Lexicographie et politique langagière: l’exemple français des avis officiels

Jean-Claude Boulanger (Québec)

1. Introduction

Avant d’entamer l’analyse de l’impact des lois linguistiques francophones sur la lexicographie, il faut réanimer quelques concepts-clés. Une « politique linguistique » ou « langagière » est une décision législative qui concrétise l’intérêt de l’État dans le domaine de la langue. L’« aménagement linguistique » sera perçu comme une intervention volontaire en vue de planifier et de modeler le changement linguistique dans une société. Il est donc question d’une « intervention consciente dans les affaires linguistiques, soit de l’État, soit d’individus ou de groupes, dans le dessein d’influencer l’orientation et le rythme de la concurrence linguistique, le plus souvent en faveur des langues menacées, ou dans l’intention de façonner la langue elle-même, en la standardisant, en la décrivant ou en l’enrichissant lexicalement » (Corbeil 1987, 565). La standardisation et la description de la langue renvoient respectivement à la norme et à la grammaire ou au dictionnaire.

L’interaction entre le dictionnaire et la norme, et plus précisément la norme d’origine socioprofessionnelle dégagée des travaux des commissions de terminologie, sera l’objet de notre attention dans la suite de cet article. Depuis une quinzaine d’années, le répertoire lexicographique prend de plus en plus d’importance en tant qu’organe de transmission des décisions normatives à caractère technolectal. Il complète le processus d’aménagement linguistique enclenché par les commissions de terminologie sectorielles ou générales. Sa mission consiste à banaliser l’usage des termes entérinés par des autorités mandatées. Le dictionnaire devient un instrument stratégique et un outil didactique fiable pour répandre, et même installer dans l’usage, les formes choisies par un groupe social dominant. La sélection des unités lexicales et leurs modalités d’insertion constituent les deux principales tâches qui seront examinées ici.

L’intérêt de la lexicographie privée envers les politiques qui traitent de la langue et surtout en direction de l’application des articles des lois par l’entremise des avis de normalisation ou de recommandation officiels, n’est pas un mouvement subit. Il s’inscrit naturellement dans la ligne de pensée directrice du dictionnaire qui a depuis plusieurs siècles l’obligation de véhiculer la norme et le bon usage. De tout temps, le dictionnaire a relayé la notion de la « correction langagière » qui « exprime tout d’abord une tradition sociale, un comportement linguistique transmis mais toujours en évolution, qui oblige le [lexicographe] à se tenir sans cesse aux écoutes de ceux qui ont le souci de bien parler et de bien écrire » (Wolf 1983, 123). Qu’on le veuille ou non, la notion de « langue correcte » se trouve au centre des activités des organismes qui veillent à la protection ou à l’enrichissement terminologique de la langue française. Cette idée revient toujours au premier plan des discussions souvent passionnées sur les néologismes, les emprunts — notamment anglo-américains —, les régionalismes et les difficultés de langue de toute sortes. L’objectif prioritaire envisagé est l’accomplissement et le perfectionnement de la communication entre les individus, particulièrement de la communication institutionnalisée.

Ainsi donc, scruter les rapports entre la politique langagière et le dictionnaire, c’est obligatoirement convoquer dans le débat la grande question de la norme officielle, et plus spécifiquement de son établissement, de son implantation et de sa diffusion. Or le dictionnaire se veut descriptif par nature, neutre, sans parti pris aucun, tant à l’étape de l’élaboration de l’œuvre qu’à l’étape de la consultation du produit fini par les usagers (voir le commentaire de l’article listing du GRLF repris dans l’annexe). Dans les faits, le dictionnaire général monolingue (DGM), puisque c’est de lui qu’il s’agit, véhicule au moins deux types de norme : une norme générale collective (voir Rey 1972) et une norme socioprofessionnelle qui relève des technolectes et qui vient s’imbriquer dans la première surtout lorsque les termes se vulgarisent et passent dans l’usage commun, ou à tout le moins atteignent un certain degré de connaissance passive chez les non-spécialistes (par exemple en médecine, en (micro-)informatique, etc.). Même s’ils sont conscients d’enseigner le bon usage, les lexicographes prennent la précaution de signaler que leur dictionnaire n’est pas prescriptif, qu’il ne fait que mentionner, et à l’occasion soutenir ou contester, une prescription ou un jugement officiel (ex. commanditer : REM. Le mot pourrait servir d’équivalent franç. à l’anglic. sponsoriser; bouteur : REM. Ce mot n’est pas attesté à notre connaissance, dans l’usage spontané. (GRLF)). Malgré quelques observations de cette sorte disséminées dans leurs dictionnaires, les lexicographes n’ont aucunement la prétention de se substituer aux autorités désignées. C’est ce qui explique l’attribution de marques d’officialisation ou l’insertion de commentaires dans les articles (voir 5. et l’annexe).

La prise en charge lexicographique volontaire ou forcée des normes officielles a comme conséquence d’accentuer la popularisation et la standardisation linguistique des langues de spécialité (LSP). On acquiescera donc à l’idée qui veut que « la connaissance des décisions normatives a plus de chances d’être suffisamment répandue si les ouvrages de consultation à caractère descriptif en tiennent compte. Cela présuppose pourtant que les jugements normatifs soient conciliables avec le but d’un ouvrage descriptif » (Wolf 1983, 131). Quoi qu’il en soit, le dictionnaire devient un intermédiaire entre les autorités politiques ou leurs représentants, qui édictent des lois ou prônent des usages, et les consommateurs ordinaires de mots.

2. Une vieille histoire

La complicité dictionnairique avec le pouvoir étatique est inévitable. Elle est attestée tout au long de l’histoire de la langue française et le musée (méta-)lexicographique témoigne amplement de l’intérêt ou de l’obligation du lexicographe envers les gouvernements. Depuis quatre siècles et demi la collusion est établie entre le pouvoir et le lexicographique par le biais des « académies », créées par l’État ou mises sous sa protection, et des répertoires privés. Chacun à sa manière, ils montrent comment le dictionnaire se présente comme l’une des principales sources de la standardisation du français.

Depuis François 1er, les politiques langagières figurent en bonne place dans les travaux parlementaires. Plusieurs actions d’aménagement linguistique ont donné naissance à des organismes officiels dont le caractère normatif ou la vocation interventionniste étaient manifestes. Ces foyers, gardiens ou greffiers de la langue, sont désignés ci-avant sous l’appellation englobante d’académie, qui n’est que le représentant lexical d’une panoplie d’institutions parmi lesquelles apparaissent les Offices, les Instituts, les Centres, les Fondations, les Conseils, les Comités, les Bureaux, les Sociétés, les Associations, les Régies, les Commissariats, les Commissions, ainsi de suite (voir Hagège 1983, 43—45). Les académies ont toujours eu pour « mandat de réglementer l’usage de la langue en valorisant une variété linguistique socialement privilégiée à laquelle on a attribué des qualités « linguistiques » supérieures aux autres variétés linguistiques avec lesquelles elle était en concurrence » (Daoust/Maurais 1987, 30).

L’une des premières décisions valorisantes des organismes langagiers politiques a toujours été de s’atteler ou de vouloir se livrer à la préparation d’un dictionnaire reflétant l’usage officiel, fût-il général ou technolectal. De la Renaissance au XXe siècle, de la France au Québec, ce leitmotiv est omniprésent.

Dans le sillage de l’Édit de Villers-Cotterêts proclamé en 1539 alors que le roi François 1er décide d’ordonner que désormais toutes les opérations de justice se déroulent en français, des savants et des érudits songent immédiatement à la mise en œuvre d’un dictionnaire dans lequel sera enfermé le patrimoine lexical de la nation. Dans la zone d’oïl de la France d’alors, le « français » a atteint le statut de langue nationale et son emprise ira en se raffermissant à mesure qu’il se centralisera davantage au cours des siècles qui suivront. La décision royale, autrement dit politique et gouvernementale, est prise en pleine conscience « d’une évolution déjà très largement amorcée et qui va dans le sens qu’il [le roi] souhaite, vers l’unification de la justice, de l’administration et du royaume » (Demaizière 1984, 79). À cette époque, Robert Estienne, imprimeur de François 1er, publie son premier dictionnaire. La rencontre du roi avec son imprimeur-lexicographe fut sans aucun doute la première collaboration entre un dictionnairiste et un responsable d’une politique linguistique. Aucune preuve directe n’existe de l’intérêt d’Estienne de rendre compte et de perpétuer dans un répertoire lexical les décisions gouvernementales, si ce n’est la présence d’une certaine quantité de vocables appartenant au domaine juridique dans le Dictionnaire françois-latin [...] paru en 1549. « Faut-il penser, comme certains, que François 1er ait ordonné à son imprimeur de travailler sur le vocabulaire juridique en raison des besoins créés par l’Édit de Villers-Cotterêts? » (Demaizière 1984, 83). Les chances sont excellentes pour qu’il en ait été ainsi.

Les autres épisodes sont suffisamment connus et trop nombreux pour qu’on s’y attarde. De l’Académie richelienne, dont l’article XXVI des statuts en date du 22 février 1635 proclame la nécessité de « composer » un dictionnaire, au colloque strasbourgeois du CNRS français en 1957, qui a donné le coup d’envoi à l’aventure, toujours en cours, du Trésor de la langue française, chaque époque a favorisé et entretenu ce compagnonnage entre le pouvoir et la description lexicographique. Il importe de ramener à la mémoire que le dictionnaire de l’Académie a souvent servi de tertium comparationis pour évoquer la collusion politico-lexicographique. L’ouvrage est sorti des mains d’une « compagnie » dont la pratique interventionniste est politiquement connue, et continue de l’être. « La fonction explicite du dictionnaire de l’Académie est normative » (Rey 1983, 558). En un autre lieu géographique, les efforts récents et les travaux nombreux de l’Office de la langue française du Québec, organisme responsable de l’application de la Charte de la langue française (loi 101), ont conduit « à concevoir qu’il est devenu souhaitable et désirable que soit confectionné un dictionnaire d’usage de la langue française au Québec » (Gendron 1987, 356).

Ainsi donc, les dynasties royales ou la succession des partis au pouvoir et les faiseurs de dictionnaires ont été continuellement solidaires en raison des législations sur la langue ou de l’intérêt plus ponctuel des grands commis de l’État pour les affaires linguistiques. À chaque fois que le pouvoir a fait connaître son avis sur le contrôle social de la langue, il a amorcé l’idée de l’érection d’un dictionnaire national en même temps qu’il a alerté les lexicographes en exercice.

3. L’émergence de la normalisation officielle

L’établissement ou le raffermissement contemporain des liens entre les lexicographes et les instances politiques préoccupées par la langue peut être situé au détour des années 75, tout de suite après la mise en place et le début du fonctionnement des commissions ministérielles de terminologie en France. Dans ce pays, l’action législative se concrétise dans trois types de textes officiels : (1) Les commissions ministérielles de terminologie créées par le décret du 7 janvier 1972 relatif à l’enrichissement de la langue française; (2) La proclamation de la loi Bas-Lauriol du 31 décembre 1975 qui institue l’emploi obligatoire du français dans des secteurs d’activité socio-économique; (3) L’élaboration de circulaires, instructions et notes ministérielles relatives à l’enrichissement du français (voir Gueunier 1985, 10—11).

Les premiers décrets de normalisation paraissent au Journal officiel le 18 janvier 1973. Les termes répertoriés appartiennent à plusieurs sphères spécialisées : nucléaire, pétrole, techniques spatiales, transports, audiovisuel, bâtiments, travaux publics et urbanisme.

Au Québec, la succession des lois à caractère linguistique débouche sur la sanction de la loi 101, dite Charte de la langue française, le 26 août 1977, après l’épisode de la loi 63 (promulguée en 1969) et le détour par la loi 22, sanctionnée en 1974. La Charte crée, entre autres organismes, l’Office de la langue française et elle lui impose le devoir de « normaliser et diffuser les termes et expressions qu’il approuve » (article 113 a). Pour accomplir ce mandat, le législateur autorise l’OLF à instituer des commissions de terminologie au sein des ministères et organismes de l’Administration (article 114 b). La Commission de terminologie de l’OLF fut créée en avril 1978 et ses pouvoirs et devoirs définis. Elle assume une double responsabilité car elle « joue le rôle de commission générale de terminologie en traitant les dossiers les plus divers qui lui sont soumis par ses diverses clientèles » (Auger 1986, 7) et elle « joue également le rôle d’une commission centrale de terminologie vis-à-vis des commissions ministérielles de terminologie » (Auger 1986, 7) instituées dans d’autres milieux gouvernementaux. Les avis de ces commissions sont transmis à la grande commission pour étude et approbation par les membres de l’OLF. La commission générale coordonne aussi les travaux des commissions sectorielles puisque l’un de ses représentants y siège.

La première manifestation de la CTOLF a eu lieu dans la Gazette officielle du Québec le 26 mai 1979; à cette occasion, elle publie 19 avis de normalisation, dont 16 consacrés aux boissons gazeuses, et 15 avis de recommandation, dont plusieurs concernent la reconnaissance officielle de québécismes (voir Boulanger 1986 b, en particulier p. 25—30 pour le fonctionnement et la composition de la CTOLF).

3.1. L’activité lexicographique

La mise en place des mécanismes québécois et français d’intervention ministérielle sur la langue s’est étendue sur une période d’environ six ans (1972—1978). Pendant ces six années de gestation aménagementale, la France a été témoin de l’accélération d’un phénomène de renouveau dans le domaine du dictionnaire. Chez Larousse, on est en pleine préparation d’un ouvrage basé sur les théories linguistiques modernes : le Lexis, qui sera publié en 1975 et mis à jour en 1979. La refonte du Petit Robert (PR) est déjà inscrite dans les plans de développement de l’entreprise. La seconde édition du PR apparaît sur le marché en 1977, dix ans après son aînée. Vers la fin des années 70, Hachette songe de son côté à reconquérir sa place au soleil dictionnairique. La maison lance le Dictionnaire Hachette de la langue française (DHLF) en 1980. Ces trois dictionnaires ont été cités comme exemples de l’activité nouvelle en lexicographie française au cours des années 70, parce qu’ils visent le même public et qu’ils ont des nomenclatures comparables. Il est clair que le bouillonnement économique en matière de dictionnaire ne s’arrête pas là. Qu’on songe à l’achèvement du Grand Larousse de la langue française en 1978, aux éditions annuelles du Petit Larousse illustré, à la seconde édition du Dictionnaire du français vivant (1979) et aux multiples dictionnaires spéciaux qui envahissent les rayons des librairies (voir Boulanger 1986 a, 18—23), sans compter le TLF.

Dans cet esprit de renouveau, la conjoncture est plus que favorable pour que lexicographes, terminographes et aménagistes discutent fréquemment ensemble lors de rencontres scientifiques. De fait, entre 1972 et 1978, l’Office de la langue française du Québec organisera une dizaine de colloques —dont tous les actes furent publiés— auxquels plusieurs lexicographes européens (Robert, Larousse, TLF, etc.) et québécois s’associeront à chaque occasion. De nombreux échanges ont alors porté sur la nécessité d’intégrer dans les DGM les décisions normatives ministérielles.

3.2. Les attitudes des aménagistes et des lexicographes

Dès les débuts de leurs travaux, les aménagistes ont envisagé la possibilité que leurs gestes normalisateurs se répercutent dans les dictionnaires de langue afin d’atteindre le plus grand nombre d’usagers possible. Mais il semble que la communauté lexicographique ne soit pas totalement convaincue d’une part et que, d’autre part, ses membres qui en acceptent l’idée ne soient pas tous au diapason. « Le problème de convaincre les éditeurs d’ouvrages descriptifs (dictionnaires et grammaires) de tenir compte des décisions normatives officiellement adoptées tant en France qu’au Québec n’a pas encore été résolu » (Maurais 1983, 5). Les interventions gouvernementales ne laissent pas les lexicographes indifférents; elles les forcent à rechercher des solutions afin de concilier les jugements prescriptifs avec les objectifs d’un instrument descriptif qui se veut d’abord le témoin de l’usage inscrit dans la mémoire. Nul doute que l’urgence de cette tâche se fait de plus en plus pressante à mesure que s’accroît le nombre de décisions normatives et qu’elles touchent de plus en plus la langue générale ou des domaines spécialisés qui rejoignent l’ensemble des locuteurs, le tourisme par exemple.

Les premiers circuits de diffusion des normes sont les organes parlementaires comme le Journal officiel français ou la Gazette officielle du Québec. Quelques avis passent ensuite par les canaux médiatiques habituels et par divers périodiques, magazines et revues plus ou moins spécialisés. À intervalles réguliers, le produit des décisions officielles est rassemblé dans des ouvrages plus complets et cumulatifs, publiés dans le sillage des circuits politiques officiels. On a alors affaire à de véritables dictionnaires structurés qui traitent les mots dans des articles construits suivant des modèles microstructuraux conformes aux principes lexicographiques. Outre les mots entérinés, ces répertoires incluent souvent des énoncés de politique, des extraits de lois, de décrets, d’arrêtés, etc. Parmi ces dictionnaires les plus récents, on peut citer le Répertoire des avis linguistiques et terminologiques (première édition en 1982 et seconde édition en 1986) pour le Québec et Termes techniques nouveaux (1982), le Dictionnaire des néologismes officiels (DnO) (1984) et le Guide des mots nouveaux (1985) pour la France. Les ouvrages québécois sont diffusés par l’éditeur gouvernemental tandis que les répertoires français sont diffusés par un éditeur privé.

Mais c’est dans le dictionnaire de langue traditionnel que les aménagistes voudraient s’aventurer le plus loin. De par sa construction architecturale, la micro- et la macrostructure, le DGM possède des zones d’accueil multiples sous la forme de rubriques d’information qui peuvent prendre charge des unités émanant des commissions de terminologie afin de les fusionner dans l’article. L’étiquette officielle fait alors partie d’un tout et elle peut ainsi rejoindre un plus vaste public. L’information officielle se retrouve dans la rubrique étymologique (ex. remue-méninges, GRLF), dans la définition (ex. télémaintenance, bouteur, PR 1977; cuisinette, PLI 1988), dans une rubrique nouvelle, qui n’a pas encore de dénomination et qui se trouve fréquemment en fin d’article (ex. jingle, tuner, GRLF), ainsi de suite (voir aussi 5.2.6.).

L’aménagiste conçoit donc clairement que le dictionnaire puisse contribuer à « réparer » les fautes du passé (formes fautives, emprunts indésirables, etc.), à sauvegarder le présent et à enrichir l’avenir de la langue en accueillant les « officialismes ». Il est en outre conscient qu’il œuvre à l’établissement d’une norme socioprofessionnelle, qui rejoint et complémente la norme sociale déjà propagée par le DGM. Son but ultime est de convaincre les lexicographes de prendre en considération le maximum d’avis officiels, car le dictionnaire est sans aucun doute un outil indispensable pour contribuer à infléchir dans le sens le plus évolutif le destin d’une langue. Les répertoires d’unités lexicales deviennent ainsi des instruments d’appoint dans toute stratégie d’aménagement linguistique.

Quant aux lexicographes, ils voient surgir un nouvel intrus dans leur chasse-gardée. Ils doivent l’accueillir, mais pas à n’importe quelle condition. Ils ne retiendront des dictionnaires d’autorités normatives que les termes diffusables auprès de leur clientèle cible respective, que les unités lexicales qui ont quelque chance d’intéresser la majorité des consommateurs de dictionnaires. Autrement dit, le lexicographe garde toujours la haute main sur le choix et sur le traitement de sa nomenclature. Cette règle sacrée ne doit pas être enfreinte au détriment de la cohérence du dictionnaire et du programme établi. L’obéissance aveugle aux sources d’avis officiels n’est pas encore inscrite dans le code d’éthique lexicographique et il n’a pas besoin de l’être. Observateurs de l’usage avant tout, les lexicographes continuent d’introduire des emprunts américains qui se répandent et ont du succès (voir le discours sur listing dans le GRLF et sur baladeur dansle PLI 1988, tous deux repris en annexe), des technolectismes, des néologismes, des mots de différents registres de langue, etc. Sans s’écarter de leur politique descriptive, ils enregistrent néanmoins « les condamnations et recommandations officielles en matière de termes techniques jugés indésirables : l’intrusion de la norme prend ici figure officielle, ministérielle — et les dictionnaires ne peuvent refuser cette manifestation évaluative et prescriptive, alors même qu’ils se veulent descriptifs » (Rey 1983, 546). Mais on connaît fort bien l’effet normalisateur du dictionnaire de langue : aux yeux du consulteur l’effet prescriptif (jugements, exclusions, condamnations, propositions de remplacement, interdictions) l’emporte sur la simple observation (voir Boulanger 1986 a). Il est indéniable que le recours au dictionnaire par les utilisateurs ordinaires — et ils sont beaucoup plus nombreux que les consommateurs professionnels — a des effets décisifs sur le statut et la carrière des mots. Les responsabilités des lexicographes sont claires : ils doivent « relayer les décisions officielles d’aménagement des langues, quitte à noter l’échec (le succès correspond à la situation normale d’observation de l’usage) » (Rey 1988, 288). Même s’il ne peut ignorer ces matériaux nouveaux, le lexicographe conserve toujours la prérogative de sélectionner les unités qu’il veut. Sa subjectivité est en concordance avec l’idéologie propre à chacun ou à chaque institution dictionnairique (voir l’annexe).

Au Québec, la terminologie et l’aménagement linguistique se nourrissent de la tradition germanique en matière de normalisation et de la tradition française en ce qui concerne la lexicographie. Depuis quatre ou cinq ans, plusieurs aménagistes ont entrepris une carrière parallèle de lexicographes. Ils transposent un savoir aménagemental, acquis au service d’organismes responsables de l’application de lois linguistiques, dans l’exercice de la lexicographie privée, c’est-à-dire en travaillant à la préparation de dictionnaires généraux ou spéciaux pour des éditeurs du secteur privé. Quelques répertoires publiés ces dernières années illustrent bien l’amalgame qui s’est produit : le Dictionnaire thématique visuel (1986), le Dictionnaire CEC Jeunesse (1986), le Dictionnaire du français plus (1988), le Multidictionnaire des difficultés de la langue française (1988). Dans ces quatre répertoires de mots fort différents, on trouvera d’abondants exemples, identifiés ou non marqués, des avis de normalisation ou de recommandation officiels des organismes chargés de conduire les politiques québécoise et française en matière d’aménagement linguistique et terminologique (voir Boulanger 1988).

4. Qu’en disent les dictionnaires?

Avant de constater la situation dans le corps proprement dit du dictionnaire, nous avons jeté un coup d’oeil sur les discours de présentation de six dictionnaires français parus entre 1979 et 1988. Ils forment trois groupes d’appartenance. Ce sont : le Dictionnaire du français (DFH) et le Dictionnaire Hachette de la langue française, tous deux parus chez Hachette respectivement en 1987 et 1980, le Lexis et le Petit Larousse illustré, respectivement publiés en 1979 et 1988 par la Librairie Larousse, et le Petit Robert et le Grand Robert de la langue française, parus en 1986 et en 1985 aux éditions Dictionnaires Le Robert.

Dans sa présentation du tirage 1986 de la seconde édition du PR, Alain Rey définit la position de l’équipe de rédaction robertienne ainsi que les critères de choix des mots à retenir parmi les officialismes. « Le Petit Robert signale les « recommandations officielles » françaises (recomm. offic.), soit sous l’emprunt, soit, lorsqu’elles semblent effectivement en usage, à l’ordre alphabétique. Bulldozer malgré l’existence d’un remplaçant officiel bouteur, demeure dans l’usage; matériel et logiciel concurrencent heureusement hardware et software, que la description ne peut, par ailleurs, négliger. Les termes approuvés par arrêtés ministériels — à partir des arrêtés du 12 janvier 1973 — ont été mentionnés dans le dictionnaire dans la mesure où ils remplaçaient un anglicisme figurant à la nomenclature et quand leur emploi était effectif, ou probable dans les années à venir. La publication exhaustive et commentée des termes officiellement approuvés relèverait d’une autre perspective, ouvertement normative, que nous n’avons jamais adoptée » (Rey 1986, XVIII—XIX). Le discours d’introduction du GRLF est plus discret. On n’y trouve qu’une brève allusion à l’intervention étatique. Elle concerne la marque anglicisme qui étiquette les emprunts qui « ne sont pas unanimement acceptés et font parfois l’objet d’une décision officielle de francisation — qui est signalée » (Rey 1985, XXIV). En revanche, la liste des abréviations recense deux éléments qui confirment l’intégration des avis : sous régional, il est mentionné qu’il a été tenu compte des mots et des sens normalisés ou institutionnels tandis que sous recomm. off. l’explication suivante apparaît : « termes et expressions approuvés ou recommandés par arrêté ministériel, en application des décrets relatifs à l’enrichissement de la langue française » (GRLF, vol. 1, LIV).

Les auteurs de la préface du Lexis indiquent qu’ils ont, « quand il y avait opposition, cité, à côté de la forme usuelle, la forme préconisée par l’Administration dans les circulaires parues au Journal officiel (18 janvier 1973, 3, 12 et 16 janvier 1974). L’avenir dira quel mot sera finalement consacré par l’usage, de kitchenette (terme souvent rencontré dans les petites annonces) ou de cuisinette (terme préconisé par l’Administration), de software ou de logiciel. La fonction du dictionnaire n’est pas de prendre parti entre ces synonymes, entre les deux usages concurrents, mais de constater qu’aujourd’hui deux usages s’opposent (Lexis, VIII). L’introduction du PLI ne fait aucune mention des recommandations officielles. Les auteurs des introductions du DFH et du DHLF n’expliquent pas leur position en face des travaux soutenus ou menés par des organismes ou des institutions gouvernementales. Outre le discours de présentation, les dictionnaires renferment des informations sur les termes officialisés dans la liste des abréviations, dans les annexes et, bien entendu, dans les articles.

5. La cartographie lexicographique des avis officiels

Les premières manifestations officielles rejoignent timidement les colonnes des dictionnaires à partir de 1975. Quelques mots-clés, systématiquement repris par la suite, sont utilisés. Les informations sont généralement logées en fin d’article; à l’occasion, elles se substituent à la définition. Ainsi dans le LEXIS, à la conclusion des articles on trouve : bulldozer : (L’Administration recommande le mot BOUTEUR.); kitchenette : (L’Administration recommande le terme CUISINETTE.); software : [(...) l’Admin. préconise logiciel.]. On constate que le codage de l’information n’est pas encore fixé : on rencontre des parenthèses et des crochets, une abréviation non explicitée dans la liste, deux verbes (recommander et préconiser) pour signaler la normalisation et enfin le renvoi à la décision officielle est fait dans un cas à l’aide de l’unité mot, dans un autre à l’aide de l’unité terme et dans le dernier la forme est simplement indiquée en italique. L’article bouteur fournit un exemple de définition métalinguistique : LEXIS : « Terme préconisé par l’Administration comme synonyme de BULLDOZER »; PR : « Mot recommandé officiellement en remplacement de bulldozer ».

Le léger décalage entre la préparation, la promulgation et l’application des politiques langagières dans le monde francophone et leur répercussion dans les DGM s’explique aisément. Il a fallu attendre que les choses se tassent, que les propositions terminologiques se précisent, qu’elles s’installent dans l’usage socioprofessionnel d’abord, puis qu’elles sortent du cercle des spécialistes avant d’être admissibles au panthéon lexicographique. À cet ensemble de conditions sur le cheminement des officialismes, il faut adjoindre les précautions habituelles des dictionnaires qui sont toujours prudents devant toute forme de nouveauté qui vient heurter la tradition. À l’appui, on n’a qu’à songer à la récente ouverture aux régionalismes extrahexagonaux et à la position des éditeurs devant les néologismes (voir Boulanger 1986 a). Il ne faut pas oublier enfin l’inévitable retard sur l’actualité, véritable cauchemar de la recherche lexicographique soumise aux longs délais occasionnés par une série de démarches précises.

L’examen concret de la cartographie des avis officiels a été mené dans les six dictionnaires mentionnés auparavant. L’étude est restreinte aux dictionnaires publiés en France — entre 1979 et 1988 — afin de conserver une homogénéité. Vingt-cinq termes ou mots ont été sélectionnés au hasard dans le DNO afin de servir de témoins pour vérifier le traitement donné ou non donné aux officialismes (voir l’annexe). Les commentaires qui suivent sont limités aux discours d’accès des dictionnaires (essentiellement le GRLF, le PR et le LEXIS) et aux articles.

5.1. Les critères de sélection

Il n’a jamais été question que les dictionnaires enregistrent aveuglément l’ensemble des recommandations linguistiques des commissions de terminologie. Les lexicographes filtrent les termes officiels à partir de quelques critères (tous les exemples cités figurent dans l’annexe).

5.1.1. Le premier critère est celui de l’usage. Pour être traité, le mot doit être intégré dans l’usage, au moins socioprofessionnel, et ne pas relever d’un usage artificiel, non vivant (ex. prêt-à-monter et sonal qui n’ont pas réussi à percer). À tout le moins, le mot doit avoir des chances d’avenir en français (ex. baladeur, visuel).

5.1.2. Le second critère est celui de la concurrence avec un emprunt. À ce jour, on n’a considéré que les emprunts anglo-américains. Le terme recommandé peut remplacer, évincer l’anglicisme (ex. câbliste), il peut vivre en concurrence synonymique avec lui (ex. matériel/hardware), il peut n’être que l’ombre du mot étranger (ex. autocaravane) ou encore il peut n’avoir aucune chance de déloger l’intrus allogène bien installé en français (ex. stylique, chalandage). Les deux derniers exemples n’apparaissent pas à la nomenclature des dictionnaires du corpus témoin. Aucune allusion aux équivalents recommandés n’est faite ni à design, ni à shopping (seul un équivalent québécois est noté par le GRLF pour ce vieil anglicisme (1905)).

5.1.3. Le troisième critère est celui de la nouveauté. Un bon nombre de mots préconisés par l’Administration pour se substituer aux formes d’emprunt ou aux formes fautives ou indésirables sont eux-mêmes des néologismes, c’est-à-dire des unités qui n’ont pas encore reçu l’aval de l’usage, leur mise en circulation étant trop récente. Les néologismes de substitution proposés par les Commissions de terminologie sont loin d’être tous bien connus du public ou acceptés par lui (voir Hagège 1987, 124—129). Le lexicographe demeure prudent à l’égard des mots nouveaux et il pèse le pour et le contre de leur future carrière. Ainsi voyagiste n’apparaît que dans le GRLF et le PLI tandis que synthoniseur ne figure que dans le PLI.

5.1.4. Le quatrième critère est le degré de technicité. Bon nombre de termes objets d’avis appartiennent à des champs onomasiologiques très spécialisés et fermés à l’usager ordinaire (par ex. le nucléaire, la justice, les techniques spatiales, la défense, la télédétection aérospatiale). Très peu de mots de ces domaines hyperspécialisés échappent à l’attraction de leurs utilisateurs socioprofessionnels et passent dans le dictionnaire général (ex. visuel). Ces vocabulaires du lexique total n’occupent qu’une faible partie de la macrostructure des DGM car ils sont le fait de l’inévitable spécialisation chez les membres des regroupements professionnels. Par ailleurs, quelques sphères d’activité se banalisent favorisant ainsi le passage de la terminologie dans l’usage habituel (ex. la micro-informatique, l’infographie, etc.). Ce phénomène entraîne l’augmentation régulière et géométrique des termes dans les dictionnaires destinés au grand public (ex. jumbo-jet/gros-porteur; software/logiciel).

5.1.5. Le cinquième critère est celui de la provenance géographique. Quelques propositions de remplacement sont d’origine régionale (québécoise, belge, française même). Or le statut du régionalisme lexical dans les DGM est encore fragile (voir Boulanger 1985). Le lexicographe mentionne à l’occasion la provenance régionale de l’équivalent (ex. aubette (PR : Belgique et Ouest de la France), autocaravane (GRLF : Québec)), tandis que pour les mêmes termes certains dictionnaires sont muets (ex. DHLF et DFH pour aubette).

5.1.6. Le sixième critère est celui du statu quo. Plusieurs des suggestions reprennent en effet des mots qui figurent déjà à la nomenclature des dictionnaires où les normalisateurs sont allés les cueillir pour les officialiser. Les lexicographes n’ont pas toujours tendance à attester la nouvelle vocation officielle de ces unités en les affublant de l’étiquette recomm. offic. (ex. coupon, régulateur). D’autres mots, identifiés comme étant à remplacer par les commissions de terminologie, ne sont même pas marqués (ex. design).

La série de critères énumérés illustre bien comment les dictionnaires ont une attitude éminemment descriptive, même si aucune description lexicographique n’est en soi purement objective puisqu’elle présuppose une intervention préalable dans le stock des possibilités lexicales (considérer (ex. dispatcher) ou ignorer (ex. sonal, visualiseur) l’unité dans la macrostructure et faire un choix entre plusieurs orientations dans le traitement microstructural des mots retenus). Le traitement des officialismes peut être fort varié comme il est démontré au paragraphe suivant.

5.2. Le traitement dans l’article

Les discours informatifs et de décodage publiés en tête des dictionnaires préparent les lecteurs —qui les lisent— à une nouvelle réalité dans le dictionnaire : les recommandations officielles. Ils les trouveront essentiellement en lisant l’article puisque rien ne distingue ces entrées des autres dans la macrostructure. C’est donc le traitement microstructural qui nous intéresse ici. Quelques constats se dégagent de l’étude de l’annexe.

Malgré l’absence d’information dans la présentation de quelques répertoires, tous les dictionnaires intègrent à un titre ou à un autre des recommandations officielles. La différence est quantitative et qualitative.

Aucun dictionnaire ne répertorie l’ensemble des unités normalisées.

Il existe manifestement un discours codé rendant lexicographiquement compte de l’intervention étatique dans le lexique. Des mots comme recommander, remplacer, normaliser, préconiser, conseiller, proposer l’attestent amplement. Il y a donc une terminologie explicite qui renvoie à l’autorité normative et dégage le lexicographe de cette responsabilité.

Tout en visant un rendement identique, chaque dictionnaire, ou plutôt chaque entreprise, favorise une terminologie qui le distingue de ses concurrents. À titre d’exemple, les Robert recourent souvent à l’expression recommandation officielle, les Larousse parlent de mot/terme préconisé par l’Administration tandis que les Hachette varient les formules : synonyme conseillé, mot/terme officiellement recommandé pour remplacer, synonyme (préconisé par l’Administration).

Certains dictionnaires signalent simplement les interventions officielles, d’autres les discutent, parfois même en long et en large (ex. câbliste, voyagiste (GRLF), publipostage (DHLF)).

L’indicatif d’officialisation niche à peu près dans n’importe quelle rubrique de l’article (étymologie, définition, exemple, renvois ou suite de synonymes, rubrique séparée du corps principal, etc. : voir 3.2.). Il peut aussi être déduit de la lecture d’un court article (ex. PR : listing [...] Anglicisme. V. Listage).

Seul le GRLF fait état des décisions normatives en provenance d’organismes extérieurs à la France. Il note la norme québécoise de l’Office de la langue française (ex. camping-car, tour-opérateur, ferry-boat).

Le traitement peut être général (ex. tous les dictionnaires marquent kitchenette et son équivalent cuisinette), partiel (trois dictionnaires marquent kit et aubette), minimal (seul le GRLF fait allusion à un équivalent possible pour shopping) ou nul (tous les dictionnaires ignorent l’officialisation de coupon). Le traitement peut concerner le couple de termes, soit l’anglicisme ou la forme fautive et le terme d’absolution, ou l’un ou l’autre des éléments du couple. Trois couples sont traités par tous les dictionnaires (hardware/matériel, kitchenette/cui-sinette, software/logiciel). Des termes fautifs ou des anglicismes, seul visualiseur est ignoré par tous les répertoires — il n’a même pas d’entrée — tandis que design n’est marqué par aucun. Du côté de la solution officielle, régulateur et coupon ne sont marqués par personne tandis que stylique, sonal, prêt-à-monter, chalandage, bon d’échange n’ont pas eu accès à la nomenclature, même si la plupart d’entre eux sont signalés comme équivalents proposés sous la forme indésirable (voir jingle, kit et voucher).

Les politiques linguistiques s’intéressent avant tout aux LSP, ce qui a pour effet de renvoyer au principe de la constellation terminologique dans les dictionnaires. Les ordres spécialisés du savoir occupent de plus en plus de place dans la macrostructure des DGM. Ce sont eux qui alimentent également la microstructure lorsque les termes introduisent des sens nouveaux.

Qui plus est, lorsque le terme est affublé d’une étiquette officielle, il faut en rendre compte dans l’article suivant les modalités passées en revue. C’est dire que la microstructure s’enrichit d’une rubrique ou d’une série d’informations nouvelles relatives à la référence prescriptive, au jugement de l’Administration. En fin de compte, les articles de dictionnaire s’allongent car les commentaires métalinguistiques prennent de l’importance (voir les développements des articles remue-méninges, jingle et tour-opérateur dans le GRLF).

La notation des recommandations officielles introduit une nouvelle marque d’usage prescriptive, une information de nature fonctionnelle ou une information simplement utilitaire pour le locuteur; il peut s’agir également d’une indication à caractère culturel (ex. drive-in, tuner). Ainsi, sans déroger à la tradition déjà existante au regard des marques, « le lexicographe commente, juge, loue ou condamne une forme ou un emploi par le discours, codé ou suivi, qu’il tient après une entrée. A côté du jugement explicite, une formule typologique s’est répandue, aussi nécessaire dans son principe que critique dans son application : celle des « marques » qualifiant tout ce qui n’est pas, dans le matériel présenté, considéré comme neutre ou, selon le terme anglo-saxon, « standard » » (Rey 1983, 563). Les marques servent en outre à distancer le lexicographe par rapport aux circuits interventionnistes dont celui des officialismes est le dernier en date.

6. Conclusion

Sous le drapeau législatif, le français a été promu au rang de langue de l’État afin de retrouver, de conserver, de façonner ou d’enrichir son intégrité lexicale, prioritairement dans les technolectes (voir Gendron 1987, 350). Le rapprochement des intérêts étatiques et des préoccupations des lexicographes a provoqué deux conséquences significatives : (1) Même si son agir est concentré en principe sur les LSP, l’intervention consciente de l’État ne demeure pas sans écho dans l’emploi de la langue générale; (2) Cette intervention a des répercussions importantes dans la production des dictionnaires généraux monolingues.

Pour la période envisagée ici, c’est-à-dire entre 1975 et 1988, il est manifeste que les législations linguistiques se sont heurtées à une lexicographie elle aussi « officielle » par l’intermédiaire de quelques grandes entreprises privées ayant une influence séculaire sur la consignation des mots et sur l’établissement d’une ou de normes sociales auxquelles se plient les usagers. Ni les aménagistes, ni les lexicographes ne s’ignoraient. Par des voies différentes, la coercition législative pour les producteurs de normes et l’incitation pour les observateurs de l’usage, les uns et les autres interviennent dans l’évolution de la langue pour fixer tantôt l’orthographe, tantôt le lexique et à l’occasion la prononciation ou la morphologie.

« Le dictionnaire a toujours été l’instrument de communication et de dialogue entre la connaissance du lexique et de l’usager » (Quemada 1971, 141). Il a toujours tenu compte de l’opinion de l’autorité sur la langue, la répercutant dans l’usage individuel aux seules fins de favoriser la communication, d’autoriser les échanges et le dialogue dans une communauté linguistique. En tant qu’institution majeure dans une société, il dépasse alors l’individu pour s’associer à la collectivité. Il se revêt de l’autorité accordée à l’appareil de description linguistique qui joue le rôle de « surmoi linguistique collectif » auquel toute personne cherche à se rattacher lorsqu’elle s’exprime officiellement et qu’elle souhaite être entendue de ses pairs.

« Le dictionnaire reflète alors l’attitude générale de la partie dominante de la société : la couche sociale possédant le pouvoir, l’institution pédagogique, administrative, culturelle (l’Académie française, avec une infime influence), produisent une morale et une esthétique qui jugent, tentent de contrôler les discours [...] et contrôlent effectivement la diffusion de ces discours, au besoin par l’intervention juridique » (Rey 1983, 560).

La portion marquée recommandation officielle dans les dictionnaires n’est que l’une des prises de position visibles des lexicographes qui se prononcent sur bien d’autres questions au sein des articles, ce dont témoignent le discours lexicographique lui-même (voir Boulanger 1986 a), les textes d’introduction au dictionnaire ou les écrits commerciaux. Quantitativement, la part de notation reste minime par rapport à l’ensemble macrostructural et à la longueur moyenne des articles. Le lexicographe se livre à un tamisage sévère et il ne communique au consommateur que ce qu’il juge viable et au niveau de son public. Par ailleurs, par le canal d’une politique linguistique, les législateurs veulent dicter aux locuteurs certains comportements langagiers dans quelques domaines limités et bien identifiés en vue de protéger d’autres droits, du moins dans la plupart des cas. Ainsi les mots doivent pouvoir être compris des consommateurs et les médias ne peuvent écrire n’importe quoi, ni n’importe comment.

Le phénomène de consignation et de traitement des décisions officielles est trop jeune pour qu’on puisse en tirer des évaluations définitives devant l’histoire. L’idéal est de parvenir à une connaissance suffisante de chaque donnée pour juger des rapports entre la politique langagière et la lexicographie et pour établir et maintenir un équilibre entre le nombre d’avis disponibles et ceux qui seront intégrés dans le corps des dictionnaires. Le facteur temps n’a pas encore joué son rôle. Par ailleurs, on ne connaît pas encore le sort des politiques linguistiques dans le monde francophone alors que des préoccupations de nature économique semblent submerger les « désidératas » linguistiques des sociétés. Il reste que le dictionnaire s’est toujours accommodé d’un nouvel ordre de vie quand celui-ci s’est manifesté. Nul doute que le dictionnaire survivra à d’autres crises ou à d’autres changements dans les sociétés et dans les cultures pour en témoigner.

7. Annexe

Dict. Mot à remplacer Entrée Marque d’officialisation Mot officiel Entrée Marque d’officialisation
DFH abribus/Abribus + aubette + (Mot recommandé par l’Administration pour [...])
DHLF +
GRLF + (recomm. off. [...]) + REM. Ce terme est recommandé officiellement pour remplacer [...] en France.
LEXIS 79 + +
PLI 88 + +
PR 86 + Recomm. offic. [...] + Recomm. offic. pour [...]
DFH brain(-)storming + remue-méninges
DHLF +
GRLF + REM. Le mot, critiqué par les puristes, n’a pas reçu d’équivalent français efficace; Louis Armand avait proposé le plaisant [...] (le mot est parfois employé, en particulier au Québec). + Mot proposé par Louis Armand pour traduire l’angl. [...], et officiellement recommandé par arrêté du 24 janvier 1983. REM. En dépit des recommandations pressantes des puristes contempteurs du français, ce mot-boutade n’est pas réellement parvenu à supplanter dans l’usage l’anglicisme [...] (du moins en France).
LEXIS 79 +
PLI 88 +
PR 86 +
DFH cableman câbliste +
DHLF +
GRLF + + Recomm. off. (Journ. off., 18 janvier 1973) pour remplacer l’anglicisme [... ]
LEXIS 79 +
PLI 88 +
PR 86 +
DFH camping(-)car + Syn. (recommandé par l’Administration) [...] auto(-)caravane
DHLF
GRLF + REM. Francisation normalisée au Québec (3 oct. 1980) [...] + (t. normalisé, Office de la langue française, 3 oct. 1980)
LEXIS 79
PLI 88 + L’Administration préconise [...]
PR 86 + (Recomm. offic. [...])
DFH design + stylique
DHLF +
GRLF +
LEXIS 79 +
PLI 88 +
PR 86 +
DFH dispatcher (nom) + Syn. conseillé [...] répartiteur/régulateur +/+ —/—
DHLF + Syn. conseillé [...] +/+ —/—
GRLF + Recomm. off. [...] +/+ (recomm. off. pour remplacer [...])/—
LEXIS 79 + +/+ —/—
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) +/+ —/—
PR 86 + Recomm. offic. [...] +/+ (Recomm. offic. pour remplacer [...])/—
DFH drive-in (cinéma) ciné-parc
DHLF
GRLF + [...] on dit au Québec [...] + (équivalent franç. de l’angl. [...])
LEXIS 79 +
PLI 88 +
PR 86 + + (équivalent franç. de l’angl. [...])
DFH fast(-)food + Syn. [...] restauration rapide
DHLF
GRLF + REM. Équivalents français proposés [... ]
LEXIS 79
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) +
PR 86 +
DFH ferry(-boat) + (navire) transbordeur + Syn. de [... ]
DHLF + + Syn. de [...]
GRLF + REM. L’Administration propose (1973) de remplacer l’anglicisme [...] par [...]. Au Québec, on dit [... ] + Anciennt. [... ]
LEXIS 79 + +
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) + Mot préconisé par l’Administration pour remplacer [...]
PR 86 + +
DFH hardware + Syn. (conseillé par l’Administration) [...] matériel + (Terme officiellement recommandé pour remplacer [...])
DHLF + Syn. (conseillé par l’Administration) [...] + (Terme officiellement recommandé pour remplacer [...])
GRLF + Équivalent français [...]; on a proposé d’autres équivalents, notamment [...] mais seul [...] est en usage [...] + Recomm. off. pour [...]
LEXIS 79 + (L’Administration préconise [...]) + Mot préconisé par l’Administration pour remplacer [...]
PLI 88 + Syn. de [...] + (Syn. [...])
PR 86 + Recomm. offic. [...] + Recomm. off. pour [...]
DFH jingle sonal
DHLF
GRLF + REM. On a proposé pour cet anglicisme les équivalents français [...] (recomm. off., arrêté du 18 janv. 1973) et [...] (resté inusité en français central, assez courant en français canadien).
LEXIS 79
PLI 88 + (L’Administration préconise [...])
PR 86 +
DFH jumbo-jet + (L’Admin. préconise le mot franç. [...]) gros(-)porteur
DHLF + (L’Admin. préconise le mot franç. [...])
GRLF + REM. L’équivalent français est [...], mais [...] et surtout l’abrév. [...] est très employée dans la langue du tourisme. +
LEXIS 79 + (syn. [...]) +
PLI 88 + Syn. de [...] +
PR 86 + Cf. fr. [...] +
DFH kit + prêt-à-monter
DHLF +
GRLF + Recomm. off. [...]
LEXIS 79 +
PLI 88 + (L’Administration préconise [...])
PR 86 + Recomm. offic. [...]
DFH kitchenette + Syn. (préconisé par l’Administration) [...] cuisinette + Syn. (préconisé par l’Administration) de [...]
DHLF + Syn. (préconisé par l’Administration) [...] + Syn. (préconisé par l’Administration) de [...]
GRLF + Recomm. off. [...] + (recomm. off. pour remplacer l’anglic. [...])
LEXIS 79 + (L’Administration recommande le terme [...]) + Terme préconisé par l’Administration pour [... ]
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) + Mot préconisé par l’Administration pour remplacer [...]
PR 86 + Recomm. offic. [...] + (recomm. offic. pour remplacer l’anglicisme [...])
DFH listing + Syn. déconseillé de [...] listage/liste +/+ —/(anglicisme déconseillé en parlant de listing)
DHLF + (Anglicisme déconseillé.) +/+ —/(anglicisme déconseillé en parlant de listing)
GRLF + REM. Malgré les efforts de l’Administration, ce terme est le seul usuel en informatique et s’est répandu dans le public non spécialisé. +/+ recomm. off. pour franciser l’anglic. [...]/—
LEXIS 79 + +/+ —/—
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) +/+ Syn., préconisé par l’Administration, de [...]/Syn. de [...]
PR 86 + Anglicisme +/— Recomm. offic. pour [...]/∅
DFH mailing + Syn. de [...] publipostage + Syn. officiel de [...]
DHLF + Syn. [...] (Anglicisme proscrit par l’Admin.)
GRLF + Recomm. off. [... ] (Journ. off., 18 janvier 1973) + (recomm. off. pour remplacer l’anglicisme [...])
LEXIS 79 +
PLI 88 + Syn. de [...] + (Syn. [...])
PR 86 + + (recomm. offic. pour remplacer l’anglicisme [...])
DFH shopping + chalandage
DHLF +
GRLF + En franç. du Canada, on dit [...]
LEXIS 79 +
PLI 88 +
PR 86 +
DFH software + Américanisme pour [...] logiciel + (Mot officiellement recommandé pour remplacer [...])
DHLF + Américanisme pour [...] + (Mot officiellement recommandé pour remplacer [...])
GRLF + Recomm. off. [... ] + REM. L’Administration recommande ce terme pour traduire l’anglais [...]
LEXIS 79 + l’Administration préconise [...] + Mot préconisé par l’Administration pour remplacer [...]
PLI 88 + Syn. de [...] + (Syn. de [...])
PR 86 + Recomm. offic. [...] + Recomm. offic. pour [...]
DFH sponsoriser + commanditer +
DHLF +
GRLF + [... ] ces anglicismes pouvant être remplacés par [... ] + REM. Le mot pourrait servir d’équivalent franç. à l’anglic. [...]
LEXIS 79
PLI 88 + (L’Administration préconise [...])
PR 86
DFH surbooking surréservation +
DHLF + (Terme préconisé par l’Administration pour remplacer l’anglicisme [...])
GRLF + + Recomm. off. pour [...] ∅
LEXIS 79
PLI 88
PR 86
DFH tour-opérateur + Syn. de [...] voyagiste
DHLF
GRLF + L’équivalent français est organisateur de voyage; l’Office de la langue française du Québec et le Journal officiel (3 avr. 1982) recommandent [... ] (nom m. et f.) + Équivalent franç. de l’angl. [...] et de son adaptation [... ] (« à proscrire », Journ. off., 3 avril 1982).
LEXIS 79 +
PLI 88 + +
PR 86 + Recomm. offic. [...]
DFH tuner + synthoniseur
DHLF +
GRLF + REM. On a proposé de nombreux équivalents français pour cet anglicisme [...] (recomm. off.); [...], mais [...] reste seul usuel dans le commerce.
LEXIS 79 +
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) + Terme préconisé par l’Administration pour éviter l’anglais [...]
PR 86 +
DFH visualiseur visuel +
DHLF +
GRLF + (Trad. offic. de l’angl. [...])
LEXIS 79
PLI 88 + Syn. de [...]
PR 86 + (trad. offic. de l’angl. [...])
DFH voucher bon d’échange/ coupon —/+ ∅/—
DHLF —/+ ∅/—
GRLF + Terme à proscrire (Journ. off., 3 avr. 1982); équivalents français [...]. —/+ ∅/—
LEXIS 79 —/+ ∅/—
PLI 88 + —/+ ∅/—
PR 86 —/+ ∅/—
DFH Walkman + (Syn. conseillé par l’Admin. [...]) baladeur + Syn. préconisé par l’Administration de [... ]
DHLF
GRLF + Recomm. off. [...] (1983). + Equivalent proposé de l’anglicisme [...]
LEXIS 79
PLI 88 + (L’Administration préconise [...]) + Terme préconisé par l’Administration pour éviter l’angl. [...]
PR 86 + (Recomm. off. [...]) +
Légende : Note :

Tous les « mots à remplacer » sont tirés du DNO. Le texte des dictionnaires est respecté, y compris les abréviations et les jeux de caractères. Les parenthèses ou les traits obliques dans la colonne « entrée » signalent respectivement différentes graphies ou différentes propositions. Les [...] remplacent le mot à éviter, la forme officielle ou d’autres suggestions.

8. Bibliographie choisie

8.1. Dictionnaires

8.2. Travaux

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1989). « Lexicographie et politique langagière : l’exemple français des avis officiels », dans F. J. Hausmann, O. Reichmann, H. E. Wiegand & L. Zgusta (dir.), Dictionnaires : encyclopédie internationale de lexicographie, tome 1, Berlin, de Gruyter, p. 46-62. [article]