La création lexicale et la modernité[1]

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

1. La vie du lexique

En linguistique, le processus fondamental qui identifie la production d’éléments inédits dans le vocabulaire d’une langue est dénommé néologie. Le résultat concret de cette opération prend l’allure d’un néologisme de forme, de sens ou d’emprunt. Liée de près à la morphologie, à la sémantique et au processus de transfert des unités lexicales d’une langue dans une autre, la néologie permet d’arrimer des mots nouveaux aux effectifs déjà disponibles. Les innovations visent en majorité à satisfaire une partie des besoins phénoménaux dont l’origine est extralinguistique et qui sont requis un à un, en petits groupes ou en quantités plus considérables pour nommer et ordonner les concepts qui naissent sans discontinuer et sont proposés aux consommateurs langagiers. En matière de terminologie et plus particulièrement dans les technolectes de pointe, la demande de mots dépasse de beaucoup les inventaires disponibles. À l’heure actuelle, le faible taux d’augmentation des dénominations endogènes entraîne des déficits lexicaux considérables, toujours accrus et nécessitant des efforts constants de créativité linguistique en vue de répondre aux défis technologiques et scientifiques majeurs qui révolutionnent inévitablement les sociétés contemporaines. Les communautés industrialisées et même post-industrialisées font face à des exigences similaires à celles des sociétés en développement, à la différence prés que les stratégies d’aménagement linguistiques sont déjà assez bien définies. La néologie peut également être associée au savoir commun, lui aussi objet d’un ressourcement obligatoire. Dans le premier cas, elle se rapporte aux technolectes, c’est-à-dire à l’ensemble des termes qui appartiennent à des régions spécifiques de l’activité humaine autrement baptisées langues de spécialité (LSP). Les LSP peuvent être d’origine scientifique (médecine, biologie, astrophysique, etc.), technique ou technologique (mécanisation forestière, techniques spatiales, sécurité informatique. etc.) ou hybride (biomasse, biotechnologie, bio-informatique, etc). Elles relèvent également des sciences humaines (philosophie, linguistique, psychologie, etc.) ou des sciences sociales (économie, industrialisation, démographie, etc.). Dans le second cas, elle est inhérente à la langue générale (LG), c’est-à-dire à l’utilisation du vocabulaire commun ou courant. Les technolectes et la langue usuelle sont toujours susceptibles d’une alimentation, de rénovations ou de métamorphoses continues et réitérées. En fait, le lexique d’une langue n’est jamais clos, jamais figé, jamais en veilleuse. Il recèle en lui-même une dynamique d’évolution. Dans cette optique, la néologie s’avère l’un des principaux mécanismes dont se dote une langue pour modeler le changement linguistique dans la société qui la parie et qui l’aménage. La création lexicale est certainement le réacteur qui active l’évolution linguistique.

En langue, créer consiste à combler des lacunes, à rétablir des faits erronés ou à refaçonner des vocables déjà en circulation. Il est un fait observable que des mots s’usent tous les jours, que d’autres se démodent, sombrent dans l’oubli ou meurent tandis que d’autres encore naissent et s’inscrivent à leur tour dans le cycle inéluctable de la vie du langage dont le déroulement est soumis au dieu Khronos, maître du jeu de l’usage et de l’usure. Comme les institutions politiques et les civilisations, les langues évoluent et passent. Cela signifie qu’il faut accepter le principe stipulant que toute langue change à tout moment, qu’elle acquiert de nouveaux éléments d’ordre lexical tandis que d’autres disparaissent, s’érodent parce que le temps est venu de céder leur place aux nouveaux arrivants. Somme toute, lorsqu’une langue modifie sou visage, c’est qu’elle fonctionne.

2. D’hier à demain

Il est opportun de ramener à la mémoire collective que la créativité lexicale, en tant qu’œuvre linguistique, forme l’une des composantes essentielles et la plus sensible de l’avenir d’une langue. Et, en cela, elle nous concerne tous, usagers quotidiens, linguistes, poètes et romanciers, ingénieurs et médecins... En somme, toute personne qui parle et qui écrit. L’histoire du français est jalonnée de périodes de stagnation linguistique auxquelles ont succédé des cycles d’intense créativité. notamment au XVIe siècle (voir Huchon 1988) et à la fin du XVIIIe (voir Walter 1988). On garde généralement à l’esprit les moments où les répressions ont sévi en littérature et en langue générale alors que les arbitres de la langue et les puristes ont stigmatisé toute tentative d’innovation après avoir assuré leur emprise sur l’évolution de la langue.

Le spectre malherbo-vaugelasien a laissé des traces indélébiles dans le tissu du français. Les démotivations et les changements qui se produisent dans une société ont des répercussions profondes sur les langues naturelles. D’usures en réfections, celles-ci parcourent les voies d’un éternel retour tout en balançant entre ceux qui prônent l’immobilisme et ceux qui forment le maquis des bâtisseurs et des réformateurs, ceux qui, en fait, voient dans la créativité le signe le plus visible de la santé linguistique d’une communauté humaine (voir Hagège 1983). La langue est un édifice fragile dont l’instabilité force les hommes à en surveiller la croissance, à la nourrir avant tout avec des éléments sains dont on repère les germes dans le fonds constitué depuis des temps séculaires, puis à lui procurer des nourritures plus exotiques grâce aux emprunts lorsque cela s’avère nécessaire et justifié.

L’histoire est aussi parsemée d’exemples de créateurs sensibilisés aux difficultés, au ressourcement impérieux et à l’évolution naturelle de leur langue (voir Boulanger 1989a). L’enthousiasme inventif de bien des écrivains, de plusieurs humanistes, d’une foule de chercheurs et de grands savants a favorisé le mûrissement et l’éclosion permanente d’un français d’où l’ascèse lexicale était totalement exclue. On commence à bien distinguer aujourd’hui que si en littérature la création de mots fut maintes fois réprimée, fustigée, il n’en n’a pas toujours été de même dans les sphères scientifiques, technologiques et artistiques. Dans les technolectes, la langue s’est moins sclérosée en raison des assauts répétés des nouveautés tumultueuses en quête de nom qui l’ont ainsi contrainte à évoluer, à se moderniser et à s’adapter plus normalement. Les notions et les pensées nouvelles exigent des néotermes qui se coulent dans la structure onomasiologique des terminologies dont la finalité consiste à former un système rigoureux dans lequel les unités se répondent les unes les autres par l’intermédiaire d’une hiérarchisation. Pour ces raisons notamment, l’ostracisme lexical est plus difficile à imposer dans les LSP. On pourrait aussi croire que jusqu’à une date récente et sauf exceptions notoires, les linguistes se sont peu préoccupés des langues de spécialité, que celles-ci ont profité tout simplement d’un heureux oubli plutôt que de l’indulgence des chercheurs. Les zones du lexique spécialisé laissées pour compte ont pu se vivifier à la source sans véritables entraves, contrairement a la langue générale.

De la révolution industrielle du XVIIIe siècle, qui a métamorphosé le monde moderne et présidé au développement des communications sur une grande échelle ainsi qu’à la production organisée et massive, aux révolutions technologiques contemporaines de plus en plus fréquentes (l’automobile, l’avion, l’atome, l’informatique, l’intelligence artificielle, etc.), on doit à d’illustres savants et chercheurs la mise en service et la validation de néologismes idoines aux intérêts des communautés linguistiques et destines à coiffer des concepts neufs ainsi qu’à assurer l’indispensable communication aller-retour entre les spécialistes. Plusieurs de ces experts ont même proposé des critères de formation statutaires dans leur spécialisation (par exemple en chimie, en minéralogie, en géologie). Comme toute révolution venue de l’étranger et à laquelle on s’abreuve, le machinisme et les technologies en marche ont suscite de nombreux concepts inconnus auparavant qui ont a leur tour entraîné des formes linguistiques neuves, fréquemment empruntées aux pays révolutionnaires, les concepts nouveau-nés remorquant naturellement les mots inédits et allogènes qui les désignent.

La pratique scientifique et technique des vingt dernières années a mis en évidence les situations linguistiques déficitaires comme jamais auparavant. Singulièrement, ce phénomène s’est produit dans les pays où les contacts de langues sont le pain quotidien des linguistes et des « langagiers » (professionnels de la langue : traducteurs, terminologues, rédacteurs, lexicographes, interprètes, etc.) dans les pays —souvent les mêmes que précédemment— où la variation linguistique est fort sensible et appelle un réexamen de plus en plus urgent de la norme langagière traditionnelle, comme c’est le cas en ce moment du français et de l’espagnol (voir Boulanger 1989c).

La perception et l’exploitation des liens entre la science, la technologie et l’industrie et la ou les langues présentent des enjeux intellectuels considérables, notamment lorsqu’il faut faire face au défi de la créativité lexicale. Toute révolution sociale appelle une révolution linguistique et le retour en force de la néologie comme principal moteur de changement. La langue doit servir la société, tout comme la société doit se servir adéquatement de la langue afin de favoriser son éclosion permanente. La conscience de cette nécessaire connexion entre le langage et les technologies n’est pas encore affirmée chez tous, ni acceptée sans réserve. D’où les nombreuses poches de résistance et un purisme excessif à l’occasion. La relation entre la pratique et la recherche industrielles ainsi que le choix d’une ou de plusieurs langues sont au centre de la problématique. Dans la perspective de la francophonie, choisir le français, c’est accepter la néologie comme constante de l’évolution, comme stratégie d’intervention de l’aménagement linguistique; choisir l’anglais, c’est lever le drapeau blanc, c’est le signe manifeste de la reddition sans conditions. Avec tous les écueils possibles dont le moindre n’est-il pas pour un francophone d’être obligé à un moment ou à un autre de néologiser lui-même en anglais! Accepter de faire dans une langue étrangère ce que l’on refuse d’accomplir dans sa langue maternelle, voilà un beau paradoxe, une belle preuve d’assimilation et de reniement. Mais si l’on y songe une toute petite fraction de seconde, est-il seulement envisageable et indifférent du point de vue social qu’une nation, un peuple, une communauté de locuteurs pense son avenir dans une langue d’emprunt? « La décision de fonctionner dans sa langue maternelle ou dans une langue « nationale » (en élaborant des terminologies) ou de se résigner à emprunter la langue-outil avec la matière à travailler est politique, car toute langue est capable de tout nommer : l’impression trop fréquente que certaines sémantiques ne peuvent répondre au besoin notionnel relève de l’idéologie. Ce qui est vrai, c’est que les moyens de création dénominative varient selon les langues [...] » (Rey 1979. pp. 66-67). Sans oublier qu’en filigrane de la langue, se profilent aussi les responsabilités grandissantes du groupe de plus en plus nombreux des scientifiques, des ingénieurs et des chercheurs qui sont à l’origine d’un grand nombre de néotermes, dont ils ne soignent pas toujours la construction, et d’une multitude d’emprunts qui ne sont pas tous défendables (voir Baudet 1988, p. 49).

3. La singularité de la néologie

Sans mots nouveaux, sans création lexicale permanente et ouverte pour exprimer la modernité, une langue n’a pas d’avenir, une société ou une civilisation guère plus. Le pouvoir de créer des mots est situé aux antipodes de la stratification lexicale. Posséder une langue riche et ivante ainsi que des instruments comme les grammaires et les dictionnaires généraux et terminologiques s’inscrit comme un préalable à toute autre forme d’expression par la littérature, d’explication par les arts et de progrès par les sciences et les technologies. Sans mots vivants, il paraît impensable de diffuser la connaissance et ¡’expérience, il semble impossible de s’insérer dans la mosaïque de la pensée universelle et de faire partie des chefs de file qui sont en dernier ressort ies premiers décideurs de l’avenir du monde. La configuration de tous les champs du savoir, qu’ils soient scientifiques, techniques ou artistiques, est assujettie à la néologisation, à la créativité incessante et vigilante, spontanée ou aménagée de la ou des langues. La néologie spontanée est individuelle et libre. Elle est l’œuvre ardente et ininterrompue de toutes les personnes qui emploient une langue dans une communauté. La néologie planifiée et organisée relève d’une concertation qu’on peut qualifier d’institutionnelle. Elle est dirigée par des responsables et des acteurs ayant reçu implicitement et professionnellement le pouvoir d’intervenir en langue, de créer des unités inédites et d’en gérer les stocks. Mais avant tout, le français a besoin de la sollicitude d’hommes de science qui croient en sa vocation industrielle. Le reste est l’affaire des linguistes, des lexicographes, des terminographes et des néographes.

4. L’activité néologique

Lorsque l’on parle de créer en français du point de vue linguistique aujourd’hui, on peut évoquer quelques concepts-clés comme la « néologie », la « formation des mots », l’« aménagement linguistique », la « sociolinguistique », la « langue générale », les « langues de spécialité », etc. D’une manière plus concrète, si l’on désire signaler quelques secteurs lexicaux propres à la néologie et qui sont parmi les plus actifs au cours des récentes années, il faut mentionner les régionalismes, les calques et les emprunts, la féminisation des titres et fonctions ainsi que les officialismes. À un titre ou à un autre, chacune de ces zones de la productivité lexicale a fourni son contingent de mots nouveaux qui ont rejoint les cohortes plus anciennes et qui ont su, pour la plupart, se loger au sein des nomenclatures des dictionnaires dont ils ont parfois influencé la présentation microstructurale.

Qui dit créer en français dans la francophonie, pose inévitablement la question de savoir de quel français il s’agit, se penche également sur les sources de l’enrichissement du français commun qui peut puiser dans les différents réservoirs régionaux. Quelques siècles après le « big bang » francien, le développement de la langue française n’est plus une affaire strictement hexagonale. Le français est devenu une langue multicontinentale et fractionnée dans l’espace, comportant donc des amas de variétés légitimes qu’il faut valoriser. L’architecture lexicale de chaque espace francophone est en perpétuelle mouvance et en mutation ininterrompue. Elle est la source de créations incessantes que les individus attendent impatiemment afin de pouvoir mieux communiquer l’ancien et le moderne. Les nouveaux regards sur la norme émergent de la reconnaissance des français légitimes, de sorte qu’il faut reconsidérer la vision exclusive axée sur le gallofrançais (voir Boulanger 1989c).

Qui dit créer en français, dit aussi éviter l’autarcie linguistique, ce qui amène à intégrer des emprunts bien entendu. Mais pas avant d’avoir tout tenté pour les naturaliser. Les apports étrangers contrôlés constituent un enrichissement pour une langue tandis que leur arrivée massive et libre devient vite une invasion suivie d’une domination et d’une mort probable pour la langue phagocytée. En tout état de cause, ils représentent un danger pour l’esprit, tout comme leur rejet total relève d’un enfermement et d’un protectionnisme exagérés et hors de proportion avec le développement planétaire d’aujourd’hui (voir Pergnier 1989).

Qui dit créer en français, dit aussi suivre les mouvements sociaux, comme ceux qui ont amené la nécessité de trouver des formes fléchies féminines pour les mots masculins qualifiant des professions et des métiers dans lesquels traditionnellement les hommes étaient les plus actifs, mais surtout les plus nombreux. Le français ne s’en porte que mieux. À certains égards, il revigore quelques secteurs morphologiques moribonds et il offre des perspectives novatrices et réformatrices. Là aussi la situation déficitaire peut se résorber grâce à des créations conformes aux tendances de la langue et occasionnées par les mutations de la société.

Qui dit créer en français, dit aussi se frotter aux politiques langagières et à la normalisation de plusieurs néologismes. Ces unités lexicales qui ont fait l’objet d’interventions étatiques sont désignées ci-après par le terme officialismes, étiquette qui s’attache à un mot ou à un terme qui a été proposé, recommandé ou normalisé par une instance gouvernementale. Nombre d’officialismes sont maintenant devenus familiers aux locuteurs-auditeurs qui ne se doutent même pas de leur origine officielle (voir Boulanger 1989d). Une quantité appréciable d’entre eux est maintenant répertoriée dans les principaux dictionnaires de langue du français tandis que leur traitement lexicographique bénéficie d’une attention de plus en plus systématique et rigoureuse (voir Boulanger 1989b).

Voilà donc quelques pistes qui montrent comment le tissu d’une langue est trame de mots généraux et technolectaux inédits et de provenances variées, qui aspirent à une existence légale par l’entremise de canaux différents, des mots dont la carrière atteindra son apogée lors de la consignation dans les dictionnaires. des mots qui ont été créés et qui ont pénétré toutes les couches de l’usage parce que des besoins étaient manifestés socialement, culturellement et professionnellement. À condition d’avoir foi en sa langue, créer en français, néologiser en français, n’est pas une utopie ni un rêve interdit, comme l’histoire de cette langue l’a prouvé à maintes reprises. C’est une manière d’occuper de nouveaux territoires fertiles, de voguer sur les flots de la modernité, de s’assurer le respect des autres et de montrer que sa langue peut devenir concurrentielle sur les marchés économiques internationaux tout en satisfaisant aux exigences proprement territoriales.

Somme toute, peut-on décider, travailler, se former, communiquer, créer et se regrouper en français, sans passer par l’épreuve de la néologie qui garantit un aménagement immédiat et à long ternie de la langue? Dans le contexte moderne effervescent, la créativité lexicale illustre à merveille comment les mots et leurs sens sont mobiles et changeants, comme la vie elle-même. À chaque instant, la langue doit bouger car « une langue qui se fixerait serait une langue morte » (Dauzat 1943, p. 98).

Bibliographie

Note

[1] Cette réflexion résulte de la refonte d’une communication présentée sous le titre Des mots pour la modernité lors de la XIIIe Biennale de la langue française tenue à Québec du 20 au 24 août 1989. Une page complète du texte remis à l’éditeur a malencontreusement été omise dans les actes. L’absence de ce fragment rend une bonne partie du texte incompréhensible pour les personnes qui s’aventurent à le lire. Aussi ai-je repris et remanié l’ensemble du texte. La [présente] version augmentée qu’ont bien voulu publier les éditeurs du Langage et l’homme devient à mes yeux la seule référence acceptable.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1990). « La création lexicale et la modernité », Le langage et l’homme, vol. 35, no 4, décembre, p. 233-240. [article]