Dictionnaires français et dictionnaires québécois : différenciations ou nuances microstructurelles ?

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

« Les Français considèrent naturellement le québécois comme une variante extérieure de leur langue. Mais pourquoi les Québécois ne considéreraient-ils pas à leur tour le français de France comme une variante extérieure de leur langue? » (Hausmann 1986 : 5)

1. Le dictionnaire : objet protéiforme

Le dictionnaire est l’un des lieux de conservation de la richesse lexicale d’une langue ou de l’une de ses variétés. Trésor de la langue, mémoire de la culture et miroir de l’identité nationalitaire, il propage la vision de l’expérience du monde que se façonne une société. Les mots inventoriés au dictionnaire sont en effet des étiquettes qui servent à classer et à gouverner les connaissances accumulées au fil des générations. Les opinions que les utilisateurs se forgent des dictionnaires découlent donc des relations qu’ils entretiennent avec la langue qu’ils parlent et écrivent. Elles fluctuent suivant qu’ils se préoccupent d’observer la langue, de la décrire, de la normaliser, de la promouvoir, de l’enseigner, d’y avoir recours pour des besoins professionnels, publics ou privés, etc. Elles sont également soumises à une série de contraintes socioterritoriales, c’est-à-dire dépendantes du lieu et du milieu de vie des locuteurs.

Dans ces perspectives, un dictionnaire culturel québécois de la langue française est nécessaire, impérieux même, afin de disposer du maximum d’informations sur le fonctionnement de la variété de langue qui concerne au premier chef les hommes et les femmes de ce continent. Impératif aussi pour démystifier une certaine conception unitaire de la langue et du dictionnaire français (v. Boulanger 1994b : l). Chaque dictionnaire est en effet une tentative spécifique de décrire un objet. Cet objet, c’est la langue et on ne peut confondre sans abus un dictionnaire et son objet. Pourtant, cette profonde confusion existe et elle demeure à la source du caractère mythique et mystifiant des recueils de mots (v. Boulanger 1986a : 95-101; Dubois / Dubois-Charlier 1990 : 10).

2. Langue et variation

Au sein de la francophonie, le français du Québec s’est édifié en une variété autonome, car, incontestablement, en cette île culturelle du continent nord-américain, on parle et écrit une langue qui est du français. Sur les plans diachroniques et synchroniques, la variation québécoise procède de deux optiques. D’abord, elle peut être mise en relation avec le français de France— et accessoirement avec les autres formes de français réputées fédérer l’association francophone; ensuite, elle se mesure à l’aune des réalités linguistiques provinciales. Vu de l’extérieur, on est donc en présence d’une variété nationale tandis qu’un éventail de variations régionales prévaut de l’intérieur (v. Hausmann 1986). Nos considérations subséquentes pivoteront autour du premier schéma binaire réunissant le Québec et la France et elles seront appuyées sur l’idée que « toutes les variantes nationales d’une langue sont a priori à mettre sur le même plan » (Hausmann 1986 : 5).

Dans sa réalité, le français d’Amérique forme « une variété nationale qui n’a rien de commun avec les français régionaux existants, par exemple, en France » (Martel 1993 : 232). Sa singularité dans la constellation des variétés de la langue française le rend susceptible de représenter une norme et de se doter des outils de description adéquats, tels les grammaires et les dictionnaires. « Le Québec formant une société distincte de la communauté française, il est normal et légitime que les jugements que portent nécessairement les Québécois sur leur langue soient respectés et que ces derniers établissent leur propre norme nationale » (Martel 1992 : 2). Ainsi, on ne peut faire abstraction de la variation dans la langue puisqu’elle est elle-même le simple écho linguistique de la disparité des comportements sociétaux. Contrairement à la norme prescriptive plus figée, la norme objective ou sociale est appelée à sans cesse se modifier, se déconstruire, se reconstruire, puisque son objet d’observation, à savoir le langage, est lui-même soumis aux pressions de l’évolution interne et à celles, externes, de la société qui l’abrite. La norme obéit à une noria de combinaisons organisées en pluralités : celle des usages, celle des discursivités, celle des compétences, celle des jugements de valeur, etc. (v. Rey 1983 : 564). Il est évident que l’écologie sociale possède une importance capitale, qu’elle demeure un point de référence essentiel dans les processus cognitifs menant à la lexicographisation d’une forme de français.

Les œuvres lexicographiques québécoises qui parsèment notre paysage historique illustrent toutes, à des degrés divers, l’édification lente mais constante d’une conscience linguistique nationale. L’approbation ou le rejet de l’existence d’un français autre motivent tous les comportements idéologiques à l’égard de la norme au Québec (v. Boulanger 1994b : 4-8). Les très anciens glossaires, aussi bien que les recueils modernes et contemporains —les dictionnaires de la dernière génération—, les dictionnaires complets aussi bien que les dictionnaires différentiels, les dictionnaires généraux aussi bien que les répertoires spéciaux témoignent tour à tour des degrés variables des étapes du développement de cette société de langue française réinventée au XVIIe siècle et installée dans le Nouveau Monde. Des colons de l’époque de Champlain aux patenteurs et patenteux de la fin de ce millénaire, tous les membres de la société québécoise ont aidé à bâtir, à conserver, à perpétuer, à enrichir, à pérenniser cette part de la langue française héritée de la France et sculptée autrement en terre américaine. L’architecture lexicale de chaque espace francophone ne peut être qu’individualisée en raison de la perpétuelle mouvance et de la mutation permanente des mots dans le temps et dans l’espace. Il est donc illusoire de croire que tous les usagers d’une langue, et par delà des dictionnaires, forment une communauté homogène fonctionnant autarciquement, tant il est vrai que les conditions de vie de chacun font naître des besoins linguistiques ondoyants. Seuls les puristes s’autorisent à régaler et à stigmatiser la langue.

Les dimensions sociales, régionales, temporelles, culturelles, politiques, éducationnelles et professionnelles sont d’une grande pertinence pour la saisie du fonctionnement effectif du lexique, qui, dans le discours, est toujours spatialisé, se détachant ainsi de la supranorme (la compétence communautaire francophone totale) pour s’animer à une norme spécifique (la compétence nationale). Au fur et à mesure que les effets d’interférence des normes s’élargissent dans toutes les directions géographiques et à tous les niveaux linguistiques (phonétique, lexical, sémantique...), ils deviennent de plus en plus exclusifs de la supranorme (le français idéal) et inclusifs de la norme localisée, donc de plus en plus complexes, jusqu’à l’infini théoriquement, mais sans que la référence linguistique soit l’objet d’une dichotomie, c’est-à-dire qu’elle préside à la formation de deux langues distinctes. Dans cette foulée, il est parfaitement évident que la langue des Québécois et celle des Français ressortissent d’une seule et même chose, à savoir du français, mais que ce français est appréhendé différemment de pan et d’autre de l’Atlantique. Replacé dans l’optique du concept général de « francophonie », le constat précédent signifie que cette entité n’existe que parce que le français est présent partout et nulle part détaché. C’est ce qui fait que les Québécois se réclament de la langue française.

La formalisation dictionnairique doit être adéquate à la masse lexico-sémantique d’une culture, à ses métamorphoses et à ses altérations, à la richesse de dénotation et/ou de connotation des mots, à la richesse de référence implicite et/ou d’élision des usages, à la palette du registre tonal (accent, rythme, intonation...), toutes dimensions qui gouvernent le fait de dire ou d’écrire ce que l’on pense, de penser ce que l’on dit ou écrit, ou de ne s’adonner ni à l’une ni à l’autre de ces activités. « En un sens concret, on peut voir que le contexte explicatif total, l’horizon entier des valeurs pertinentes qui entourent le sens du sens de tout acte de langage, parlé ou écrit, est en réalité l’univers, tel que l’habitent les êtres humains, qui sont des êtres de langage » (Steiner 1991 : 110). Ainsi en est-il de la représentation et du visage du français dans les dictionnaires généraux monolingues québécois. Il est impossible de négliger le fait que la langue est une conquête historique. Par conséquent, l’histoire, la culture et la langue sont indissociables : elles fédèrent la personnalité collective d’un peuple.

3. Le parcours des mots

Tout sens dégagé de l’enveloppe lexicale ne peut être que le résultat d’un jeu social de construction des significations étalé sur une durée indéfinie, d’un déchiffrement à plusieurs voix, où s’affrontent des idéologies, c’est-à-dire des positions d’inégal pouvoir sur les mots. Il existe toujours plusieurs manières socialement singulières d’user d’une même langue, d’interpréter les mêmes paroles, tout comme il est des façons vulgaires ou savantes de faire la lecture d’un même texte. L’appareil dictionnairique opère selon les mêmes principes déterminés par la singularité du programme défini et, aussi, par le statut de la langue observée. De Robert Estienne à Paul Robert, du Petit Larousse illustré au Grand Robert de la langue française, les dictionnaires gallofrançais ne se sont pas « monumentalisés » autrement.

La description lexicographique générale du français du Québec ne saurait manifestement s’accomplir selon le même programme structurel que celui dont usent les dictionnaristes franco-européens. Il ne suffit pas de transposer tel quel un archétype éprouvé, qui a modélisé une norme et une façon de faire —par ailleurs fort valables et pertinentes en pays européens—, mais bien d’affronter une autre réalité sociale qui instaure une norme nuancée et qui requiert un protocole dictionnairique non seulement importé, mais revisité dans le détail. L’objet d’un dictionnaire québécois de la langue française « n’est pas, ne doit pas être une abstraction figée (la “langue”, le “français”), mais un ensemble d’usages sociaux —dans le temps, dans l’espace, dans la réalité humaine—, usages variés et dont la variété reflète celle des groupes sociaux. Ces usages du français sont engagés à la fois dans des conflits et dans un processus de représentation organisé, unifiant, un processus de normalisation » (Rey 1995 : XXI; v. aussi Muller 1985 : 50). Si l’on conçoit que les usages sociaux du français du Québec s’écartent le moindrement de ceux du français de France, qu’ils ont engendré des formes et des sens continentaux inédits, qu’ils ont taillé une norme nationalitaire à même ces matériaux, on sera inévitablement amené à conclure que leur mise en cage lexicographique produira des recueils dont la cartographie différera sensiblement de celle des dictionnaires d’autres espaces francophones, tout en étant reconnaissable comme ressortissant d’une source commune et demeurant toujours en parfaite affiliation avec les autres variantes nationales du français.

Après une longue période de balbutiements, de tâtonnements et d’hésitations, qui correspond en fait à la mise en place des fondations et des mécanismes de la dictionnairique québécoise, l’émergence d’une véritable lexicographie scientifique et organisée peut être située au mitan des années 1980 alors que l’aménagement du corpus terminologique atteignait quant à lui son apogée. La mise au point de principes et de méthodes lexicographiques propres à répondre aux objectifs de description du français laurentien suit un parcours parallèle à la reconnaissance implicite d’une norme lexicale nord-américaine. La prise de conscience de la spécificité normative continentale a entraîné la nécessité de penser à la reconnaissance explicite, à savoir au dictionnaire lui-même (étant donné la pluralité des besoins, il serait plus avisé de parler des dictionnaires). De fait, la mise en route d’activités de description de la langue courante repose sur un ensemble de facteurs historiques, tant sur le plan de la langue elle-même que sur les plans proto-dictionnairiques. Il ne serait pas opportun d’oblitérer les époques fertiles du trivium composé de la glossographie, de la lexicographie différentialiste et de la terminographie qui doivent être gardées en mémoire comme amorces d’une tradition en train de s’implanter et de prendre de l’épaisseur (v. Gendron 1986; Dugas 1988). À cet égard, et tout en comprenant fort bien le point de vue de quelques observateurs de la situation linguistique québécoise qui notent qu’il « y a absence de tradition lexicographique et dictionnairique » (Martel 1993 : 232) au Québec, je serais enclin à soutenir le contraire. Si nous en sommes rendus à concocter des plans pour la réalisation d’un dictionnaire général complet, c’est bien parce que les trois autres strates furent nécessaires (qualités, défauts et errements compris), qu’elles sont maintenant dominées et qu’il faut les dépasser pour accéder à une ère nouvelle, celle de l’autodescription. Parmi les perspectives historiques, il sied de rappeler les suivantes : l’expérience acquise par les anciens dictionnaristes québécois, les travaux d’envergure menés par les universitaires pour cerner toutes les dimensions du français québécois —notamment le Trésor de la langue française au Québec—, l’aménagement linguistique et terminologique institutionnel qui, quoiqu’on en dise, a eu des répercussions concrètes dans les domaines de la langue et de la lexicographie générales, la mise en évidence de la légitimité de la variation linguistique dans les grands cercles francophones, le raffermissement des liens avec les entreprises lexicographiques françaises, particulièrement celles qui ont assumé les premières la responsabilité d’intégrer des contingents de québécismes dans leurs dictionnaires au détour des années 1975 —et corollairement à leurs critiques (v. Dugas 1979)—, la formation de mieux en mieux encadrée et structurée des jeunes lexicographes, progrès qui résultent de l’amalgame de la tradition philologique et de l’expérience aménagementale (d’autres causes sont analysées dans Boulanger 1994a : 2).

Manifestement, la lexicographie québécoise bénéficie d’une tradition qui lui a permis de se dégager peu à peu de l’emprise différentielle —phase qui reste cependant indispensable dans son cheminement— et elle a atteint une maturité qui autorise les lexicographes à s’attaquer sérieusement et en toute sécurité au traitement du lexique.

Les dictionnaires généraux complets parus depuis une douzaine d’années s’inscrivent dans les trois cas de figures suivants, dessinés ici à grands traits pour les simples besoins de la démonstration, mais qu’il faudrait sûrement raffiner (une intéressante typologie des dictionnaires configurant des variantes nationales est dressée dans Hausmann 1986 : 5-8) :

  1. Une description dans laquelle se côtoient les mots québécois et les mots du français commun —autrement désignés comme des francophonismes (Boulanger 1986b; 190), avec un marquage diatopique des québécismes et sans que les unités partagées soient réanalysées (ex. : Dictionnaire nord-américain de ta langue française, Petit Breton). Dans ces répertoires, les particularismes ajoutés à la nomenclature sont accompagnés de discours microstructurels hexagonaux.
  2. Une description dans laquelle fraternisent les mots québécois et les mots du français commun, sans marquage diatopique des québécismes et sans que les unités partagées soient réanalysées (ex. : Dictionnaire CEC jeunesse 1982, Dictionnaire du français plus). Dans ces répertoires, lorsque les mots ajoutés sont québécois, les discours microstructurels sont québécois tandis que lorsque les mots sont communs, les discours sont demeurés hexagonaux.
  3. Une description dans laquelle fusionnent les mots proprement québécois et les francophonismes, sans marquage diatopique des québécismes et avec un refaçonnement des unités communes (ex. : Dictionnaire CEC jeunesse 1986 et 1992, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA)). Dans ces répertoires, tous les discours microstructurels accompagnant les entrées sont québécois.

D’abord fondée sur l’adaptation partielle des recueils gallofrançais par la simple adjonction de mots et de sens québécois, cette approche s’est perfectionnée au début des années 1990 jusqu’à intégrer la variante québécoise dans la formalisation des discours microstructurels. Dans les deux premières catégories citées, ce besoin n’était pas vraiment concrétisé, et cela en dépit du fait qu’il était ressenti théoriquement. Ces dictionnaires sont des mosaïques, des patchworks, en ce sens qu’on a simplement additionné les particularismes au fonds existant sans réévaluer celui-ci, volontairement ou non (cp. par exemple les articles brunch et lunch avec 1. punch et 2. punch dans le DFP). Car bien des obstacles se lèvent sous les pas des lexicographes, notamment des contraintes éditoriales et des conflits idéologiques au sein des équipes de rédaction. En réalité, dans la première démarche évoquée, l’idéologie normative était directement inspirée de Paris. Dans la deuxième série, la norme est sentie comme québécoise, mais elle n’est pas affirmée explicitement dans l’espace dictionnairique, si bien que les ouvrages demeurent des sortes d’hybrides, des recueils bicéphales. Dans la dernière catégorie, la norme est rapatriée et consentie. Les lexicographes ont aussi puisé à tous les réservoirs lexicaux du français québécois, élargissant la palette des usages réels habituellement décrits, concentrés autour des noms, des verbes et des adjectifs. Les mots fonctionnels (prépositions, conjonctions, interjections, etc.) et les morphèmes affixaux ont aussi été considérés, ce qui donne plus d’ampleur à l’image de la norme qui en émerge.

Lentement mais sûrement, les lexicographes ont franchi les étapes. Ils sont passés des dictionnaires sources fiançais, qui offraient des articles déjà mis en forme et rédigés, aux fonds lexicologiques, à la matière brute en somme, dont certains éditeurs français disposaient dans leurs archives et à laquelle les chercheurs québécois ont eu accès. Il s’est agi de réorganiser ces matériaux en fonction des objectifs propres au « consultora! » québécois, tout en y fusionnant notre propre patrimoine linguistique. Au modèle basé sur la simple suppression des francismes apparemment sans résonance ici et sur l’ajout des québécismes en lieu et place a succédé une lexicographie, qui tout en demeurant adaptative, a acquis une maturité, est devenue plus originale, plus imaginative, nous conduisant au seuil de nos responsabilités d’aujourd’hui : réaliser des projets dictionnairiques entièrement internes.

L’ouverture de parcours inédits a entraîné comme conséquence la révision du programme structurel des dictionnaires français afin de construire un modèle qui satisfasse plus adéquatement aux conditions sociolinguistiques de description du français québécois. Autrement évoqué, les énoncés lexicographiques se doivent d’être eux aussi québécois, c’est-à-dire rédigés à l’aide du standard d’ici. Il faut en arriver à gommer le sentiment que si les mots lexicographiés sont québécois, les discours idoines sont quant à eux encore trop souvent reconnaissables comme hexagonaux. L’hybridité ne convient certes plus. Il s’agit de dépasser la description bifide, à savoir celle dans laquelle le fonds lexical (la nomenclature) est nord-américain alors que la formalisation (le traitement de l’édifice articulaire) est européenne. Par ailleurs, une seconde exigence, non moins lourde de signification, impose de revoir le concept de « québécisme », de ne plus l’envisager dans sa stricte essence différentialiste, mais bien plutôt de lui donner une envergure nationale. J’ai proposé ailleurs une nouvelle vision de l’idée de « québécisme » : en bref, est un québécisme, tout mot faisant partie de l’usage québécois de la langue française (Boulanger 1994b : 8-9). Cette approche intégrative confirme le caractère national du français du Québec, tandis que le recours au sens traditionnel d’« écart » maintient son caractère régional et marginal dans bien des esprits.

Les entrées spécifiquement québécoises n’ont pas à être placées en porte-à-faux par rapport aux énoncés lexicographiques utilisés dans les rubriques. À un encodage dénaturé répondrait alors un décodage gauchi au plan normatif. Reconnaître un étalon québécois ne consiste pas seulement à accorder le statut d’entrée ou de sens aux québécismes. Encore faut-il leur reconnaître une valeur discursive par le réemploi spontané dans les énoncés textuels variés qui colorent un article de dictionnaire. Rendre lexicographiquement compte du lexique québécois impose l’obligation de recourir à un support en mesure de véhiculer l’ensemble des informations fonctionnelles sur les mots. L’article complet forme ce support. Il doit permettre un rééquilibrage de l’équation lexicographique constituée par le sujet de l’article —l’entrée— et les prédicats —les rubriques. Il doit rétablir une réelle correspondance entre la langue décrite et la langue de description. Jusqu’ici, on a trop souvent jugé les recueils québécois à partir de critères qui conviennent mieux à l’évaluation des dictionnaires différentiels, comme c’est le cas pour la norme, les marques diatopiques, les anglicismes, notamment (v. Beauchemin 1993 : 153). La première vague de commentaires critiques sur le DQA a amplement démontré ce phénomène (v. Boisvert / Boulanger / Deshaies / Duchesneau 1993). Il est parfaitement clair que dans l’optique d’une norme québécoise, il ne saurait y avoir de dictionnaires complets sans l’établissement des rapports d’équivalence entre les deux segments de l’équation articulaire, l’adresse et les discours la concernant.

C’est à cette seule condition que la crédibilité normative, pour ne pas dire le confort normatif, sera socialement justifiable, après une phase de transition inévitable, d’une part pour des raisons sociales —les générations de locuteurs—, d’autre part pour des raisons sociolinguistiques —la sélection d’une référence normative interne ou externe, qu’elle soit prescriptive ou descriptive. La révision de certaines facettes du schéma de l’article et le réexamen des discours « rubriciels » ressortissent également à l’obligation de considérer le français québécois dans son histoire propre, depuis la fondation de la Nouvelle-France jusqu’à aujourd’hui, ce qui conduit à appréhender différemment les énoncés lexicographiques et à les envisager en fonction du français québécois standard et non plus à les regarder sous le seul éclairage du français de France (v. Boulanger / Dugas / de Bessé / Rey 1992). De ce point de vue, le DQA est en ce moment l’illustration la plus achevée de cette manière nouvelle de façonner des dictionnaires. Sous quelque angle qu’on aborde les critiques sur le DQA, il reste que toutes entérinent, implicitement ou explicitement, l’idée que ce dictionnaire possède un caractère nettement québécois, ce qui ne fut jamais aussi apparent lors des tentatives antérieures. Il est difficile d’aller au-delà tout en demeurant cantonné dans les limites étroites de l’adaptation. Par ailleurs, il semble quasi impossible en ce moment, sinon utopique, de vouloir tout résoudre d’un seul coup avant d’entreprendre une description lexicographique exhaustive. Nul besoin de multiples attestations tirées des corpus québécois pour savoir que bleuet, cégep et mitaine, que ayoye, fun et wow sont québécois et qu’il faut les inclure dans un dictionnaire. Les corpus seront toujours fragmentaires. Ce qu’il faut savoir, c’est comment organiser, comment structurer les articles dont ces mots seront les vedettes. Pour cela, il faut faire l’expérience de la rédaction lexicographique. À cet égard, tous les travaux glossographiques ou adaptatifs antérieurs auront été précieux, comme quelques expériences récentes le démontrent à l’envi.

4. L’exemplification

La concrétisation par l’exemple des propos précédents sera menée à partir d’une paire de dictionnaires qui illustreront clairement le phénomène du parallélisme lexicographique témoin de deux normes d’une même langue. Il sera fait appel au Robert Dictionnaire d’aujourd’hui (RDA) pour représenter la France et au Dictionnaire québécois d’aujourd’hui pour représenter l’Amérique. Le plus souvent, la comparaison se fera à partir du traitement de mots également disponibles dans les deux communautés linguistiques (Cormier 1993 : 118-121). Six rubriques microstructurelles sont convoquées aux fins d’analyse.

4.1 L’entrée (l’orthographe)

DQA RDA
baseball base-ball
cache-col ou cache-cou cache-col
canoé ou canoë canoë
cent ou cenne cent
cocktail ou coquetel cocktail
dos-d’âne dos d’âne
express ou expresso express
gélinotte gelinotte

4.2 La prononciation

DQA RDA
baseball [bezbɑl] [bɛzbol]
blesser [blɛse] [blese]
chat [ʃɑ] [ʃa]
consensus [kɔ̃sɑ̃(ɛ̃)sys] [kɔ̃sɛ̃sys]
embêter [ɑ̃bɛte] [ɑ̃bete]
osciller [ɔsije] [ɔsile]
soda [sodɑ] [soda]
taon [tɔ̃] [tɑ̃]

4.3 La catégorisation grammaticale (le genre)

DQA RDA
cent n.f. n.m.
député n. n.m.
gang n.f. n.m.
garde-robe n.m. ou f. n.f.
ministre n. n.m.
moustiquaire n.m. ou f. n.f.
silicone n.m. n.f.
thermos n.m. n.f.

4.4 Les définitions

4.4.1 L’ordre des sens (Q = Québec / F = France)

DQA RDA
bleuet 1. Q 1. F
2. Q
3. Q
4. F
cafétéria 1. Q 1. F
2. F
canton 1. Q 1. S
2. S 2. F
3. F
hockey 1. Glace 1.1. Gazon
2. Gazon 1.2. Glace
provincial I. Q I. F
II. F II. Q

4.4.2 L’énoncé définitionnel

DQA RDA
baseball « Sport qui se pratique entre deux équipes de neuf joueurs, qui consiste, à l’aide d’un bâton, à frapper sur une balle très dure lancée par un joueur adverse (le lanceur*) et à parcourir en une fois, ou par avancées successives, un tracé carré dont trois angles sont occupés par un but* et le dernier par le marbre*, où un point est marqué lorsqu’on le touche. » « Jeu de balle dérivé du cricket, pratiqué aux États-Unis. »
bernache « Variété d’oie sauvage à bec court et au long cou noir, qui a une tache blanche sous la gorge. » « Oiseau à bec court vivant dans l’extrême Nord, et sur nos côtes en hiver. »
biscuit « Petite pâtisserie plate à consistance dure ou molle. » « Gâteau sec (galette, petit-beurre, sablé, etc.). »
cent « Centième partie du dollar canadien ou américain (symb. ¢). » « Le centième du dollar. »
cache-col « Foulard qui entoure le cou. » « Écharpe qui entoure le cou. »
édile « Personne élue à un poste de conseiller ou de maire d’une municipalité. » « Magistrat municipal qui s’occupe des constructions, de l’urbanisme. »
municipalité « Division territoriale administrative dirigée par un maire et un conseil élus. » « Le corps municipal; l’ensemble des personnes qui administrent une commune. »
orignal « Grand cervidé nordique à grosse tête, aux bois aplatis en éventail. » « Élan du Canada. »
outre « Au-delà de (par rapport au Québec, à l’Amérique ou à la personne qui parle). Outre-Atlantique, en Europe. » « Au-delà de (par rapport à la France, à l’Europe ou à celui qui parle). Outre-Atlantique, en Amérique (du Nord). »
patinoire « Surface glacée sur laquelle on patine. » « Piste de patinage sur glace. »

4.5 Les marques lexicographiques

Dans les exemples cités sous ce chapitre, les marques diatopiques et les marques socioprofessionnelles n’ont pas été prises en compte.

DQA RDA
copain Fam.
à l’encan Littér.
gratte-ciel Vieilli
indien Histoire ou vieilli
présentement Littér.
quasiment Fam. ou région.
réclame Vx
s’en revenir Littér.

4.6 Les exemples

DQA RDA
archives « Archives nationales, municipales. » « Archives départementales. »
érable « La culture de l’érable. La feuille d’érable est l’emblème du Canada. — Érable à sucre. » « Érable faux platane. Érable du Canada ou érable à sucre. »
huissier « Les huissiers de l’Assemblée nationale. » « Les huissiers du Palais Bourbon, d’une faculté. »
large « Ici, le fleuve est large de deux kilomètres. » « Ici, le fleuve est large de cent mètres. »
professeur « Professeur de collège, de cégep. Professeur d’université. » « Professeur de collège, de lycée, de faculté. »

5. Conclusion : la conscience dictionnairique

En tant qu’objet concret, façonné matériellement et industriellement, en tant que véhicule d’idées, le dictionnaire synthétise des milliers de mots étudiés à travers leur histoire, de leur naissance à leur maturité —parfois jusqu’à leur mort— et tous incubés dans une société dont la culture se démarque et devient originale. Il représente un temps et un lieu, corps et âme. Et c’est précisément de l’âme microstructurelle du dictionnaire dont il vient d’être question.

Il est opportun de (re)modeler l’institution et l’espace dictionnairiques québécois conformément à de nouveaux principes. « Il est devenu évident que nous devons rédiger nos propres dictionnaires au Québec » (Martel 1992 : 3). Combien de fois ces mots ne furent-ils pas dits ou écrits ces dernières années, et récités, répétés sur tous les modes et sur tous les tons? Il est manifeste que la structuration d’un univers mental est soumise à la vision spécifique que chacun possède de son groupe communautaire. Quand vient le moment d’agir, si l’on réfute les caractéristiques propres à chaque zone de la francophonie, après les avoir tant proclamées et louangées —n’a-t-on pas déjà inscrit sur un timbre fiançais que les peuples de la francophonie étaient : « Égaux. Différents. Unis »! (v. Hausmann 1986 : 11, n. 26)—, c’est que quelque chose ne va pas ou ne va plus, et qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Avec le recul, l’histoire des récents dictionnaires québécois de la langue française montrera comment ils expriment les champs du réel et ceux de la connaissance, et cela grâce à un langage et à un métalangage de moins en moins empruntés. Elle montrera aussi comment les choses du monde, même les plus subtiles, sont disséminées au cœur des dictionnaires, comment les abstractions sont conformes à un ordre social québécois, incarnées dans nos institutions et intégrées à un espace mental que la langue française que parlent et écrivent les Québécois réfléchit. Car, incontestablement, au pays de la Nouvelle France, et plus que jamais, on use d’une langue qui s’appelle le français.

Le français québécois sculpte un ensemble complexe d’usages élaborés au fil d’un demi-millénaire et hiérarchisés historiquement par rapport à une géographie spatiale et mentale particulière, que les événements ont bousculé, perturbé, dévié du moule gaulois, particulièrement après la Conquête. Espace et temps ont structuré une norme sociale sur le plan communautaire et une norme sociale sur le plan linguistique, normes qui, tout en étant tout à fait autonomes, demeurent solidement ancrées dans leur passé européen commun.

À ce jour, des dizaines de dictionnaires ont tenté de rendre compte des visages du français québécois, du plus ravagé au plus « madonnique ». L’état d’avancement de la lexicographie fait voir les immenses progrès réalisés. La tradition différentialiste et la tradition normative alignée sur le français parisien ont produit des dictionnaires de toutes natures. Dans ces ouvrages réputés sérieux, la langue expliquée est la portion québécoise du français tandis que la langue expliquante demeure souvent le gallofrançais, ou plus précisément le meilleur français consigné dans les dictionnaires européens. Plus récemment et parallèlement aux autres approches, le programme lexicographique mis de l’avant dans le DQA a inauguré ou rétabli la correspondance entre les deux pôles de l’équation, remplaçant le signe de direction unique [⇒], symbole du hors-norme, à savoir du monologue, par le signe d’égalité [⇔] qui se veut le symbole du dialogue interne. Le lexique décrit (les sujets macrostructurels) et la langue de description (les prédications microstructurelles) relèvent du même étalon de mesure. Il est évident qu’une telle passerelle autorisant l’aller et le retour présuppose une valorisation normative préalable fondée sur l’existence et la reconnaissance implicite et explicite d’un standard actif sur le territoire québécois. Des phalanges idéologiques contraires foncent constamment sur ce nouvel édifice normatif pour tenter de le mettre à bas et de le ramener captif dans le giron de la mère patrie. On perçoit donc à quel point la somme des incidences du dispositif structurel du dictionnaire finit par avoir des résonances dont l’amplitude visible montre magnifiquement le degré de valorisation ou d’exclusion de la variante nationale québécoise du français. Corollairement, tout acquiescement à la variété totale endosse l’existence de la francophonie —et il garantit son avenir— tandis que tout rejet annihile ce grand corps de doctrine, le rend inopérant. Dans le cénacle francophone, il ne saurait y avoir un État plus égal que d’autres, aussi bien en matière de langue qu’en tout autre domaine.

Mais avant tout, on retiendra que l’existence de dictionnaires pour une langue reflète le degré d’émancipation linguistique de cette langue. Au cours de l’histoire, il en est allé ainsi des dictionnaires de Robert Estienne, qui, au XVIe siècle ont concrétisé, affirmé nettement l’indépendance de français face au latin et reconnu son évolution interne propre. Et cela après avoir côtoyé le latin dans les premiers dictionnaires : d’abord en lui étant subordonné; puis en devenant la langue expliquée et expliquante; enfin en occupant tout l’espace du dictionnaire. La rupture totale avec le latin ne se fera que tardivement au XVIIe siècle, les dictionnaires ne conservant de la langue latine que certaines expressions et locutions, ainsi que la rubrique étymologique, le cas échéant. Les langues européennes issues du latin et fragmentées spatialement en variétés ont toutes vécu la même aventure. Il en va ainsi des quatre grandes langues de découvertes de l’Amérique.

Les dictionnaires d’une variante nationale du français, comme ceux qui existent déjà pour le Québec ou qui sont virtuels, confirment et confirmeront que ce français, membre d’une confédération de variétés, a acquis son autonomie au sein de la famille et qu’il est temps qu’on le reconnaisse publiquement de l’intérieur. La véritable conception qu’une société se fait de sa norme se juge selon la façon dont elle contextualise ses dictionnaires et ses grammaires, outils qui servent à tailler le matériau qu’est la langue pour en extraire une norme. De longtemps, les expériences lexicographiques québécoises ont montré que les différences dans l’architecture lexicale ne laissent pas indifférents, ni les uns ni les autres.

Les quelques réflexions précédentes avaient pour objectifs de jeter un peu de lumière sur deux interrogations majeures de la dictionnairique québécoise récente : d’une part, il s’agissait de scruter la faisabilité de la dictionnarisation de la langue des Québécois en tant que variété nationale du français; d’autre part, il s’agissait d’examiner les facteurs sociaux et lexicographiques qui font qu’un dictionnaire complet de la langue française prenant en compte l’usage laurentien est véritablement québécois.

6. Bibliographie

6.1 Linguistique

6.2 Dictionnaires

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude, « Dictionnaires français et dictionnaires québécois: différenciations ou nuances microstructurelles? », dans Français du Canada – Français de France. Actes du quatrième colloque international de Chicoutimi, Québec, du 21 au 24 septembre 1994, publiés par Thomas Lavoie, Tübingen (Allemagne), Max Niemeyer Verlag, 1996, p. 169-183 (Canadiana Romanica 12). [article]