La légitimité d’un dictionnaire culturel québécois

Jean-Claude Boulanger

« Les mœurs d’une nation ont un contre-coup sur la langue, et, d’autre part, c’est dans une large mesure la langue qui fait la nation ». (Saussure 1916/1968 : 40).
« Depuis Voltaire, il y a une “défense de la langue française” dont le but n’est pas comme au XVIe siècle d’affranchir la langue du peuple du latin, mais de tenter d’imposer au sein de la koiné un modèle fixe une fois pour toutes ». (Wolf 1983 : 109)

1. La non-singularité du français

La langue française ne se rencontre dans son intégralité chez aucun être humain. Corollairement à cette dimension anthropologique de la langue, on peut affirmer qu’elle n’existe pas non plus dans sa plénitude sur aucun territoire où elle est en usage. Dans sa spatialité, le français a toujours été fragmenté, ondoyant et irradiant. Qu’on le prenne en n’importe point et en n’importe quel lieu de son histoire depuis douze siècles, il a toujours participé d’usages et de normes multiples. Ces métamorphoses se réalisent selon des rythmes variables toujours conditionnés par l’histoire, par la société et par l’espace où l’idiome se déploie. Les variétés géographiques du français sont issues de ces fragmentations successives qui font qu’il doit être conçu comme une langue unique, à la fois partout présente dans l’espace francophone et nulle part entière. Les assises de la francophonie reposent sur ce principe, et sur l’idée que là où le français revendique le statut de langue maternelle, il sert de moyen de communication usuel entre tous les locuteurs de ces sociétés. Il possède donc une valeur intrinsèque qu’il s’agit d’évaluer. C’est en m’appuyant sur ces postulats que j’interrogerai quelques éléments-clés de la francophonie dans des perspectives culturelles, normatives et lexicographiques. J’essaierai de positionner sur cet échiquier la faisabilité d’un dictionnaire culturel québécois.

Certes, l’unité du français, et plus encore son unité normative, est une utopie, un concept théorique et idéal bien commode, mais parfaitement illusoire, que l’on ne peut concevoir aujourd’hui que comme une abstraction d’école qui permet de soutenir un édifice qui ne fut jamais stable et monolithique, justement parce qu’il prenait des figures diversement colorées selon les territoires où la langue s’épanouissait. À proprement parler, le français (dénommé avec un article défini singularisant) n’existe pas dans la réalité linguistique. Cette bannière réductrice sert à désigner un type de langue qui s’oppose par exemple à l’espagnol et à l’anglais. Dans la pratique vivante du langage des francophones, seuls des français (dénommés avec un article indéfini pluralisant) apparaissent et sont pertinents. Le français est un système de sous-systèmes qui, eux, sont actualisés dans des usages variables, en France, au Québec, en Belgique, en Suisse, etc. « La norme elle-même, qu’un impérialisme linguistique injustifié appelle “le français” tout court, ne constitue que l’un des nombreux français » (Müller 1985 : 50). Toujours imparfaite, toujours à négocier, en toutes circonstances elle est à modifier, à nuancer, eu égard à des conditions évolutives des pratiques discursives et à des interpellations multiples mises en jeu par la communication (voir Rey 1994 : 312). « Il n’y a pas de société qui n’introduise de la différenciation entre productions linguistiques, en une évaluation qui prend la forme de jugements de valeurs assortis de hiérarchisations » (Gadet 1995 : 19). Sur le plan dictionnairique, la norme est davantage un programme théorique qu’une réalité tangible. Cette image unitaire du français trouve son écho primitif dans les grammaires et les dictionnaires qui transmettent exclusivement la norme de la partie éduquée de l’Île-de-France, même s’ils proclament leur foi dans la francophonie. Et de fait, la majorité des dictionnaires usuels au Québec sont d’origine parisienne.

Un exemple éclairera cette perspective. Les amérindianismes, dont un grand nombre est encore d’un emploi quotidien en français québécois (achigan, atoca, ouananiche, pimbina), donnent une spécificité à la variété de la langue de Molière qui s’épanouit en Amérique. La neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française [→ DAF] consigne des unités de cette catégorie (carcajou, caribou). De ce point de vue et quoique prudente, l’Académie est sensible à la mouvance lexicale francophone. Celle-ci trouve des échos de plus en plus pertinents dans les œuvres de la Compagnie qui accueille « des vocables tantôt conservés et tantôt inventés dans divers pays du vaste espace francophone, considérant qu’ils étaient de nature à enrichir la langue commune » (Druon 1992 : VI). Cependant, voilà une affirmation qui, outre le fait qu’elle ait une allure condescendante, entérine bel et bien l’idée que les régionalismes sont des écarts par rapport à une norme dominante et que leur gestion relève de cette norme, bientôt identifiée comme étant celle de Paris. Ce constat fait, il n’en reste pas moins que des particularismes lexicaux sont consignés dans le DAF, même si la perspective descriptive demeure différentielle et que la manière de vivre avec ces mots et de les manier dans l’usage quotidien diffère profondément sur les deux continents. Une simple comparaison de leur définition dans des dictionnaires français et québécois illustrera ce phénomène et générera des approches culturelles distinctes.

2. L’autogestion de la norme

Au Québec, depuis une génération, l’ouverture culturelle et politique ainsi que la recherche d’une personnalité nationalitaire —plan social— et identitaire —plan individuel— ont (re)donné la parole aux gens, arrière-plan qui a préparé une meilleure saisie de la langue d’abord, de la norme ensuite, de la qualité de la langue plus récemment, et qui a posé les balises pour mener à l’identification puis à la légitimation d’un standard endogène. La référence initiale doit en effet se traduire à travers un usage linguistique national, organisé, valorisé et validé en conséquence. L’usage québécois forme l’un des principaux nœuds de la langue française; il institue un ensemble de règles de conduite cohérentes, un code qui débouche sur la reconnaissance implicite d’une norme lexicale territorialisée et généralisée, en attendant qu’elle soit davantage explicitée dans les dictionnaires et accréditée dans des grammaires. La norme du français du Québec peut alors être comprise comme la constitution et l’action du français laurentien se référant à une pratique dominante qui s’impose à d’autres pratiques langagières à l’intérieur de la communauté et qui en règle la réalisation (voir Baggioni 1976 : 56-57). Elle doit aussi apparaître viable en face d’autres pratiques langagières à l’extérieur de la communauté, celle de la France en priorité, puisque c’est elle qui sert de modèle et de référence historiques.

3. La norme et société

La norme décrite dans la majorité des dictionnaires de langue est de nature objective en ce sens qu’elle rend compte des emplois émanant de la société, qui sont observés, hiérarchisés puis consignés par les lexicographes (voir Boulanger 1994). Cette vertu lexicographique est réaffirmée dans le Nouveau Petit Robert [→ NPR] quand les principaux rédacteurs écrivent que leur dictionnaire « reste fidèle à son rôle d’observateur objectif, rôle qui répond à la demande des usagers du français. Il arrive qu’il donne son avis sur une forme ou un emploi, mais c’est alors par des remarques explicites qui ne peuvent être confondues avec l’objet de la description » (Rey-Debove et Rey 1993 : IX). Cette norme est communément désignée par l’appellation norme sociale, et c’est elle que la plupart des travaux de lexicographie québécoise prennent en compte depuis dix ans dans les dictionnaires généraux. L’attraction du prescriptif à tout prix et le désir inconscient de la norme unique placent bien des dictionnaires en porte-à-faux, particulièrement lorsqu’ils sont élaborés hors du cercle d’influence européen. Ces recueils sont souvent coincés dans le piège tendu par Charybde et Scylla, puisqu’ils demeurent à la jonction de la norme prescriptive et de la norme objective, c’est-à-dire qu’ils sont situés aux confins du code normatif que certaines autorités ou prétendues autorités souhaitent implanter —aspect interventionniste et prescriptif, souvent exacerbé par un purisme intransigeant— et du portrait fidèle peint par la description nuancée, mais néanmoins réelle de l’usage social —aspect socio-observationnel et prioritairement descriptif fondé sur la vie du langage (voir Boulanger 1988 et 1994).

La norme s’édifie à partir de l’usage propre reconnu à un corps social, et par ce même corps dans le cadre d’une communauté plus ou moins étendue. Il existe une norme là où les individus bâtissant la collectivité cible s’accordent tacitement entre eux pour admettre une façon spécifique de parler et d’écrire une langue, ou l’une de ses variétés, comme étant la leur. En clair, il y a norme lorsque le groupe reconnaît et sent que sa variété nationale a suffisamment acquis de force, de prestige et d’autonomie pour accéder à la légitimation. L’entreprise de valorisation et de légitimation ne saurait venir que de l’intérieur et résulter d’un effort volontaire et collectif. À l’heure actuelle, il semble que le français du Québec se singularise de cette manière sur l’échiquier francophonien.

Un tel point d’ancrage et de comparaison est fondamental pour amorcer les débats ou les discussions sur les perspectives lexicographiques québécoises. Il est donc indiscutable « qu’il existe une norme québécoise, en vertu de laquelle un Québécois, même non cultivé, saura très vite reconnaître comme hétérophone un francophone dont le parler représente la norme d’un autre secteur de la francophonie » (Valin 1983 : 790). La norme consiste ici à privilégier, sur la base d’arguments historiques, esthétiques, logiques, sociologiques, géographiques, politiques, etc., un usage défini de la langue française, choisi parmi d’autres tout aussi attestés, à l’interne comme à l’externe, à l’ériger en modèle, c’est-à-dire à le limiter et à l’encadrer par une série de contraintes socioculturelles. La norme se présente simultanément comme un ensemble de choix conventionnels, à savoir contestables, et un instrument qui vise à instaurer une cohésion linguistique dans la société : « elle doit être assurée comme telle, dans cette contradiction de la contrainte et de la liberté caractéristique de toute expérience du langage » (Genouvrier 1972 : 50). Au plan théorique, cela revient à dire que le français québécois peut être décrit lexicographiquement comme s’il n’existait pas d’autres français. Ce qui ne signifie nullement qu’il faille ignorer l’existence de ces français. Une autre condition paraît essentielle à ce projet. Elle consiste à considérer que les Québécois se réclament d’une langue qui s’appelle bien le français, parfois qualifié de québécois —adjectif ou nom masculin— et qu’ils en usent ni mieux ni plus mal que les locuteurs des autres communautés de même allégeance linguistique, y compris les Français eux-mêmes. Les protestations à ce sujet relèvent beaucoup plus du sentiment de l’insécurité et du complexe d’infériorité devant la variété de l’autre, qui représente une référence extérieure survalorisée, qu’elles rendent compte de la réalité vivante et de la valeur intrinsèque du français du Québec.

4. Les dichotomies de la lexicographie francophone

Les multiples catégories d’activités linguistiques et les différents niveaux de discours requièrent des exigences variées à l’égard des contenus des dictionnaires. La première de ces exigences, c’est que le dictionnaire soit adapté aux conditions de vie des locuteurs. Or les dictionnaires français étant prioritairement destinés à une clientèle hexagonale, il ne faut pas s’étonner qu’ils ne satisfassent pas l’ensemble des utilisateurs francophones. Créés en territoire français, reflétant les milieux socioculturels français, découpant le monde à la française, faut-il se surprendre si ces dictionnaires ne rencontrent pas entièrement l’assentiment des locuteurs nord-américains ou d’autres zones francophones qui conçoivent le monde différemment, vivent des cultures autres, courtisent d’autres cultures dans leur environnement géographique et fondent des sociétés au profil spécifique.

En lexicographie, il paraît difficile du point de vue du programme, donc de la méthode d’élaboration d’un dictionnaire, de servir deux maîtres à la fois, à savoir une clientèle nord-américaine ou européenne et un utilisateur non typé, universel, d’autant plus si l’on garde à l’esprit que la norme est fragmentée et plurielle. Le NPR et le Petit Larousse illustré [→ PLI], par exemple, ne sont pas des ouvrages qui satisfont totalement les Québécois, et cela malgré l’intérêt qu’ils prêtent à quelques dizaines de québécismes. Faute d’ouvrages nationaux répondant à leurs attentes, ce sont seulement des dictionnaires que les Québécois utilisent à bon escient, mais dont ils perçoivent toutes les limites et les insuffisances, car ces répertoires sont loin de répondre à toutes les interrogations sur la langue qui se posent en contexte québécois.

Les pratiques sociales et les représentations de l’univers humain passent inévitablement par la langue et elles aboutissent dans les dictionnaires. Ceux-ci reflètent donc l’identité nationalitaire et l’identité culturelle de l’espace producteur. D y a alors une correspondance, un isomorphisme entre les structures personnelles intérieures —l’architecture mentale— et les structures collectives l’architecture sociale. L’individu souhaite, en général, se situer dans un seul groupe communautaire, du moins il affiche une préférence pour l’un d’eux.

Le demi-siècle qui s’achève aura été marqué par un vif intérêt pour les cultures francophones de la planète. Le temps et l’espace auront été à la source de références culturelles qui obligent l’emploi d’un vocabulaire créé in vivo dans les différentes sociétés francophones. Du point de vue français, on a dénommé ces mots des particularismes, des régionalismes et, plus récemment, des francophonismes. Du point de vue périphérique, on a créé l’appellation francisme pour identifier les particularités lexicales françaises. Depuis 25 ans, ces zones lexicales différenciées ont obligé les lexicographes parisiens à adopter et à adapter des stratégies de description particulières afin de répondre aux nouvelles valeurs véhiculées par le concept de « francophonie » (voir Boulanger 1985).

Dans la lexicographie francophone du moment, il existe une série de dichotomies vis-à-vis les options de description des mots.

  1. La description des mots à charge culturelle élevée dans les dictionnaires de France et expliquant les autres cultures francophones est souvent contestée ou contestable par les propriétaires légitimes de ces mots, car les descriptions ne correspondent pas à leur perception des choses, même s’ils peuvent comprendre qu’elles sont destinées à des locuteurs d’une autre culture. L’article hockey du NPR illustrera ce volet.

    hockey (= sur gazon) : « Sport d’équipe, dont les règles rappellent celles du football, et qui consiste à faire passer une balle de cuir entre deux poteaux (buts), au moyen d’une crosse aplatie dans sa partie courbe. »

    hockey sur glace : « où la balle est remplacée par un palet que se disputent deux équipes de six patineurs. »

  2. La description de certains mots communs à différentes cultures demeure parfois trop franco-centrée (voir des mots comme nordique, réveillon, sapin).
  3. L’hypothèse de la norme unique existe concurremment à l’hypothèse des nonnes plurielles, mais elles n’ont pas nécessairement valeur égale. Les discours institutionnels ou officiels et ceux des entreprises lexicographiques sur ce sujet contredisent souvent les faits.
  4. Les descriptions lexicographiques hors de France hésitent entre la description complète (voir le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui [→ DQA]) et les descriptions différentielles. Au Québec, les dictionnaires de particularismes ne font guère réagir les tenants de la norme unique sinon pour en encourager la production; alors que les dictionnaires complets fondés sur la norme interne deviennent suspects, sinon dangereux aux yeux de ce groupe.
  5. Les descriptions lexicographiques complètes oscillent entre la norme interne qui, étant implicite, ne requiert pas que les québécismes soient identifiés par une marque, et la norme externe, qui appelle naturellement le marquage des régionalismes. En ce moment, on s’affaire à trouver un point de jonction entre ces deux approches extrêmes.

Il est évident que les mots du fiançais de France, du Québec ou d’ailleurs sont tous marqués du point de vue socioculturel. Mais « la charge culturelle des mots est une notion relative et [...] le poids culturel n’apparaît vraiment que lorsqu’il y a confrontation entre deux cultures » (van Baardewijk-Rességuier 1993 : 29). Or c’est présentement le cas dans l’axe Québec-France. Plus les cultures sont éloignées et différenciées, en raison du temps et de l’espace, plus la couleur de ces cultures semble teinter le lexique des variétés de la langue mises en examen. La charge culturelle du mot est donc la quantité de valeurs propres à une communauté, à une civilisation, à un pays, à un État, à une région qui est véhiculée par ce mot et qui fait que cette unité n’est pas immédiatement décodable ou transparente pour un locuteur qui a peu ou prou d’affinités avec cette culture, ou peu ou prou de connaissances sur cette civilisation. Au surplus, quoique semblables par leur sens et identiques par leur forme, des mots ne sont pas interprétés de la même manière par des locuteurs vivant dans des territoires différents (voir les mots fleuve, hiver, pain, patiner, université).

Lorsque l’on mène les analyses, on se rend compte que c’est le sens connotatif qui heurte ici le sens conceptuel, à savoir la dénotation.

  1. Le référent n’existe pas dans l’autre culture (voir les québécismes cégep, registraire, les francismes département, périphérique). D’où une opacité totale pour certains éléments du lexique pour les locuteurs non directement concernés.
  2. Le référent correspond à des découpages différents de la réalité (voir les mots bois, forêt, glacé). D’où une opacité partielle pour certains éléments du lexique.
  3. Le référent demeure identique dans les deux cultures, mais des modulations socioculturelles sont inexistantes dans l’une ou l’autre culture (voir les formules de salutation bonjour et bonsoir au sens de « au revoir », les emplois des pronoms tu, vous et on).
  4. Les référents sont les mêmes dans les deux cultures, mais le vocabulaire change (voir bonnet, écharpe, moufle, en France, et tuque, foulard, mitaine, au Québec).

Il est donc clair que dans l’approche descriptive, le texte dictionnairique doit être intimement lié à la situation socioculturelle dans laquelle il est produit Et c’est l’ensemble du texte, à savoir à la fois la langue expliquée (les entrées) et la langue expliquante (les énoncés articulaires), qui doit être conforme à la vision du monde propre à chaque territoire, à chaque culture. La description du mot hockey dans le NPR constitue un exemple fort éloquent à cet égard.

5. La besogne des mots francophonie, francophone et francophonisme

La part du vocabulaire commun entre toutes les variétés de français serait approximativement de 80%, chiffre qui ne s’appuie sur aucun fondement statistique. J’ai déjà dénommé ce fonds commun les francophonismes (voir Boulanger 1986 : 190), donnant à ce terme un relief sémantique qui paraît logique du point de vue de l’observateur périphérique. Des chercheurs français ont créé parallèlement le même vocable, mais ils lui ont attribué le sens de « régionalisme, de diatopisme » (voir, parmi d’autres, Depecker 1988 : 10-11). Un exemple résumera les deux approches.

• Québec → francophonismes diatopismes
écharpe, moufle, bonnet, petit déjeuner, déjeuner, dîner foulard, mitaine, tuque, déjeuner, dîner, souper
• France → francophonismes francismes (?)
foulard, mitaine, tuque, déjeuner, dîner, souper écharpe, moufle, bonnet, petit déjeuner, déjeuner, dîner

Cette antinomie joue manifestement un rôle prépondérant dans l’interprétation de l’idée de « francophonie » et, corollairement, dans celle de « norme ».

L’option différentielle à propos du sémantisme de francophonisme accrédite l’image d’une norme dominante parisienne. Par ailleurs, elle est en contradiction flagrante avec le sens naturel qui se dégage des mots formés à partir du support lexical qu’est la lexie francophonie comme elle l’est tout autant avec le sens même de ce mot et avec ceux de ses dérivés.

6. Langue commune, usage et discours

En restreignant le lexique à des contraintes programmatiques, donc en recensant des unités attestées et sélectionnées parmi une multitude de séries possibles, le lexicographe élit et oriente un ou des usages dans l’infinité et dans la diversité des pratiques langagières. La nomenclature peut dès lors être appréhendée comme un discours d’institution et une tranche de langue normalisée. Cataloguée et instaurée suivant ce principe, elle peut être qualifiée de différentes manières du point de vue de sa légitimation.

  1. Les mots décrits sont réputés former la langue commune, celle des francophones. Ainsi, pour Paul Imbs, du Trésor de la langue française [→ TLF], « le dictionnaire tel que nous le concevons doit comprendre le vocabulaire de la langue commune à tous les francophones ayant reçu une [...] culture de type humaniste [...] » (1971 : XXIV). Quant au NPR, les auteurs du texte introductif précisent que leur description est celle « d’un français général, d’un français commun à l’ensemble de la francophonie, coloré par des usages particuliers, et seulement lorsque ces usages présentent un intérêt pour tout le monde » (Rey-Debove et Rey 1993 : XIII). Cependant, ces discours sont fort éloignés de la réalité puisque de nombreux mots figurant dans les deux dictionnaires n’ont aucune résonance en dehors de la France, de nombreux mots communs à la francophonie et de nature à intéresser tous les locuteurs n’y apparaissent pas, sans compter que de nombreux mots régionaux connus en France sont purement et simplement absents des répertoires.
  2. Les mots décrits sont réputés constituer l’usage reçu et normé. De fait, l’opération de sélection de la nomenclature est la deuxième étape de la normalisation, la première étant définie lors de l’établissement du programme macrostructurel. Le marquage des registres de langue formera la troisième étape normative. Diverses autres observations sur l’usage constitueront la quatrième. En outre, l’ensemble lexical décrit fournit une image de la norme qui est surdimensionnée par une synchronie, une société et un espace donnés. C’est pour cela qu’un locuteur non français percevra le NPR, le PLI ou le TLF comme des dictionnaires idéals pour les locuteurs de France, mais pas pour lui. Bien entendu, d’autres personnes voudront tout de même imposer ce modèle dans leur région (Québec, Belgique...).

Tout découpage dans le lexique à des fins lexicographiques est un acte normatif. Ce qui demeure dans le filtre est inséré dans un ensemble hiérarchisé du plus normatif au moins normatif, le niveau non marqué indiquant la situation normale de communication, ni au-dessus de la norme, ni surtout en dessous. Car s’écarter de la norme renvoie aussi bien à des zones lexicales qui appartiennent à des registres d’usage situés au-dessus de la barre normative (usage soutenu, usage littéraire, etc. : bouscueil, pagée au Québec, quasi, souventefois en France) qu’à des niveaux qui logent à l’enseigne placée sous la barre normative (usages familiers, argotiques, vulgaires, etc.).

Les remarques portant sur la légitimation reposent sur le « référentiel de la langue commune » (Collinot et Mazière 1997 : 68) qui renvoie en effet à trois réseaux de discours.

  1. Le discours qui est à la source de l’information lexicographique. Dans les dictionnaires parisiens, les prédications sont formulées en priorité pour les Français.
    • NPRnordique : « Qui est relatif, qui appartient aux pays du nord de l’Europe (spécialement à la Scandinavie); qui en est originaire. »
    • PLI 1997sapin : « Arbre résineux au tronc grisâtre commun dans les montagnes d’Europe occidentale entre 500 et 1 500 m et dont les feuilles, persistantes, portent deux lignes blanches en dessous (ce qui les distingue de celles de l’épicéa). [Ordre des conifères.] »

    À noter que dans la nouvelle édition de 1998 du PLI, la définition a été reconfigurée afin de mieux correspondre à la réalité.

    • PLI 1998sapin : « Arbre résineux (conifères) des régions tempérées de l’hémisphère Nord et de l’Amérique centrale, aux feuilles persistantes courtes et insérées régulièrement sur des tiges (ce qui les distinguent de celles du pin), souvent planté pour son bois ou pour l’ornement des parcs [...] ».
  2. Le discours qui constitue la compétence langagière de l’usager du dictionnaire On se réfère ici à la connaissance active et passive du vocabulaire par le locuteur. Personne ne connaît tous les mots du dictionnaire et tout le monde connaît des mots qui n’y sont pas consignés.
  3. Le discours qui fonde le savoir du lexicographe sur la langue. Il n’est guère possible de gérer la connaissance totale du lexique dictionnarisé. Tous les sous-ensembles lexicaux, du plus normé aux plus familiers ou plus vulgaires, du plus général aux plus technolectaux, résultent de choix que le lexicographe effectue ou fait réaliser sans nécessairement posséder toutes les qualités pour le faire. « Aucun lexicographe n’a pu, jusqu’ici, opérer un tri dans le vocabulaire scientifique et technique autrement que par référence à un type de locuteur idéal, qu’il définit le plus souvent par transposition du niveau de culture qui lui est propre ou qui est commun à une équipe d’amis et d’informateurs » (Guilbert, Lagane et Niobey 1971 : II-III).

C’est dire que le lexicographe ne peut établir sa nomenclature sur des bases purement objectives, même s’il le souhaite. Le dictionnariste est le porte-parole d’un groupe de locuteurs qui forment la collectivité. Lui-même fait partie de cette classe de personnes. « Il est à la fois dans la langue et dans la culture et en dehors de celles-ci de par son activité d’observateur des pratiques langagières communes à son milieu » (Collinot et Mazière 1997 : 69). Il n’existe donc pas de lexicographie totalement neutre ou objective et qui opérerait à partir d’un réacteur culturel inoffensif ou inactif.

7. Les dictionnaires venus du froid

La langue française n’est pas singulière, mais le système qui la gère et la règle est singulier lui, ce qui fait que tous les francophones s’en réclament. En étant pluriels, les usages et les normes témoignent de l’évolution et de la rénovation de la langue. Soutenir que le français s’étale en variétés dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire qu’on y observe des modulations plus ou moins accentuées selon les territoires, n’est ni un secret, ni une pensée originale, car « il est certain que la variation existe dans toutes les langues, quel que soit leur degré de standardisation : on pourrait dire qu’elle est consubstantielle à la notion de langue » (Gadet 1995 : 19). Du moins, cela est vrai jusqu’à ce que retentisse l’écho de l’idéologie. Il est en effet évident que de ce point de vue, l’idée de nonne n’est pas neutre. Tout dictionnaire de langue est clairement marqué par l’idéologie de ses concepteurs. Et l’une des caractéristiques capitales de l’idéologie réside certainement dans l’héritage culturel qui forge la personnalité de chaque lexicographe.

Hors d’une position nationale, il paraît absurde de se poser la question de savoir ce qu’est, au Québec, le français standard et un français de qualité (voir Boulanger 1994 : 1). On dira que c’est le français garanti par la norme soutenue par la communauté nationale. Ce standard est épaulé par les organes étatiques ou autrement influents (dictionnaires, grammaires, académies, textes de loi, décrets, énoncés institutionnels, etc.) et par les spécialistes des questions linguistiques et lexicographiques. Toute remise en cause de l’existence objective du Québec en tant que communauté propriétaire légitime de l’une des variétés valorisées de la langue française au bénéfice d’une exonorme conduit à l’invalidation de l’endonorme préconisée et à l’éradication de la francophonie en tant qu’institution défenderesse du droit à la différence linguistique. Ce droit ne peut pas être restreint au contingent des régionalismes qui enrichissent un fonds commun, le parent et le sertissent d’ornements lexicaux dont le mérite premier est d’exercer un attrait exotique ou d’être éblouissants et de fournir des arguments pour de beaux discours officiels. La vie du langage est autrement sinueuse. D’où la contradiction idéologique et le magistère de l’Académie française qui défend ouvertement le droit à la créativité linguistique dans l’espace francophone et qui chante l’immense valeur patrimoniale des régionalismes, mais qui refuse systématiquement en tant qu’institution certaines actions concrètes qui collent pourtant aux réalités culturelles d’ailleurs, comme celle qui a trait à la féminisation des appellations de titres et de fonctions, évolution générée dans d’autres zones francophones, le Québec et la Suisse, par exemple. Indéniablement, il y a là une contradiction historique qui entretient un grand malaise dans l’aménagement général et dictionnairique de la langue française.

8. Bibliographie

8.1. Linguistique

8.2. Dictionnaires

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2000). « La légitimité d’un dictionnaire culturel québécois », dans Französische Sprache und Kultur in Quebec, Hagen (Allemagne), ISL-Verlag, coll. « Kanada-Studien », no 29, p. 41-54. [article]