu’à s’attarder sur l’évaluation du statut des unités prises une par une ou sur le repérage de petits groupes d’unités fragmentaires (voir Boulanger, 1979). Ainsi, il est clair que toutes les unités terminologiques du domaine des pluies acides recueillies dans le cahier double de la série Néologie en marche (numéro 40-41) n’appartiennent pas à la gamme des néotermes formels ou sémantiques, c’est-à-dire des unités lexicales de forme ou de sens qui n’étaient pas encore disponibles à un stade d’évolution de ce technolecte immédiatement antérieur au moment de la recherche. La concentration des notions et des termes dans un même répertoire est un effort de synthèse remarquable de données éparpillées dans une documentation souvent fort volumineuse et diversifiée, lexicographique, terminographique, informatico-graphique ou non. L’enregistrement dictionnairique permet de tracer un profil terminologique quasi complet du domaine des pluies acides tout en marquant l’originalité de cette terminologie, presque entièrement empruntée à une multitude de domaines voisins ou un peu plus périphériques. L’intelligence artificielle peut aussi servir d’exemple pour illustrer le même phénomène, elle qui fonde notamment son originalité sur l’amalgame des traits hérités des techniques et des notions de la psychologie cognitive, de la (micro)-informatique, de la linguistique et de la psycholinguistique (voir Boulanger, 1988a).

La perspective privilégiée ici est caractéristique de la recherche terminologique systématique ou, occasionnellement, factuelle, ainsi que de la recherche terminographique. Le produit fini s’apparente à des dictionnaires d’aspect néographique, comme les cahiers Néologie en marche, le Dictionnaire des néologismes officiels, le Dictionnaire de termes nouveaux des sciences et des techniques, le Répertoire des avis linguistiques et terminologiques, etc.

5.2.4 Le terme néologie désigne enfin un ensemble de rapports avec les dictionnaires généraux unilingues et les dictionnaires spéciaux à prépondérance néologique (dictionnaires de néologismes, de mots sauvages, d’emprunts, etc.). Nous pénétrons ici en plein cœur de la lexicographie.

Cinq directions peuvent être colligées :

  1. il est possible de se servir du dictionnaire, ou plutôt d’une batterie de dictionnaires généraux, terminologiques, encyclopédiques ou automatisés, comme moyen commode et objectif de statuer sur le caractère néologique -au sens d’apparition récente dans la langue- ou lexicalisé d’une unité repérée dans un texte et sur laquelle il faut donner un avis. Les répertoires de référence sont ici conçus comme des instruments de contrôle et comme un filtre lexicographique (voir Boulanger, 1979);
  2. le locuteur cherche à identifier dans un dictionnaire les unités métalinguistiquement marquées comme néologiques, puis à interpréter les marques. Ces mots sont repérables grâce à une série d’étiquettes employées par les lexicographes : l’abréviation néol. (« néologisme »), la datation, les renvois à caractère normatif comme recommandation officielle, etc. (voir Boulanger, 1985);
  3. le chercheur peut s’intéresser à l’étude critique des recueils d’innovations lexicales, c’est-à-dire au point de vue métalexicographique (voir Boulanger, 1988b);
  4. les dictionnaires recèlent une série d’instructions sur le fonctionnement des néomots ou sur leur modalités de formation. Le locuteur attentif peut en effet décoder dans le dictionnaire des indications sur la manière de construire une unité nouvelle. Il y trouvera une série de morphèmes libres ou liés, des règles de combinaison des éléments de formation, le ou les sens des affixes, des tableaux d’affixes, ainsi de suite. Cet aspect de la recherche est relatif à la grammaire de la néologie (voir 5.2.1); il apporte des réponses aux utilisateurs s’interrogeant sur les séries lexicales ouvertes, sur le permis et l’interdit en matière de formation et d’utilisation des mots. Le Robert méthodique, le Dictionnaire général et le Grand Larousse de la langue française sont des ouvrages de ce type;
  5. le lecteur du dictionnaire peut s’attacher au repérage des indices permettant de porter un jugement sur l’idéologie propre aux lexicographes. Lorsqu’il exerce sa profession, le lexicographe ne crée pas de néologisme. Il joue un rôle d’enregistreur de mots, de greffier de l’usage, tant ancien que moderne ou contemporain. Son attitude envers les unités à décrire peut être détectée par son comportement à l’égard de certains mots néologiques, régionaux ou qui relèvent de registres de langue marqués. Le récent dictionnaire de l’Académie, dont les fascicules commencent à paraître, accueille peu de régionalismes (acadien, foresterie); il rejette des emprunts ou des calques (camping, nominer), fait fi des féminisations récentes des appellations de titres, de fonctions ou d’emplois, écarte les vulgarismes et les argotismes; quant aux néologismes, le quai de Conti les consigne au compte-gouttes. Ces comportements, académiques, manifestent une idéologie plutôt puriste et conservatrice et n’actent pas l’ouverture de la langue française aujourd’hui. D’autres entreprises lexicographiques ont heureusement des projets plus progressistes, liés à l’évolution réelle de la société et de son satellite langagier (voir Boulanger, 1986).

La perspective des rapports entre la néologie et le dictionnaire est multidirectionnelle, comme on le constate par la diversité des liens interprétatifs énumérés. Elle n’a d’ailleurs pas encore livré tous ses mystères, tant s’en faut.

6. De la néologie défensive à la néologie offensive

Comme on le perçoit à l’évocation diachronique du statut de la néologie et à travers les cinq stratégies dégagées des différentes perspectives, la néologie s’est métamorphosée en une institution qui s’érige en puisant à de multiples sources complémentaires. La notion de néologie ne se laisse pas apprivoiser aisément, pas plus qu’elle ne peut se réduire à une peau de chagrin linguistique. Elle participe d’un ensemble interactif et convivial, dans lequel la langue générale et les technolectes ont conclu un pacte qui concrétise la complicité de la société, des fabriquants de dictionnaires, de la politique et, pour la période contemporaine, du vaste secteur, encore imparfaitement décrit, des industries de la langue. L’amalgame construit ci-avant rappelle que la néologie a pour visée première de résoudre les carences constatées dans le lexique d’une langue afin de pourvoir cette dernière des outils lexicaux indispensables pour avoir quelque chance de survie et de reconnaissance sur l’échiquier linguistique planétaire.

Corollairement à l’objectif organique fondamental reconnu à la néologie, celle-ci doit s’environner d’un appareil exécutoire, afin de remplir pleinement sa mission, qui est de contrer la grisaille linguistique ainsi que d’organiser les travaux rationnellement et fonctionnellement.

Un dénominateur commun se dégage des quelques coups de scalpel donnés dans le tissu atomique de la néologie. Tout se ramène à la volonté d’entériner l’idée que l’aménagement linguistique d’un pays, d’un État, passe par le développement d’une idéologie de la néologie. Car le point commun des différentes prises de conscience qu’il fallait satisfaire de nouveaux appels dénominatifs, à la Renaissance comme à l’époque révolutionnaire et à celle que nous vivons depuis une génération, c’est justement cette idéologie. Il ne fait aucun doute que la francophonie peut soutenir cette idéologie volontariste à l’égard de la néologie car au point où nous en sommes, elle subsume la création linguistique, la dynamique évolutive de la langue, la description lexicographique et l’organisation de l’intervention, tant au plan institutionnel qu’au plan politico-législatif. La néologie a atteint un plus haut degré de maturité et son avalisation politique n’a plus à être montrée. De plus, il est clair qu’une « ère néologique est donc ouverte dans l’idéologie du moment » (Guilbert 1973, p. 29). Les modulations idéelles s’additionnent de manière à former un ensemble harmonieux au sein de l’orchestration de la néologie. Manifestement, il est très urgent d’intervenir afin d’unifier la néologie dans tous les secteurs où se créent des unités nouvelles. Bernard Quemada rappelait déjà en 1971 que les linguistes avaient besoin d’une « Charte contemporaine, pour que les praticiens ou les organismes disposent des premiers éléments de réflexion et des premières règles de travail qui leur font défaut ». (Quemada, 1971, p. 144). En 1973, Louis Guilbert reprenait en écho les préoccupations quémadiennes élitistes des académies afin de faire « face au besoin de dénomination de toutes les créations de la science et de la technique en concurrençant efficacement les langues qui s’en assurent souvent le monopole » (Guilbert 1973, p. 29). La balle n’a cessé depuis d’être reprise au bond par les uns et par les autres, d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Claude Hagège, le dernier en date, remet la machine en mouvement en stipulant qu’il semble « évident qu’une action concertée des quelque quarante pays francophones d’aujourd’hui s’impose, en vue d’aboutir aux mêmes mots nouveaux dans les nombreux champs du savoir où l’on ne cesse d’en introduire à raison des progrès de la connaissance et des inventions » (Hagège, 1987, p. 237).

La communauté francophone doit compter sur elle seule; elle tient son sort entre ses mains : la néologie est un recours idéologique propre à assurer la stabilisation de l’avenir du français, qui prône soit un changement linguistique (le. statut de la langue) soit l’enrichissement du lexique (le corpus de la langue). Il appartient aux francophones d’en assumer toutes les conséquences.

7. Pour une prospective

Le dernier prolongement de l’aventure néologique est son insertion dans le carrousel des industries de la langue, « c’est-à-dire l’application industrielle du traitement de la langue, en tant que matériau, par les machines informatiques, afin de répondre à un certain nombre de besoins de secteurs tels que l’éducation, la santé, la sécurité, etc. Si le français ne s’industrialise pas, ses chances de se maintenir au niveau d’une langue internationale iront en s’amenuisant, du fait de la pression croissante qu’exerceront, dans tout type de communication industrielle, commerciale et scientifique, les ordinateurs capables de manipuler l’anglais, c’est-à-dire la langue des ingénieurs qui construisent actuellement le plus d’ordinateurs » (Hagège, 1987, p. 249). Les industries de la langue sont l’ultime manifestation des intérêts néologiques. Les résultats de l’informatique linguistique favorisent le développement, la fabrication et la commercialisation de technologies et de produits tout à fait révolutionnaires, qui rendent d’indéniables services dans diverses sphères d’activité.

La génération d’une langue française d’avenir est entre les mains des langagiers, parmi lesquels les néologues et les « néologiciens » ont leur mot à dire ou plutôt à inventer. Ainsi donc, le faisceau des liens qui unissent chaque perspective de la néologie n’a pas fini de se diversifier. Les utilisateurs du français sont-ils prêts à s’aventurer dans un nouveau cycle intensif d’enrichissement de leur langue, afin de répondre aux attentes qui se manifestent partout? L’élargissement des cadres du lexique est un processus itératif « dialectiquement lié aux démotivations et aux changements sociaux. C’est là une caractéristique profonde des langues humaines, qui, d’usures en réfections, parcourent les voies d’un étemel retour » (Hagège, 1983, p. 59), tout en balançant entre les arbitres et les bâtisseurs ou les réformateurs de la langue.

8. Bibliographie

8.1. Linguistique

8.2. Dictionnaires

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1989). « L’évolution du concept de “néologie” de la linguistique aux industries de la langue », dans C. De Schaetzen (dir.), Terminologie diachronique. Actes du Colloque organisé à Bruxelles les 25 et 26 mars 1988, Paris, Conseil international de la langue française (CILF) et Ministère de la communauté française de Belgique, p. 193-211. [article]