À propos de l’arrimage entre le dictionnaire et la néobienséance

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

« [...] le droit de ne pas se conformer aux forces viles de l’uniformisation, qu’elle soit imposée par les Cocos, les Spéculateurs ou la Langue de bois gerbatoire du Politique Correct » (Le Carré 1996 : 224).

1. Le dictionnaire comme reflet spéculaire de la société

La matière lexicale d’un dictionnaire s’ordonne tout entière en fonction d’une hiérarchie aussi bien implicite qu’explicite, qui, souvent, en fait un panthéon du vocabulaire que la norme canalise du point de vue prescriptif ou objectif. Les recueils de mots conservent ainsi la trace linguistique de l’arborescence des faits sociaux d’une époque et d’un espace bien singularisés. Un dictionnaire est pensé, du moins l’était-il, pour présenter un état des phénomènes excluant tout jugement de valeur de nature non linguistique. Cette mission et la perception du dictionnaire sont en train de dériver et d’être chambardées. On pourrait se demander en effet si le dictionnaire, québécois ou français, n’est pas à la veille de raviver une forme de militantisme à la manière de Pierre Larousse dans son Grand dictionnaire universel, ou à la façon de ses prédécesseurs Pierre Bayle (Dictionnaire historique et critique) et Denis Diderot (L’Encyclopédie). Chez Pierre Larousse, ce militantisme était, notamment, de nature politique. Il prend aujourd’hui figure plus sociale, comme chez Littré, et morale : défense du bien de l’individu, de son droit et proclamation du devoir de l’autre à son égard. Sous certains de ses aspects, il flirte avec une forme d’extrémisme. Le dictionnaire est au seuil de la métamorphose. Il risque de se transformer en un livre de la conscience sociale exacerbée, opérant par le fait même une sorte d’eschatologie collective. Son objectivité risque de basculer dans la finitude concrète de la subjectivité totale, à l’image du purisme au regard de la langue. À l’heure où la francophonie s’effrite et où la société est en crise majeure sur plusieurs plans, un nouveau danger guette la lexicographie et le dictionnaire : la soumission à la bienséance et à l’orthodoxie langagières, prolongements linguistiques naturels des secousses sociales.

Sur la base de critères objectifs, le dictionnaire ferme le lexique. Son contenu convoque un ensemble clos, la nomenclature, dans lequel les mots sont placés et hiérarchisés suivant un système circulaire qui construit un texte culturel à la rhétorique et au style bien ciselés. La concision d’un dictionnaire oblige les lexicographes à faire des choix, car l’ouvrage ne saurait « refléter tous les usages des mots, tous les registres d’expression, ni même tous les vocabulaires, toutes les terminologies, toutes les nomenclatures » (Rey 1982 : 67). Les articles de tous les dictionnaires sont donc les résultats d’un calibrage rigoureux. Jusqu’à récemment, la procédure se déroulait dans le respect et la vérité de l’observation de la vie sociale des mots, sans interprétations subjectives ou idiosyncrasiques. Certes, les sélections ne sont pas entièrement innocentes. Considérées dans leur totalité, elles trahissent un temps, un territoire, une équipe de rédacteurs, bref une idéologie systématique. Par ailleurs, tout dictionnaire doit aussi tenir compte de ce qui est moins édifiant dans une culture, celle-ci étant constituée « d’un ensemble d’assertions sur l’homme et sur la société, assertions prenant la valeur de lois universelles pour la communauté socio-culturelle que forment les lecteurs » (Dubois et Dubois 1971 : 99). Le lexicographe doit décrire les performances verbales des locuteurs du français. Plus même, il doit rendre compte de toutes celles qui relèvent « des attitudes de ces sujets à l’égard des types de comportements verbaux parlés ou écrits » (Dubois et Dubois 1971 : 99). Toutefois, la somme des mots retenus est contrôlée par un programme et par le principe de la rédaction et de la révision collectives, conditions qui assurent une bonne part de l’image d’objectivité qui s’en dégage malgré tout. Le dictionnaire aseptisé n’existe pas encore, mais il faut bien constater qu’il pointe à l’horizon et que de nouveaux défis attendent les lexicographes. L’heure est à la réflexion sur la place, la valeur et le poids des dictionnaires dans une société de plus en plus teintée de rectitude ou de correction politique, concept que je dénommerai préférablement par l’étiquette de néobienséance et par quelques autres synonymes, en attendant qu’une forme émerge du lot et fasse consensus.

En matière de lexicographie, certaines vérités véhiculées par le nouveau paradigme social ne sont plus bonnes à transformer en mots, car ceux-ci sont perçus comme « gerbatoires ». Il vaut mieux écarter ces vocables des colonnes des dictionnaires. Dans les cercles du politiquement correct, des attitudes et, corollairement, des mots sont à l’origine de levers de boucliers, d’interdictions et d’ostracismes multiformes. Une nouvelle gymnastique langagière est née. Plusieurs groupes de pression s’érigent en microsociétés et ils se protègent par des codes de comportement dont l’une des facettes est linguistique, ou mieux lexicale. On crie de plus en plus souvent au scandale au vu et au su de certains mots ou sens installés dans les dictionnaires depuis des lustres. On découvre tout à coup que les mots tuent, qu’ils encouragent la haine, le racisme, le sexisme, la différence, l’exclusion. Et ces mots qui deviennent les porte-étendards, sinon les responsables, de toutes les misères communautaires doivent être extirpés des dictionnaires comme s’ils étaient des galeux, des mélanomes, ou pire des métastases, à la source de tous les cancers sociaux. En élevant le révisionnisme lexical au niveau de l’exigence impérative, les microsociétés œuvrent du même coup à effacer l’histoire, croyant ainsi éliminer les maux, noyer les malheurs et enrayer toute suspicion automatique de mal penser chez les autres. « Changer les vocables n’améliore pas les mentalités, les attitudes et les comportements, n’élimine pas les malaises, les malentendus, les peurs et les préjugés » (Noureau 1995 : 7).

2. Les causes et les effets

Les attitudes sociales confortablement abritées dans le cocon de la rectitude politique ont leur origine aux États-Unis. Les premières manifestations surgissent sur les campus universitaires vers la fin des années 1980. La néobienséance a donc déjà son histoire en pays américain. Elle puise sa force dans les principes de l’équité sociale alliée à la règle que la fin justifie les moyens. En émergence récente au Québec et en France, le mouvement n’a guère mis de temps à envahir la langue. En plaidant pour une égalité sans nuance, la nouvelle orthodoxie remet en cause des principes fondamentaux de la démocratie, comme la liberté d’expression et la solidarité collective, pour prôner un rééquilibrage qui donne désormais à certains groupes le droit d’être plus égaux que d’autres sous prétexte que l’oppression a duré longtemps. Le seuil de la tolérance zéro est noté dans tous les agendas. La stratégie antithétique de la rectitude a quelque chose de démagogique, car le subterfuge trouve sa justification dans le principe démocratique de l’adhésion générale au droit à l’équité, principe incontestable. Le détournement des mots qui « défrisent » est quant à lui contestable.

La rectitude est une mouvance protéiforme soumise plus souvent qu’autrement à l’arbitraire et qui cherche par tous les moyens à annihiler les différences, qu’elles soient justifiables ou non, à défendre les moins nantis —par rapport à quoi?— et à promouvoir toute minorité tandis que la majorité doit s’aplatir en raison d’un fort sentiment de culpabilité qu’on se charge d’entretenir à coup de discours et de déclarations fracassantes. Toute exclusion dont il est rendu compte par la correction politique produit, en retour, des effets traumatisants chez les « inclus ». Au résultat, personne n’en ressort enrichi. « Favoriser les groupes risque aussi d’entraver toute politique efficace puisque la société devient le terrain de confrontation d’intérêts particuliers, au lieu d’être celui de la recherche d’un intérêt général » (Todorov 1995 : 96).

Sous le couvert linguistique, la néobienséance peut se définir comme étant une stratégie de restrictions, d’inhibitions et de censure fondée sur un idéal d’équité sociale et exercée par un microgroupe afin d’influencer toute la collectivité par le biais du langage. « Dans la pratique, la démarche revient simplement à ériger une belle et puissante autocensure à des fins de bonne conscience élégante » (Merle 1993 : 7). Le nivellement lexical élimine alors les normes et les déviances, les majorités et les minorités, les égalités et les inégalités, de sorte qu’il ne reste qu’un terrain plat, néanmoins miné. En encourageant la mise en évidence de la victimisation, la néopolitesse laisse croire qu’elle éradique tout type de pouvoir. Peu importe la situation, chacun se sent discriminé, violé dans ses droits, écarté des sources de la manne. Il revendique donc, entre autres, de nouveaux attributs lexicaux. Les devoirs passent quant à eux dans la colonne de l’oubli. La règle particulière devient la base de comparaison, la nouvelle référence, sectorisant davantage les individus défenseurs du principe de l’égalité radicale. Le crédo néobienséant veut que les croyances des personnes associées aux classes et aux groupes qui furent l’objet d’oppression dans le passé méritent aujourd’hui d’être traitées et considérées de manière spéciale. La culpabilité change de camp. La victimisation tend à illustrer, à confirmer et à conforter les différences, tout en maximisant l’individualisme. Examinant les divisions humaines à l’intérieur des ensembles géopolitiques, Tzvetan Todorov porte un oeil critique sur les divisions internes. « Au nom d’un combat pour la différence et la pluralité, on aspire à la constitution de groupes plus petits mais plus homogènes : un Québec où l’on ne rencontre que des francophones, un dortoir où l’on ne croise que des Noirs. C’est là un des résultats paradoxaux —et pourtant prévisible— de la politique des quotas : introduite pour assurer la diversité à l’intérieur de chaque profession, elle accrédite au contraire l’idée d’homogénéité au sein de chaque groupe ethnique, racial ou sexuel. La différence n’est pas une valeur absolue, mais elle est tout de même préférable à l’enfermement frileux à l’intérieur de l’identité » (1995 : 97). Bien entendu, l’homme sensé ne se satisfera jamais de l’inégalité. Mais, pour reprendre la pensée d’Alexis de Tocqueville, « le désir d’égalité devient plus insatiable à mesure que l’égalité est plus complète » (cité dans Hughes 1994 : 27).

L’égalité et la justice réclamées signifient alors qu’il faut reconnaître socialement et officiellement ces groupes et leurs souffrances, que le rétablissement des faits passe par certains privilèges ou traitements de faveur compensatoires et rassurants (la discrimination positive, par exemple, que l’État de la Californie vient tout juste d’abolir à la suite d’un vote majoritaire des citoyens). Quand on s’y attarde le moindrement, les objectifs de la néo-orthodoxie sont évidents : en cherchant à effacer, éliminer, triturer des mots porteurs d’une mémoire, bonne ou mauvaise, on veut en réalité éradiquer le passé, rayer l’histoire et mettre ainsi en panne le véhicule de l’idéologie qu’est le langage et sa permanence qu’est le dictionnaire. La police de la pensée s’installe et les répercussions sur le langage et sur le paysage dictionnairique ne se font pas attendre. Dans le sillage de Machiavel, il faut diviser pour régner. Les nouvelles dénominations comme personne de petite taille, personne verticalement défavorisée, personne défiée verticalement (nain), personne différemment proportionnée (obèse) ou personne déplacée (réfugié) sont des « correctismes », des « politicismes » proposés pour nommer autrement les minorités ici pointées et leur faire gravir un échelon jusqu’à la fusion avec la majorité. Cette stratégie de la restauration lexicale améliore-t-elle la réalité concrète? L’individu ordinaire —on n’ose plus dire normal— se définit désormais par la négative, comme celui qui n’a pas tel ou tel statut hors norme, qui n’est pas dans telle ou telle situation d’exclusion pour cause de non-conformité quelconque, car il est inclus lui.

3. La nostalgie de l’euphémisme

Certains vocables se voient interdire les portes des dictionnaires, rien là de nouveau (v. Boulanger 1986). D’autres servent à dénommer des objets ou des phénomènes tabous ou tabouisés à l’aide de moyens détournés. Dans ce cas, on se réfère à l’euphémisme, c’est-à-dire à des mots utilisés pour dire de manière polie et recevable socialement, ce qui, autrement, gênerait, choquerait ou blesserait une personne, un groupe. Plusieurs euphémismes se fraient même un chemin jusqu’au dictionnaire. Ainsi de personne âgée noté sous vieillard dans le Nouveau Petit Robert (NPR). Contrairement à l’euphémisme qui jette un voile de pudeur sur la réalité et qui demeure relativement inoffensif tout en étant rarement permanent, l’un chassant l’autre après un temps de concurrence synonymique (vieux/vieillardpersonne du troisième âge → personne âgéeaîné, personne expérimentée; vendeur d’automobilesconseiller), le correctisme est d’un autre ordre. Il pousse plus loin la langue de bois et la dérobade; il apparaît comme une bouée de sauvetage providentielle sur le plan lexical. Le phénomène de la rectitude langagière est une stratégie réfléchie et bien conditionnée. Il est une émanation des groupes de pression ayant des objectifs et des idées bien arrêtés. En ce sens, il dépasse l’euphémisme, tout en s’inspirant des mêmes moyens langagiers. À la différence près, que l’euphémisme ne déséquilibre pas le reste du lexique qu’il bouscule. Tandis que le politicisme fait basculer la norme. Quand on dit par exemple que les étudiants étrangers doivent désormais être appelés des étudiants internationaux, qu’arrive-t-il aux étudiants du cru? Si je parle des étudiants pure laine, je renforce encore plus la différence, et l’opprobre supposé passe d’un groupe à l’autre. Plus même, l’adjectif étranger se pare d’un connotation négative, ce qui n’est pas sans rappeler la fortune ou l’infortune instantanée de l’expression vote ethnique. C’est en cela que la stratégie mesure sa réussite. L’instrument même de la pensée est atteint et la discrimination sociale augmente encore plus. On n’a jamais vu de mot régler un problème social : le terme assurance-emploi n’assure personne d’un emploi, réingénierie bouscule restriction, coupure ou réorganisation pour jouer leur rôle dans le cercle normatif tout en empruntant un visage angélique. En faisant appel à la conscience et à la culpabilité sociales, la rectitude s’immisce dans le comportement langagier des locuteurs. Plus que tout autre phénomène linguistique dans l’histoire, elle cherche à modeler la pensée afin que les manières de dire changent radicalement, y compris pour parler du passé que l’on cherche à révisionner. La néobienséance veut faire croire que la justice sociale passe par l’élimination du vocabulaire incriminé. En obtenant quelque résonance, la rectitude en arrive à infléchir la norme lexicale et à perturber la description lexicographique. Le spectre de la peur et du désaveu guette les lexicographes. Si des mots ne doivent plus être écrits ou prononcés, si des choses ne doivent plus être évoquées en raison de leur caractère offensant ou discriminatoire à l’égard d’une minorité ou d’un groupe, par opposition à une majorité, de quoi le dictionnaire de demain sera-t-il fait, de quoi devra-t-il rendre compte, et comment? Somme toute, faut-il réécrire les dictionnaires, imaginer une musique lexicographique inédite?

4. Des dictionnaires stérilisés ou appeler un chat, un chat?

L’introduction de régionalismes dans les dictionnaires français dans les années 1970 et la féminisation du langage dans les années 1980 ne se sont pas opérées d’emblée. Lentement et sûrement, ces vocabulaires ont pris leur place dans les dictionnaires. Ils restent cependant des phénomènes positifs.

Peut-on en dire autant de la vague néobienséante, sinon du raz-de-marée, qui remet en question plusieurs acquis du dictionnaire, en particulier le droit de décrire les mots de manière objective. Il est à prévoir qu’il faudra incessamment retrancher des dictionnaires une multitude de mots, de sens, de locutions, d’expressions profondément installés dans la langue. Les répertoires lexicaux ne seront plus aussi accueillants qu’avant. Au lieu d’introduire des mots associés à de nouveaux progrès ou à des changements sociaux, il faudra en faire disparaître certains, c’est-à-dire les soustraire à la description lexicographique; si pour une raison ou une autre, ils restent indispensables, ils subiront un traitement chirurgical. Les éléments injurieux, racistes, péjoratifs témoignent des regards présents et passés jetés sur le monde. Il faudra les supprimer à la demande, les tamiser ou leur substituer des mots censés être mélioratifs. Ainsi, que deviendront les locutions comme aller se faire voir chez les Grecs, filer à l’anglaise, soûl comme un Polonais, parler français comme une vache espagnole, c’est de l’iroquois, parler petit nègre, querelle d’Allemand (toutes dans Rey et Chantreau 1989), des mots comme newfie, bloke, frog, pissou au Québec? Les expressions de ce type sont réunies dans l’article linguistique subjective —terme qui est lui-même un correctisme— dans Merle 1993. De manière perverse, le langage en vient à porter la responsabilité de la violence, du sexisme, du racisme, de la discrimination, de tout ce qui gauchit la normalité, la réalité, l’histoire. À preuve le constat de Jean Kahn, président du Consistoire central israélite en France, rapporté dans le journal Le Monde en date du 12-13 novembre 1995, à la page 20 : « On ne peut maintenir dans un dictionnaire des termes qui, il y a cinquante ans, ont eu un effet meurtrier ». Il évoque ici les mots juif, youpin et youtre donnés comme équivalents argotiques du mot avare dans un dictionnaire des synonymes publié par le Robert. Bien entendu, il faut entendre ces appels et en tenir compte. Mais aussi, à la suite de tels propos, il faut se questionner sérieusement afin de savoir qui de la chose ou du mot est ici de trop, d’autant que l’intervenant passe sous silence les 75 autres synonymes figurant dans l’article incriminé, dont 9 sont étiquetés argotiques et plusieurs font référence à d’autres groupes ethniques, tels auvergnat, auverpin, écossais, levantin.

L’objectivité du dictionnaire et des lexicographes, qui n’inventent pas la langue, rappelons-le, est ici en cause. La tâche fondamentale de la lexicographie consiste également à décrire ce qui paraît dans le collimateur de la censure. Mais dans quelle(s) mesure(s)? Quel avenir attend le dictionnaire? Faut-il « décrire pour dénoncer, mieux pour combattre les termes de l’humiliation et de la discrimination », comme le soulignait si justement Alain Rey dans Le Monde du 7 novembre 1995 (p. 2), ou masquer, renoncer et garder le silence? Pire, faut-il procéder à l’épuration, à la stérilisation lexicographique —et l’expression n’est pas innocente— pour nier le mal? Selon Alain Rey, toujours, il ne serait pas souhaitable de « se résoudre à une prudence excessive qui châtre le langage et satisfait le courant dominant d’un langage pâle, sans aspérité ni saveur. Il convient de replacer le mot dans son contexte, sans complaisance ni frilosité » (Le Monde, 7 novembre 1995, p. 2). L’intolérance à l’intolérance devient à son tour de l’intolérance avouée. Nous en sommes là en matière de lexicographie. Tout mot identifié à des champs sémantiques ou lexicaux comme l’hypocrisie, la traîtrise, l’antipathie, l’intolérance, la répulsion, la trivialité, l’aversion, l’animosité, l’hostilité, la rancœur, la grossièreté, l’obscénité, etc., est condamné au retrait. L’écho orwellien nous atteint : « Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de tous les autres en ceci qu’il appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir » (Orwell 1965 : 442). Ainsi donc, finis les mots éboueur et vidangeur, et bienvenue à préposé à la cueillette des ordures ménagères, finis les synonymes infirme et handicapé et bienvenue à personne à mobilité réduite, terminé le mot décrocheur et vive son remplaçant jeune en rupture de scolarité. À quand l’expression française pièce de solidarité pour supplanter un petit trente-sous pour un café? L’interprétation de la réalité est pervertie, le droit de contester annihilé. Les mots sont vidés de leurs sens à coup de participes présents nominalisés, de périphrases aux métaphores lyriques ayant le mot personne comme pivot (ex. : personne atteinte de..., personne souffrant de...), de superlatifs, de préfixés en non- ou en sous- (comme dans sous-privilégié « pauvre »), de suffixés en -zéro, tout en réservant les ne... pas et les sans pour décrire ceux qui ne sont pas du bord des revendicateurs. Exit le mot juste et unique. La délicatesse du contenant est privilégiée en lieu et place de la franchise du contenu. Et garde à quiconque se risque à dénoncer la vacuité de la néobienséance; cette personne s’expose bien entendu à se voir accueillie par une volée de bois vert, car, inévitablement, on déclenchera contre elle tout l’arsenal des abus de langage en puisant dans le réservoir des mots inavouables.

5. De nouveaux aménagements

On ne saurait guère traiter des nouvelles facettes des discours sociaux sans réouvrir les conventions qui régissent la norme linguistique. Celle-ci établit les lois qui servent à expliquer, à catégoriser, à hiérarchiser, à justifier, à juger (accepter, rejeter, condamner) des usages. Or devant le flot néopoli, la norme perd son sens de normal, de non marqué. Elle est en train d’éclater et de se fragmenter en micronormes étales, sans saveur, sans ondulation, chaque groupe social définissant la sienne et en exigeant le respect intégral. La socialisation à l’échelle territoriale se désagrège, si bien qu’on n’envisage plus la langue comme bien commun, ni la qualité de la langue ou sa valeur intrinsèque comme instrument identitaire communautaire. Il s’agit plutôt de resituer ou de recibler des vocabulaires en fonction des vents sociaux qui déterminent le statut de l’être ou de la chose dénotés par les mots ou en fonction d’une appartenance qui restreint le groupe à l’uniformité en annihilant toute hiérarchie, tout élitisme, ou plutôt tout droit de réplique à la revendication. Les désignations sont « détournées à des fins de défoulement collectif » (Colin 1995). Tout doit être nivelé sur le plan social et, corollairement, sur le plan lexical. Ainsi, le mot bénéficiaire qui retentit dans les bureaux de l’Assurance sociale, de l’Assurance-emploi, du ministère de la Santé, des Allocations familiales, etc. Même l’étudiant —mot que son synonyme client est en train de concurrencer— est bénéficiaire d’un enseignement au lieu de le recevoir. Comment, dans ces conditions, débattre d’idées qui n’ont plus d’identité ou une identité floue, comment aborder des sujets que l’on ne peut évoquer qu’après maintes circonlocutions lexicales? La parole des sages est remise en cause, telle la pensée de Bertrand Russell pour qui dans une démocratie, il est nécessaire que le peuple accepte de voir ses sentiments outragés?

La question qu’il faut maintenant poser, c’est de savoir si les dictionnaires doivent toujours assurer leur rôle d’enregistreur des réalités sociales sans céder aux pressions des groupes microsociaux ou si la description doit évacuer tout vocabulaire activement ou potentiellement perçu comme marginalisant parce qu’il trace un portrait trop réel de l’univers social. L’intolérance devant les inégalités est justifiable, mais est-il juste d’éluder les mots des disparités sociales dans les dictionnaires? Autrement dit, il est difficile de s’opposer à la vertu. Sur le plan théorique les objectifs de la néobienséance sont honorables. C’est dans la pratique, celle des dictionnaires notamment, que se rencontre la majorité des problèmes qui sont relatifs à cette idée. Si des termes sont condamnés à disparaître des dictionnaires, la raison doit reposer sur des considérations rationnelles, soit parce que ces mots ne sont plus en usage, et non pas parce qu’ils sont lourdement connotés. Ce qui n’empêche pas, comme le précise Alain Rey, « de bannir des équivalences périmées et nauséabondes » (Le Monde, 7 novembre 1995, p. 2).

Le dictionnaire ne devance jamais la société, il en est le simple prolongement lexical. L’usage est une condition sine qua non à l’entrée au dictionnaire. Témoin social, le recueil de mots traduit l’évolution des collectivités, il relate les aventures des idées et des civilisations, devenant ainsi un véritable livre d’histoire de la langue et de la société dont il émane. Le lexicographe doit-il suivre la parade et faire silence sur le passé ou se réfugier dans de faux-semblants? Doit-il oublier que les PMA (NPR : pays moins avancés) ou les pays émergents (Petit Larousse illustré 1997 [PLI]) étaient naguère des pays sous-développés, que tel auteur était misogyne, que les « minorités visibles ou audibles » d’aujourd’hui étaient d’une certaine couleur ou parlaient une autre langue ou le français avec tel ou tel accent, que les Français étaient naguère maudits au Québec, que la religion était un immense réservoir néologique, etc.? Faut-il inverser le processus, à savoir introduire des « anticorrectismes » comme toubab (PLI 1997) et zoreille (NPR et PLI 1997) et reléguer aux oubliettes les mots comme bicot, bougnoul, chinetoque, crouille, enjuiver, melon, métèque, moricaud, négro, raton et poupin, tous présents dans le NPR, mais que le PLI a en majorité proscrits depuis plusieurs années dans leur sens péjoratif, injurieux ou raciste? S’il conserve encore quelques formes de ce type comme chinetoque, métèque et moricaud, c’est tout simplement parce qu’elles n’ont pas encore été pointées du doigt par les groupes communautaires concernés.

6. Conclusion : La nouvelle vulgate lexicale

La néobienséance est un nouveau péril social qui concerne les effets délétères de toutes sortes de revendications identitaires qui mobilisent les microgroupes, et dont l’expression ultime est perceptible dans le langage par l’intermédiaire des mots qui veulent ne pas dire. Ils portent en eux une lourde charge sociale, un message qui n’est pas à sens unique, des jugements de valeur que doit peser le lexicographe. La norme idéale ou sociale que tend à présenter le dictionnaire doit-elle aller jusqu’à effacer des colonnes tout mot ou sens non conforme aux désidératas des groupes revendicateurs, de quelque nature qu’ils soient? S’il détient le pouvoir d’être non discriminatoire, le dictionnaire doit-il l’exercer à contre courant et au détriment des réalités du langage? S’il masque les mots ou les efface de l’histoire, s’il muselle la parole, s’il occulte les unités significatives mnémoniques, le dictionnaire ne risque-t-il pas à son tour d’instaurer un apartheid lexical? Et le rassembleur lui-même, aussi dénommé le lexicographe, comment esquivera-t-il les représailles, les tollés, les poursuites d’une société en apparence férue de tolérance, mais par ailleurs profondément intolérante et sectaire? C’est vite oublier que l’égalité ne signifie pas nécessairement identité, et que l’identité de l’individu ne saurait être exclusivement déterminée par le groupe ethnique ou biologique dont il se réclame. Les caractères de l’identité puisent aussi à d’autres sources collectives. D’où l’épée de Damoclès qui menace le dictionnariste. A ce propos, le dernier mot reviendra encore à George Orwell : « La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux, mais les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence » (1965 : 437).

7. Bibliographie

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude, « À propos de l’arrimage entre le dictionnaire et la néobienséance », dans Les linguistes et les questions de langue au Québec: points de vue, sous la dir. de Denise Deshaies et Conrad Ouellon, Québec, Centre international de recherche en aménagement linguistique, 1998, p. 160-171. [article]