L’aménagement lexicographique des anglicismes dans un dictionnaire pour les enfants

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Car il y a eu de tout tems une espece de trafic entre les langues, de même qu’il y en a entre les peuples (Père Bouhours, 1671, cité dans Meschonnic 1991 : 81-82).

1. Un produit dictionnairique pour les jeunes

Le Dictionnaire CEC Jeunesse [CECJ] est un petit répertoire général monolingue publié en seconde édition en 1986. Il est destiné à de jeunes utilisateurs qui ont entre 8 et 13 ans. Depuis le début des années 80, le CECJ fait partie des outils de scolarisation des écoliers québécois qui entreprennent le cycle du primaire. La première édition de l’ouvrage remonte en effet à 1982 (voir Boulanger 1988).

La nomenclature du CECJ2 avoisine les 18 000 entrées. À ce titre, elle se compare à la macrostructure de tous les dictionnaires pour les enfants du même groupe d’âge. Parmi tous les dictionnaires de cette taille diffusés au Québec, c’est le seul qui ait été entièrement réalisé au Québec. Il se présente comme un produit dictionnairique proprement québécois qui traite de la langue française à partir d’une idéologie normative centrée sur l’Amérique (voir Boulanger 1988). L’usage décrit est celui qui est « perçu comme souhaitable par la collectivité concernée » (Gagné 1984 : 215).

Les dictionnaires de celte envergure sont aussi bien des instruments de connaissance du monde que des outils d’apprentissage de la langue. Ils favorisent l’accroissement du savoir sur les réalités abstraites et concrètes désignées par les mots. Par conséquent, ils dessinent une vision du monde qui laisse son empreinte sur la future conception de l’univers que l’enfant se créera. À travers les unités lexicales consignées, le dictionnaire concrétise le monde pour ses jeunes lecteurs. Ainsi pourrait-on penser que le premier dictionnaire scolaire doit d’abord proposer une vérité anthropologique et culturelle à la mesure de l’environnement des écoliers, avant que de proposer une vérité linguistique trop prescriptive ou coercitive (voir des mots comme laveuse, sécheuse, chalet, formes ou sens absents du Larousse maxi débutants 1986 [LMD], édition canadienne publiée la même année que le CECJ; voir aussi les illustrations de ce dictionnaire : p. 217, l’autobus est un véhicule de la RATP; p. 295, le cartable est un sac d’école, la salle de classe donne sur le préau et sur la cour de récréation où sont alignés des urinoirs à aire ouverte; p. 581, où la forêt africaine illustre l’exploitation forestière; p. 652, où l’unité hockey sur glace paraît pléonasmique et où on identifie une crosse et un palet; etc.).

Dans le cheminement de la formation scolaire, il semble opportun de rappeler que les questions « Qu’est-ce que c’est? », « À quoi ça sert? » précèdent de loin les interrogations sur les aspects linguistiques. Les dictionnaires pour enfants (les « dictionnenfants ») ont comme objectif premier de faire saisir, de faire appréhender l’environnement immédiat et l’univers à l’aide des mots. Tandis que les répertoires généraux pour adultes (« les dictionnadultes ») sont des produits purement linguistiques. Chez les jeunes élèves, l’apprentissage de la langue est davantage d’ordre quantitatif et lié au savoir accumulable à travers les mots. Il se fait parallèlement à l’apprentissage du monde et de ce qui le compose. Chez les adultes, l’apprentissage de la langue est davantage d’ordre qualitatif. Les mots ont alors pour fonction primordiale de parier d’eux-mêmes et d’eux seuls, hors de toute emprise directe sur le monde. Les unités lexicales sont organisées dans le cadre d’une hiérarchisation sociodiscursive et normative, orale et écrite.

Ainsi donc, au premier chef, les dictionnaires pour les jeunes ne corrigent pas vraiment la langue : ils se situent beaucoup plus du côté de la norme objective que du côté de la norme prescriptive (voir Rey 1972). Dans ce genre d’ouvrage, le choix de la norme autoritaire est quasi préalable à l’élaboration du dictionnaire, en raison bien entendu des contraintes macro-et microstructurelles. Un réseau de marques fort simplifié témoigne amplement de ce cheminement méthodologique. Les usages décrits réfèrent alors directement à la société qui les génère. La hiérarchisation par niveaux sociodiscursifs complets et, à la limite, contraignants viendra plus tard, dans un autre type de dictionnaire. D’où la nécessité de dévoiler une langue représentative de la collectivité d’appartenance de l’élève, y compris les éléments qui la caractérisent et qui la font distinguer de celle des autres groupes sociaux partant quotidiennement le même idiome, mais ne le parlant pas nécessairement de la même manière, ni avec les mêmes mots ou les mêmes prononciations. La norme de l’écrit véhiculée est celle des grammaires et dictionnaires prescriptifs, européens pour la plupart. « Ce sont les mêmes instruments de référence qui permettent d’accepter ou de refuser tes formes linguistiques écrites utilisées par les élèves » (Gagné 1984 : 205).

Il est donc impératif de territorialiser le contenu de ce type de dictionnaire dans la double perspective de permettre aux écoliers québécois de s’identifier d’abord comme locuteurs nord-américains de la langue française, ensuite comme locuteurs universels de cette même langue. « En d’autres termes, le contenu linguistique du développement des habiletés de production des messages oraux est à déterminer par rapport à chaque communauté nationale de la francophonie en fonction de la variété dialectale qu’elle privilégie, c’est-à-dire pour nous, en fonction du français québécois » (Gagné 1984 : 215) qui est bien autre chose qu’une banale liste de différences folkloriques acceptables et de différences inacceptables.

2. Le catalogue des marques

Les marques microstructurelles forment un réseau serré de jugements le plus souvent prescriptifs, quoi qu’on en dise (voir Boulanger/L’Homme 1991). Elles sous-tendent un classement socio-hiérarchique vertical qui fait référence à différentes circonstances de discours, notamment dans les cas des niveaux de langue, des balises temporelles ou chronologiques et, souvent, hélas, des repères géographiques (voir Bourassa 1991). Cet axe social et sémiotique est nettement perceptible dans une série d’indices comme vulgaire (vulg.), populaire (pop.), familier (fam.), courant (cour.), littéraire (littér.), péjoratif (péj.). Tous ces indicatifs de niveau se situent en amont ou en aval de la non-marque, c’est-à-dire d’une espèce de neutralité manifestée par l’absence d’un signal quelconque devant un sens, un sous-sens, une locution, etc. Cette neutralité serait, en quelque sorte, la norme privilégiée par les lexicographes. Sous cette apparence, la marque muette sous-entend, dénote la « correctitude » linguistique.

En tant qu’élément étranger, l’anglicisme, et lui-seul, a droit à un label distinctif. Il ne fait partie d’aucune coalition, car on ne balise pas le germanisme, ni l’hispanisme, ni l’italianisme, etc. Son isolement en métalangue lexicographique le fait aussi reconnaître comme le plus grand pollueur du français de notre époque.

L’étiquette anglicisme, parfois confondue avec l’indicatif étymologique mot anglais / mot américain / mot anglo-américain, fait partie intégrante de l’appareil métalangagier microstructurel de la plupart des dictionnaires de langue. Seule de son groupe, elle n’est cependant pas isolée ou solitaire puisqu’elle supporte deux acceptions. Elle peut désigner soit le mot anglais hérité de l’Angleterre, soit le mot anglais en provenance des États-Unis. De fait, plus on se rapproche de l’époque contemporaine, plus la coloration sémantique connote l’américanisme, renversant ainsi la vapeur par rapport aux siècles passés. La marque américanisme demeure cependant peu usitée (voir cracker et walkie-talkie dans le PR). En contexte québécois, il paraît normal de songer d’abord à la provenance américaine plutôt qu’à une origine britannique, sauf pour les anglicismes plus anciens.

Malgré cette dualité, on retiendra que c’est l’unique marque du système prescriptif notée dans les dictionnaires et qui réfère à une langue particulière, à savoir l’anglais. Au XXe siècle, l’anglais est donc nettement perçu comme la seule langue qui a défiguré ou qui défigure le français, qui constitue un danger pour sa santé (voir Pergnier 1989). Les ravages de l’italianisme renaissantiste sont perdus dans les brumes de l’histoire. Tous les autres emprunts et xénismes notés au dictionnaire sont perçus comme positifs, comme un enrichissement, selon la formule du qui ne dit mot consent (voir cependant toutes les difficultés causées par la formation de certains pluriels allemands (lied), arabes (feddayin), italiens (spaghetti), latins (maxima), etc.).

Dans la série des abréviations du PR (p. XXIV), le label présentif anglic. (anglicisme) est ainsi décodé : « mot anglais employé en français et critiqué comme emprunt abusif ou inutile (les mots anglais employés depuis longtemps et normalement, en français, ne sont pas précédés de cette rubrique) ». Le PLI1991 résout la même abréviation mais sans aucun commentaire explicatif. Le MULTI et le DFP usent de la forme complète. Leurs listes d’abréviations sont donc muettes sur le phénomène. Ainsi, dans le DFP, les définitions de kit, shopping et smash sont précédées de l’avertissement. Ce n’est cependant pas le cas de slush/sloche, smoke-meat et snack-bar, québécismes intégrés au dictionnaire en 1988 et qu’aucune étiquette d’emprunt n’accompagne.

Par ailleurs, ces quatre dictionnaires contiennent un article anglicisme dans leur nomenclature. Cependant, aucun ne fait allusion au sens lexicographique ou au rôle de marque normative de ce mot tel qu’il est défini dans le discours prélexicographique du PR. Il y a là une ambiguïté de cordonnier qui se perpétue.

On chercherait en vain la rubrique anglicisme dans les dictionnaires pour enfants. Dans cette catégorie de répertoires, l’appareil des abréviations est en général réduit au minimum et tous gardent le silence sur la question de l’anglicisme. Les codes abréviatifs habituels sont relatifs aux grands champs de la grammaire et des parties du discours. Dans le CECJ, la seule découpe échappant à cette concentration est celle qui réunit (très) fam., littér. et péjor., trio réduit à (très) fam. dans le LMD 1986.

Ce mutisme ne signifie nullement qu’il n’y ait pas d’anglicismes dans les dictionnaires destinés aux élèves des classes du primaire, tant s’en faut. Les emprunts anglo-saxons y figurent bel et bien, repérables par des indices relatifs à la forme (lexème ou morphème), à la prononciation ou au contenu même des définitions. Par exemple, à la lettre k du CECJ, l’enfant peut identifier la plupart des mots comme étrangers à son parler ordinaire. Quant à pouvoir les rattacher à une langue particulière (l’anglais, le japonais, l’inuktitut, l’hébreu), cela paraît plus problématique. Alors que l’adulte percevra immédiatement les lexèmes kart et ketchup, les morphèmes -ing (karting, kidnapping) et kid- (kidnapping), les prononciations [klaksɔn] et [kartiŋ] pour klaxon et karting ainsi que les formes kangourou, koala et kilt —en raison des références à l’Australie pour les deux premiers et à l’Écosse pour le dernier—, comme des éléments naturels de la langue anglaise.

3. Où il faut introduire des critères

Trois grandes classes de québécismes sont représentées dans le CECJ2 : les québécismes de forme, de sens et d’emprunts. Parmi ces derniers, l’équipe a sélectionné des amérindianismes, des inuitismes et des anglicismes. Peu ou prou d’autres langues sont représentées si ce n’est par des vocables acclimatés depuis longtemps en français. Il convient de noter également l’inclusion d’anglicismes ayant pénétré en langue française en passant par l’Hexagone. Ces mots anglais sont aussi francisés depuis longtemps. Ils sont de quatre ordres : les anglosaxonnismes, les anglo-américanismes, les anglolatinismes, les anglohellénismes. Il est en effet évident que de « nombreux dérivés grecs ou latins sont, du point de vue historique, des anglicismes en français : réservation, compaction, pressurisation, terminal [...] en sont des exemples récents » (Quemada 1978 : 1233). On peut donc dire que diachroniquement ce sont des anglicismes mais que du point de vue synchronique ce sont des unités lexicales parfaitement françaises et que fort peu de locuteurs en reconnaissent l’origine.

Ne sont pas comptabilisés comme des anglicismes les emprunts à d’autres langues mais qui ont transité par l’anglais avant que de parvenir au français (ex. caucus, wapiti, wigwam (de l’algonquien), vidéo (du latin), barbecue, canoé (de l’espagnol), tous dans le CECJ2; symposium, curriculum, forum(du latin), souvlaki (du grec), bagel (du yiddish), chop suey, chow mein (du chinois), taco (du mexicain), pepperoni (de l’italien), non recensés dans le CECJ2; il est aussi fort possible que quelques-uns des derniers mots aient pénétré parallèlement en français de France sans détour par l’anglais, souvlaki, chop suey, par exemple).

Les anglicismes employés au Québec proviennent de quatre sources principales :

  1. L’anglais britannique qui a instauré certains usages au Québec après la Conquête de 1760.
  2. L’anglais moderne, principalement l’anglais nord-américain contemporain qui, outre les ponctions généreuses qui lui sont faites, sert de voie de circulation pour les emprunts provenant d’autres langues.
  3. Le français de France lequel a concocté un certain nombre de pseudo-anglicismes comme fly-tox, auto-stop, box « place de garage », carter (du nom de Harrisson Carter), l’inévitable pressing (trois sens dans Höfler 1982) et l’incontournable pin’s. Quelques-uns de ces gallo-anglicismes ont réussi tant bien que mal à voguer vers le Québec (ex. week-end, jogging « survêtement »). D’autres sont restés passifs (ex. pressing, box, baby-foot, funboard). Quant à pin’s, il a une belle carrière derrière lui au Québec, sous sa forme native cependant (pin). Il se heurte maintenant à son concurrent européen pin’s (voir plus loin).
  4. Le français du Québec, lequel a modelé ses propres pseudoanglicismes formels ou sémantiques, tels faire du parking, pizza all dressed, fuck « interjection banalisée », bloke « anglais »; fun, cheap désignant des personnes, stu, nerd, dans l’argot scolaire.
  5. Une cinquième source pourrait être les anglo-internationalismes, c’est-à-dire de vrais ou de faux anglicismes créés dans d’autres langues que l’anglais avec pour objectif l’uniformisation de l’emploi de ces unités sur toute la planète. On retrouve beaucoup de ces créatures lexicales dans les organisations internationales et dans les noms de marque déposées (ex. Walkman, créé par Sony au Japon en 1979, à l’époque de la préféminisation!).

Les anglicismes observés sur le territoire québécois n’échappent pas aux deux grandes catégories que sont les emprunts dénotatifs ou de nécessité et les emprunts connotatifs ou de luxe. Traditionnellement, les premiers sont plus facilement tolérés par les autorités normatives (ex. relish, ketchup, baseball, hockey, bingo, cheddar). Dans la première phase de leur installation, on dénomme souvent ces appellations des xénismes. Tandis que les emprunts connotatifs sont passablement fustigés, ostracisés (ex. fun, smatte, sloche, gang, moppe). Par ailleurs, ces derniers sont souvent l’objet de dérivation, de composition, de phraséologisalion de formations complexes (ex. slocheux; moppe-éponge; avoir un fun noir, un beau smatte, moppe à plancher, hamburger au fromage).

Ces deux types d’anglicismes peuvent demeurer intacts formellement ou subir des métamorphoses plus au moins poussées, jusqu’à prendre une physionomie tout à fait française dans certains cas (ex. marshmallow, windshield; patente, abuser, moppe, bal(l)oune, bécosse, paparmane).

3.1. Critères de dictionnarisation

Les anglicismes d’origine québécoise ou ceux dont l’usage est profondément ancré dans le français d’ici ont trouvé place dans le CECJ2 à partir des constatations suivantes;

  1. La forme française équivalente ou synonyme n’a pas prise au Québec autrement qu’au plan passif ou au plan d’un registre de langue que peu d’enfants maîtrisent parce qu’il est très soigné ou littéraire (ex. autobus scolaire devant car de ramassage scolaire, crème glacée devant glace).
  2. La forme québécoise n’a pas de concurrent gallofrançais (ex. lave-auto, personne-ressource). Ce qui ne signifie pas que ces mots ne puissent pas passer dans l’usage hexagonal un jour. Pour le moment, les deux exemples mentionnés sont en résidence surveillée ou secondaire dans le PLI1991, étant entendu qu’ils sont étiquetés Canada. Il en irait de même pour la forme complexe année sabbatique qui désigne une réalité inexistante en France (cf. PLI1991 et PR1990, sous sabbatique : le PR donne l’origine anglaise du mot, ce que ne fait pas le PLI).
  3. La forme québécoise est en concurrence avec un anglicisme hexagonal qui diffère par un élément ou un autre :
    • le calque : rôtie (Q) / toast (F); arrêt (Q) / stop (F);
    • le genre : toast, n.f. (Q) / n.m. (F);
    • l’orthographe : aérobique (Q) / aérobic (F); coquetel (Q) / cocktail (F);
    • le lexème : pamplemousse (Q) l grapefruit (F).
  4. La fréquence d’emploi de certaines expressions ou locutions a joué un rôle dans la sélection, notamment lorsqu’elle s’associait à une répartition observable d’un bout à l’autre de l’échelle sociale (ex. frapper un nœud, parler à travers son chapeau, avoir les bleus).
  5. Les colonnes du dictionnaire ont accueilli quelques calques lexicaux (ex. centre d’achats, ligne ouverte) et sémantiques (ex. académique, canal « chaîne »). Des emplois calqués pour abuser, alternative sont demeurés dans les fichiers des lexicographes.
  6. Les anglicismes anciens (ex. drave, coqueron) ou récents (ex. sloche) qui résultent d’une adaptation par le canal du génie populaire sont considérés. Il en va de même pour les anglicismes anciens passés en français québécois sans grande intervention du génie populaire (ex. aréna, bassinette).
  7. Les anglicismes ayant donné lieu à un provignement morphosyntaxique furent parfois retenus (ex. brunch → bruncher, bruncheur, patente → patenter, patenteux/-eur, mais pas bine, alors que binerie y est —voir plus loin).

3.2. Critères de la mise de côté

Il existe un certain nombre de raisons à l’origine du rejet, de la non-consignation des anglicismes qui demeurent ainsi dans le purgatoire ou dans l’enfer de la langue. Ces justificatifs de rejet relèvent aussi bien de considérations proprement lexicographiques que de considérations extralinguistiques. Je les passe en revue sans les hiérarchiser.

1. Le critère économique et commercial

Il peut arriver que l’éditeur, outrepassant les propositions des lexicographes, prenne parfois des décisions basées sur des aspects économiques et financiers. C’est ce qui se produit lorsque l’entreprise éditrice appréhende de ne pas vendre le dictionnaire parce que certaines catégories de mots, ou plutôt certains mots précis y figurent. Plus d’un éditeur québécois a eu peur de bine, bum, fun, gang, party, pinotte, smatte, mots dont la fréquence d’usage n’est certes plus à démontrer dans l’écologie linguistique québécoise.

2. Le critère institutionnel et/ou politique

L’éditeur redoute parfois le jugement et la condamnation par des coalitions centrées sur la norme gallofrançaise, ce qui risquerait d’entraîner une publicité nuisible, et au dictionnaire, et à l’éditeur ainsi qu’à ses autres produits. Le domaine du livre scolaire étant fort sensible au Québec, on se doute de l’impact de tels messages qui proviennent des autorités linguistiques. Les anglicismes ou leurs dérivés fortement critiqués par les puristes ou pris à partie par des institutions linguistiquement et politiquement influentes s’exposent à l’expulsion (ex. change, canceller, fouler (de full) et tous les exemples cités en 1).

3. Le critère de la subjectivité du lexicographe

L’idéologie personnelle du lexicographe qui. pour une raison ou pour une autre, n’aime pas tel ou tel mot l’entraîne parfois à rejeter ou ostraciser une unité pourtant bien usuelle (ex. à date). Cette attitude joue aussi bien dans le sens inverse, sa subjectivité l’entraînant à proposer ses anglicismes préférés (ex. les boys, flyé, les mox).

4. Le critère moral

Certaines zones de vocabulaire, notamment scatologique, sexuel, offensant (jurons, blasphèmes, sacres) sont en grande partie écartées du dictionnaire, ce qui force bien évidemment le lexicographe à ne pas consigner les anglicismes idoines. Ces registres de langue sont peu conformes à la morale enfantine ou à celle que les éditeurs ou les lexicographes réprouvent (ex. fuck, shit comme interjections (cf. shit de marde), l’innocent moses/mosus, les bécosses). La décision de ne pas retenir de représentant de ce catalogue de mots est préalable à toute rédaction. Elle fait partie du programme établi pour chaque dictionnaire. Dans le cas présent, la palette descriptive proposée par le lexicographe incluait le vocabulaire de la sexualité contenu dans les manuels scolaires publiés par le même éditeur et utilisés par les mêmes groupes d’élèves. Seuls quelques mots ont pu franchir la barrière morale éditoriale et prendre place au dictionnaire. La majorité n’a pu être intégrée, encore moins les anglicismes qui s’y rattachent.

5. Le critère chronologique

Ce critère joue sur trois plans, l’ancien, le moderne et l’éphémère. Les anglicismes très anciens, qui n’ont plus de prise sur les réalités connues des enfants, n’ont pas été retenus (ex. saucepan, buffalo).

Les anglicismes récents, non lexicalisés n’ont pas été dictionnarisés (ex. micro-ondable).

Le sous-critère de l’éphémérité concerne les anglicismes passagers, notamment ceux qui sont assimilables à une ou à des formes d’argot scolaire. Ces néologismes n’ont pas droit de cité (ex. twit « idiot, cave, colon, niaiseux », stu « élève studieux », nerd « élève studieux, au physique ingrat »).

6. Le critère du joual

Les anglicismes joualisants (ex. botché, truckeux, watchage) ou qui sont le fait d’une certaine forme de régression sont demeurés à l’état latent (ex. strape, batch, windshield).

7. Le critère technolectal

Ce critère est subdivisible en deux volets qui concernent respectivement le stock d’anglicismes scientifiques et techniques et les noms de marques déposées.

Les premiers sont demeurés hors des colonnes du dictionnaire carde toute manière, la nomenclature n’accueille qu’un faible contingent d’unités lexicales appartenant à des technolectes. Les accepter aurait doublement risqué de déstructurer la nomenclature déjà fort limitée.

Quant aux noms de marques, aussi lexicalisés soient-ils, ils ont été éliminés, et cela en dépit de leur présence fréquente dans la réalité quotidienne des discours. Selon Alain Rey, les noms de marques et autres dénominations protégées [...] constituent une curieuse enclave de la propriété privée dans le lexique national » (1977 : 30). Suivant le lexicographe robertien, l’image de l’enclave est loin d’être une métaphore. « Qu’un lexicographe s’avise de décrire, ce qui est son devoir, la lexie frigidaire, et les services du contentieux de la General Motors lui feront savoir que le lexique n’appartient pas toujours aux locuteurs  » (Rey 1977 : 30 n.1). C’est ainsi que Arborite, Gyproc, Kodak, Kleenex, Kotex, Cutex, Presto, Spic and Span, Cheez Whiz, Stucco n’ont pas encore connu de traitement microstructurel.

8. Le critère géographique

Les anglicismes régionalisés au Québec même (ex. stiff, gossip, bagel and lox, à Montréal) et les gallo-anglicismes n’ayant aucune résonance au Québec (ex. baby-foot, pressing) ont été exclus.

D’autres critères doivent sans doute être pris en compte, tant du point de vue linguistique que dans la perspective extralinguistique. Mais la liste énumérée est suffisante pour expliquer l’imbroglio dans lequel se trouve le lexicographe lorsqu’il s’agit de voter pour l’inclusion ou contre l’inclusion. Il est également évident que c’est la conjonction des facteurs qu’il faut considérer. À lui seul, un facteur ne saurait être déterminant,

4. Conclusion aménagementale : du petit au grand dictionnaire

La théorie et le faire de la grammaire, de l’encyclopédie, la théorie et le faire du dictionnaire et de l’anglicisme « sont ce que leur propre histoire les contraint d’exclure ou d’inclure » (Meschonnic 1991 : 15). Ils portent chacun leur historicité et par là. on peut dire qu’ils sont très polémiques, et c’est le moins que l’on puisse dire des mots anglo-saxons implantés en français. Une théorie de l’anglicisme en français ne saurait être que multiple, plurielle, en raison même du nombre des communautés francophones touchées. Celles-ci se répartissent en trois grands blocs relativement compacts et reposant sur trois continents dont les histoires respectives sont loin de fusionner même si elles forment un continuum.

Depuis plus de deux siècles, des anglicismes colorent l’histoire linguistique laurentienne. Ils sont le lot de son historicité. « Que ce soit surtout la langue anglaise qui soit notre pourvoyeuse s’explique par de nombreuses raisons historiques, économiques et culturelles » (Rey-Debove 1980 : XIII). D’une manière consciente ou non, nous avons puisé au réservoir langagier que l’autre langue mettait à notre disposition. Malgré la résistance tenace des Québécois et en dépit de leur vigilance, un fort volume d’anglicismes (formes, sens, calques) a franchi le seuil du français pour s’installer dans l’usage.

D’un autre point de vue, à ce jour, et sauf notables exceptions, on a toujours voulu jauger ce phénomène à la lumière des dictionnaires d’ailleurs, à l’aune d’instruments normatifs d’outre-Atlantique, sans porter de jugement sur les gallo-anglicismes eux-mêmes, excepté dans quelques ouvrages comme le MULTI et dans certains écrits de type polémique où l’on déplorait volontiers « que la langue parlée en France soit elle-même contaminée et ne puisse servir totalement de modèle » (cité dans Rey-Debove 1980 : V).

Or, à l’heure où nous parlons, nos anglicismes doivent être rapatriés au sein de notre propre norme et réexaminés à la lumière de la double perspective descriptive et prescriptive. La langue d’ici, y inclus le contingent d’anglicismes, doit être revue et analysée de façon critique aux fins de sa lexicographisation et non pas être vouée aux gémonies comme un être méprisable. Le fil du temps et de la pensée sociale nous a préparés à une saine gestion des anglicismes québécois, comme du reste de la langue d’ailleurs.

En quelque sorte, il faut resituer cette catégorie d’emprunts sur l’axe normatif en constante évolution qui trame notre norme et nous relie historiquement à celle de Paris. Si dans le passé, on a rejeté, condamné totalement l’ennemi qu’est l’anglicisme, il y a aujourd’hui plus qu’une nuance à faire dans leur perception. Prenons l’exemple du mot pin’s qui envahit la France en ce moment. Son usage instantanément répandu force les lexicographes à réagir en vitesse. Par ailleurs, on constatera aisément en lisant la moindre chronique de langue que l’épinglette québécoise ou l’affiquet moyenâgeux, proposés en remplacement de l’anglicisme, n’intéresse absolument personne en dehors du clan lexicographique et des redresseurs de tort linguistique. On ne sait guère en France que le mot pin est en usage au Québec depuis des décennies, accompagné d’ailleurs d’une prononciation du genre féminin, et d’une variante graphique (pine) dont les Français ne veulent pas en raison même de leur propre position idéologique et historique devant l’anglicisme. En raison aussi d’un risque d’homophonie fâcheuse chez eux. Il faut voir les acrobaties qu’on invente en ce moment —en même temps que les magazines sur le sujet pullulent— pour éviter la prononciation normale [pin] : acrobatie graphique pin’s, acrobaties phonétiques [pins], [pɛ̃], acrobatie grammaticale pour le genre masculin. Le dossier s’épaissit chaque jour davantage. Quant à nous, maintenant que pin’s passe par la France, allons-nous le récupérer, l’auréoler, anéantissant du même coup le mot usuel épinglette et notre propre anglicisme utilisé au féminin (une pin) depuis que l’emprunt s’est fait, il y a belle lurette.

Les dictionnaires sont là pour noter ces choses et qui plus est, pour les affubler d’étiquettes de labellisation qui situent les emplois dans un ordre hiérarchique par rapport à la norme sélectionnée. En somme, il s’agit de parvenir à distinguer l’anglicisme de discours de l’anglicisme lexicographique qui, lui, est toujours —ou presque toujours— accompagné de son appareil microstructurel critique. Le « dictionnaire est une limite du mot nouveau » (Meschonnic 1991 : 121). Il est aussi une limite de l’anglicisme et son principal lieu de gestion par rapport à la norme. Le néologisme, on le sait, désigne toute innovation dans le vocabulaire. L’emprunt est une catégorie de mot nouveau, un néologisme qui « déclenche une grande nervosité chez certains, particulièrement pour l’anglicisme » (Meschonnic 1991 : 121-122).

L’anglicisme continuera d’être présent dans notre trançais. Il s’agit désormais de le penser lexicographiquement, de le restitu er devant le savoir qui transite par la langue étrangère, de mesurer l’utilité des vocables allogènes et de les hiérarchiser par l’intermédiaire du dictionnaire. De le concevoir aussi dans le cadre de l’histoire, de l’histoire de chaque collectivité, spécifiquement de l’histoire laurentienne.

L’Amérique aura bientôt cinq cents ans. Peut-être est-il temps de considérer que sur le plan linguistique le Québec a atteint sa majorité légale, ce qui l’autorise à penser en termes d’autonomie devant la langue-mère. Sommes-nous en mesure de nous définir comme individus propres, comme locuteurs d’une langue-sœur? Agir en ce sens, ce n’est pas là rompre les liens avec la mère-patrie qui a transporté sa langue en Nouvelle-France, que nous avons faite nôtre, puis protégée et enrichie tout en l’adaptant à l’écologie de l’Amérique. Prendre un tel virage, c’est achever la conquête de notre espace mental. C’est cautionner le premier article de la charte d’une nation distincte respectueuse d’elle-même. Mais les Québécois souhaitent-ils, veulent-ils vraiment une reconnaissance linguistique?

À l’heure où le visage de la francophonie se teinte de plus vastes préoccupations culturelles, et surtout économiques, je reste convaincu que les Québécois cherchent toujours « un certain parler vernaculaire, mais qui n’est pas le joual, que l’on avait mis de côté après l’échec du référendum » (Chamberland 1991 : 968), pour tenter d’aménager un français national socialement reconnu et valorisé à l’intérieurde nos frontières et respecté par les autres partenaires de la francophonie avec qui nous faisons affaire. Les Québécois sont sur les traces d’une langue française capable d’imposer le respect de soi-même, apte à dire la modernité laurentienne et universelle, une langue ouverte sur le monde et donc en mesure également de contribuer à l’évolution de tous les autres français. Comme peuple, nous voulons modeler un français québécois —le québécois, comme il y a un américain, un mexicain respectés— revendiquant ses particularités légitimes, son autonomie, mais à l’intérieur du grand corps linguistique qu’est le français. Bien entendu, cela entraîne des exigences d’adaptation pour tout autre locuteur d’ailleurs qui s’y aventure, comme le font, au besoin, les Québécois qui prennent connaissance des variétés de français de France, de Belgique et d’ailleurs. En raison de son histoire, la langue d’ici ne saurait renoncer à une part privilégiée de sa personnalité, gommer ses particularismes pour prétendre à un mimétisme intégral avec ce qu’on appelle le français international. Notre français doit revendiquer un statut national et s’accommoder des redresseurs de tort linguistique qui n’en ont jamais examiné les richesses véritables, mais qui ont plutôt cherché à le dénigrer en prenant comme base de comparaison un français de France réputé académisé, uniformisé, pur et sans tache, ce qui est naturellement faux. Quant au français international, il est trop souvent identifié comme étant du français parisien, comme étant un modèle île-de-francien à respecter intégralement et partout, ou encore comme une référence normative u nique et obligée; en fait, ce français international n’est qu’une forme de français neutralisé, parfaitement expurgé de sa vaste dimension orale, parlée, une langue qui n’a d’existence que théorique et mentale, une langue inexistante dans les dictionnaires. Lorsque l’on considère la réalité dictionnairique et celle des multiples discours, y compris les plus soignés, on constate rapidement que le français international n’est l’entité linguistique usuelle d’aucun des pays qui composent la mosaïque francophone. C’est dans ce jeu communautaire du respect mutuel des citoyens de la francophonie que le Québec est à la recherche de sa propre norme, de sa propre force linguistique interne. Celle légitimité linguistique, pourtant reconnue de fait et consensuelle, ne sera véritablement concrétisée et palpable que lorsque le dictionnaire qui la prendra en charge existera réellement, qu’il la décrira dans son entier, qu’il saura l’aménager et la gérer lexicographiquement. Ce dictionnaire national deviendra alors le meilleur point de comparaison interne avec les autres variétés de français, dont une seule, celle de la France parisienne, est suffisamment bien répertoriée à l’heure actuelle. Il me semble que ce défi lexicographique est le seul bon moyen de participer fièrement à une communauté francophone, à une association de peuples dite respectueuse des caractéristiques de chacun des membres qui la façonnent et dont l’une des assises majeures est un corps de doctrine d’ordre langagier. Après tout, ne répète-t-on pas sous tous les horizons que tous les États de ce grand rassemblement sont égaux linguistiquement et socialement? Seul le temps sculptera la réponse adéquate. Et je fais profondément confiance à la sagesse millénaire du temps qui saura œuvrer comme seul juge des positions linguistiques et normatives québécoises, y compris celles qui sont ou seront relatives aux anglicismes et à leur mise en mémoire dans les dictionnaires.

5. Bibliographie

5.1. Linguistique

5.2. Dictionnaires

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1994). « L’aménagement lexicographique des anglicismes dans un dictionnaire pour les enfants », dans Pierre Martel, Hélène Cajolet-Laganière (dir.), avec la collab. de Linda Pépin, Actes de colloque sur les anglicismes et leur traitement lexicographique : communications, discussions et synthèses : Magog, du 24 au 27 septembre 1991, Québec, Office de la langue française, coll. « Études, recherches et documentation », p. 267-283. [article]