Les éléments de formation technolectaux dans les dictionnaires généraux monolingues

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

« ABLE, pénult. douteuse dans les adjectifs admirable, aimable, etc. et dans ces deux subst. table et érable. Dans tous les autres subst. et les verbes, elle est longue. Câble, diable, j’accable, etc. » (Feraud, Diction[n]aire critique [...], 1787-1788).

1. Les mots du dictionnaire ou le libre échange lexical

Le terme dictionnaire s’entend pour décrire une grande variété d’ouvrages de référence qui traitent des unités lexicales. D’entrée de jeu, son emploi sera limité aux recueils de mots de la langue courante, les dictionnaires généraux monolingues (DGM), et les recueils de termes des langues de spécialité, les dictionnaires terminologiques (DT). L’objet premier du dictionnaire général consiste à décrire le comportement fonctionnel et sémantique de signes langagiers, « les mots, classés selon un ordre issu de leur structure phonétique et graphique (la seconde reflétant, avec maintes déformations, la première) » (Rey 1982, p. 18). Depuis le XVIe siècle, le dictionnaire s’articule autour d’un schéma binaire, la macrostructure ou mode de construction des entrées, c’est-à-dire l’ensemble programmé des éléments lexicaux qui le composent, et la microstructure ou séquence de rubriques métalinguistiques portant les différents discours sur les mots, c’est-à-dire l’ensemble programmé des informations sur l’adresse ou l’arrangement textuel des discours tenus sur l’entrée et obéissant à une rhétorique déterminée. La macrostructure est réalisée concrètement par la nomenclature tandis que l’article actualise le projet de microstructure. L’iconostructure s’ajoute fréquemment comme troisième dimension du dictionnaire, surtout dans les ouvrages à caractère encyclopédique et dans les répertoires technolectaux. L’entrée et son développement sous la forme d’une suite d’énoncés métalinguistiques codés construisent l’écologie textuelle du dictionnaire. Ce texte permet d’indexer une série de renseignements fonctionnels sur un signe lexical en vue d’une réutilisation linguistique de ces mêmes données. Le DGM est donc « une description du lexique produit et perçu par l’ensemble des locuteurs d’une langue, au moyen de la même langue » (Mok 1983, p. 69) En visant l’accroissement du savoir proprement lexical de son utilisateur, le dictionnaire est un livre a vocation didactique qui prend la langue pour objet.

Les nomenclatures des DGM convoquent à la fois des mots unités de la langue usuelle —et des termes— unités des savoirs thématiques. Les accointances de la terminologie et de la langue générale ne sont pas des découvertes récentes. Nombre de chercheurs ont fouillé les rapports entre ces deux facettes lexicales du dictionnaire. Chaque fois les constats plaident en faveur d’un continuum entre les deux. Dans une direction comme dans l’autre, les frontières sont ouvertes et la circulation des vocables est libre. Déjà en 1961, M. B. E. Vidos statuait sur les rapports entre le lexique global du français et l’entité relative au vocabulaire spécialisé. Il a distingué trois cas de figure :

  1. Les mots de la langue générale trouvent des emplois technolectaux (ex. : donner, ensemble, frileux), (voir aussi Phal 1968,1969)
  2. Les termes des savoirs d’experts nourrissent la langue générale (ex. : fanal, originellement un terme de marine); (voir aussi Gilbert 1973).
  3. Des termes de LSP sont distribués dans plusieurs secteurs de l’expérience, que ceux-ci soient apparentés ou non (ex. : caréner : marine, aéronautique, automobilisme; escale : marine, aviation, transport routier; opération : bourse, commerce, mathématiques, chirurgie, monde militaire).

Le romaniste a centré ses observations sur la langue générale; il envisageait donc le caractère polysémique des mots. Du point de vue de la terminologie, les situations 1 et 3 sont assimilables à l’homonymie. Dans les DGM, l’homonymie est incluante en ce sens que le lexicographe incorpore plusieurs mots homonymes, car il projette de définir le lexique en extension. Dans les DT, l’homonymie est excluante, car le terminographe travaille sur un seul domaine à la fois; il écartera les homonymes éloignés de son champ de préoccupation. Pour le terminographe, l’homonymie n’est pas une somme, mais, au contraire, une soustraction.

Les mots usuels pénètrent difficilement les dictionnaires de terminologie, et c’est d’autant plus étrange qu’il existe un ou plutôt des « vocabulaires généraux d’orientation scientifique et technique ». En revanche, les répertoires généraux ne se privent pas d’importer des vocabulaires thématiques complets ou partiels pour les ranger auprès des unités courantes figurant à la nomenclature. La part des LSP est importante dans les dictionnaires d’usage. Elle occupe un espace « articulaire » —c’est-à-dire relatif à l’article— non négligeable, comme l’illustre une synthèse récente (Boulanger 1994b).

De fait, depuis 1989, plusieurs articles ont été l’occasion d’entreprendre l’analyse des technolectes dans les DGM, tant au plan macrostructurel qu’au plan microstructurel. Ce sont d’abord le mot et ses diverses structures formelles qui ont retenu l’attention, plus spécifiquement les unités lexicales complexes (Boulanger 1989a, 1989b). Puis, le centre d’intérêt s’est déplacé du côté du réaménagement dans les dictionnaires usuels des décisions issues de la normalisation institutionnelle (Boulanger 1989c, 1989d, 1994a). Les marques diatechniques ont aussi été l’objet d’explorations sérieuses (Boulanger et L’Homme 1991, Azorín Fernández 1992, Anglada Arboix 1993). Quelques recueils collectifs explorent simultanément plusieurs de ces aspects (Candel, 1994).

Toutes ces incursions ont été focalisées sur le mot délimité conventionnellement par la langue écrite qui reconnaît ce statut à une séquence de lettres interrompues par un blanc typographique ou un signe diacritique (ponctuation, apostrophe, guillemets, parenthèses, etc.). L’unité de sens liée à un concept dépassant les limites graphiques du mot, les unités lexicales complexes (ULC), autrement dénommées syntagmes par les terminologues ou composés par d’autres groupes de chercheurs, ont été l’objet d’une évaluation particulière. Pour l’instant, nos recherches se sont fixées sur ces deux représentants des plus hautes unités codées, s’arrêtant ainsi aux portes des séquences syntagmatiques plus vastes que l’unité de sens, telles les phraséologismes, les locutions, les expressions, les collocations, les proverbes, etc., que les dictionnaires analysent toujours en microstructure. Nous rangerons toutes les constructions allant du mot simple au proverbe dans les catégories des unités d’ordre lexical ou d’ordre supralexical. Quant aux unités supérieures au syntagme codé, les phrases ou les segments phrastiques, elles dépassent le programme macrostructurel du dictionnaire général. Aussi, n’y ferons-nous pas escale.

La présente aventure dans l’univers dictionnairique est une descente dans les profondeurs des mécanismes de la formation des mots, à savoir les morphèmes liés ou éléments de formation, items qui relèvent donc des unités infralexicales. L’étude sera menée par l’entremise des dictionnaires, car ceux-ci demeurent l’un des supports privilégiés de la morphologie. De fait, il existe trois façons d’aborder la morphologie dans les DGM (Mok 1983) :

  1. Par des aperçus péridictionnairiques plus ou moins systématiques, comme les introductions (ex. : Grand Larousse de la langue française (GLLF)), les dictionnaires grammaticaux (ex. : Lexis), les dictionnaires de morphèmes annexés aux DGM (ex. : Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA)), les listes isolées (ex. : Petit Larousse illustré (PLI)).
  2. Par l’insertion des affixes et des affixoïdes lemmatisés dans la macrostructure, au même titre que toutes les autres catégories de mots, ce que font la plupart des DGM. Le Robert méthodique (RM) constitue un cas unique qui donne aux formants un statut spécifique et qui est fondé sur des théories linguistiques : « Cette description du lexique se veut structurale, distributionnelle et morphologique; elle espère retrouver dans le vocabulaire actuel toutes les régularités qui permettent de l’expliciter et de le mémoriser » (Rey-Debove 1982 : XVI).
  3. Par l’analyse des dérivés, des composés ou des confixés retenus dans les colonnes des dictionnaires.

Quoique les dictionnaires ne soient pas des traités sur la morphologie ou sur la formation des mots, il est indéniable qu’il existe une relation réciproque entre les uns et les autres. Il est patent que les dictionnaires fournissent des matériaux précieux pour l’étude du phénomène de la morphologie et cela pour la simple raison qu’ils répertorient des ensembles de formants. Comme l’explique Sauer : « dictionaries can use the results of the research on W[ord] F[ormation] and on collocations in order to organize their entries better and to provide explicit information about these areas » (1994, p. 2186) L’organisation des données lexicographiques reflète ces problèmes théoriques que le dictionnariste tente de résoudre à sa manière.

Les nomenclatures s’élaborent avec des mots, des supramots et des inframots. Ce sont ces derniers qui constitueront le programme d’étude de l’exploration d’un nouveau fragment de l’organisation des technolectes au sein des DGM. Cette contribution est d’autant plus significative qu’en dehors des lieux dictionnairiques qui leur sont réservés avec parcimonie, par exemple dans le Dictionnaire des structures du vocabulaire savant, les répertoires généraux et les dictionnaires encyclopédiques sont les seuls à prendre charge de ces catégories de morphèmes. Il n’est pas dans les habitudes des dictionnaires thématiques d’introduire et de traiter microstructurellement cette catégorie d’unités. Seul le Dictionnaire de termes nouveaux des sciences et des techniques fait exception à la règle. Encore que ce dictionnaire soit un répertoire général des technolectes et qu’il ne considère les morphèmes liés que dans des sections spéciales hors nomenclature, un peu à l’image du GLLF dans Les fondements lexicologiques du dictionnaire (Guilbert 1971) et, plus anciennement, du Dictionnaire général dans le Traité de la formation de la langue française (Darmesteter et Sudre 1890). Si pour le DT, il est relativement aisé d’écarter les vocables de la langue usuelle, les mots outils et les éléments de formation, parce que ces unités s’apparentent à l’antimatière technolectale, il en va différemment dans les DG alors que les norias de termes contribuent à modeler différents systèmes lexicaux qui forment la matière hétérogène des dictionnaires d’usage courant (Boulanger et L’Homme 1991, p. 24). Entre les DGM et les DT, il y a des interférences constantes et durables depuis les débuts de la lexicographie française. Les croisements entre la signification, qui caractérise les DG, et la désignation, qui caractérise les DT, entre la lexicographie de la langue et la terminographie des LSP se manifestent dans la quasi-totalité des dictionnaires d’usage. Plus la description envisage une nomenclature étendue ou extensive —celle du Trésor de la langue française ou celle du Grand Robert de la langue française, par exemple—, plus les grappes onomasiologiques de LSP pénètrent son champ d’action. Alors que les DT excluent d’office, à raison ou à tort, tout élément du langage quotidien. Ces grappes thématiques sont réparties sur un spectre qui va du plus visible au plus diffus. Quant aux morphèmes liés, il est indubitable que nombre d’entre eux forment l’une des constellations de la galaxie des LSP peuplant le DGM. Avec ce genre d’unités, on cible carrément les mécanismes de la formation des mots qui, toute proportion gardée, ne se dissocient pas du lexique total d’une langue, encore que de nombreux morphèmes ont pour rôle exclusif de générer des innovations de LSP, les morphèmes savants gréco-latins en toute priorité.

2. Les configurations de l’entrée

Lorsque l’unité sélectionnée pour le programme macrostructurel est le mot au sens large, « c’est-à-dire une unité de première articulation fonctionnant comme partie du discours (mot fonctionnel, “graphique” ou non), la nomenclature du dictionnaire est un ensemble structuré ou macrostructure, dont les éléments sont les mots » (Rey-Debove 1969, p. 185). Ces mots appartiennent à différentes catégories et ils trament la chaîne des nomenclatures dictionnairiques. L’adresse est l’amer du DGM, l’unique voie d’accès (voir le terme entrée) aux données rangées alphabétiquement. Seule la logique de l’ordre alphabétique —qui, au plan linguistique, est un désordre— permet de pénétrer au cœur du contenu d’un article, à moins bien entendu d’explorer le dictionnaire au hasard ou à l’aveuglette. Il n’est pas besoin de feuilleter longuement un recueil lexicographique pour remarquer que les vedettes n’ont pas toutes une physionomie de famille. Quatre grands amas se présentent dans le télescope de l’observateur (sauf avis contraire, les exemples sont extraits du Nouveau Petit Robert) :

  1. Les entrées infralexicales, à savoir les morphèmes liés (préfixes, suffixes, autres éléments de formation : GRLF : ana-, -ana, -thèque).
  2. Les entrées lexicales, à savoir les traditionnels mots graphiques simples (ex, : femme, voyage), les mots composés (ex. : perce-neige, pH-mètre, sauve-qui-peut, sot-l’y-laisse, sterno-cléido-mastoïdien, suivez-moi-jeune-homme; PLI : prince-de-galles), les confixés (ex. : francophonie, paléographie), les sigles et les acronymes (ex. : DQA : P.V.C.,V.S.H., cégep, sida), etc. Les lettres de l’alphabet sont considérées comme des mots (ex. : a, b).
  3. Les entrées supralexicales, à savoir les unités graphiquement complexes qui se déroulent sans rupture dans l’ordre séquentiel des composants (ex. : osso bucco, point de vue, prince de galles, sainte nitouche, sui generis, traveller’s chèque; GRLF : anch’io son pittore) ou qui offrent une inversion de l’ordre naturel (ex. : sauvette (à la), six-quatre-deux (à la), PLI : Kahler (maladie de), Kaposi (sarcome ou syndrome de)).
  4. Les entrées non lexicales, à savoir les noms propres (ex. : PR 1967 : S.D.N.. Selz (eau de), DQA : C.S.D., C.S.N., F.T.Q.), les marques déposées (ex. : saccharine, sucrette), les symboles (ex. : PR 1977 : Sm, Sn, sr, Sr), etc. Les lemmes comme ASA, DIN, ISO sont ni plus ni moins que des hybrides. Le NPR les lexicalise tout en restreignant leur usage au domaine de la photographie. En réalité, comme le montre l’étymologie, il s’agit aussi de noms propres.

L’unité lexicographique n’est donc pas toujours le mot défini dans son sens strict, tant s’en faut. Un amalgame de types d’unités apparaît régulièrement à la nomenclature de tous les DGM, avec des pointes, selon la vocation du répertoire. De fait, l’adresse vogue entre la simple lettre et la séquence transphrastique, en faisant un détour vers l’univers du nom propre et la galaxie des symboles. On ramènera tout cela à trois cas de figure : les mots sémantiques (les morphèmes libres), les morphèmes grammaticaux (les mots outils : prépositions, conjonctions, déterminants...) et les unités fragmentaires porteuses de sens (les morphèmes liés : préfixes, suffixes, formants). La courte typologie précédente laisse quand même voir que les unités qui composent la nomenclature d’un DG sont, pour leur majorité, des suites ininterrompues de lettres liées entre elles ou rattachées par des signes non littéraux. Cette image traditionnelle correspond bien au mot graphique. Les composés, c’est-à-dire les unités réunies par un trait d’union ou par un autre signe graphique (apostrophe, oblique, signe diacritique...), sont aussi associés au mot. Ils sont beaucoup moins nombreux que les signes simples. Ce classement est strictement fondé sur l’image formelle, sur le signifiant détaché de son signifié. Les catégories 2 et 3 mentionnées plus haut obéissent a une convention en ce qui a trait à la géométrie de la forme lexicale qui servira de vedette. Cette figure est « celle du mot défini par le critère graphique de la séparabilité dans l’énoncé; cela suppose un système de signification idéal selon lequel à l’unicité morphologique du mot correspondrait l’unicité du concept » (Guilbert 1969, p. 7).

L’une des règles de la métalangue de la description lexicographique est de fournir pour chaque adresse la partie du discours —la catégorie lexicale— ainsi que les flexions —la catégorie grammaticale—, le cas échéant. Il semble donc « qu’il n’y ait pas de mot sans catégorie grammaticale » (Rey-Debove 1971, p. 121). Or plusieurs sortes d’entrées non accompagnées de leur catégorisation lexico-grammaticale apparaissent dans les DGM. Ce sont certains noms propres (de lieux, de personnes...), les marques déposées, les symboles chimiques ou autres (ex. : NPR : 2. c, sens 7 et 8), certains sigles (ex. : NPR : C.D.D., V.R.P.). Si elles ne font pas partie du lexique commun parce qu elles ne revendiquent pas le statut de mots, ces unités font néanmoins partie du lexique dictionnairique On peut les comparer à des trous noirs dans le lexique global!

Si l’on excepte les catégories citées au paragraphe précédent, la structure nomenclaturelle est disloquée dans au moins deux cas : par les unités lexicales complexes et par les morphèmes liés. La graphie et le statut de mot à part entière conditionnent donc l’entrée de la majorité des mots dans un dictionnaire. Mais en retenant les morphèmes liés, le lexicographe transgresse des règles, il déstructure la macrostructure et la microstructure pour la bonne raison que le fragment morphémique n’est pas associé naturellement à une partie du discours signalée par la catégorisation lexico-grammaticale. Il n’est pas non plus hiérarchisable dans un complexe onomasiologique sauf a dire que les morphèmes sémantiquement apparentés construisent des séries oppositives ou graduantes (ex. : macro- / micro-; uni- / bi- / tri- / quadri-, etc.). L’intérêt des séries savantes gréco-latines pour répondre à des besoins néologiques actuels dans les LSP, plus spécifiquement dans les sciences, est manifeste. Leur utilisation à des fins taxinomiques est fonctionnelle au plan paradigmatique (ex. : -ite pour les noms de minéraux). « Les bases ne sont plus en fait gréco-latines, mais possèdent un statut classificatoire qui ne se fait plus en référence à [la] langue-source : dans ce cas, la base grecque ou latine indique souvent un taxon et les préfixes gréco-latins, totalement conventionnalisés, les variétés du taxon : on trouve alors des séries du type di-, ortho-, méta-, para-chiorobenzène » (Gaudin 1993, p. 135).

Les éléments de formation ont suivi deux voies divergentes selon que l’on parle de la langue courante ou des LSP. Dans la langue générale, ils sont perçus le plus souvent comme étant démotivés alors que dans les LSP, ils se chargent fréquemment d’une fonction dénotative ou connotative fortement motivée (Ibrahim 1993, p. 116). La raison en est que le paradigme est plus strict dans les LSP et qu’il obéit à des lois fondées davantage sur l’« intelligence de l’ordre » que sur inintelligence du désordre ». Autrement dit, dans les lexiques fortement sectorisés, les formants sont fondamentalement contrastés, opposés par le système onomasiologique qui domine tout le fonctionnement des technolectes. Sans être normalisés, ces paradigmes sont parfois aménagés puisque, souvent, leur création est issue de décisions corporatives ou institutionnelles. Ils deviennent l’objet d’une régularité formelle et sémantique, d’une productivité abondante, parfois logorrhéique (comme mini- au cours des décennies 1960 et 1970 et -erie ou vidéo- au cours de la décennie 1980), et d’une prédictibilité reposant sur des aménagements convoqués par les législations linguistiques. Les formants font partie de matrices modélisantes et ils acquièrent des sens très spécifiques et très restrictifs à l’intérieur de la même sphère de connaissance; ils entraînent ainsi une forte spécialisation dénotative ou connotative des éléments et cela, au fur et à mesure que des nouveautés viennent enrichir le paradigme (ex. : les constructions en -ciel, dans le domaine de l’informatique).

3. Les morphèmes liés (ML)

Le morphème est l’unité minimale de signification et il appartient à la première articulation du langage. S’il peut figurer seul dans une séquence signifiante (mot, ULC, phrase), il est dit libre. Lorsqu’il ne peut paraître seul dans une séquence signifiante —c’est-à-dire signifier autre chose que lui-même, ne pas être autonyme—, s’il doit absolument être joint à un autre morphème pour forger une unité lexicale, il est dit lié. Le morphème lié isolé n’est pas un mot. C’est plutôt un « pré-mot », un fragment de mot, un mot en devenir, à condition toutefois qu’il y ait une association avec quelque chose d’autre, à savoir une base lexicale ou un autre morphème. Les ML sont des éléments générateurs de mots. À ce titre, leur nombre est fini et ils font partie du lexique total d’une langue. S’ils ne sont pas des mots au sens habituel, ils sont néanmoins membres du stock lexical d’une langue (voir le tableau 1 dans Boulanger 1994b). Lorsqu’ils sont notés dans une nomenclature, c’est en tant qu’unités codées supérieures (Rey Debove 1971, p. 121). Comme le dictionnaire de langue répercute effectivement une vision globale du lexique, il enregistre les morphèmes liés dans la nomenclature.

Mais en ne revendiquant pas le statut de mot plein, un ML reste en périphérie du lexique. Par conséquent, en n’ayant qu’une valeur strictement métalinguistique comme membre de l’arsenal des moyens de création de mots, les morphèmes de dérivation, de composition et de confixation ne renvoient pas directement à un concept, à un référent. S’ils possèdent bel et bien un ou des sens, s’ils sont signifiants, s’ils constituent des unités minimales de signification, ils ne produisent réellement des signifiés lexicaux que lorsqu’ils inséminent une base ou s’arriment à un autre formant Ils font donc partie des multiples paradigmes d’élaboration de mots et de termes. Ce sont les pierres de la future construction lexicale. Leur rôle est morphologique, grammatical et, à l’occasion, syntaxique. Ce qui les autorise à entrer de plein droit dans les DGM, car il n’est pas difficile de démontrer qu’ils occupent une place de choix dans la composante lexicale (Martin 1972, p. 177). On ne saurait les délaisser, les écarter de la nomenclature d’un dictionnaire sans faire subir »une singulière distorsion a la langue dont on prétend restituer une image fidèle » (Martin 1972, p. 180)

3.1. La place des ML dans le dictionnaire

3.1.1. La nomenclature

Les lexicographes font généralement un sort aux éléments formateurs du lexique. Bien loin de les écarter, ils leur réservent une niche importante. On ne voit pas de dictionnaire qui les ignore complètement. Au plan de la fréquence, de la transparence et de la productivité, ils sont parfaitement intégrables (Sauer 1994, p. 2186). On doit aussi les retenir en raison de leur appartenance à la composante sémantique de la langue et en raison des objectifs du dictionnaire qui doit décrire cette composante à la faveur des mots. « Le programme de macrostructure des dictionnaires de langue comprend souvent le recensement des monèmes liés restreints à certains types : racines savantes ou affixes » (ReyDebove 1971, p. 87). Ils font l’objet d’articles autonomes et complets lorsqu’ils figurent dans la section alphabétique du dictionnaire. Leur qualité de prémot fait que la macrostructure des morphèmes est « subposée » à celle du vocabulaire, qu’elle est préalable, pourrait-on penser.

Même si leur nombre est fini, aucun dictionnaire ne répertorie l’ensemble des ML. La lemmatisation et la description exhaustive des éléments ne sont guère le lot des dictionnaires (Mok 1983, p. 70). « Les nomenclatures ne sont jamais arbitraires. Elles ne sont pas une liste exhaustive d’items, mais ne peuvent être une liste quelconque d’items, car elles répertorient des éléments d’un ensemble défini en compréhension, non en extension » (Rey-Debove 1969, p. 188). Les formants sont l’objet d’un tamisage serré. Leur nombre est aussi relativement stable. Dans les trois éditions du Petit Robert (1967, 1977 et 1993), le volume d’ajouts et de retraits prend la configuration suivante (statistiques basées sur la lettres). Par rapport à l’édition de 1967, celle de 1977 ajoute : *saxi-, *scyph(o)-, -some, *staphyl(o)-, stat- et *staur(o)- (voir le tableau 2, plus loin). De ce groupe, quatre éléments seront retranchés en 1993 (l’astérisque les identifie). Par rapport aux éditions combinées de 1967 et de 1977, celle de 1993 accueille deux nouveautés : spatio- et stylo-. Par rapport aux deux éditions antérieures, le NPR supprime : salping(o)-, sapon-, sélénio-, séma-, sémio-/séméio-, sidér(o)-, silicico-/silico-, sterno-, sthéto-, syring(o)- et syro- (voir le tableau 2). Quant au PLI, entre 1990 et 1994, aucun nouvel élément de formation n’apparaît dans les listes de mises à jour annuelles consultées.

Une autre enquête sur la mobilité du stock lexical par rapport à la stabilité des formants a été menée à partir de l’élément macro- et de ses produits dérivés dans les trois éditions du Petit Robert. Voici d’abord les articles reproduits.

L’entrée est ajustée, à tort (v. macroure < macr(o)- + oure). Il n’y a pas d’autres changements dans l’énoncé, sinon une légère économie discursive et le recours à une métalangue diacritique modernisée et mieux adaptée.

Tableau 1. La productivité de l’élément macro- dans le PR
Entrée(s) 1967 1977 1993 Datation(s)
macrobiote + 1977
macrobiotique + + 1808
macrocéphale + + + 1556
macrocéphalie + + 1840
macrocosme + + + v. 1265
macrocosmique + + + 1865
macrocyte + + 1878
macrodécision + + 1949
macroéconomie/ + + 1948
macro-économie + 1948
macro-économique + 1948
macroévolution + 1932
macrographie + + 1922
macro-instruction + 1965
macromolécule + + + av. 1948
macrophage + + + 1887
macrophotographie + + + 1943
macropode + + + 1802
macroscélide + + + 1867
macroscopique + + + 1874
macroséisme + + 1807
macrosismique/ + + 1968
macroséismique + + 1946
macrosporange + + 1890
macrospore + + + 1842
macrostructure + 1955
macroure + + + 1802
Total : 27 11 21 24

Voici quelques remarques sur la mise à jour des renseignements d’ordres divers :

Comme on le constate, le bond entre 1967 et 1993 fut spectaculaire, mais le véritable tournant se situe en 1977 alors que le dictionnaire effectue un virage notable et qu’il technolectalise quelque peu sa nomenclature.

Tous les dictionnaires ne traitent pas les mêmes affixes (Boulanger 1986 , p. 61). Et cette attitude vaut d’ailleurs pour n’importe quelle catégorie d’entrées dans un dictionnaire, y compris pour les signes « normaux », attendus. Il n’existe pas d’unité de doctrine chez les auteurs et on est loin d’observer des attitudes constantes et cohérentes lors du traitement (Collignon et Glatigny 1978, p. 77; Dubois et Dubois-Charlier, 1990). Les attitudes des lexicographes vont de la discrétion quasi complète à l’ouverture généreuse. J’ai déjà démontré ailleurs qu’aucun formant ne faisait l’unanimité, ni quant à son inclusion, ni quant à son exclusion (Boulanger 1986, pp. 60-62). C’est l’exemple de -isme, qui n’a pas encore les honneurs du DQA, du NPR ni du PLI, mais qui fait l’objet d’un long développement dans le GRLF. On peut s’étonner parfois de l’absence des nomenclatures de certains affixes productifs et polysémiques, comme c’est le cas de -erie, invisible dans les quatre dictionnaires qui viennent d’être cités.

On conviendra que ces éléments « participent donc si pleinement à la composante sémantique du langage, que le dictionnaire prétend décrire, qu’il n’est pas possible de les exclure de sa nomenclature, d’autant plus que leur traitement lexicographique présente des avantages que l’on aurait tort de négliger » (Martin 1972, p. 183)

Plus le dictionnaire a une vaste nomenclature, plus il doit s’ouvrir aux lexiques thématiques, c’est-à-dire incorporer des termes de LSP. Cette politique entraîne nécessairement qu’il faille aussi tenir compte des morphèmes caractéristiques de la formation d’unités lexicales propres aux savoirs de l’expérience. Pour prendre un cas type, les trois éditions du PR répertorient « tous les éléments, plus ou moins productifs, dont la plupart sont thématiques (ouverture sur le décodaqedes langues thématiques savantes) » (Rey-Debove 1971, p. 119). À titre d’illustration, voici la géographie de tous les affixes et affixoïdes recensés pour la lettre s des trois éditions du PR. — Avec sa permission, je reprends la même lettre déjà utilisée par Josette Rey-Debove dans son étude de 1971 (p. 119) Cela permettra de mesurer la stabilité et l’évolution du lexique morphèmatique ajouts et retraits, changements macrostructurels et microstructurels etc

Tableau 2. Les morphèmes liés dans le PR (lettre s)
Morphéme(s) 1967 1977 1993 Origine
sacchari-/sacchar(o) + + + latin
sacro + + + français
salping(o)- + + grec
sapon- + + latin
sapro- + + + grec
-saure/-saurien + + + grec
saxi- 0 + latin
-scaphe/scaph(o)- + + + grec
scato- + + + grec
schizo-/schiz(o)- + + + grec
sclér(o)- + + + grec
-scope/-scopie + + + grec
scyph(o)- + grec
sélén(o)-/séléno-/-sélène + + + grec
sélénio- + + français
self- + + + anglais
séma- + + grec
semi- + + + latin
sémio-/séméio- + + grec
-sepsie/-septique + + + grec
sérici- + + + latin
séro- + + + français
servo- + + + latin
sidér-/sidéro-/sidér(o)- + + + grec
sidér(o)- + + latin
silicico-/silico- + + français
simil(i)-/simili- + + + latin
sino-/si(o)- + + + latin
sism(o)-/séism(o)- + + + grec
socio- + + + français
somato- + + + grec
-some + + grec
sono- + + + latin
-sophe/-sophie + + + grec
sous- + + + français
spatio- + français
spéléo- + + + grec
spermat(o)-/spermo- + + + grec
-sperme + + + grec
sphygmo- + + + grec
staphyl(o)- + grec
-stat + + grec
staur(o)- + grec
stéar(o)-/stéat(o)- + + + grec
stégo- + + + grec
steno + + + grec
stereo- + + + grec
sterno- + + français
stetho- + + grec
-sthénio + + + grec
stomat(o) + + + grec
strato- + + + latin
strepto- + + + grec
strobo- + + + grec
stylo- + français
sub- + + + latin
sulf(o)- + + + latin
super- + + + latin
supra- + + + latin
sur- + + + latin
sus- + + + français
sylv-/sylv(i)- + + + latin
sympathic(o)- + + + français
syn-/sy-/syl-/sym + + + grec
syring(o)- + + grec
syro- + + français
Total : 88 58 64 51

Le nombre total d’éléments différents s’élève à 88 (variantes incluses) Voici quelques constats sur la mise à jour des contenus. Ces renseignements sont de divers ordres.

On constate combien ces unités sont importantes quantitativement et qu’elles sont majoritairement rattachées à des terminologies. Leur nombre dépasse largement celui des ULC (Boulanger 1989a, p. 365). Elles servent à construire des termes qui désigneront des concepts hiérarchisables. Le fait qu’elles n’aient jamais été prises en compte par les terminologues, ni normalisées peut paraître paradoxal. Et, de fait, pourquoi ne serait-il pas possible de normaliser des suffixes comme -age (voir son concurrent importé de l’anglais : -ing), -erie, -eur/-eure, -iste (concurrencé par l’angloïde -man dans certains de ses emplois), des préfixes comme anté-, anti-, télé-, des éléments de formation grecs ou latins, des affixoïdes comme -ciel (tiré de logiciel), franco-, euro- ou -bec (tiré de Québec, Boulanger 1994c).

Tableau 3. La lettre s dans le PR
Petit Robert Pages : a-z Pages : s Pourcentage
1967 1938 147 7,58%
1977 2130 166 7,79%
1993 2432 181 7,44%

3.1.2. Le péridictionnairique

Il est habituel de préciser le programme dictionnairique dans une introduction, par exemple en décrivant le public cible, en spécifiant le caractère synchronique ou diachronique du dictionnaire, etc. Tout comme la liste des articles est prolongée par différentes données complémentaires, tels les listes des abréviations, les tableaux de conjugaison, les listes de gentilés, les tableaux de datations, etc. C’est la somme de toutes ces informations que nous appelons le domaine péridictionnairique. Chaque type d’information a une fonction particulière sur laquelle il n’y a pas lieu d’élaborer ici. Nous concentrerons nos observations sur les discours portant sur les éléments formateurs et sur leur place hors de la nomenclature dans deux dictionnaires, le NPR et le PLI.

Dans l’introduction du NPR, il est précisé que la nomenclature enregistre un certain nombre d’éléments de formation des mots savants. « La présence de ces unités est destinée à expliciter la formation de termes récents (du dictionnaire et hors dictionnaire) et non à répertorier les éléments —ou morphèmes— du français (c’est le Robert méthodique qui assume cette description). La liste de ces éléments s’enrichit selon les besoins néologiques des sciences; ainsi en est-il des nouveaux éléments atto-, femto-, hypso-, -valent, -yle, etc. » (Rey-Debove et Rey 1993, p. XI). À la suite de cette citation, une note stipule : « Quant aux suffixes courants, ils sont décrits en annexe de cet ouvrage dans un petit dictionnaire ad hoc [...] » (Rey-Debove et Rey 1993, p. XI). Cette mise au point illustre six phénomènes :

  1. Le lexicographe consigne des formants.
  2. Le lexicographe sélectionne les formants à partir d’un programme pré-établi qui ne vise pas l’exhaustivité,
  3. Le lexicographe favorise les formants savants. Le tableau 2 recense 53 éléments grecs (60,23%), 21 latins (23,86%), 13 français (14,77%) et 1 emprunté à l’anglais (1,14%). C’est dire que plus de 84% des morphèmes-entrées sont gréco-latins.
  4. Le lexicographe favorise les formants plus opérationnels dans les sciences que dans les techniques.
  5. Le lexicographe privilégie les formants préfixaux (74/88 dans le corpus du tableau 2, ce qui représente 84,1% du groupe-témoin).
  6. Le lexicographe se préoccupe de la néologie lexicale, répercutée ou non dans le dictionnaire, et de la néologie formantique.

À première vue, dans un DGM, il semble contradictoire de rejeter hors nomenclature la série des suffixes usuels de la langue générale et de traiter dans les articles les éléments savants dont la fonction est avant tout d’ordre terminologique. De fait, si la majorité des éléments du Petit dictionnaire des suffixes du français présenté à la fin du NPR (Morvan 1993, pp. 2461-2467) appartiennent à la LG, certains formants spécialisés, mais non savants, s’y sont glissés (ex. : -aie, -tique). Il va de soi qu’il n’y a pas de réciprocité entre les tableaux et les morphèmes qui font l’objet d’articles dans le corps du dictionnaire. Ici, les cinq premiers suffixes de la liste du NPR (Morvan 1993, p. 2462) sont : -able, -acé/-acée, -ade, -age et -aie. De ce nombre, la nomenclature conserve seulement -able et -acée(s). En revanche, les cinq premiers suffixes consignés dans la nomenclature sont : -able, -acée(s), -agogue/-agogie, -aille et -ailler. Seul le groupe -agogue/-agogie ne revient pas dans la liste spécifique.

La recension hors nomenclature « est destinée à guider le lecteur dans la compréhension de la morphologie suffixale du français » (Morvan 1993, p. 2461) L’objet premier est morphologique et cible les processus de formation des mots et non plus le décodage strictement sémantique. C’est pour cette raison que parmi les exemples cités, certains ne sont pas des unités de nomenclature. Les protocoles du processus d’accouplement formel sont donnés : tel suffixe sert à construire des noms du genre féminin, tel autre des verbes, la base est de telle nature, etc. (ex. : -ure : « Pour former des noms féminins. 1. La base est un nom. [...] 2. La base est un adjectif. (...) 3. La base est un verbe. [...] ») (Morvan 1993, p. 2467)

La présentation du PLI est muette sur la question des éléments de formation. Ceux-ci apparaissent dans les tableaux des pages 19 à 22 sans autres explications. Bien entendu, plusieurs d’entre eux sont également traités dans le lexique alphabétique.

3.2. Le rôle des morphèmes liés dans les DGM

Les éléments morphologiques font partie des articles de dictionnaire depuis le XVIIe-XVIIIe siècle au moins. Bernard Quemada a déjà remarqué que les « affixes ayant rang d’adresse sont très rares dans les ouvrages anciens » (1967, p. 281), mais qu’ils existent néanmoins. C’est le cas de -able au XVIIIe siècle, retenu par les auteurs du Trévoux (5e édition, 1752) et par l’abbé Féraud, ce dernier le présentant comme une finale douteuse dans les adjectifs concernés. Sans leur donner de statut macrostructurel, les lexicographes des XVIe et XVIIe siècles, tels Jean Nicot, Pierre-César Richelet, discutent de la formation des mots tandis qu’Antoine Furetière précise occasionnellement les sens des affixes lorsqu’il présente l’étymologie (voir anabaptiste, anarchique dans le Dictionaire universel [...]). On s’accorde généralement pour reconnaître que c’est dans le Nouveau Dictionnaire universel des synonymes [...] de François Guizot, publié en 1809, que l’on trouve la première liste un peu systématique des affixes du français.

Le rôle des unités liées n’a pas pour objectif premier d’expliciter la formation des dérivés appelés à la nomenclature, mais bien plutôt d’aider à modeler des lexies de discours qui ne s’y trouvent pas encore répertoriées —les néologismes (ex. : hétéro- → hétérosexisme, hétérosexiste)—, à décoder des mots dont la fréquence d’emploi hors dictionnaire est très basse (ex. : -oïdeethmoïde, europoïde), à intégrer dans le lexique les mots non définis dans le dictionnaire et appartenant à des séries ouvertes dont le paradigme est extrêmement répétitif et riche, mais dont le sens est facilement déductible des composantes (ex. : -ablefrancophonisable (attesté), *informatisable (non attesté); cp. NPR : insaignable (Rey-Debove 1971, p. 118)). Pour Robert Martin, la justification de consignation est aisée; il soutient qu’à « défaut de pouvoir énumérer tous les mots virtuels du lexique, en nombre théoriquement infini, le lexicographe peut au moins en indiquer le mode de formation, par l’analyse des morphèmes qui entrent dans leur constitution » (1972, p. 182). Indubitablement, le locuteur doit maîtriser ces morphèmes générateurs au même niveau qu’il mémorise les mots pleins ordinaires. Lorsqu’il est en leur présence et cherche à en connaître la signification exacte, il doit pouvoir accéder aux balises de décodage. Il doit aussi apprendre à manier les règles de combinaison du système. Il est donc normal, sinon obligatoire, que le dictionnariste convoque l’un et l’autre genres à la nomenclature. Toute entrée morphématique « constitue une ouverture qui met en rapport l’énoncé clos du dictionnaire et rénonciation hors dictionnaire » (Rey-Debove 1971, p. 118). Les formants confèrent au lexique une dimension théoriquement infinie alors que le lexique dictionnairique est toujours fermé tout en n’étant jamais le même d’un DGM à l’autre. Ces unités servent à ne pas allonger démesurément le catalogue des articles commençant ou se terminant par un affixe doté d’une grande vitalité, par exemple les mots en anti- (ils occupent 25 des 789 pages de la lettre a du GRLF, soit 3,2%) ou en -isme (le sens 6 de l’article philosophie du GRLF rassemble dans les renvois analogiques pas moins de 107 noms de doctrines en -isme). Plusieurs créations spontanées de ce type sont d’ailleurs des phénomènes idiosyncrasiques, des éphémérides de discours.

Le consulteur doit être en mesure de reconnaître aussi bien les formes libres et les réemployer sur appel que d’identifier les signes liés et les récupérer pour confectionner de « bons » nouveaux mots intégrables en langue. Ainsi, ce ne sont pas les lexicographes ou les linguistes qui ont façonné les mots acousmatique, géomatique, phonothon, téléthon..., mais bien plutôt des locuteurs anonymes, le plus souvent. La compétence du locuteur passe aussi bien par le morphème discontinu que par le morphème libre. En se fondant sur l’agrégat des formants, l’énonciateur peut générer n’importe quelle unité, que celle-ci soit déjà attestée dans les dictionnaires (ex. : écologue, récréo-touristique), dans la littérature, les journaux, etc. (ex. : éco-touriste, dinosarium) ou qu’elle demeure toujours virtuelle dans le code (ex. : *logonymie, *médeciner).

Certes, les ML remplissent certaines fonctions répercutées par l’article qui leur est consacré dans les dictionnaires. Parmi d’autres, on peut mentionner les rôles suivants :

  1. Une fonction morphologique marquée par la position du morphème dans le mot (ex. : ana- est un préfixe, -ana est un suffixe).
  2. Une fonction sémantique marquée par des sèmes classificateurs (ex. : -isme : 1. « doctrine, système, théorie » (ex. : évolutionnisme); 2. « état morbide » (ex. : rachitisme); 3. « fait de langue » (ex. : francisme); 4. « fait, ensemble de phénomènes » (ex. : magnétisme); 5. « profession, occupation » (ex. : maquettisme) et/ou par des sèmes spécificateurs augmentatifs (ex. : archi-), diminutifs (ex. : -ule), spatiaux (ex. : sous-), etc.
  3. Une fonction syntaxique marquée par la détermination du type d’élément modelé : nom (ex. : -ure), adjectif (ex. : -able), adverbe (ex. : -ment), etc.
  4. Une fonction stylistique marquée par le caractère péjoratif (ex. : -ard), fréquentatif (ex. : -iller), etc.
  5. Une fonction sociolinguistique marquée par la productivité dans les sociolectes (ex. : -o et -os en argot; -oune, en français québécois) et dans les technolectes (ex. : -erie, -ion, -ose, -tique).

3.3. La spectroscopie « articulaire »

La microstructure des entrées-morphèmes diffère sensiblement du mode utilisé pour les mots pleins sémantiques. Les règles articulaires sont caractérisées par un discours variable en plus d’un point. Cela en raison de la dénotation fondamentalement métalinguistique des ML et de leur statut lexical.

En tant que fragments de mots, les morphèmes liés prennent l’une des trois configurations suivantes :

  1. Préfixe ou préfixoïde : X + base (ex. : anatoxine, isoclinal).
  2. Suffixe ou suffixoïde : base + X (ex. : Voltairiana, florentin).
  3. Position variable (qui peut entraîner de légers ajustements graphiques, notamment en ce qui regarde la voyelle de passage o) : X + base / base + X (ex. : anthropogénie, philotechnique / africanthrope, slavophile).

Les ML sont formellement présentés en entrée « comme des mots graphiques inachevés suivis ou précédés d’une division » (Rey-Debove 1971, p. 118). La lexicographe robertienne fait ici état du signe diacritique de division, le tiret, qu’il faut d’ailleurs se garder de confondre avec le trait d’union. Le tiret est le premier indice codique qui permet l’identification visuelle automatique des ML. Il joue donc un rôle dans la lemmatisation de l’entrée. Il signale que l’unité qu’il escorte est un signe linguistique dépendant au plan formel (ex. : micro-, télé-; sous-, sur-) par opposition au signe libre non fractionné de graphie identique et parfois lexicalisé à partir du ML lui-même (ex. : micro, télé; sous, sur) Ce procédé de démarcation n’est pas propre au français, on l’emploie aussi dans d’autres langues (voir l’anglais over-/over, under-/under, l’allemand über-/über, unter-/unter). On pourrait aussi dire que le tiret est une amorce morphosémantique. Sa position avant ou après l’élément est indicateur de la catégorie d’affixes à laquelle on a affaire, un suffixe dans le premier cas, un préfixe dans le second.

Les morphèmes générateurs de dérivés, de composés ou de confixés ne possèdent pas de catégorie lexico-grammaticale dans les dictionnaires. D’où leur étiquetage comme non-mot, ou plutôt comme pré-mot. Mais cela ne les empêche pas d’être associables à une partie du discours, du moins pour plusieurs d’entre eux. Des affixes, surtout des suffixes, produisent exclusivement des noms (ex. : -âge, -isme), d’autres des adjectifs (ex. : -esque, -ible), d’autres encore des noms ou des adjectifs (ex : -eur, -ier). Ils décident parfois du genre : les mots en -ation et en -erie sont du féminin, les mots en -ement et en -oir sont du masculin. Le RM et le Petit dictionnaire des suffixes du français du NPR ou celui du DQA analysent ces aspects en profondeur.

L’effort microstructurel porte surtout sur le contenu sémantique et sur l’analyse syntaxique. Aucune prononciation n’est proposée pour ces unités.

Dans la suite, les exemples sont tirés du corpus rassemblé dans le tableau 2

La notice étymologique est brève, mais néanmoins cruciale. Elle ne fait pas l’objet d’une rubrique bien caractérisée comme dans les mots ordinaires. Elle use cependant d’une métalangue spécifique. L’historique et la datation sont absents. Les indications sur l’origine se ramènent alors à trois mentions : la langue d’origine, l’étymon et le sens de cet étymon.

Lorsque la formation s’appuie sur un mot français, la langue étymologique n’est pas mentionnée.

Il arrive que l’énoncé discursif de la rubrique stipule le domaine d’application de l’affixe.

Il est plutôt exceptionnel que des exemples de construction soient avancés.

Les renvois analogiques à d’autres ML ou à des lexèmes ordinaires accompagnent certains formants.

La fonction syntaxique est occasionnellement notée.

La fonction sémantique est bien précisée.

Même l’encyclopédie fait une timide apparition dans les rubriques.

De très rares éléments sont intégrés dans des mots construits et illustrés par des extraits de citations littéraires.

La polysémie n’épargne pas les morphèmes.

Ce dernier exemple synthétise à lui seul la majorité des observations disséquées ci-dessus.

La suite des informations articulaires (étymologie, explications sémantiques, exemplification, etc.) n’interprète pas toujours les combinatoires dérivatives, compositionnelles ou structurales des unités traitées. En vertu du rôle linguistique et de l’enjeu pédagogique du DGM, on s’attendrait à ce que le déroulement de la séquence soit repris systématiquement d’un morphème à l’autre, mais c’est loin d’être le cas. L’élément somato- ne fournit pas d’exemple de construction tandis que -some le fait. Le suffixe -ite ne donne pas le sens figuré de « phobie, obsession, manie » que l’on trouve dans adjectivite, collectionnite, espionnite, réunion(n)ite... La description de la fonction de -ite est donc insuffisante puisqu’elle ne permet pas de rendre compte des dérivés comme ceux des exemples précédents. Il est rare que l’information rhétorique indispensable pour le décodage des néologismes sémantiques créés par métaphore, par antiphrase, etc., soit détaillée (Beaujot 1989, p. 85). Par ailleurs, théoriquement, il ne devrait par y avoir d’entrées-morphèmes qui ne sont pas reprises dans au moins une entrée-vocable. Mais cela arrive comme le montre l’exemple stylo-. L’article cite cependant des exemples de construction : stylo-hyoïdien, stylo-mastoïdien, mais leur caractère ultra-spécialisé fait obstacle à leur inclusion dans la nomenclature. Ce morphème est le seul du corpus robertien retenu à faire figure d’exception à la règle de l’attestation sous la forme d’une entrée illustrant les règles dérivatives et accompagnée des rubriques habituelles : prononciation, étymologie, datation, etc.

4. Les tesselles lexicales

La terminologie est redevable d’un corps de doctrine théorique et pratique de mieux en mieux défini et desservi au plan international, d’une somme de connaissances emmagasinées dans des écrits multiformes —du livre au dictionnaire— et d’expériences institutionnelles (formation et enseignement; gestion organisationnelle nationale et internationale) dont l’autonomie ne fait plus de doute, sinon dans quelques cénacles de linguistes et dans certaines poches de résistance traductionnelles Cette indépendance doctrinale permet que l’on puise dans différentes bases de connaissance afin de procéder à l’examen d’autres composantes de la linguistique, comme la part des terminologies dans les dictionnaires courants, qui a été l’objet de la réflexion ci-dessus essentiellement fondée sur les morphèmes liés. Les DGM sont apparus une fois de plus comme un espace privilégié pour ausculter les technolectes dans l’ouvrage de référence le plus usuel qui soit, le dictionnaire de langue.

Le fait est que le dictionnaire de langue tend à glisser de son domaine réservé de la signification (l’approche sémasiologique) vers celui de la désignation (l’approche onomasiologique), propriété attribuée d’ordinaire et en exclusivité aux dictionnaires terminologiques et aux encyclopédies. Or, les choses ne sont pas aussi tranchées. Le DGM bifurque régulièrement et systématiquement du côté des terminologies, « et son objet, s’il est toujours lexical (le morphème, le mot, la lexie, l’idiome, selon les niveaux et les théories), est fréquemment “nominal” » (Rey 1983, p. 14). Il faut remarquer ici qu’Alain Rey crée un néologisme de sens à partir du terme nom compris comme étant un désignant.

Les nécessités de la nomination en LSP, les obligations de la conceptualisation font en sorte que la terminologie « mobilise les ressources morphologiques et syntagmatiques de la langue, son fonds lexical, qu’elle déplace et exploite, [qu’]elle assimile le stock des morphèmes grecs et latins, [qu’]elle supporte n’importe quelle source d’emprunts, pourvu que l’emprunt véhicule un concept fonctionnel » (Rey 1983, p. 16). Si la théorie digère tout cela, la praxis écarte les morphèmes grammaticaux et les morphèmes générateurs de termes des nomenclatures des DT. Il n’entre pas encore dans les programmes microstructurels de chantourner l’arsenal de ces unités, car elles ne répondent pas aux projets de hiérarchisation des terminologies qui sont exclusivement axées sur la bipolarité entre le terme et le concept. L’utilité des morphèmes est d’abord et avant tout fonctionnelle : en priorité, aux plans grammatical et syntaxique pour les mots-outils; en priorité, aux plans morphologique et sémantique pour les autres ML. Il semble que pour la terminologie, les morphèmes isolés n’aient guère d’impact en tant que membre d’une structuration conceptuelle renvoyant à des objets concrets ou abstraits de l’univers. Quant aux mots grammaticaux, leur rôle primordial dans la formation des unités lexicales complexes est presque toujours passé sous silence. La responsabilité de traiter les morphèmes est carrément laissée aux lexicographes généralistes.

Les formants soutiennent les règles de production du système. Pour les maîtriser et les réemployer, il faut les connaître, les apprendre. Or, les charmes de la connaissance et de la maîtrise des éléments de formation gréco-latins semblent s’évanouir pour faire place à des mémoires mortes, non stimulées par le canal des humanités classiques, comme c’était le cas autrefois. Il faut donc recourir a d’autres modalités pour activer les virtualités du système. Les dictionnaires d’aujourd’hui remplissent ce rôle; ils suppléent à l’apprentissage mémoriel humain et deviennent la mémoire livresque des morphèmes liés. La méthode d’apprentissage n’a fait que changer de truchement, s’adaptant à une approche didactique renouvelée par le biais des recueils de mots.

En répertoriant les éléments de formation, le dictionnariste aide les utilisateurs à produire eux-mêmes les mots et les termes utiles à leurs besoins. Pour Jean-Pierre Beaujot, il est normal que le dictionnaire fasse sa « juste part aux structures dynamiques de la langue et à la compétence lexicale des usagers » (1989, p. 86). Il est plus que souhaitable que le DGM soit enseigné aux terminologues, qu’il soit mis au service de la formation des mots, de la créativité lexicale. Outre la démystification de la néologie, cela permettrait probablement de régler partiellement les difficultés occasionnées par l’arrivée massive des emprunts en français ou par d’autres types d’interdits péremptoires qui chagrinent tant les tenants d’une langue totalement épurée. Au surplus, l’arsenal des procédés de formation des mots serait mieux maîtrisé.

En ancrant dans le dictionnaire général une multitude d’unités lexicales appartenant à différentes sphères des activités humaines, les lexicographes offrent une image du monde faite de morceaux et de pièces diversement colorées. Ces tesselles, ce sont les mots et les termes. Ces derniers sont présents partout dans les répertoires usuels. Comme on l’a vu, l’inverse n’est pas vrai : les DT sont des ouvrages unidirectionnels et monolithiques qui se méfient du mot. La terminographie actuelle ne recrute que des termes qui, obligatoirement, s’attirent, s’aimantent onomasiologiquement; en corollaire, elle écarte les mots-outils grammaticaux et les morphèmes dépendants, car ils n’éveillent aucun écho conceptuel pouvant les faire accéder au sein d’une arborescence des savoirs d’expérience. Les mots courants ne sont pas importés par les DT, à moins de changer de statut, bien entendu (Phal 1969). Il en va de même des morphèmes lies. Si les travaux terminologiques ont pour visée des publics spécifiques et bien circonscrits, homogènes et prédéterminés, la plupart du temps, il en va autrement pour la lexicographie de langue qui dessert différents buts et entretisse diverses fonctions. Elle rejoint un public vaste et hétérogène du fait qu elle a un dessein global, généralisant, alors même que l’œuvre de LSP est particularisante et qu elle fonctionne par exclusion. L’une est une recherche en extension, l’autre se prévaut de l’intension, pour recourir au langage des logiciens. Par nature programmatique, les tesselles dictionnairiques se situent inévitablement à différents niveaux. En ces temps où les lexicographes se plaignent que l’inflation lexicale est inversement proportionnelle aux budgets disponibles pour élaborer des dictionnaires, il paraît opportun de poser la question de savoir quels genres de « mots » intéressent le dictionnariste et, parmi le fatras, qu’elles sont les catégories d’unités qui conviennent au dictionnaire général monolingue, tout en s’interrogeant sur la part qu’il faut réserver aux morpho-signes du lexique général et/ou thématique dans ce type de dictionnaire.

Jean-Claude Boulanger : Professeur titulaire au Département de langues et linguistique de l’Université Laval (Québec). En plus d’enseigner la lexicologie et la lexicographie françaises et québécoises au premier cycle, il est responsable des séminaires de deuxième et de troisième cycles portant respectivement sur la terminologie générale, sur la néologie lexicale, sur la formation des mots et sur la lexicographie. Dans ses recherches et ses publications, il s’intéresse à la lexicographie et à la métalexicographie, à la néologie, aux français régionaux, à la terminologie et à l’aménagement linguistique. Ses recherches récentes sont plus particulièrement orientées sur la question de la norme du français du Québec ainsi que sur l’emprunt. Il a dirigé la rédaction de plusieurs dictionnaires de langue, notamment le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Il participe en ce moment à la préparation d’un Dictionnaire bilingue canadien.

Références

Linguistique

Dictionnaires

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1995). « Les éléments de formation technolectaux dans les dictionnaires généraux monolingues », Présence francophone, no 47, p. 81-111. [article]

Résumé

L’objet de l’article est d’étudier le traitement des éléments de formation dans le cadre précis du dictionnaire de langue Plus spécifiquement, l’accent sera mis sur les éléments utiles aux technolectes L’analyse aborde l’aspect macrostructurel —la sélection des affixes et des formants savants— et l’aspect microstructurel —les discours « articulaires » qui leur sont associés. Le comportement des dictionnaires sera examiné en synchronie à travers quelques ouvrages concurrents, comme le Petit Robert et le Petit Larousse illustré et en diachronie à travers les trois éditions du Petit Robert.

Dictionnaire général, entrée, formation des mots, lexicographie, LSP, morphème lié, mot, terme, unité lexicale.