Présentation — Technolectes et dictionnaires

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

1. Le scénario

Le présent numéro de TTR concrétise l’idée déjà bien mûrie de proposer une livraison spéciale consacrée à la terminologie, deuxième champ d’activités par rapport à la traduction qui est la principale locomotive de la revue depuis sa naissance. L’ensemble est organisé autour d’une série de textes dans lesquels s’enchâssent les dictionnaires et les technolectes. Comme les lignes directrices étaient très larges et très ouvertes, les participants ont privilégié des orientations en apparence éclatées.

Certaines contributions sont directement greffées sur le thème central puisqu’elles traitent à la fois d’une LSP et du dictionnaire général (Hamelin), d’une LSP et du dictionnaire terminologique (v. Cormier/Fontaine, Dancette, Gaudin) ou du dictionnaire informatisé (Cabré/Yzaguirre, L’Homme). D’autres ciblent davantage le volet technolectal de la thématique (Cochrane, Rouleau). En dépit du caractère protéiforme dans la manière de se réapproprier le thème de la part des auteurs, il existe une unité de contenu dans l’ensemble des articles, une progression dans l’ordre des intérêts dans lesquels fusionnent des préoccupations langagières avant tout axées sur le comportement du « mot ». Les guillemets renvoient ici à la fois à la difficulté de circonscrire ce qu’est un mot, aux conceptions multiples ayant cours sur les plans théoriques et pragmatiques au sujet du mot et à sa distribution en catégories suivant que l’on parle des technolectes —on privilégiera alors le terme— ou de la langue générale —c’est le signifiant mot qui dominera dans cette option. Ces dichotomies sont bien connues des terminologues et des linguistes. Elles confirment simplement l’envergure conceptuelle et le caractère ondoyant du mot.

Que l’attribut dominant de l’article soit la terminologie (v. Cormier/Fontaine, Gaudin, Hamelin, L’Homme), la traduction (v. Cochrane, Rouleau), la terminologie-traduction (v. Dancette) ou la langue générale (v. Cabré/Yzaguirre), chaque étude apporte son lot d’informations sur l’élément central du fonctionnement textuel : l’unité lexicale. Tantôt, on la scrute sous l’angle de son apparition dans la langue, de son installation dans l’usage, de sa diffusion sociale —implantation—, de sa confrontation statistique avec ses semblables dans d’autres langues, du sort que lui réservent les différents types de dictionnaires. Tantôt, on recherche les forces vives qui l’équilibrent sémantiquement alors que les noms propres (les proprionymes) font irruption dans la formation syntagmatique des unités lexicales complexes. Tantôt, on l’examine en fonction de son statut dans les macrostructures. Tantôt, on définit une série de critères de reconnaissance du mot utiles pour déterminer ce qu’est cette étrange créature linguistique qui doit parfois migrer d’une langue dans une autre. Tantôt, l’enquête porte sur la physionomie des formes linguistiques : verbes, unités lexicales complexes, « nordonymes », néologismes, etc.

Au fond, le véritable motif qui est dessiné en filigrane de ce collectif, c’est l’image multicolore de l’unité lexicale, reine à la fois des technolectes et des dictionnaires. Le thème bicéphale est donc ici comme un trompe-l’œil qui capte différents regards sur l’unité centrale de la terminologie, de la traduction et de tous les métiers d’écriture : le mot, partout présent dans le recueil.

2. Le « casting »

Maria Teresa Cabré et Lluís de Yzaguirre décrivent une recherche portant sur le repérage semi-automatique des néologismes de presse catalans et castillans en vue d’établir des dictionnaires de mots nouveaux.

Guylaine Cochrane s’intéresse au provignement traductionnel, à savoir au passage d’un texte d’une langue à l’autre, ce qui, en général, provoque un accroissement de la longueur du texte d’arrivée par rapport au texte de départ, du moins d’après certaines sources. L’un des centres d’intérêt de son apport est certainement la mise au point faite sur ce qu’il faut entendre par mot. Le mot est mis en correspondance avec les contraintes linguistiques et les exigences fonctionnelles de chaque langue.

Monique Cormier et Jean Fontaine s’intéressent à la circulation et au devenir des noms propres lorsqu’ils sont importés dans les discours ordinaires et qu’ils prennent vie en langue, c’est-à-dire lorsqu’ils s’installent à demeure dans un système linguistique et qu’ils deviennent signifiants. En s’appuyant sur le domaine de l’intelligence artificielle, les auteurs montrent comment une partie importante de ce vocabulaire est générée à l’aide de proprionymes ou de formations issues de ceux-ci. C’est d’abord la morphologie —les modes de formation— qui capte l’attention. En second lieu, il est fait état des rapports entre les unités lexicales comportant un onomastisme et le nom propre qui est à l’origine de ce dernier. Enfin, le rôle des bases lexicales dans la formation des unités lexicales complexes onomastiques est l’objet d’un coup d’œil circonstancié.

Jeanne Dancette analyse une terminologie bilingue, celle du commerce de détail, dans la perspective de la préparation d’un dictionnaire bilingue anglais-français. Elle prend en considération l’interaction entre la cognition et la dénomination. Cette interaction est nécessaire dans la démarche traductionnelle et dans la démarche terminologique. La chercheuse innove sur certains points de la méthode terminographique : d’abord, elle ne prétend pas offrir un inventaire fini de termes; ensuite, les unités sont présentées et définies en contexte; enfin, l’option dictionnairique est descriptive et non pas prescriptive, la sempiternelle norme doit donc jeter ici du lest. Le dictionnaire projeté sera opérant en discours plutôt qu’en langue. Il s’articulera dans une continuité discursive entre une sémantique contrastive et une lexicologie fonctionnelle.

François Gaudin questionne les dictionnaires des sciences sous différents angles afin d’y repérer les ressources linguistiques mises en œuvre par les terminographes. Il s’arrête principalement sur les relations sémantiques et, par conséquent, sur la fabrication des définitions, noyaux de toute description, lexicographique.

Louis-Edmond Hamelin poursuit son périple vocabulairique nordique. Il enrichit cette fois-ci nos connaissances sur le terme nordicité et sur sa famille lexicale. Il relate les aventures et les mésaventures de la lexicalisation de cet hamelinisme dans les dictionnaires européens et québécois. Mais, avant tout, il écrit le récit de la naissance et de l’installation dans l’usage technolectal de cet ancien néologisme qui ne pouvait manquer de naître sous sa plume féconde d’observateur du monde nordique.

Marie-Claude L’Homme fait état d’une recherche sur l’appariement de formes verbales françaises et anglaises dans les LSP. L’accent est mis sur les méthodes de recensement de telles unités et sur la quête de leurs équivalents dans l’autre langue. L’approche préconisée est celle du traitement automatique. Traditionnellement, la littérature scientifique fait porter le flambeau de la terminologie au nom. Le projet décrit illustre l’importance du centrement de l’intérêt sur le verbe qui est aussi générateur de terminologie, entendue ici au sens de registre de langue technolectal ou diatechnique. Les démonstrations sont arrimées aux dictionnaires.

Maurice Rouleau entraîne ses lecteurs sur le terrain de la médecine. Il établit des passerelles entre les connaissances du traducteur et celles du spécialiste. Ce dernier use de la langue médicale à des fins professionnelles tandis que le premier en fait d’abord un usage métalinguistique; il transpose des mots d’une langue dans une autre. Cette activité requiert néanmoins une maîtrise à tous les niveaux linguistiques. Il ne suffit pas de dominer la terminologie idoine. Le dictionnaire sert de toile de fond pour cette exploration du langage de la médecine. Trois cas de figure sont retenus : l’évolution des termes, la création de termes nouveaux, la structuration ou la composition des termes.

3. Le mixage

Ce collectif de réflexions donne la parole à des chercheurs chevronnés tout autant qu’aux chercheurs en émergence. Quelques collègues européens ont bien voulu s’associer à l’équipe nord-américaine formée pour composer ce numéro de TTR articulé autour des technolectes et des dictionnaires. Ces deux facettes de la constitution du groupe de rédacteurs valaient la peine d’être soulignées. Elles illustrent clairement la complémentarité des contributions.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1995). « Présentation », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 8, no 2, p.7-10. [article]