Le pacte normatif du français québécois : réflexions sur les marques lexicographiques diatopiques

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

De manière comparable à l’anglais des États-Unis par rapport à celui d’Angleterre, le français du Québec, passablement écarté de celui d’Europe, tend depuis 1960 à se normaliser, et donc à se stabiliser, et souvent à réduire cet écart. (Rey, 1992 : 1685)

1. L’objet dictionnaire

Incontestablement, le dictionnaire est un instrument de référence linguistique privilégié qui fait autorité en matière de langue. Le pouvoir dont il est investi ou la puissance qui en émane concourent à le faire pénétrer dans une espèce de mythologie dans laquelle le dieu Norme commande le royaume des mots. Or la galaxie dictionnairique est organisée en systèmes beaucoup moins monolithiques, beaucoup plus protéiformes qu’on le croit généralement.

Objet didactique et produit d’ordre linguistique avant toute chose —bien qu’il soit aussi un objet technique et industriel—, ce genre de livre sur les mots est aussi une construction d’origine anthropologique et ethnologique ainsi qu’un instrument du savoir senti comme un lieu mémoriel d’accumulation des connaissances d’une nation sur la langue et, accessoirement, sur le monde. Il traduit et exprime fidèlement la vision du monde d’un groupe culturel tout comme il dérive de ce milieu ambiant. Rattaché à une longue chaîne d’influences établissant un continuum, il grave dans les archives de l’histoire les modes de vie et de pensée ainsi que la perception de la langue d’un groupe humain qui occupe un territoire donné, parle et écrit une langue ou une variété de langue il une époque bien déterminée dans le temps. En retour, les membres de cette société cherchent à se reconnaître et à s’identifier dans le ou les dictionnaires qu’ils utilisent (cf. Boulanger, 1994 : 2). C’est à partir de là qu’ils peuvent se dire eux-mêmes, dire et interpréter le monde, découper l’expérience humaine. Le dictionnaire général monolingue est donc un livre dont les sources sont éminemment sociales —les hommes et la culture— et qui est porteur d’une constellation de valeurs symboliques communautaires. En prenant appui sur des systèmes de valeurs socio-historiques, chaque dictionnaire réfléchit à sa manière un modèle des usages sociaux d’une langue et des conflits qui les agitent (cf. Rey et Delesalle, 1979 : 20). Le texte dictionnairique devient alors interprétable du point de vue d’une herméneutique socioculturelle.

2. La non-singularité du français

La langue française ne se rencontre dans son intégralité chez aucun être humain. Corollairement à cette dimension anthropologique de la langue, on peut affirmer que, sans l’ombre d’un doute, elle n’existe pas non plus dans sa plénitude sur aucun territoire où elle est connue ou en usage. Et il n’en a jamais été autrement depuis sa naissance officielle il y a presque douze siècles. Dans sa spatialité, le français a toujours été fragmenté, ondoyant et irradiant. Qu’on le prenne en n’importe quel point de son histoire, cet idiome a toujours participé d’usages et de normes multiples. Aussi, peut-on conclure que depuis les Serments de Strasbourg en 842. il est émaillé de traits régionaux de tous ordres : phonétiques, grammaticaux, lexicaux, etc. que ses frontières ne sont pas étanches, qu’il a évolué et évolue encore diversement dans des terreaux différemment semés, et que ces métamorphoses se réalisent selon des rythmes variables toujours conditionnés par l‘histoire. De ces observations, on tirera un principe qui soutient ou démontre que plus une langue s’étend dans l’espace, plus elle s’éloigne de son foyer originel primaire, plus elle se différencie dans ses structures grammaticales et syntaxiques, plus les divergences phonétiques sont repérables, et plus son lexique s’accommode et se particularise sous l’effet d’influences extralinguistiques multiformes, sans pour autant créer de rupture avec la source. Avec le temps, la langue finit par s’échapper des filets normatifs qui la tiennent captive; elle morcelle la supranorme idéale en une mosaïque d’autres normes qui seront reconnues, interprétées, homologuées ou rejetées suivant les opinions idéologiques de chacun.

C’est dire que l’unité du français, et plus encore son unité normative, est une utopie, un concept théorique et idéal certes commode, mais parfaitement illusoire, que l’on ne peut concevoir aujourd’hui que comme une abstraction d’école qui permet de soutenir un édifice qui ne fut jamais stable et monolithique, justement parce qu’il prenait des figures diversement colorées selon les territoires où il s’épanouissait. À proprement parler, le français n’existe pas dans la réalité linguistique. On se sert de cette bannière pour désigner un type de langue, qui s’oppose par exemple à l’espagnol et à l’anglais. Dans la réalité vivante du langage, seuls des français apparaissent et sont pertinents. Le français est un système de sous-systèmes qui, eux, sont actualisés dans des usages variables. « La norme elle-même, qu’un impérialisme linguistique injustifié appelle “le français” tout court, ne constitue que l’un des nombreux français » (Muller, 1985 : 50). La norme unique donnée comme table de vérité par rapport aux usages est rapidement invalidée par la moindre observation lucide. Rêver à l’unification et à l’uniformisation du français, c’est rêver que l’univers se contracte pour revenir au big-bang initial. Ce big crunch, comme le désignent les astrophysiciens, ramènerait l’univers à l’instant un, au moment où rien n’existait, où tout était autre, partout et nulle part à la fois, comme le français international. Il aura fallu un long cheminement pour en arriver au constat de la « coexistence de normes distinctes lorsqu’une langue est parlée par des communautés linguistiques différentes culturellement éloignées les unes des autres » (Corbeil, 1987 : 12). La pluralité des normes comme modèles de convenance est la principale assise de la francophonie et elle n’empêche pas les locuteurs de parler et d’écrire la même langue, même si des accents se sont distingués, des mots particularités. Il est patent que si le français du Québec a encore quelque chose à voir avec le français île-de-francien d’hier et d’aujourd’hui, ce n’est certes plus du gallofrançais depuis belle lurette. La variation était déjà le lot des marins de Jacques Cartier avant qu’ils s’embarquent pour l’Ouest, qu’ils longent la côte du Labrador et qu’ils débarquent à Gaspé, en 1534.

3. L’autogestion de la norme

Au Québec, depuis une génération, l’ouverture culturelle et politique ainsi que la recherche d’une personnalité nationalitaire —plan social— et identitaire —plan individuel— a (re)donné la parole aux gens, arrière-plan qui a préparé une meilleure saisie de la langue d’abord, de la norme ensuite, et posé les balises pour mener à l’identification puis à la légitimation d’un standard québécois. Fait observable parmi de nombreux autres, collectivement, les Québécois ont pris en main la gestion de leurs ressources linguistiques, lexicales en particulier, y inclus la part commune héritée du rameau européen du français et le patrimoine que quatre siècles et demi d’histoire ont permis de façonner, d’accumuler et d’accroître. Il est désormais évident que la définition des référents doit s’élaborer et s’évaluer de l’intérieur, attendu que c’est la perception que l’on a de soi qui guide les réflexions, construit la réalité et dessine un profil du monde original et intégrateur. La référence initiale doit se faire à travers un usage linguistique national, organisé, valorisé et validé en conséquence. L’usage québécois forme l’un des principaux nœuds de la langue française; il institue un ensemble de règles de conduite cohérentes, un code qui débouche sur la reconnaissance implicite d’une norme lexicale nord-américaine généralisée, en attendant qu’elle soit davantage explicitée dans les dictionnaires. La norme du français d’Amérique peut alors être comprise comme la constitution et l’action du français laurentien qui réfère à une pratique dominante qui s’impose à d’autres pratiques langagières à l’intérieur de la communauté québécoise et qui en règle la réalisation (cf. Baggioni, 1976 : 56-57).

La norme décrite dans la majorité des dictionnaires de langue est de nature objective en ce sens qu’elle rend compte des emplois qui émanent de la société, qui sont observés puis consignés par les lexicographes (cf. Boulanger, 1994). Cette vertu lexicographique est encore réaffirmée dans le Nouveau Peut Robert (NPR, 1993) quand les principaux rédacteurs écrivent noir sur blanc que leur dictionnaire « reste fidèle à son rôle d’observateur objectif, rôle qui répond à la demande des usagers du français. Il arrive qu’il donne son avis sur une forme ou un emploi, mais c’est alors par des remarques explicites qui ne peuvent être confondues avec l’objet de la description » (Rey-Debove et Rey, 1993 : IX). La norme dont il est ici question est communément désignée par l’appellation norme sociale, et c’est elle que la grande majorité des travaux de lexicographie québécoise prend en compte depuis dix ans dans les dictionnaires généraux. L’attraction du prescriptif à tout prix et le désir inconscient de la norme unique placent bien des dictionnaires en porte-à-faux. Ceux-ci sont souvent coincés dans le piège tendu par Charybde et Scylla, puisque ces répertoires demeurent à la jonction de la norme prescriptive et de la norme objective, c’est-à-dire qu’ils sont situés aux confins du code normatif que certaines autorités ou prétendues autorités souhaitent implanter —aspect interventionniste et prescriptif, souvent exacerbé par un purisme intransigeant— et du portrait fidèle peint par la description nuancée, mais néanmoins réelle de l’usage social —aspect socio-observationnel et prioritairement descriptif fondé sur la vie du langage (cf. Boulanger, 1988 et 1994).

La norme —concept polémique s’il en est— joue un rôle de premier plan dans l’écologie linguistique de toute société qui a su structurer ses institutions politiques, éducationnelles et culturelles. Elle n’est pas autre chose qu’une manière d’appréhender un système linguistique donné ou une partie de celui-ci et de s’en servir. Ce que les linguistes décrivent comme étant leur langue ou leur variété de langue est le standard de la collectivité dans laquelle ils vivent et travaillent. Autrement dit, la norme s’édifie à partir de l’usage propre reconnu à et par un corps social dans le cadre d’une communauté plus ou moins étendue. Il existe une norme là où les individus fédérant la collectivité cible s’accordent tacitement entre eux pour admettre une façon spécifique de parler et d’écrire une langue ou l’une de ses variétés comme étant la leur. En clair, il y a norme lorsque le groupe reconnaît et sent que sa variété a suffisamment acquis de force, de prestige et d’autonomie pour accéder à la légitimation. Et cette entreprise de légitimation ne saurait venir que de l’intérieur et résulter d’un effort volontaire et collectif. À l’heure actuelle, il semble que le français du Québec se singularise de cette manière sur l’échiquier francophonien. Cette prise de conscience est récente. En France, elle est enracinée dans le XVIIe siècle.

Un tel point d’ancrage est fondamental pour amorcer les débats ou les discussions sur les perspectives des marques d’usage lexicographiques. Il est donc indiscutable « qu’il existe une norme québécoise, en vertu de laquelle un Québécois, même non cultivé, saura très vite reconnaître comme hétérophone un francophone dont le parler représente la norme d’un autre secteur de la francophonie » (Valin, 1983 : 790). La norme consiste ici à privilégier, sur la base d’arguments très divers —historiques, esthétiques, logiques, sociologiques, géographiques, politiques, etc.— un usage défini de la langue française, choisi parmi d’autres tout aussi attestés, à l’ériger en modèle, c’est-à-dire à le limiter et à l’encadrer par une série de contraintes socioculturelles. La norme se présente simultanément comme un ensemble de choix conventionnels, à savoir contestables, et un instrument qui vise à instaurer une cohésion linguistique dans la société : « elle doit être assurée comme telle, dans celte contradiction de la contrainte et de la liberté caractéristique de toute expérience du langage » (Genouvrier, 1972 : 50). Au plan théorique, cela revient à dire que le français d’Amérique peut être décrit lexicographiquement comme s’il n’existait pas d’autres français. La réappropriation de la norme ne peut pas se réaliser d’une autre manière.

Une autre condition paraît essentielle, et c’est celle qui consiste à considérer que les Québécois se réclament d’une langue qui s’appelle bien le français et qu’ils ne le parlent ni mieux ni plus mal que les locuteurs des autres communautés de même allégeance linguistique, y compris les Français. Que l’on cesse de croire que les locuteurs du Québec passent leur temps à dégrader la langue, à l’abâtardir, à lui infliger les pires tortures et autres détournements anglicisants, comportements qui l’écarteraient de plus en plus du standard international, qui n’est, au vrai, qu’une vue de l’esprit influencée par le sacro-saint modèle scripturaire et, surtout, par l’éloignement de la réalité langagière quotidienne de la France. Ces attitudes relèvent d’un aveuglement sur la vie des langues, sur la nature de la variation linguistique, sur les distinctions entre l’oral et l’écrit et sur une approche des marques qui gomme tout l’arrière-plan historique, social et géographique. De là, la persistance du purisme. Autre sport national d’autoflagellation et de stigmatisation, le purisme est à sa façon une falsification de la réalité du langage. En refusant et en repoussant la réalité présente d’une culture linguistique originale, en l’occurrence la nôtre, il ne fait que gauchir une vérité linguistique enracinée dans le tissu social. Cette forme d’interventionnisme qu’est le purisme n’a rien à voir avec un aménagement linguistique pesé et réfléchi. Le purisme ne vise qu’à condamner tout ce qui n’est pas conforme à certains désidératas dans lesquels pointe l’idée absolue d’une langue étale. Ainsi, l’exclusion d’un niveau de langue au profit de l’autre et sans tenir compte des paramètres sociaux est un geste qui mène droit au rigorisme. D’ailleurs, avant de parler de niveaux de langue, encore faut-il que le locuteur en ait plusieurs à sa disposition! Le purisme est une action de nature sectaire, ce n’est jamais une force soutenue par l’ensemble d’une communauté. Pour la simple raison qu’il fait fi du présent, sauf à dire qu’il est à corriger, de la mouvance de la langue et de ses diverses stratifications spatio-temporelles, qu’il s’arime à un modèle du passé qui ne s’est jamais pérennisé et qu’il relève d’un avenir encore plus hypothétique. En prenant pour référence ce qui fut il y a longtemps, par exemple le dictionnaire d’Émile Littré, au détriment de ce qui est, le purisme bride la langue, et cela ne saurait être toléré. Aucune langue, aucune variété de langue n’a de chance de survie si on laisse le faucon de l’autarcie puriste la capturer dans ses serres.

En lexicographie, il parait difficile du point de vue du programme, donc de la méthode d’élaboration d’un dictionnaire, de servir deux maîtres à la fois, à savoir une clientèle nord-américaine ou européenne et un utilisateur non typé, universel, d’autant plus si l’on garde à l’esprit que la nonne est fragmentée et plurielle. Le NPR (1993) et le Petit Larousse illustré 1994 (PLI, 1994), par exemple, ne sont pas des dictionnaires faits pour les Québécois, et cela malgré l’intérêt qu’ils prêtent à quelques québécismes. Ce sont seulement des ouvrages que les Québécois utilisent faute d’ouvrages nationaux répondant à leurs attentes. C’est en nous appuyant sur une conception positive et globale de la langue française au Québec que nous aborderons le chapitre des marques lexicographiques en nous arrêtant prioritairement sur les indicatifs topolectaux, autrement dénommés diatopiques.

4. Tramer les usages?

4.1 Les concepts clés

Au Québec, le débat entourant le concept de « marque d’usage » exige que soient clarifiés deux autres concepts, celui de la norme et de sa rhétorique, discuté dans les paragraphes précédents, et celui de la perception du québécisme ou de son statut par rapport à la langue française.

L’idée de québécisme peut s’articuler de deux manières. Je les présente très schématiquement et sans nuance, pour le moment, car cela mènerait trop loin (pour une discussion sur la question du régionalisme, cf. Boulanger, 1985).

Le québécisme est un mot, un sens, une locution, etc., propre au français québécois et qui n’est pas d’usage actif en France ou ailleurs dans la francophonie, et qui, d’aventure, est identifié, marqué comme tel dans les dictionnaires d’outre-Atlantique. Le québécisme a ici un caractère différentiel et il correspond à la distinction traditionnelle faite par les linguistes et les lexicographes. Il s’oppose au belgicisme, à l’helvétisme, à l’acadianisme...

Le québécisme est un mot, un sens, une locution, etc., employé(e) couramment au Québec, dans le cadre des communications orales et écrites ordinaires, générales et/ou spécialisées. Selon ce point de vue, tous les mots de la langue française en usage au Québec et qui ne réfèrent pas explicitement à d’autres réalités spécifiques de la francophonie sont des québécismes. Par ailleurs, un nombre relativement important de ces mots caractérise notre variété de langue, mais la majorité fait aussi partie du français commun, partagé par la communauté francophone internationale. Selon une évaluation toute intuitive, mais reposant sur diverses expériences dictionnairiques, la part du vocabulaire commun entre toutes les variétés de français serait approximativement de 80 %. J’ai déjà dénommé ce fonds commun les francophonismes (Boulanger, 1986 : 190), donnant à ce terme un relief sémantique qui paraît logique (d’autres chercheurs lui attribuent le sens de « régionalisme »; cf., parmi d’autres, Depecker, 1988 : 10-11). L’option différentielle à propos du sémantisme de francophonisme accrédite l’image de la norme centrale parisienne. Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA, 1992) fut élaboré en suivant cette perspective renouvelée de la conception du québécisme; tout son contenu est de langue française et québécois, concrétisant en cela l’idée de Jean-Claude Corbeil voulant qu’un dictionnaire complet du français du Québec soit rédigé comme si c’était le seul français de la planète. Ce que plusieurs des vaillants critiques du DQA (1992) n’ont pas saisi malgré les explications détaillées figurant dans l’introduction et les multiples interventions des auteurs lors de la polémique suscitée par la sortie du dictionnaire.

4.2 La rubrique relative aux marques d’usage

En lexicographie, le système des étiquettes joue un rôle capital. C’est l’un des plus importants attributs de l’article de dictionnaire. La marque est un indicateur de situation de communication et un médiateur de l’usage. Elle renvoie à une règle, à une norme édictée qui est non « un fait quantitatif, statistique, une loi au sens naturel et objectif du mot, mais une loi culturelle, une prescription » (Rey et Delesalle, 1979 : 22), la prescription ayant une origine idéologique. Elle sert à graduer la construction de la norme linguistique décrite et à qualifier l’usage. Corollairement, elle entérine l’idée de la prescription, parce que les marques sont la plupart du temps interprétées comme des indices de renforcement de la norme sélectionnée ou de la norme idéale. « Le marquage a pour fonction non de refléter l’usage, mais de contraindre les usagers à respecter une norme socioculturelle, linguistiquement discutable » (Beaujot, 1989 : 81). Les labels caractérisent le statut du mot ou du sens par rapport à un usage non marqué. C’est dire qu’ils gèrent les restrictions ou les contraintes d’emploi des éléments de la nomenclature. Ils ne visent donc aucunement la condamnation d’un mot ou son rejet dans une catégorie irrecevable grammaticalement parlant. « The people who make a two-part division into “correct” and “incorrect” show that they do not understand how language works » (Read, 1992 : 284). La validation de l’usage ne réside pas dans le mot lui-même, mais bien dans le contexte social dans lequel il est cité. Pour cette raison, au Québec, tout mot retenu dans un dictionnaire de langue, qu’il soit usuel partout dans la francophonie ou d’un usage limité au secteur québécois, n’a pas à être pourvu d’un indicatif de localisation diatopique. Du point de vue de la norme interne, rien, absolument rien ne justifie le marquage des mots puisqu’ils sont tous québécois. Noter des indices géographiques comme canadianisme, québécisme ou régionalisme reviendrait à accorder la priorité à une norme externe, même si les particularismes de cette norme européenne sont aussi reconnus et identifiés dans un dictionnaire québécois. Encore une fois, il est impératif de se rallier à l’idée que l’absence d’étiquette est le signe de la conformité et de la recevabilité normatives, toute marque topologique étant le témoin d’une restriction d’emploi, rien d’autre (cf. Beaujot, 1989 : 81). L’absence d’indice devant une forme ou un sens est aussi significative que sa présence. La marque neutre (∅) indique simplement une situation de communication non conditionnée, normale et reçue. Les seules marques de localisation admissibles concerneraient les spécificités géographiques à l’intérieur du territoire québécois, mais il n’y a pas lieu d’élaborer là-dessus pour le moment.

Les marques s’organisent en plusieurs constellations porteuses de particularités fonctionnelles. Les principales sont d’ordre chronologique, géographique, technolectal, social et stylistique (pour des explications plus raffinées, cf. Landau, 1984 : 174-225). Par ailleurs, « le métalangage dont nous disposons aujourd’hui, les fameuses marques d’usage, type “populaire”, “familier”, “argotique”, “spécialisé”, etc., est l’objet d’une critique fort légitime et bien fondée, avec comme conséquence, que ce métalangage est discrédité, ou, tout au moins, apparaît comme peu satisfaisant ou peu rigoureux » (Corbeil, 1988 : 76). À l’heure présente, cet appareil métalangagier nécessite une sérieuse évaluation, un examen minutieux et circonstancié ainsi qu’un dépoussiérage en profondeur, il ne satisfait plus entièrement toutes les dimensions du langage. Des marques restent encore à inventer pour mieux circonscrire la réalité du langage; par exemple, on pourrait tirer profit de balises comme oral / écrit, raciste, sexiste (cf. Beaujot, 1989 : 80).

On peut aussi envisager les indicatifs comme relevant d’aspects positifs ou d’aspects négatifs. Sont positifs des critères comme : dépister des néologismes, valoriser le lieu de création d’un mot, indiquer des valeurs d’emploi, revendiquer une fierté légitime devant la créativité linguistique. Sont négatifs des critères comme : condamner une forme, pointer un barbarisme, épingler un emprunt, marginaliser un mot, en somme tout ce qui renvoie à un autre standard (Paris, Londres, États-Unis, Madrid, Lisbonne, selon les langues). La lexicographie traditionnelle n’a pas encore résolu tous ses conflits à cet égard puisque la double perspective descriptive et prescriptive mène à des quiproquos. Par exemple, les marques anglicisme et néologisme peuvent être décodées doublement. Suivant le volet descriptif, l’unité coiffée de la première sera décryptée comme étant d’origine anglaise ou américaine alors que la seconde sera décodée comme un mot ayant pénétré récemment en français. Sur la base de l’étalon prescriptif, l’anglicisme sera vu comme inapproprié tandis que le néologisme devra faire son purgatoire, c’est-à-dire perdre son label de nouveauté pour accéder au champ du permis (cf. Boulanger, 1984 : 10). Sans compter que des mots comme prime lime et short-track, récoltés dans le PLI (1994), vivent en français sous la double bannière de l’anglicisme et du néologisme, ce qui pose le problème du chevauchement naturel des étiquettes.

4.3 Au pays de la diatopie

En ce moment, on décèle deux attitudes opposées devant le marquage des mots régionaux dans les dictionnaires de langue. Dans les ouvrages élaborés en France, par exemple dans le NPR (1993), tous les ouest-atlantismes sont codés soit directement, grâce au label lui-même (cf. frasil), soit indirectement dans la rubrique étymologique (cf. motoneige), dans l’énoncé de la définition (cf. orignal) ou grâce à des procédés simultanés (cf. caribou). Dans la grande majorité des dictionnaires français adaptés ou confectionnés au Québec, par exemple le Dictionnaire CEC Jeunesse (DCECJ, 1992), le Dictionnaire du français plus (DFP, 1988) et le DQA (1992), les québécismes ne sont pas repérables au moyen de ces marques. Tandis que dans la première série d’exemples, l’indicatif spatial sert d’avertissement pour le lecteur qui est d’abord de France, faut-il le rappeler, une volonté de neutralisation, de désaccord au sujet de la marginalisation traditionnelle explique la seconde façon de faire. Deux comportements, deux normes possibles.

La plupart des auteurs de dictionnaires complets mis en chantier au Québec ou adaptés de produits étrangers se situent d’emblée du point de vue de l’ensemble de la langue française en usage au Québec. Des mots comme acériculture, cégep, traversier n’ont jamais été des régionalismes lorsqu’ils étaient analysés de l’intérieur. Ils ressortent comme tels uniquement dans les dictionnaires d’entreprises françaises, dans les recueils correctifs ou dans des ouvrages publiés par des gens d’ici qui les jugent à partir de la norme parisienne, c’est-à-dire du standard qui nourrit la différence. En revanche, ce sont les allusions à des particularités de la vie en France qui deviennent marquées, dans la définition (cf. département, sens 1, dans le DCECJ, 1992), dans l’explication sémantique (cf. 1. franc, dans le DCECJ, 1992) ou dans l’exemple d’emploi (cf. présidentiel, dans le DCECJ, 1992). Pour le moment, aucun dictionnaire hexagonal n’use de l’abréviation région. (« régionalisme » ou « régional ») pour escorter de telles unités. La formule appositionnelle En France ou sa mise entre parenthèses amorce la définition (cf. censeur, sens 4, « En France, personne chargée de la surveillance des études et de la discipline dans les lycées », bleuet, sens 3, « En France, centaurée bleue (Centaurea cyanus), plante très courante, appelée aussi casse-lunettes » et sapin, sens 2, « (En France) Sentir le sapin (c-à-d. le bois dont on fait les cercueils) : n’avoir plus longtemps à vivre », tous dans le DFP, 1988).

Dans le DCECJ (1992), le DFP (1988) et le DQA (1992), les marques topolectales Canada ou Québec furent écartées afin d’éviter le syndrome de la hiérarchisation de l’usage du point de vue de la norme prescriptive, c’est-à-dire du standard originant d’une autorité et imposé à partir d’une construction théorique du système de la langue qui endosse un certain ostracisme et l’obligation pour l’utilisateur de se plier à des prescriptions d’emploi commandées par un alignement inconditionnel sur Paris. L’idée des lexicographes était également de se garder de mettre en relief sous un angle défavorable les différences entre les usages linguistiques québécois et européens, de s’assurer que s’il y avait des divergences, elles ne consistaient pas en écarts à classer dans le fichier des marginalismes, à comparer à un diktat étranger, mais bien plutôt à s’assurer d’une homogénéité qui résulte de la fusion du lexique commun et du lexique particularisant. C’était le seul moyen de dessiner le portrait réel du français en terre américaine. Pour les Québécois, le mot table doit être aussi québécois que le mot magasinage et le mot magasinage utilisable sans restriction en langue française comme le mot table. Les marques diastratiques ou de niveaux de langue peuvent évidemment nuancer les jugements d’emploi sur certains mots (cf. plus loin).

À tort ou à raison, on a reproché aux lexicographes québécois l’absence de marquage diatopique dans les dictionnaires laurentiens. L’une des principales objections que l’on prône en faveur de l’introduction des marques est le désir d’identifier la portion du lexique propre au continent nord-américain. Il s’agit dans ce cas de défendre une attitude de fierté, d’orgueil même. On veut se montrer et montrer aux autres que ce qui nous appartient est extraordinaire, peut-être même meilleur que chez le voisin. On veut dire au monde que assurance chômage, que citoyenneté au sens de « nationalité », que constitunonnaliste sont à nous, que nous revendiquons une partie des mots autobus et érablière. Bien entendu, ce point de vue est positif et défendable. Les mêmes critiques soutiennent que la présence des étiquettes signalerait à ceux qui lisent, voyagent, se cultivent que ces unités sont à surveiller, sinon à remplacer lors de séjours en France ou en francophonie extérieure. Le corollaire de cette position veut que les visiteurs étrangers sachent comment s’y retrouver eux aussi lors de leur passage en Amérique. Tout cela est tout à fait conforme à l’éthique linguistique et à la politesse. Il y a cependant un hic : c’est toujours le citoyen québécois qui doit s’adapter à la norme de l’autre, qu’il soit le visiteur ou l’hôte. On peut se demander en effet pourquoi la pareille ne nous est pas rendue dans un dictionnaire français, pourquoi les rédacteurs ne signalent pas que carte bleue, carte grise, carton jaune, droguiste, érémiste, parpaing, pressing, S.D.F., smicard, sucre roux, sont de purs francismes conceptuels ou formels? Et puis, qui sait si cela ne rendrait pas service aux locuteurs français et à ceux qui apprennent le français en Europe? De toute façon, ce serait jouer « fair-play »! En contrepartie, la lexicographie d’Amérique pourrait envisager de noter les vocables renvoyant à des notions non partagées avec la francophonie, notamment pour les termes administratifs et institutionnels. La marque québécisme ou canadianisme prendrait alors une valeur méliorative axée sur l’ouverture plutôt que de se cantonner au rôle distinctif insécurisant. Son but serait de communiquer au destinataire que le mot lui est propre parce que la réalia lui est aussi exclusive. On peut songer par ailleurs à utiliser les toponymes Québec ou Canada pour identifier les mots dans l’article. La réflexion sur le sujet est à peine amorcée, elle doit se poursuivre (cf. Boulanger. 1990).

Du strict point de vue de la méthode lexicographique, le réseau des marques laisse perplexe. Le dictionnaire transmet une foule d’informations linguistiques sur un mot que l’on appelle l’entrée. Celle-ci devient le sujet d’un texte plus ou moins élaboré qui s’articule selon un code métalinguistique et stylistique rigide, fixé depuis le XVIe siècle. La lexicographie régionale récente est venue perturber ce bel équilibre séculaire des contenus microstructurels par le simple fait du déplacement du pôle d’examen et de l’option de description des mots. L’axe d’analyse devient interne entraînant dans son sillage le glissement du point de comparaison de Paris vers l’Amérique, surtout le Québec. D’un lieu nettement circonscrit, d’un centre, on passe à un vaste territoire où la norme n’a pas de véritable point d’ancrage géographique. Celui-ci est à rechercher dans un espace mental comme celui que forme le corps social dominant. Le traditionnel fil d’Ariane étant rompu ou plutôt se tendant sur un nouveau parcours, il va de soi que les informations de la microstructure de l’article sont l’objet d’une révolution et qu’elles sont à revoir en profondeur. La sémiotique du dictionnaire de langue est profondément perturbée parce que les modes d’articulation de la pensée révèlent de nouvelles perspectives quant à la manière de découper l’expérience humaine. Toute la physionomie de l’article doit être refaçonnée sous peine de produire des dictionnaires hybrides ou illégitimes. Les articles blanc, bleu, cuisine sont à reconfigurer afin de les rendre comparables à inhalothérapeute, polyvalente ou sous-ministre. En outre, dans les dictionnaires laurentiens, il n’est plus question d’accepter que les particularismes lexicaux soient définis à l’aide de gloses synonymes du français d’outre-Atlantique (cf. épinette défini par « épicéa » dans le NPR, 1993, joujouthèque par « ludothèque » dans le PLI, 1994; cp. les définitions des mêmes entrées dans le DQA, 1992).

Dans un dictionnaire de 60 000 articles, est-il utile, du point de vue lexicographique, de dire aux Québécois que tel ou tel mot est leur? Les lexicographes français avertissent-ils leurs concitoyens que yaourt est plus de France que yog(h)ourt (NPR, 1993), que périf ou périph (NPR, 1993, et PLI, 1994, sous périphérique) sont d’utilisation ou de référence exclusivement parisiennes, que baby-foot, (faire) basket, funboard et sponsor (NPR, 1993) sont des emprunts ou des pseudo-emprunts inconnus sous d’autres cieux francophones?

Opter pour une description lexicographique intégrale revient à dire que le rejet du mode traditionnel du marquage devrait être une hypothèse de départ. Le contenu du dictionnaire doit capter la langue française telle qu’elle vit et s’épanouit en contexte nord-américain. C’est encore se soumettre à la norme européenne centralisatrice, hiérarchisante et dévalorisante que de procéder autrement. On sait que le dictionnaire se propose comme un livre porteur de la norme objective et sociale, mais que les doxologues le transforment en un ouvrage prescriptif et idéal. Si dans nos dictionnaires chaque québécisme de forme ou de sens est escorté d’une marque, il « aura l’air d’une exception, d’un égarement collectif quant à la norme » (Gadbois, 198B : 99) qui sera invariablement considérée comme puisant sa force au dehors, autrement dit en sol européen. Si la conception globale du dictionnaire nécessite la description de l’ensemble du français au Québec, auquel se greffent quelques indispensables particularismes européens, aussi bien belges et suisses que français et africains, il ne paraît pas opportun de labelliser autre chose que des formes ou des sens qui ne sont pas d’un usage actif ici, ou dont l’utilisation renvoie à des classes de référents strictement allogènes. La majorité du public fait partie du « monde ordinaire » et c’est à lui que s’adresse le dictionnaire, pas aux linguistes ou aux langagiers, encore moins aux autres francophones, sinon accidentellement. Pour illustrer cela par un exemple concret, le DQA (1992) sera appelé comme témoin. Ce dictionnaire n’est pas destiné en priorité aux traducteurs, même si ceux-ci peuvent en tirer profit. Aucun dictionnaire de langue de 40 000 entrées dont la vocation principale est pédagogique ne prend d’ailleurs tes traducteurs comme public cible. Par rapport aux exigences normatives de la majorité des langagiers, le DQA (1992) est, bien entendu, déviant. Presque tous le condamnent publiquement et déclarent ne pas s’en servir. Le désaccord sur la norme, qui est à la source des propos de ce groupe, mène à une « évaluation » biaisée idéologiquement, puisque c’est l’enveloppe qui est jugée et non le contenu réel du dictionnaire.

Le locuteur ordinaire part du principe que ce qu’il trouvera dans son répertoire est juste, correct, que c’est du français de qualité, que cela se dit ou s’écrit couramment là où il vit, que ce qui s’écarte du standard est signalé par les lexicographes, porte-parole de la norme sélectionnée. Pour lui, c’est bien-être social, permis de conduire, vadrouille qui sont du bon français général alors que sécurité sociale, carte grise, wassingue ou serpillière lui sont étrangers et devraient porter une indication appropriée; quant à débagouler (donné comme populaire et vieux dans le DFP, 1988, le NPR, 1993, et le PLI, 1994) et débecter (donné comme familier dans les mêmes ouvrages), ces unités ne sont pas d’une utilisation habituelle en Amérique et les indices de niveaux de langue ne correspondent pas à la réalité connue de l’usager. Il n’en va pas autrement avec des expressions comme Ah, chouette alors!, Chic alors!, Mince alors!, toutes notées du niveau familier dans le NPR (1993) et qu’aucun locuteur québécois n’emploierait spontanément au même niveau. Au fur et à mesure que les connaissances du consulteur augmenteront, que ses contacts avec l’Europe s’étofferont, car, au départ, les utilisateurs ordinaires ne font pas de comparaison avec la France, il fera lui-même les distinctions (cf. collège, cégep et polyvalente par rapport à lycée (France), gymnase (Suisse) et athénée (Belgique)). Pour ce qui est du public déjà averti, il devrait avoir développé un jugement éclairé. En lexicographie, le temps est un grand allié de la norme et de la médiation; il saura faire son office dans la propagation du nouveau code normatif,

Je suis fermement convaincu que si l’on prend la décision de marquer les formes ou les sens, il faudra épingler tout ce qui constitue un écart, le moindre soit-il par rapport au français européen. Des mots comme avenue, cuisinière, érable, fleuve, longe, pin, pizza, rue, sapin et torrent devront être revus et subir un sérieux toilettage définitionnel puis cire étiquetés, le cas échéant, de marques diastratiques, technolectales, etc.; leur définition actuelle et les exemples qui les accompagnent pèchent par gallocentrisme (cf. sapin défini par « Arbre résineux au tronc grisâtre commun dans les montagnes d’Europe occidentale entre 500 et 1 500 m et dont les feuilles, persistantes, portent deux lignes blanches en dessous (ce qui les distingue de celles de l’épicéa) » dans le PLI, 1994; pizza par « Préparation de pâte à pain garnie de tomates, anchois, olives, mozzarella, etc. [...] » dans le NPR, 1993; pin, illustré par Pin sylvestre, pin maritime ou pin des Landes pin pignon ou pin parasol (cp. la première série d’exemples dans le DQA, 1992 : Pin blanc, rouge, gris)). Par ailleurs, des flexions comme omettre, députée, professeure ou des neutralisations comme (la) juge, (la) ministre devront être reconnues comme des québécismes morpho-grammaticaux en raison de leur morphème de genre ou de leur épicéinisation (les mots juge et ministre sont encore consignés en tant que noms masculins dans le NPR (1993) et le PLI (1994) alors que le DQA (1992) ne donne pas de genre, se conformant en cela à l’évolution de la langue française en terre québécoise). Des mots comme briser, (être) chanceux et cuisinette seraient des régionalismes de fréquence. Etc.

Dans un dictionnaire destiné en priorité aux usagers québécois et non à l’ensemble des francophones, on serait plus que justifié de ne pas marquer les nord-américanismes tout comme on le serait d’estampiller les références propres à l’Europe ou les réalités non répandues ici. Si chaque forme, chaque sens, chaque emploi considérés comme des acquis par le public nord-américain doivent être encodés, il y aura une inflation de marques, une redondance de l’information, ce qui alourdirait inconsidérément le dictionnaire et ne faciliterait guère le décodage. Mais, dira-t-on, comment reconnaître ce qui est nôtre de ce qui est panfrancophone? S’il est aisé de cataloguer atoca, cégep, fun, umiaq, qu’en est-il de didacticiel, dossier, échéancier, glaciel, motoneige, nordicité, terminologue, mots ou sens spécialisés ou semi-spécialisés créés au Québec, mais largement diffusés dans l’usage francophone? Qu’en est-il de autobus, casser, colonisation, déportation qui ont une facture sémique nuancée suivant les lieux d’emploi? Les mots bouger, enfant, manger, mère sont-ils réellement perçus de manière identique en Amérique et en Europe? Comment distinguer le sens des expressions et locutions comme [F] mettre les pieds dans le plat et croiser les doigts (cf. NPR, 1993) d’avec [Q] se mettre les pieds dans les plats et se croiser les doigts (cf. DQA, 1992)? Que faire avec des mots comme niaiseux, noté Canada, sans marque diastratique dans le NPR (1993) et le PLI (1994), ou serrer, noté litt. ou Canada dans le PLI (1994), au sens de « enfermer, ranger en lieu sûr »? Démêler l’écheveau des francophonismes, c’est-à-dire des unités lexicales communes à tous les francophones, et des particularismes n’est pas une sinécure. Les marques de nationalisation sont aussi problématiques, étant donné que les mots migrent rapidement d’une variété de français à l’autre, comme en fait foi l’énumération précédente, à laquelle on peut additionner les formes dites fautives comme alternative, crème glacée, drastique, opportunité qui ont maintenant rejoint les colonnes des répertoires hexagonaux. Ainsi va la vie des mots. Bien des vocables et des sens se métamorphosent du jour au lendemain. Hier encore, on les considérait comme des francismes ou des québécismes. Aujourd’hui, ils sont devenus des francophonismes. Certains anglicismes naguère propres au Québec se francophonisent rapidement, comme l’illustrent les quelques exemples précédents.

Un autre aspect mérite intérêt; c’est celui qui veut qu’historiquement la marque soit unique alors que la moindre petite analyse montre que chaque mot, chaque sens pourrait être doublement ou triplement encodé puisque le consulteur peut percevoir le mot à plusieurs niveaux simultanément. Différentes marques peuvent s’imbriquer pour mieux saisir les circonstances d’emploi de chaque mot. Ainsi l’unité acériculture est à la fois un québécisme et un terme technique, carcajou un amérindianisme et un régionalisme laurentien, bouscueil un localisme, un mot rare ou littéraire, cométique un inuitisme, un québécisme et un terme technique, coroner un anglicisme, un régionalisme, un terme du vocabulaire de la justice qui pourrait être officialisé, ainsi de suite. L’encodage des unités peut obliger le lexicographe à recourir à l’enchâssement des marques temporelles, sociales, technolectales, géographiques, etc., ce qui, à ce jour, est quasi inédit dans le travail dictionnairique. L’un des dangers qui guette le lexicographe, c’est sans nul doute l’inflation des étiquettes distinguant les registres d’emploi. Un fort risque de surenchère est présent.

5. Synthèse

La langue française, le système de la langue sont singuliers. Les normes, les usages sont pluriels. Ils montrent ainsi l’évolution et la rénovation de la langue. Aussi, soutenir que le français s’étale en variétés dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire qu’on y observe des différences plus ou moins accentuées selon les territoires, n’est, bien entendu, ni un secret, ni une observation originale, du moins jusqu’à ce que retentisse l’écho de l’idéologie. Car il est évident que du point de vue des positions idéologiques, l’idée de norme n’est pas neutre.

Hors d’une position nationale, il paraît absurde de se poser la question de savoir ce qu’est, au Québec, le français standard et un français de qualité (cf. Boulanger, 1994 : 1). On dira que c’est le français garanti par la norme soutenue par la communauté nationale québécoise, appuyé sur tous les organes étatiques ou autrement influents (dictionnaires, grammaires, académies, textes de loi, énoncés institutionnels, etc.) et sur tous les spécialistes des questions linguistiques et lexicographiques. Toute remise en cause de l’existence objective du Québec en tant que communauté propriétaire de l’une des variétés valorisées de la langue française conduit à l’invalidation de la norme préconisée et à l’éradication de la francophonie en tant qu’institution défenderesse du droit à la différence linguistique.

Dans un dictionnaire québécois qui envisage l’ensemble de la langue d’ici, il ne parait pas opportun de baliser les particularités laurentiennes pour plusieurs raisons discutées et rediscutées tout au long de ce texte. Je les synthétise ci-après.

  1. Marquer les québécismes reviendrait à établir un précédent pour une autodescription lexicographique complète d’une langue sur un territoire donné. Jamais les dictionnaires de France ne marquent l’ensemble des francismes ou des mots usuels en France seulement ou autrement spécifiques de l’Hexagone. Les dictionnaires ne particularisent que ce qui provient d’ailleurs : régions, États, pays. Le cas de Louis-Alexandre Bélisle (1957) est particulier : sa référence normative est inconditionnellement alignée sur le français d’Europe. Il a néanmoins constitué une étape importante, nécessaire même, dans l’histoire et l’évolution de la lexicographie nord-américaine de langue française.
  2. La marque géographique est inutile, puisqu’il existe par ailleurs un appareil de balises qui permet de noter les écarts par rapport à la norme préconisée : les marques sociales pour les niveaux de langue, les marques socioprofessionnelles pour les terminologies thématiques, les marques chronologiques, les marques collocatives, etc. C’est ce réseau qui importe. Par ailleurs, le simple fait de considérer l’ensemble de la langue française parlée et écrite au Québec comme un tout à décrire est déjà une prise de position normative. « La norme institue dans le champ des comportements socioculturels une polarité du positif et du négatif tendant à fonder en valeur une décision strictement conventionnelle » (Genouvrier, 1972 : 43). Comme cette option répond à la perception du québécisme évoquée antérieurement, on conçoit facilement qu’il y aurait une forme de redondance à vouloir identifier les mots diffusés sur l’ensemble du territoire québécois.
  3. Marquer les particularismes québécois reviendrait à dire :
    1. Qu’il existe une norme supérieure, que cette norme est centralisée ailleurs —à Paris— et que c’est elle qui servirait de référence, de tertium comparationis. Un dictionnaire qui envisage l’ensemble de la norme d’ici tout en soulignant les éléments spécifiques serait vu comme un sous-produit dialectal. Il est impossible de croire qu’aujourd’hui encore seuls les dictionnaires de France puissent servir à hiérarchiser les mots d’un autre territoire. Cela contredit la définition même de la francophonie.
    2. Que les unités linguistiques ainsi mises en évidence sont marginalisées, régionales, donc irrecevables, invalidées par l’autre norme. Car tout marquage, quel qu’il soit, est perçu prescriptivement par le décodeur. Les doxas dictionnairiques et normatives en répercutent l’écho depuis des siècles.
    3. Qu’il existe encore un profond sentiment d’insécurité linguistique envers la norme légitime québécoise, qu’en somme on nierait (cf. Boisvert, Boulanger, Deshaies et Duchesneau, 1993). Ce serait faire la preuve que le choix normatif n’est pas arrêté, que la société ou les lexicographes ne sont pas prêts à accepter le standard d’ici ou encore à confirmer qu’il en existe bel et bien un. Quant à l’argument de fierté devant les mots identifiés, il n’a pas sa raison d’être puisqu’il ne vaudrait que pour ce qui est au-dessus de la norme, à savoir les mots littéraires (bouscueil et pagée, par exemple) et les mots techniques ou scientifiques (acériculteur, batture et inhalothérapeute, par exemple). Tous les mots appartenant à des niveaux de langues sociaux situés sous la barre normative seraient stigmatisés. Marquer les québécismes, ce serait reconnaître qu’il y a quelque chose de différent, au sens négatif s’entend. Marquer par fierté reviendrait malgré tout à proscrire. Cela s’apparenterait au défaut de la qualité. À vouloir trop bien faire, on risquerait de perpétuer une autre idéologie.
    4. Qu’il faut signaler aux autres francophones que ces mots sont exclusivement québécois. Cette option n’a guère de sens sinon d’entretenir le complexe de la différence. Un dictionnaire comme le DQA (1992) s’adresse aux gens d’ici en priorité tout comme les dictionnaires français décrivent un usage hexagonal pour des locuteurs de l’Hexagone. Lorsque les lexicographes français reprennent nos mots, ils les identifient à leur manière et pour leurs besoins spécifiques. Ils les retiennent « seulement lorsque ces usages présentent un intérêt pour tout le monde » (Rey-Debove et Rey, 1993 : XIII). La désignation de réalités propres ou la mention d’usages caractérisés « ne prétendent pas remplacer les descriptions spécifiques et plus exhaustives des belgicismes, helvétismes, québécismes, africanismes, antillanismes, etc., et encore moins se substituer à des dictionnaires du français décrivant l’usage et la norme de cette langue dans une communauté sociale donnée (le Robert vient d’en faire la tentative très sérieuse au Québec, par le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui) » (Rey-Debove et Rey, 1993 : XIII-XIV). Par ailleurs, les dictionnaristes français n’ont cure d’identifier leurs propres particularités (cf. droguerie, garde à vue, garde des sceaux, polochon et traversin dans le NPR, 1993), sauf lorsqu’il s’agit de termes institutionnels (cf. arrondissement et canton), et encore n’y a-t-il pas là une recherche d’exhaustivité.

6. Conclusion : dictionnaire, norme et société

La marque, quelle qu’elle soit, est le signal d’un écart par rapport à quelque chose d’autre qui est accepté; une norme, un standard, des niveaux d’emploi, de discours... Aussi rappeler aux Québécois que tel ou tel mot est une québécisme, au sens de « régionalisme », ce serait les inciter à le rejeter par insécurité linguistique et à rechercher la réponse « correcte » dans un autre réservoir, en l’occurrence le trésor franco-français, identifier les québécismes, c’est, bien entendu, noter tout écart visible par rapport à la France (par exemple : acériculture, cégep, désencrage; fam. maganer, sacrer son camp, taponner). Si les trois derniers exemples ont des synonymes gallofrançais de même niveau, il n’en va pas de même pour les trois premiers qui sont davantage valorisés et qui, en France, n’ont aucune résonance conceptuelle. Doit-on alors envisager deux classes de mots, les bons et les mauvais?

Tout lexicographe « différentialiste » marquerait les mots cités ci-dessus. Mais que ferait-il avec des formes comme avenue « artère orientée nord-sud », banc « siège pour une personne », bouquin (qui est familier en France), chaise, érable, faculté (l’un des exemples du NPR, 1993, est : « Doyen, recteur d’une faculté. »), fauteuil, le Fleuve, outre-mer « vers l’est », rue « artère orientée est-ouest », sapin, université?

Concevoir un dictionnaire, le mettre en chantier, le rédiger supposent des choix normatifs à plusieurs niveaux, comme on l’a vu pour le domaine précis des marques. En théorie, les dictionnaires ne se veulent pas ostracisants : ils refusent « l’autocensure d’une norme rigoureuse » (Rey-Debove et Rey, 1993 : XIII). Mais leur contenu résultant d’une série de tris qui reposent sur des critères du bon et du bel usage, le destinataire en tire l’impression justifiée que ce genre d’ouvrage est un code de la langue réglé par les lexicographes identifiés comme des arbitres et des décideurs linguistiques. Pour ce qui est du point d’ancrage de notre norme, il semble acquis qu’elle est orientée du côté de « la variété standard de la couche moyenne supérieure assez fortement scolarisée » (Auger, 1988 : 63). En d’autres mots, la norme est le « modèle social qui guide la réalisation des comportements linguistiques des locuteurs dans chaque groupe dont est composée la société globale elle-même » (Corbeil, 1988 : 73). Elle est le mode d’existence de la suprématie d’une pratique linguistique sur d’autres qui existent dans la même communauté ou dans une communauté sœur (cf. Baggioni, 1976 : 70). La norme reflète donc, y compris dans la variation linguistique régionale, la pratique qui est dominante sur un territoire. Celte pratique est elle-même l’expression, la médiation et le reflet complexe de la précellence d’une variété sur une ou d’autres. Il n’est donc pas opportun de marquer diatopiquement les mots qui originent des galaxies lexicales de sa propre référence. C’est la variété éloignée géographiquement ou les variétés internes qui doivent faire l’objet du balisage. Des dictionnaires comme le DCECJ (1992), le DFP (1988) et le DQA (1992) s’inscrivent dans la lignée de la conception variationmste de la langue française, et ce fait ne peut pas être ignoré.

Concrètement, il est difficile de circonscrire la norme puisque la seule définition possible de cette tête de pont lexicographique est la description elle-même une fois qu’elle est achevée et disponible. Au sein de notre communauté linguistique, il existe sans nul doute une norme lexicale qui influence et oriente les usages et les situe les uns par rapport aux autres. Mais, à l’heure actuelle, rares sont les dictionnaires qui concrétisent celte vision théorique et intuitive de la norme sociale québécoise. La preuve reste à venir, car la norme implicite est néanmoins réelle et elle est conditionnée par les lexicographes qui confectionnent les dictionnaires. Le DQA (1992) est le premier dictionnaire québécois à expliciter sans complexe toutes les dimensions de la norme sociale observable de ce côté-ci de l’Atlantique. Plus il y aura de dictionnaires de ce genre, plus la norme sera concrétisée et avalisée.

Il n’en reste pas moins que la lexicographie québécoise est placée devant le défi de (re)terrilorialiser la lexicographie de la langue française. Plus que tout autre, le dictionnaire est un livre d’appartenance et d’identité, un livre territorial, terriblement diatopique : fruit d’un espace communautaire, il participe au développement d’un tissu social dans un temps immobilisé (cf. Boulanger, 1988 : 141). Les idées et les valeurs sociales défendues fusionnent aux mots de la tribu que consigne le dictionnaire. Aussi le tissu dictionnairique est-il imprégné de toute cette saveur et de cette symbolique sociales qui démarquent et caractérisent la communication d’un groupe de locuteurs. Au delà de « la besogne des mots » —qu’évoque Georges Bataille— et des définitions, c’est dans le réseau des marqueurs de l’usage que le destinataire du dictionnaire retracera nombre de différences subtiles et peu connues entre la variété de français qu’il possède et maîtrise le mieux et le français de référence, qu’il soit européen ou nord-américain. De plus, l’existence des marques dans un dictionnaire de langue représente une sorte de compromis acceptable entre les exigences plus ou moins contradictoires d’une perspective descriptive dans la rédaction du répertoire et une perspective éventuellement ou naturellement sentie comme normative chez les utilisateurs. S’il n’a pas d’âme, le dictionnaire ne sera qu’un objet de contemplation distancé et cela malgré ses qualités lexicographiques intrinsèques. Il doit communiquer quelque chose à quelqu’un qui est capable d’appréhender le message à partir de sa propre conception idéologique de lu langue et du monde.

Les dictionnaires conditionnent les comportements langagiers des individus, car les consulteurs se rallient à ses préceptes sur la langue, qu’ils s’efforcent de transposer ensuite dans leur vie quotidienne. Construire un dictionnaire, c’est édifier une cathédrale à la langue et créer un héritage incomparable pour un pays. Encore faudrait-il que les citoyens de ce pays se reconnaissent dans le dictionnaire qu’on leur propose. Si le répertoire de mots n’est pas un miroir social et culturel, c’est parce que les locuteurs ne souhaitent pas entériner leur autonomie en tant que peuple et civilisation. Tout dictionnaire projeté doit être élaboré en pleine conscience d’une grande confiance linguistique et d’une sécurité totale liées à l’empire que les Québécois ont sur leur développement économique, culturel, langagier, etc. C’est l’unique moyen d’accréditer un modèle original de la norme. Puis de pouvoir accepter la diversité des standards linguistiques de la francophonie tant il est clair que le français est d’un usage pluriel et que son écologie varie suivant les milieux où il s’épanouit. La somme de toutes les normes régionales légitimes sculpte la supranorme de la langue française et elle en fera reconnaître l’influence dans l’évolution du monde. L’existence d’un dictionnaire qui reflète l’entier de la société qui lui donne naissance est l’ultime preuve que l’aménagement linguistique d’un pays ou d’un État a réussi et que la chaîne des influences et de l’accumulation des savoirs est pérenne.

Références

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1998). « Le pacte normatif du français québécois : réflexions sur les marques lexicographiques diatopiques », dans Louis Mercier et Claude Verreault (dir.) en collab. Avec Hélène Cajolet-Laganière et Geneviève Prévost, Les marques lexicographiques en contexte québécois. Actes de la Table ronde tenue à Montréal les 3 et 4 novembre 1994, Québec, Office de la langue française, coll. « Études, recherches et documentation », p. 171-188. [article]