Faudra-t-il dégriffer ou « regriffer » le futur dictionnaire québécois de la langue française ?

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Forms of expression and pronunciations limited to a particular region have long been regarded as objects of contempt and ridicule (Landau 1984 : 176).
nordique : « Qui est relatif, qui appartient aux pays du nord de l’Europe (spécialement à la Scandinavie); qui en est originaire » (Petit Robert 1988).

Mais où est donc passée la norme?

Depuis une quinzaine d’années, la rumeur de la confection d’un dictionnaire québécois de la langue française s’amplifie à mesure que les exigences sociales augmentent. Les Québécois attendent impatiemment leur institution muséale dictionnairique dont la valeur testimoniale unique (re)territorialisera les mots de la tribu. Les Québécois et les Québécoises ne se sentiront de véritables partenaires de l’espace francophone que le jour où ils pourront posséder un instrument de référence lexicographique national qu’ils pourront ranger sans gêne à côté de leurs semblables sortis des usines lexicographiques françaises. L’activité qui consiste à mettre les mots en cage comporte un caractère symbolique du point de vue social qu’il convient d’examiner sous plusieurs aspects avant d’entreprendre la rédaction proprement dite d’un dictionnaire.

Le dictionnaire, on le sait, se propose comme un instrument prescriptif et idéal tout en se voulant fidèle à un modèle de standard objectif et social. La norme laurentienne a récemment été circonscrite par plusieurs chercheurs et elle est l’objet d’un fort consensus au Québec (voir notamment Gendron 1986, Auger 1988, Boulanger 1988 et 1989). Le « dialecte » de prestige est celui auquel s’identifient les personnes ayant un assez bon niveau de scolarisation, un statut économique et social relativement élevé, et qui ont une influence sur l’évolution générale de la communauté québécoise (voir Landau 1984 : 177).

Le référent qui sert de guide est suprêmement important dans la démarche que les futurs lexicographes retiendront. Il faut sélectionner une norme dans laquelle chaque locuteur se reconnaît ou voudrait se reconnaître. Ce qui caractérise véritablement la lexicographie gallo-française, c’est la valorisation d’ordre idéologique de ses produits établie au cours de cinq siècles d’intenses activités. À l’Ouest, la lexicographie entamera bientôt son troisième siècle. Il est inutile d’insister pour dire qu’elle a toujours arrimé sa description à la référence centralisatrice métropolitaine, sauf au cours de la dernière décennie alors que le nouveau standard a commencé à émerger et que les tentatives d’autonomisation ont donné naissance à des ouvrages comme le Dictionnaire CEC jeunesse (DCECJ) en 1986 (voir Boulanger 1988) et le Dictionnaire du français plus (DFP) en 1988. Entre-temps, on n’avait publié que des répertoires de régionalismes ou des dictionnaires d’écarts, ce qui correspondait bien à la philosophie normative du moment (voir Dugas 1988). De fait, « la distinction entre le dictionnaire de régionalismes et les dictionnaires généraux n’est pas le résultat d’un questionnement méthodique de la linguistique (sauf bien entendu, lorsqu’il s’agit des dictionnaires de régionalismes modernes), mais bien d’une conception normative » (Lara 1988 : 64). D’après cette idée, le français général n’a jamais cessé d’être régi par la métropole européenne, tandis que les exofrançais ne forment qu’un chapelet d’aires périphériques pittoresques et folkloriques, néanmoins importantes du point de vue de divers intérêts nationaux et internationaux, mais en fin de compte toujours marginales (voir Landau 1984). L’Académie et les institutions françaises ont continuellement déterminé la valeur des mots en termes d’autorité. Les récentes concessions académiques au sujet des mots acadien, foresterie et quelques autres ne sont que des clins d’oeil politico-économiques aux confins de la francophonie!

L’addition de régionalismes dans un dictionnaire hexagonal ne modifie en rien le programme et la diffusion du dictionnaire destiné d’abord et avant tout aux consommateurs d’outre-Atlantique. Les mots ou les sens ne sont pas consignés pour faire plaisir aux communautés qui les ont forgés et, conséquemment, qui les ont rendus disponibles pour le lexicographe soucieux de refléter la francophonie. Ils sont portraiturés pour faciliter la compréhension des textes ou des échanges oraux à des locuteurs non québécois, non africains, etc. On peut donc croire que, jusqu’à récemment, les Québécois ont été soumis à une lexicographie bipolaire : un pôle était axé sur la norme parisienne et l’autre arrimé à une écologie linguistique nord-américaine. Il faut en arriver à considérer le français d’ici comme un tout qu’on peut gérer de telle sorte qu’on puisse opposer une négation de principe et de fait à la conscience de la déviation transmise et imposée par l’idéologie dominante ainsi que par la tradition dictionnairique centrale relative aux régionalismes. Un dictionnaire québécois de la langue française permettrait d’obtenir, grâce à une concrétisation de la réalité collective du vocabulaire franco-québécois, que l’idée que les gens « se font de la langue s’approche de cette réalité et récupère à leur profit une légitimité linguistique escamotée par l’idéologie dominante » (Lara 1988 : 76). En fin de parcours, l’idéologie triomphe de la langue et elle laisse croire qu’elle circonscrit toute la langue. La norme s’interpose comme le moyen d’agir pour l’idéologie, puis elle devient la langue elle-même; c’est ainsi qu’elle se présente à tous les individus qui l’écrivent ou la parlent (voir Lara 1988 : 67). Par ailleurs, le standard de sélection de certains mots au détriment d’autres manifeste clairement des préférences sociales qui s’amalgament à des nécessités profondes de reconnaissance, d’identité et de performance sociales.

Les signaux de l’usage

Le dictionnaire de langue est un instrument langagier qui emmagasine et décrit des mots pour lesquels il dessine un profil sociolinguistique à plusieurs dimensions : la prononciation, la catégorisation grammaticale, l’origine (étymologie, datation), les sens, les relations morphosémantiques, la labellisation à plusieurs paliers, etc. Lorsque l’on scrute la question des marques d’usage dans le dictionnaire général, on pénètre de plain-pied dans la microstructure, c’est-à-dire dans l’article lui-même.

Le réseau des signaux de l’usage est un indicateur de situations de communication et un médiateur à plusieurs degrés (voir Boulanger 1989 : par. 5.2). Il cautionne toute la palette des circonstances d’utilisation du langage, soit sous sa forme orale, soit sous l’apparence de l’écrit. Le terme usage peut aussi s’entendre au sens correctif : ce qui est bon, correct ou standard, c’est-à-dire normé, s’oppose à ce qui est inacceptable, incorrect, hors norme, non standard, c’est-à-dire à rejeter ou à critiquer. L’absence d’une abréviation devant une forme ou un sens est aussi signifiante que l’est sa présence. La marque neutre ou zéro [ ] dénote tout simplement une condition normale d’emploi d’une unité lexicale dans le discours. L’abréviation de la marque a quelque chose de palimpseste. En effet, il ne faut pas oublier que « c’est le mot, la forme linguistique, et non pas la notion ou la chose qui est qualifiée » (Rey 1988 : XVII).

Le système d’étiquetage joue un rôle prépondérant en lexicographie. Il sert à graduer la construction de la norme envisagée, à qualifier et à quantifier l’ensemble des emplois. Il accrédite par ailleurs l’idée de la prescription car les cotes sont la plupart du temps interprétées comme des indices de renforcement de la norme idéale. À tout le moins, dans l’état actuel de la lexicographie française, le réseau des marques laisse l’encodeur (le lexicographe) et le décodeur (le consommateur) perplexes car il s’apparente parfois à un magma d’opinions qui semblent contradictoires.

Les étiquettes sous-tendent une organisation qui se déploie du centre vers la périphérie; ce mode de rangement empêche que tous les vocables en usage en Amérique puissent aspirer à un moment quelconque à la première place dans un répertoire français, dans la mesure où les acceptions seraient le résultat d’usages qui en superposent d’autres qui ne sont pas généralisés qu’en France ou à Paris. Des mots vieillis ou rares pour les métropolitains demeurent fréquemment des éléments répandus et d’utilisation courante en région (ex. PR présentement : vx ou région.; GRLF possiblement : rare) (voir Lara 1988 : 65). À l’inverse, des mots populaires ou familiers en France sont à cataloguer différemment au Québec (voir PR, chiche : fam., copain : fam., chouette : pop., mince : pop.). Un dictionnaire québécois de la langue française doit tenir compte de la conformité de l’usage à partir de toutes les colorations internes que peut se voir attribuer une unité lexicale, y compris la rectification des niveaux de langue sur une base territoriale des mots puisés au réservoir francophone commun.

Les marques d’usage s’organisent en plusieurs constellations dont voici les principales : chronologiques, géographiques (topolectales), socioprofessionnelles (technolectales), sociales, stylistiques (voir Landau 1984 : 174). Le métalangage abréviatif qui en découle est aujourd’hui l’objet de critiques fort légitimes et bien fondées; d’où un certain discrédit jeté sur lui, une insatisfaction généralisée devant le manque de rigueur et de systématisation dans le recours à cet appareil, non seulement dans des dictionnaires différents mais aussi à l’intérieur du même dictionnaire (voir Corbin et Corbin 1980 et Corbin 1980). La lexicographie traditionnelle est encore loin d’avoir résolu ses conflits à l’égard du système de labellisation puisque la double perspective descriptive et prescriptive mène très souvent à des mésinterprétations.

D’où suis-je? Où vais-je?

J’orienterai maintenant mon intervention vers la marque géographique dite aussi topolectale. Pierre Auger élargira ensuite le débat en explorant les autres classes de signes catalogueurs.

À l’heure actuelle, deux attitudes opposées sont observables en ce qui concerne le réseau des marques d’indication spatiale dans les dictionnaires généraux monolingues. Dans les répertoires élaborés en France, tous les ouest-atlantismes —je délaisse les autres régions de la francophonie— sont balisés soit directement, par l’intermédiaire du label lui-même (ex. PR frasil : [Canada]; polyvalente, sens 4 : [Au Québec : 1965]; tourtière, sens 2 : Région. [Canada, 1836], soit indirectement dans l’étymologie (ex. PR motoneige : (v. 1960; mot canadien [...]); terminologue : (mil. XXe; au Québec [...]), soit dans les sèmes de la définition (ex. cent : « Centième partie de l’unité monétaire de divers pays, spécialt. [...] du dollar [...] au Canada [...] »), soit dans l’exemple (ex. PR dollar : Dollar canadien) ou grâce au recours à des procédés simultanés (ex. PR coupe-vent, sens 2; Région. (Canada; d’apr. l’amér. wind-breaker); 2. drave : (mil. xixe; mot canadien, adapt. de l’amér. drive). Américanisme. (Canada).; ouaouaron : (1632; mot iroquois « grenouille verte »). [Au Canada], « Grenouille géante d’Amérique du Nord [...] ». Parfois même, un mot né au Québec est mentionné sans avoir revêtu son habillement géographique (ex. PR chiropracteur : — Recomm. offic. Chiropraticien, ienne). — [Dans tous les exemples, j’ai respecté les codes d’écriture robertiens : italiques, ponctuation, etc.]

Dans les dictionnaires français canadianisés ou confectionnés au Québec récemment, les régionalismes ne sont pas repérables au moyen des marques, du moins pour la plupart. Dans le DFP, seuls polyvalente et cent conservent le repère spatial; les mots coupe-vent et ouaouaron ne sont pas catalogués. Dans le CDECJ, aucun des exemples retenus n’est marqué; terminologue et coupe-vent ne sont pas inclus dans la nomenclature. Dans le Multidictionnaire des difficultés de la langue française (MDDLF), les mots motoneige, terminologue, coupe-vent et chiropraticien ne sont pas localisés. Une volonté de neutralisation, de vision par l’intérieur de la part des auteurs explique l’absence du marquage dans les dictionnaires québécois; elle signale un désaccord profond en ce qui concerne la marginalisation traditionnelle. Le MDDLF est un dictionnaire correctif, ce qui peut expliquer sa démarche. Mais avant tout, il faut constater que ses responsables privilégient la norme européenne; du moins, c’est ce que laisse entendre le traitement microstructural réservé à certains québécismes (ex. tourtière, « Au Canada, synonyme de tourte »; orignal, « Se dit au Canada au sens de élan » : deux définitions métalinguistiques qui renvoient à des mots dont l’emploi n’est certainement pas « normal », « neutre » ou « courant » au Québec). L’utilisation des définitions métalangagières par synonymie normative est caractéristique des instruments correctifs ou alignés sur un code allogène. Par ailleurs, il est clair et évident que la démarche robertienne retient l’indicatif topolectal afin de servir d’avertissement au lecteur hexagonal, premier client du PR. Il signifie une limitation de l’usage à des circonstances particulières du discours.

Les auteurs contemporains des dictionnaires complets mis en chantier au Québec ou adaptés de produits étrangers se situent d’emblée du point de vue de la langue française en circulation en Amérique du Nord, à l’exception des dictionnaires correctifs qu’on pourrait ranger dans une catégorie à part pour plus de commodité. Des unités comme acériculture, foresterie, sous-ministre, carte d’assurance sociale, carte d’assurance-maladie, pommette n’ont jamais été perçues comme des éléments marginaux lorsqu’ils étaient lexicographiés (voir DFP). Elles apparaissent comme telles uniquement dans les répertoires d’entreprises françaises, dans les recueils correctifs ou dans des ouvrages publiés par des gens d’ici qui jugent les mots à partir de la norme historique parisienne. En revanche, ce sont les allusions à des particularités de la vie européenne qui deviennent estampillées dans l’une ou l’autre des rubriques de l’article (ex. DCECJ lycée, présidentiel; DFP carte grise, sécurité sociale). Pour l’instant, aucun dictionnaire n’use de l’abréviation région, (« régionalisme » ou « régional ») pour escorter de tels mots. La formule appositionnelle En France, [...] ou sa mise entre parenthèses (France) sert d’amorce à la définition (ex. DFP censeur, sens 4 : « En France, personne chargée de la surveillance des études et de la discipline dans les lycées »; proviseur : « En France, fonctionnaire chargé de l’administration et de la direction d’un lycée »; carte grise : « (France) indiquant les caractéristiques d’un véhicule et le nom de son propriétaire (certificat d’immatriculation, au Québec). »; congère : (France) « Banc de neige formé par le vent. »; 2. speaker : Anglicisme (France) V. annonceur.). Le procédé tend à se répandre parce qu’il s’avère commode et utile, et surtout parce qu’il correspond à la perception endogène du français (voir la définition de banc de neige du DFP : « amoncellement de neige causé par le vent ou par un travail de déneigement » et celle de congère ci-dessus qui utilise banc de neige après l’indicatif de localisation du mot; comparez avec la définition métalinguistique du MDDLF : « Au Canada, se dit d’une congère »).

Dans le DFP et le DCECJ, les marques topolectales internes furent écartées afin de ne pas succomber au syndrome de la hiérarchisation de l’usage sous l’angle de la mesure prescriptive, c’est-à-dire d’un standard émanant d’une autorité extérieure. L’objectif des lexicographes était également de se garder de privilégier une mise en relief sous un angle défavorable à la variation entre les usages linguistiques québécois et européens; de s’assurer en outre que s’il y avait des divergences, elles ne consistaient pas en écarts à classer dans le fichier des marginalismes mais bien plutôt de conforter une homogénéité qui résulte de la fusion du lexique commun hérité de la langue mère et du lexique particularisant qui est né et qui a évolué en terre américaine. À mon sens, c’est l’unique moyen de dessiner le portrait fidèle du français d’ici. Pour les Québécois, les mots fenêtre et automobile doivent être aussi laurentiens que les mots magasiner et atoca, et ces derniers réutilisables sans restriction en langue française comme les mots fenêtre et automobile. Quant aux francismes de souche ou aux pseudo-empmnts, il paraît opportun d’en intégrer un certain nombre dans le dictionnaire projeté, mais il faudra les évaluer à l’unité et les traiter dans l’article suivant une démarche cohérente au regard de la norme retenue (voir, par exemple, l’ordre de sélection des sens du mot préfet dans le DFP et le traitement microstructural; en toute logique, le sens québécois précède le sens français, qui est par ailleurs marqué : « 4. Personne élue à la tête d’une municipalité régionale de comté, choisie parmi les maires des municipalités de cette M.R.C. 5. En France, grade de haut fonctionnaire, commissaire de la République, qui représente le gouvernement dans le département qu’il administre. Préfet de police : haut fonctionnaire à qui est confiée la direction de la police à Paris. »

Je n’aborde pas ici en détail la question de la fragmentation interne du français-québécois qui a mené à des particularismes régionaux : charlevoisismes (ex. falaise « banc de neige »), montréalismes (ex. montée « voie en pente »), gaspésismes (ex. croc « hameçon »), etc. Il faudra toutefois discuter le problème à fond en une autre occasion. Le DFP contient quelques endorégionalismes dont certains sont marqués (ex. 2. bombe, II, sens 1 : Rég. « Bouilloire » (V. encycl.); canard; Rég. (Ouest québécois) « Bouilloire. » V. bombe (encycl.)) tandis que d’autres ne le sont pas (ex. jaspiner : Pop. « Bavarder. »). Je ne fais qu’évoquer également la question des autres particularismes de la francophonie nord-américaine (acadianismes et louisianismes), qu’il faudra cependant examiner ultérieurement. Le DFP répertorie quelques formes lexicales de l’Acadie et de la Louisiane en les situant géographiquement (ex. aboiteau : « En Acadie, digue élevée pour la récupération des terres littorales à des fins de culture. »; bayou : « Partie de méandre recoupée et occupée par un lac, ou bras mort d’un delta, en Louisiane. »).

À tort ou à raison, on a reproché aux lexicographes l’absence d’indications topolectales dans les dictionnaires québécois récents. L’une des principales justifications qui prônait en faveur de l’introduction des marques était le désir d’identifier la portion du lexique propre au continent nord-américain et de la cataloguer en termes valorisants ou sous la forme de mises en garde. L’approche positive aurait favorisé des attitudes de fierté, d’orgueil même, écartant d’emblée les jugements dépréciatifs qui sont souvent attachés à l’étiquette géographique. Une perspective enrichissante était ici envisagée. Tandis que la seconde approche aurait subordonné l’usage à un code imposé par une autre collectivité parlant la même langue. Les tenants du volet normatif européen soutenaient que la présence des labels aurait signalé à ceux qui lisent, voyagent, se cultivent, etc., que ces unités sont à surveiller, sinon à remplacer lors de séjours en France ou en francophonie extérieure. Le corollaire de cette position voulait que les visiteurs étrangers sachent comment s’y retrouver eux aussi, ce qui aurait été réalisable grâce au réseau des justifications topolectales. Tout cela afin de se conformer à l’éthique linguistique et à l’hospitalité chère à certains peuples. Il y a cependant un hic. On pourrait en effet s’interroger longuement sur la raison qui fait que la pareille ne nous est pas rendue dans un dictionnaire hexagonal; pourquoi les rédacteurs ne signalent-ils pas que cartable « sac d’écolier », classeur « chemise de carton ou de papier », zone bleue, marchand de couleurs, crémerie sont de purs francismes de forme ou de sens, ou encore des notions non partagées? — Je ne discute pas ici la question des pseudoemprunts comme pressing, baby-foot, camping-car, pas plus que je n’approfondis le rôle que les Québécois, ou les autres francophones, pourraient jouer dans la réfection des marques dans les dictionnaires français; il revient aux dictionnairistes de l’Hexagone de prendre les décisions à cet égard.

En contrepartie, la lexicographie nord-américaine pourrait envisager de cartographier les vocables renvoyant à des concepts particularisant chaque pays de la francophonie. Le tout serait d’établir des critères de choix pour les francismes, les belgicismes, les helvétismes, les africanismes... et les autres ismes! La marque estampillant le québécisme (Québec) ou le canadianisme (Canada) prendrait alors une connotation méliorative axée sur l’ouverture plutôt que de se cantonner au rôle distinctif insécurisant. Son but serait de communiquer au destinataire que le mot lui est propre parce que la réalia lui est aussi exclusive. Le recours aux toponymes Québec ou Canada pour escorter les mots ou les sens concernés est également envisageable. Mais où serait le juste milieu, car si dans le dictionnaire chaque québécisme, chaque information de type régional entraîne l’apposition d’un cachet officiel, il ou elle « aura l’air d’une exception, d’un égarement collectif quant à la norme » (Gadbois 1988 : 99) qui sera invariablement considérée comme une emprise de l’extérieur, autrement dit comme un pouvoir dont la source est outre-mer.

Aussi faut-il articuler le dictionnaire sur des valeurs, sur une idéologie normative et sur une description proprement nord-américaines et québécoises. Il est du plus grand intérêt culturel, historique, social, national et langagier de consigner toutes les perceptions et les regards posés sur le lexique français caractérisant notre vision de la langue depuis l’accostage de Jacques Cartier en île de Bacchus.

Au-delà de son utilisation personnelle de la langue, le lexicographe n’est qu’un truchement de la société; celle-ci le mandate pour évaluer l’ensemble des mots de la communauté, pour les stratifier, pour les hiérarchiser au regard d’une norme, émanant elle-même d’une idéologie collective, et enfin pour les répertorier dans un dictionnaire qui en sera le miroir et le réservoir.

La perception des marques est aussi liée au caractère passif ou actif des mots ainsi pointés. Leur emploi peut relever de l’un ou de l’autre registre (ex. [F] hôtel particulier et [Q] commanditaire). Des réalités peuvent être connues par plusieurs communautés linguistiques mais elles sont dénommées différemment (ex. « amas de neige entassé parle vent » → [Q] banc de neige / [F] congère; [Q] sucre en poudre / [F] sucre glace, sucre semoule; [Q] épinette / [F] épicéa). Des réalités peuvent être propres à chaque pays et ne pas avoir de synonyme géographique (ex. [Q] cégep, [F] lycée; [Q] comté, [F] département; [Q] bloc de béton, bloc de ciment, [F] parpaing, boutisse; [Q] dollar, [F] franc; [Q] surveillant, directeur, [F] censeur, proviseur). Par ailleurs, des mots identiques peuvent avoir des sens différents dans chaque région (ex. classeur, cartable, rez-de-chaussée, amourettes) tandis que d’autres ont des sens « chiasmiques » (ex. [Q] suçon = [F] « sucettes » / [F] sucette = [Q] « suçon »; [Q] sucette = [F] « suçon » / [F] suçon = [Q] « sucette »).

Dans un futur dictionnaire québécois de la langue française, il faudra distinguer les francismes et les québécismes qui s’accolent à des concepts particuliers et les mots qui sont réservés à l’une ou l’autre des régions. Les étiquettes francisme et québécisme pourraient désigner les notions alors que les toponymes Québec [Q] et France [F], ou leur dérivé québécois (québ.) et français (franç.), abrégé ou non, accompagneraient les unités lexicales. Dans le cas des mots ayant des fréquences d’emploi variables, on pourrait pondérer les marques à l’aide des cotes comme surtout, parfois, etc. (ex. buvette (surtout en France); parcomètre (surtout au Québec), brun (surtout au Québec), cassonade (surtout au Québec), pub (parfois au Québec). Il en va de même pour les orthographes qui divergent (ex. [F] cocktail, canoë, aérobic, parcmètre / [Q] coquetel, canoé, aérobique, parcomètre). Mais il faudra être très prudents car la surabondance des marques pourrait constituer un obstacle au décodage.

Conclusion

Les propositions de réenvisager le système des marques topolectales dans un futur dictionnaire national québécois de la langue française laisse temporairement de côté un aspect qui mérite pourtant intérêt. C’est celui qui veut qu’historiquement le label soit unique alors que la moindre petite analyse montre que chaque rubrique, chaque mot, chaque sens pourrait être porteur de plusieurs cotes concomitantes. Le lecteur est en effet souvent placé devant des interprétations multiples et des enchâssements à plusieurs niveaux, comme un palimpseste dont l’image a déjà été évoquée. Différents signaux peuvent s’imbriquer pour mieux capter les circonstances d’emploi de chaque entrée ou de chaque sens. Ainsi, inhalothérapeute est à la fois un québécisme et un terme du domaine médical, ouananiche un montagnisme et un laurentisme, pagée un localisme rare et littéraire, traversier un mot courant, un terme de spécialité, un québécisme et une forme normalisée, draveur un québécisme, un calque de l’américain et un mot qui renvoie à une réalité d’une autre époque, montée un québécisme, un terme géographique et une unité lexicale de la région montréalaise. La description des unités peut obliger le lexicographe à recourir à un système d’encodage des marques qui ne sera plus linéaire mais qui fera simultanément appel à plusieurs dimensions d’ordre chronologique, technolectal, social, géographique, ainsi de suite. Le nouvel appareil ne devra cependant pas être trop lourd au point de rendre l’interprétation impossible. L’économie devrait primer. À ce jour, si la lexicographie de la langue française a pris conscience de cette exigence du destinataire, elle ne l’a pas encore concrétisée dans les produits dictionnairiques. En tout état de cause, toute réfection du système des balises de l’usage dans un dictionnaire national et toute proposition nouvelle devront être évaluées à l’aune de la norme qui représentera les Québécois et à celle du public cible, premier destinataire et premier utilisateur du dictionnaire. La démarche demeure inédite dans les recherches et les méthodologies lexicographiques actuelles.

Bibliographie

Linguistique

Dictionnaires

Tableau de la refonte des marques topolectales

Mot Dictionnaire québécois Dictionnaire français
< 1990 > 1990 < 1990 > 1990
banc de neige Québec Canada Québec
congère France France France
sucre en poudre Québec Québec
sucre glace France France France
sucre semoule France France France
épinette Québec Canada Québec
épicéa France France
cégep québécisme Québec Québec
lycée France francisme francisme
département France francisme francisme
comté Canada québécisme Canada québécisme
pargaing francisme francisme
boutisse francisme francisme
bloc de béton québécisme québécisme
bloc de ciment québécisme québécisme
franc France francisme France francisme
dollar Canada québécisme Canada québécisme
centime francisme francisme
cent Canada québécisme Canada québécisme
censeur France francisme francisme
proviseur France francisme francisme
suçon « marque » France francisme francisme
« bonbon » québécisme québécisme
sucette « bonbon » France francisme francisme
« marque » québécisme québécisme
cartable « sac » France francisme francisme
« cahier » québécisme québécisme
classeur « cahier » France francisme francisme
« meuble »
buvette + France + France
présentement + Québec + Québec
shopping France + France + France
bouquin fam. + France + France
yogourt + Québec + Québec
yaourt + France + France
Note :

Le PR et le DFP ont servi de dictionnaires de vérification pour cette proposition de refonte.

Légende :

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1990). « Faudra-t-il dégriffer ou “regriffer” le futur dictionnaire québécois de la langue française? », dans Colloque sur l’aménagement de la langue au Québec (1989 : Mont-Gabriel, Québec). Actes du Colloque sur l’aménagement de la langue au Québec, Québec, Conseil de la langue française, Service des communications, p. 61-74. [article]