Petite histoire de la conquête de l’ordre alphabétique dans les dictionnaires médiévaux

Jean-Claude Boulanger

1. Le miroir alphabétique

Penser le dictionnaire des langues vernaculaires européennes romanes ou germaniques sans se référer automatiquement au classement des mots suivant l’ordre alphabétique semble aujourd’hui inimaginable[1]. L’idée que le dictionnaire fonctionne strictement à partir du repérage alphabétique est presque devenue une lapalissade tant elle est ancrée dans l’imaginaire relié à ce genre de livre de référence sur les unités lexicales qui se présente à l’esprit de bien des gens comme un objet aux configurations immuables et déjà toutes prédéterminées dès l’origine. Aux yeux des lecteurs d’aujourd’hui, ce système d’indexation des mots parait naturel et sans histoire. Pourtant, le mode de rangement des mots le plus commun maintenant n’a pas toujours été. Au Moyen Âge, son introduction et son perfectionnement dans les dictionnaires n’allèrent pas sans surprendre les érudits et provoquer des bouleversements et des résistances, alimentant ainsi une vision nouvelle et révolutionnaire d’un objet qui devenait de plus en plus visible dans la société médiévale, le dictionnaire. Ce principe méthodologique consistant à confier la langue à l’ordre alphabétique a eu lui aussi un commencement et un développement; il s’est imposé après un long mûrissement et de nombreux tâtonnements (voir MIETHANER-VENT, 1986). Il n’a pas toujours été associé naturellement au dictionnaire, et des répertoires de mots ont existé bien avant que s’installe une nouvelle logique de classement des matériaux. Les glossaires éclatés du haut Moyen Âge sont parfaitement identifiables à la figure du dictionnaire même s’ils ne s’autorisaient pas de l’ordre alphabétique. Et pour l’époque contemporaine, cela signifie qu’il peut exister des dictionnaires qui n’usent pas du contour alphabétique.

L’ordre alphabétique aujourd’hui si courant, si usuel et si commode émerge des brumes de l’histoire. Ses origines sont obscures et humbles. L’alphabétisation des mots d’une langue, à savoir leur mise en ordre alphabétique, est obligatoirement arrimée à l’existence préalable d’une séquence de lettres disposées suivant un déroulement constant. Le français a hérité son chapelet de lettres des Romains, qui le tenaient des Étrusques, qui l’avaient importé des Grecs, qui l’avaient emprunté aux Phéniciens, qui le devaient aux Ugarites, ces derniers ayant effectué vers le milieu du IIe millénaire avant J.-C. un travail colossal de simplification des centaines de signes cunéiformes mésopotamiens. Les trente signes ugaritiques sélectionnés forment un alignement qu’on trouvera reproduit dans l’article de John F. HEALEY (1994 : 273-274).

Cet alphabet se déroule selon un ordre “lettrique” qui, moyennant les ajustements nécessaires pour chaque langue, s’est pérennisé jusqu’aux abécédaires de nombreuses langues d’aujourd’hui. « Ainsi, Ugarit peut prétendre au droit d’avoir établi le premier alphabet connu jusqu’à présent dans l’histoire, bien que, nous l’avons vu, ce ne soit pas la première écriture alphabétique » (HEALEY, 1994 : 277). À l’heure actuelle, le ruban de l’alphabet français est fait d’un ensemble de 26 signes graphiques non arbitraires, « puisque tout le monde le connaît, le reconnaît et s’entend sur lui » (BARTHES, 1975 : 150). Ces lettres sont classées dans un ordre immotivé, c’est-à-dire qui est hors de toute imitation aujourd’hui, étant « elles-mêmes des objets insensés —privés de sens » (BARTHES, 1975 : 150).

2. Le faisceau des gloses dans les manuscrits

Dans l’Europe médiévale, les manuscrits et les codices étaient des objets rares, précieux et chers. Il fallait les manipuler avec prudence et précaution afin d’éviter d’altérer le parchemin et de le gaspiller. Mais cela n’a pas empêché les utilisateurs de ces livres de commencer à inscrire toutes sortes de notes sur les parchemins sans penser qu’ils détérioraient ou gâchaient peut-être le texte bien tracé des précieux livres. Au contraire, les interventions étaient considérées comme des commentaires critiques utiles à l’amélioration de la saisie globale des textes, aussi bien vis-à-vis du message transmis que vis-à-vis des formes ou des sens des mots. L’un des types d’annotations les plus fréquents consistait à ajouter une brève remarque explicative ou interprétative à propos d’un mot figurant dans le texte original et que l’on trouvait difficile à comprendre ou inhabituel. La notation était faite pour des besoins personnels ou, éventuellement, pour rendre service à d’autres consulteurs du livre. Souvent, l’observation était copiée directement au-dessus du mot cible, dans l’interligne donc; parfois, c’est dans les marges qu’était inscrit le commentaire. Lorsque la remarque est notée dans l’interligne, on la dénomme interlinéaire; lorsqu’elle est portée dans la marge, on la dénomme marginale. À l’origine, l’unité incomprise était expliquée par un ou des synonymes en latin ou par une ou des gloses aussi en latin, mais plus faciles à comprendre que le mot pointé. Puis, peu à peu, la note sera traduite en langue vernaculaire, le roman, l’ancien français...

Plutôt rares et dispersées au début, c’est-à-dire vers le IXe-Xe siècle, les annotations dans les manuscrits augmentent peu à peu en nombre et elles commencent à se superposer parce que des lecteurs différents interviennent successivement dans le même texte, de sorte qu’il deviendra impérieux de les regrouper et de les synthétiser. Ainsi naitront les collections de gloses (glossae collectae) qui se répandront jusqu’à former des listes semi-formelles qu’il fallait commencer d’ordonner pour que les enseignants et les élèves qui les consultaient pour résoudre une difficulté langagière puissent s’y retrouver. Les listes étaient d’abord un recopiage pur et simple des notations interlinéaires ou marginales que l’on reportait à la fin des manuscrits. Elles restaient liées au même texte. Ce report se déroulait sans autre mise en ordre que celle de leur prélèvement dans la succession des feuillets des manuscrits. Autrement dit, on les recopiait en suivant le déroulement du texte du premier folio au dernier. Au résultat, on compilait un dictionnaire cataloguant les mots en se fondant sur un ordre non pas linguistique, mais textuel. On obtenait ainsi une disposition des matériaux dépendant du déroulement linéaire du récit. Lorsque le mot était glosé à plusieurs reprises, la glose était recopiée autant de fois que nécessaire à la fin du manuscrit. On savait que les premiers mots de la liste figuraient dans la partie initiale des manuscrits, que les mots réunis un peu plus bas étaient à rechercher un peu plus loin dans le texte, ainsi de suite. Le dictionnaire était bel et bien redevable d’une séquence ordonnée consistant à ranger les mots suivant un programme mécanique à portée mémorielle. Ce savoir s’acquérait par la formation et par l’expérience pratique.

3. L’ordre/désordre alphabétique

Puis, les tâches de compilation se complexifiaient et augmentaient quantitativement tandis que les listes de gloses croissaient elles aussi en nombre, chaque manuscrit d’un même texte pouvant posséder sa propre série d’annotations. Il a fallu inventer de nouveaux systèmes de regroupement et de fusion afin d’éviter les réduplications qui finissaient par coûter cher en espace dans les manuscrits et en temps de travail ou de recherche. La logique a conduit les compilateurs à considérer les alignements en fin de manuscrit et à en faire un nouveau point de départ. Les mots commencent ainsi à être comparés les uns avec les autres dans un manuscrit, puis dans plusieurs manuscrits en vue de simplifier les listes et de les réordonner selon de nouveaux schémas de classement commodes pour la mémoire et permettant d’éviter les pertes d’informations et les répétitions. Ce sera le début du processus de l’alphabétisation.

Les plus anciens glossaires qui recouraient à la mise en ordre alphabétique des données le faisaient d’une manière rudimentaire, se limitant souvent à aligner les mots en se basant sur leur première lettre seulement. Le Glossaire de Leyde (fin VIIIe siècle) contient des traces d’une première mise en œuvre de cette sorte. C’était déjà un immense progrès par rapport à l’absence d’un principe d’indexation fondé sur le mot lui-même, sur son autonymie. Jusque-là, la référence première pour le classement était le texte et non les éléments linguistiques qu’il contenait. Les mots n’étaient pas encore perçus comme des signes décontextualisables.

À partir du VIIIe siècle, au plus tard au Xe siècle, on progresse davantage dans les niveaux d’organisation en prenant en considération une deuxième, puis une troisième lettre des mots. L’extension vers la droite du mot provient de l’augmentation du volume des unités à répertorier, mais elle surgit surtout d’une conscience de plus en plus affirmée d’une mécanique de classement axée sur les signes linguistiques eux-mêmes, une fois ceux-ci isolés des énoncés contextualisés. Par ailleurs, la deuxième ou la troisième lettre servant à la comparaison des mots ne sera pas toujours le deuxième ou le troisième caractère. Dans les unités commençant par deux consonnes, la deuxième lettre qui vient appuyer le classement est la première voyelle et non la deuxième lettre si c’est une consonne. Deux séries d’exemples partiellement repris de Karin MIETHANER-VENT (1986 : 91) éclaireront le phénomène. Ainsi, dans les Glossae affatim (IXe siècle), on trouve une sériation alphabétique construite sur deux des lettres initiales, à savoir une consonne et une voyelle (voir le tableau 1; la mise en évidence à l’aide des majuscules et du caractère gras est de nous).

Tableau 1 : Exemple de sériation alphabétique fondée sur deux lettres
GAstrimargia
GAllicinium
GrAtuitum
GrAmma
GrAmmaticus
GAmalihel
GlAciale
GAmus
GAneo
GrAndevus
GAllerium
GAzae

L’ordonnancement se réalise sur la base de la lettre initiale (g) puis de la première voyelle (a). Ce qui importe ici, c’est la succession G + A (consonne + voyelle). Les consonnes interposées entre ces deux lettres (l et r) n’entrent pas dans le calcul alphabétique, pas plus que les caractères qui se déroulent après le A : gastrimargia précède gallicinium, gamalihel, etc., gallerium vient après gamus, ganeo, etc.

Au XIe siècle, les grands glossaires latins regroupent déjà les données sur la base de la deuxième lettre, parfois même de la troisième. Quoique fort rudimentaire vu du haut du XXIe siècle, cet ordre est logique et il relève d’un code métalangagier dont la systématique est réfléchie. Le simple fait qu’au cours de ce siècle, PAPIAS trouve utile d’expliquer en détail dans son prologue qu’il rangera les entrées de son dictionnaire en comparant les trois premières lettres de chaque mot, le cas échéant, est un indice comme quoi cette pratique avait quelque chose d’inédit et de révolutionnaire, qu’elle ne recevait pas l’assentiment général des faiseurs de dictionnaires et qu’elle ne semblait pas très familière aux consulteurs. PAPIAS fut un précurseur en matière méthodologique; il est le premier qui a pris la peine de décrire sa méthode et les applications de l’ordre alphabétique mécanique, ce qui permettra de comparer les lettres de chaque mot.

Dans le Vocabularius brevilogus (dernier quart du XIVe siècle), la chaine se déroule de manière un peu différente. La disposition envisage une séquence de trois lettres. La consonne qui suit la première voyelle appartient, le plus souvent, à la deuxième syllabe. Les séquences GAB-, GAC- et GAD- seront illustrées (voir le tableau 2; la mise en évidence à l’aide des majuscules et du caractère gras est de nous).

Tableau 2 : Exemple de sériation alphabétique fondée sur trois lettres
GAB → GABulum
GlABata
GlABer
GrABatum
GAC → GrACia
GrACulus
GACh
GAD → GADes
GADix
GlADiolus

La sériation alphabétique est construite à partir de la succession G + A + B, G + A + C, G + A + D, etc. (consonne + voyelle + consonne). Les consonnes intercalées entre les deux premières lettres (l et r) n’entrent pas dans le calcul alphabétique, pas plus que les caractères qui se déroulent après le B, le C, le D, etc.

4. Les nouvelles tables d’orientation

Au Moyen Âge, le classement alphabétique est une révolution méthodologique et l’un des premiers pas vers la naissance de la linguistique. Ce régime classificatoire n’était pas naturel aux yeux des féodaux. Ce serait un anachronisme de croire que les lexicographes comme PAPIAS perturbaient cet ordre et qu’ils le faisaient délibérément ou parce qu’ils ne savaient pas travailler la matière du mot. Il aura fallu des siècles pour que la méthode donne les résultats que l’on connait aujourd’hui. À l’époque médiévale, l’alphabétisation rigoureuse, c’est-à-dire la prise en compte de toutes les lettres d’un mot, ne faisait tout simplement pas partie des mentalités. La méthode en émergence était souvent combinée à d’autres principes d’organisation qui n’avaient rien de linguistique et qui étaient plus familiers aux yeux des lexicographes.

Aujourd’hui, l’ordre alphabétique strict ou relatif, mais fondé sur l’ensemble des graphèmes des mots, est à la base de l’organisation de presque tous les instruments de travail servant à la consultation. Le fait qu’au temps des scriptoria, des auteurs tels PAPIAS, Hugutio DE PISE et Guillaume LE BRETON expliquent comment ils ont arrangé leurs matériaux suivant des principes alphabétiques est sans contredit le signe que les destinataires de leurs œuvres connaissaient plus ou moins bien cette méthode. « Au Moyen Âge, on avait tendance à organiser tout groupe de choses d’après la logique de leurs rapports réciproques » (ROUSE, 1981 : 128). Dieu était réputé avoir construit un univers parfait et harmonieux, ses parties devaient donc en appeler également d’un rapport logique harmonieux. Un compilateur usant de la structure alphabétique pouvait passer pour quelqu’un qui contestait l’ordre de DIEU, qui réfutait les relations logiques ou qui confessait qu’il était incapable de discernement. La révolution alphabétique était d’autant plus dangereuse que c’était le dogme théologique qui était visé. Même dans les cas où la méthode s’avérait utile, on se refusait à y recourir par crainte de punition divine. Il était, par exemple, « inacceptable de classer une série de pierres par ordre alphabétique [des noms], car il n’existait encore point [sic] de classification logique » (ROUSE, 1981 : 129). Grain de sable dans l’ordre de l’univers, en ses débuts, le système alphabétique était en fait l’objet de nombreux dénigrements. Et la contestation durera plusieurs siècles.

Avant le XIIIe siècle, le classement alphabétique était encore restreint à la première, à la deuxième, voire à la troisième lettre chez les plus grands innovateurs. Dès le moment où on organise les matériaux lexicaux en listes pour faciliter le repérage des mots, il a fallu mijoter une idée nouvelle. L’établissement du protocole de l’alphabétisation s’est déroulé en trois étapes réparties sur une longue échelle temporelle. Il a pris le nom de système acrographique, c’est-à-dire d’une méthode de classement inspirée par le début des mots. Voici ces phases synthétisées, tout en rappelant que le façonnement n’était pas nécessairement aussi systématique, surtout pour les étapes 2 et 3, que des actions pouvaient se dérouler concurremment et que d’autres procédés pouvaient interférer.

  1. L’auteur d’un dictionnaire sélectionnait toutes les gloses commençant par la lettre a, puis par le b, puis par le c, ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de l’alphabet. Le classement reposait alors sur la seule première lettre.
  2. L’auteur d’un dictionnaire sélectionnait toutes les gloses de la lettre a commençant par la séquence aa, puis ab, puis ac, etc., ensuite celles de la lettre b commençant par la séquence ba, be, bi, etc., puis celles de la lettre c commençant par la séquence ca, ce, ch, etc., ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de l’alphabet. Le classement reposait alors sur les deux premières lettres seules, et souvent la deuxième lettre qui servait au calcul était une voyelle formant en réalité le troisième ou quatrième graphème du mot, car on écartait fréquemment les blocs de deux consonnes. Mais les progrès étaient évidents du point de vue de la facilité du repérage des mots.
  3. L’auteur d’un dictionnaire sélectionnait toutes les gloses de la lettre a commençant par la séquence aab, aac, aad, etc., ensuite par la séquence baa, bab, bac, etc., ainsi de suite jusqu’à l’épuisement de l’alphabet. Le classement reposait alors sur les trois premières lettres, avec ou sans considération des consonnes qui se suivaient. La technique se perfectionnait rapidement.

Le bloc de trois lettres dominera pendant longtemps la gestion de l’ordre alphabétique. La prise en compte des lettres suivantes, la quatrième, la cinquième, etc., allait suivre dans ce sillage et systématiser davantage le classement jusqu’à ce que le mot entier soit envisagé et que les nomenclatures forment des paradigmes complets respectant l’ordre alphabétique strict, non sans qu’on observe encore de nombreux écarts.

5. La création d’une nouvelle grille de lecture

À partir du XIIIe siècle, l’alphabet a joué un rôle de plus en plus dominant dans les travaux sur le vocabulaire glossographié. Jusqu’à la fin du XIIe siècle, il n’avait trouvé qu’un faible écho, car on préférait l’ordre rationnel ou systématique qui semblait mieux répondre à la conception féodale de l’écrit. Les glossaires qui ont survécu montrent bien que la conquête de l’ordre alphabétique n’a progressé qu’à pas de tortue. Il faudra entre trois et quatre siècles, soit du Xe-XIe siècle jusqu’au XIIIe-XIVe siècle, pour que l’ensemble du mot soit envisagé comme un tout dans le classement. Encore que ce tout soit plutôt une succession de lettres propres à être comparées avec d’autres que le mot perçu comme une unité de classement indépendante par rapport à ses collatéraux, donc comme une entité linguistique. Ce n’est réellement qu’au cours du XIIIe siècle, et encore non sans quelques exceptions notables, que l’établissement alphabétique dominera le dictionnaire. L’humanisme qui commence à poindre à travers les travaux des intellectuels et des universitaires sera à la fois en continuité et en rupture avec le Moyen Âge; il jouera un rôle décisif dans cette conquête, surtout quand on commencera à analyser la langue comme un système, notamment par l’entremise des réflexions sur la grammaire.

On tient dans l’ancienne manière de classer les matériaux par matières les raisons principales qui font qu’il a fallu plusieurs siècles pour acquérir le nouveau réflexe de l’ordonnancement suivant l’ordre de distribution des lettres, mode qui semble maintenant si banal. Depuis des millénaires, on se fiait aux classements méthodiques des matériaux et on ne les considérait pas uniquement comme des signes-mots, mais plutôt comme des signes-choses avant tout. Toutes les encyclopédies, tous les dictionnaires existants reproduisaient un patron du monde qui reflétait des conceptions magiques ou théologiques millénaires. Il ne faut pas perdre de vue que jusque vers 1100, la perception du monde qui prévalait était largement tributaire de la cosmogonie et de l’allégorie. Il est donc permis de croire qu’il n’était pas facile de perturber un ordre justifié par l’histoire et par l’accumulation des siècles, et qui correspondait à une perception religieuse et scolastique des choses de l’univers transmise par les civilisations et par les érudits. L’alphabétisation rompant brutalement avec la logique distributionnelle dominante aurait paru offensante pour les compilateurs et les locuteurs, si l’on prend pour axe de comparaison le poids des influences sacrées et religieuses dans toutes les civilisations, de Sumer et de l’Égypte à Athènes, de Rome à l’Europe féodale. À l’époque médiévale, il est certain qu’il aurait été incohérent et contradictoire, voire insensé, d’employer ou d’imposer sans nécessité un système de classement des connaissances ne reposant pas sur des critères évocateurs de l’univers extralinguistique, sur un lien évident avec le monde des objets et du sacré (voir McARTHUR, 1986 : 76). L’idée d’ordonner les connaissances extralinguistiques dominait largement celle de ranger fonctionnellement les mots. En ces temps éloignés, les ouvrages de référence sont rédigés et utilisés à partir de principes et d’attitudes psychologiques et idéologiques qui n’intègrent pas la fragmentation des entités, comme l’impose toute classification fondée sur l’ordre alphabétique qui est un principe détaché du monde et qui est un réel désordre en fait. La perception que l’on possède aujourd’hui de la conception de l’information relève de critères profondément différents. Le lecteur médiéval était habitué à côtoyer des données hiérarchisées, symétriques ou typologiques. À la différence de l’utilisateur contemporain des dictionnaires, il n’était guère déconcerté de voir qu’on lui proposait des structurations complexes et qu’on ne lui parlait pas de segmenter les mots pour parvenir à obtenir une compilation synoptique. On savait repérer les objets que l’on cherchait dans un ensemble en recourant à des principes méthodiques.

L’habitude du listage alphabétique provoquera une révolution dans l’ordre d’appréhension des données, y compris dans la plupart des encyclopédies. L’alphabétisation est la preuve absolue que le signe-mot prend le pas sur le signe-chose dans les dictionnaires, que l’approche métalangagière va prédominer, que la linguistique va être inventée. Mais au moment où la pensée médiévale ne s’intéresse pas encore à l’analyse métalinguistique, on n’envisage nullement de rompre l’unité des groupes thématiques qui résonnent encore comme étant la figure synthétique par excellence. L’ordre systématique est logique et raisonné, c’est la fragmentation alphabétique qui ne correspond pas au découpage du monde. À travers l’ordre rationnel, la chose domine encore le mot. Le Moyen Âge était incapable d’exercer un esprit critique sous l’angle de la fonctionnalité du langage, et cela en raison du poids que représentait la tradition. Le regard n’était pas encore tourné vers l’avenir, il s’accrochait au passé. L’ouverture commencera au XIIIe-XIVe siècle, alors qu’il devenait évident que le latin n’avait d’avenir que dans son glorieux passé et que le soleil se levait sur le français qui prenait place dans l’usage quotidien et entreprenait son voyage vers certaines planètes du savoir pour les coloniser.

Il était manifeste que lors des premiers essais, l’alphabétisation a introduit une rupture dans les regroupements méthodiques. Les signes-choses apparentés naturellement par l’onomasiologie furent dispersés dans le « désordre » de l’alphabet qui n’existe qu’en vertu des signes-mots. Mais des efforts furent faits malgré tout pour tenter de garder groupés les éléments qui allaient ensemble, ce qui paraissait une tâche inadéquate et frustrante puisque le recours à l’alphabet comme méthode de classement s’opposait à la méthode du classement par matières. Dans le système de pensée du temps des cathédrales, la tâche n’est guère réalisable comme l’illustrent les premiers efforts de systématisation de PAPIAS qui, malgré la théorie énoncée, reste à l’occasion conservateur, volontairement ou non. L’alphabétisation pouvait même sembler insensée pour l’intellectuel habitué à réfléchir en suivant le principe de l’intégration des savoirs dans un vaste réseau de nœuds plutôt que de se référer au principe de la dispersion, de la répartition et de la distribution des connaissances sur une échelle de valeurs non maitrisée qui isolait chaque entité d’une autre onomasiologiquement voisine, et surtout qui ne possédait pas beaucoup de résonance dans les esprits. Un système neuf requérait une démarche pédagogique visant à modifier les habitudes des utilisateurs.

Progressivement, les mentalités changeront et les gens se feront à l’idée d’appréhender le mot pour lui-même, concrétisant ainsi le nouvel ordre et le rendant plus acceptable. Si l’on ajoute à ces nouvelles orientations vers l’alphabétisation le principe de la division des textes en parties qui sont repérables et identifiables, on trouve réunies là les conditions qui ont rendu possibles et viables l’installation et l’évolution des genres en question. Mais l’alphabétisation réussie n’éliminera jamais complètement les ordres logiques et synthétiques ou les ordres morphologiques; ceux-ci restent encore aujourd’hui des recours fréquents.

6. De simples retrouvailles

La marche de l’Histoire montre que le Moyen Âge n’a pas inventé de toutes pièces la mise en ordre alphabétique. Il ne fait que restaurer le principe des tables alphabétiques classiques. De fait, cette disposition des mots n’était pas totalement étrangère aux habitudes de compilation. Historiquement, les Grecs connaissaient l’alphabétisation et de nombreux lexiques l’exploitaient sur une base acrographique. C’est peut-être pour cette raison que les lexicographes médiévaux n’osaient pas dépasser leurs maitres et aller au-delà des quelques premières lettres des mots. Déjà, au IIe siècle, GALIEN s’était servi du procédé alphabétique dans son travail sur les gloses hippocratiques. Plusieurs autres travaux grecs du IIe siècle y recouraient également. Et même à l’époque de l’école d’Alexandrie, cinq siècles plus tôt, les glossographes l’utilisaient.

Durant le haut Moyen Âge, beaucoup de recueils s’orientaient vers la voie alphabétique : glossaires, listes de noms de médicaments, de pierres précieuses, collections de proverbes, etc. Cependant, la méthode n’occupait pas une place prioritaire dans l’esprit de l’époque, beaucoup plus inspiré par les classements systématiques (voir WEIJERS, 1991 : 202). Il faudra attendre plus de un siècle après PAPIAS pour que le classement alphabétique complet devienne un recours usuel, à tout le moins pour qu’on le considère comme une mécanique lexicographique envisageable, sans nécessairement passer à l’acte. Durant cette période initiale, les glossaires ne furent pas tous alphabétiques, loin de là. Les travaux à caractère onomasiologique ont longtemps dominé la glossographie.

C’est à Guillaume LE BRETON, au milieu du XIIIe siècle, que l’on doit l’instauration de la pratique de l’ordre alphabétique fondé sur la possibilité d’analyser le mot complet, c’est-à-dire recourir à un classement qui fait appel à toutes les lettres des mots, du moins sur le plan théorique, puisque dans la Summa, LE BRETON demeure plutôt conservateur. Depuis le Glossaire de Reichenau (VIIIe siècle), il aura fallu un demi-millénaire pour que la conquête du repérage alphabétique soit pérenne. Durant le même siècle, Jean DE GÊNES poursuivra la tradition de LE BRETON avec plus ou moins de constance. Il explique sa méthode dans la présentation de son dictionnaire, le Catholicon (1286). Il en est fier, croyant d’ailleurs avoir inventé le procédé. Au bénéfice de l’auteur du Catholicon, il convient de rappeler que la technique connue des Grecs s’était perdue. On l’a oubliée pendant des siècles en Europe de l’Ouest. L’une des causes de ce recul, c’est le fait que les glossateurs latins de l’Antiquité n’en ont presque pas usé dans leurs travaux sur le vocabulaire. Ils ont pour ainsi dire empêché que la méthode se propage au-delà de leurs frontières. Cette redécouverte médiévale n’aboutira à un système normalisé qu’à la fin du XIIIe siècle. Cela ne signifie pas qu’il sera appliqué méthodiquement partout et par tous. Par exemple, dans un ouvrage tardif du XIVe siècle, le Vocabularius brevilogus, dont il a déjà été question, le rédacteur anonyme emploie trois systèmes d’alphabétisation qui organisent la matière d’après la nature des mots consignés. Le dictionnaire est en effet divisé en trois sections, l’une pour les noms (Nomina), une autre pour les verbes (Verba) et une dernière pour les adverbes, les prépositions, etc. (Indeclinabilia). Même ces sous-divisions ne respectent pas l’idée du triple classement, soit parce que l’auteur veut garder ensemble des mots apparentés formellement, fonctionnellement ou onomasiologiquement, soit par distraction, soit que les habitudes anciennes dominent encore tout le processus et qu’il agit par réflexe. D’après le vocabulariste, il faut suivre l’ordre alphabétique parce que la grammaire elle-même est subdivisée en lettres, en syllabes et en mots. Et parmi les lettres, le a tient la première place, car, selon Isidore de Séville, c’est là le cri que pousse l’enfant en naissant.

Parallèlement au système alphabétique complet, d’autres méthodes anciennes résistant au temps ont aussi été en usage. Au milieu du XIVe siècle, Jean DE MERA a compilé un dictionnaire latin basé sur la derivatio, mais qui comporte un index alphabétique : le Puericus, plus tard abrégé sous le titre de Brachylogus. L’auteur range à la suite les mots commençant par une consonne immédiatement suivie d’une voyelle (ba-, be-, bi-, bo-, bu-); puis viennent les séquences consonne + consonne + voyelle (bla-, ble-, bra-, bre-). Ce système avait aussi été adopté par HUGUTIO au milieu du XIIe siècle. Olga WEIJERS (1989 : 150) donne la séquence d’exemples suivants : fiton..., fonos..., fusco..., flaneo. Certains compilateurs ne se font pas défaut de créer leur propre système. On peut classer les mots en considérant un ordre qui s’arrête avant la première consonne qui suit la voyelle repère du mot. Voici quelques exemples avec la voyelle a comme guide : Aptus, COApto, TAbula (la mise en évidence est de nous). Ces exemples illustrent que dans un même dictionnaire, les alignements se font sur une (aptus), deux (tabula) ou trois lettres (coapto) selon les mots. D’autres rédacteurs limitent leur hypothèse de classement à la première lettre du mot ou aux deux premières, d’autres encore se fondent sur des systèmes modulés différemment (voir MIETHANER-VENT, 1986). Bref, toutes les approches, toutes les configurations existent alors en concurrence.

7. L’orthographe perturbatrice

L’ordre alphabétique absolu fondé sur une lecture horizontale puis verticale des mots d’un ensemble, le rangement qui tenait compte de toutes les lettres d’un mot est un savoir-faire quasi inconnu durant la plus grande partie du Moyen Âge. Il est relativement tardif. De fait, il est à peu près contemporain d’une orthographe qui s’oriente vers quelques principes de fixation qui résultent d’une réflexion organisée. Et cette question de l’orthographe est cruciale. La conquête de l’ordre alphabétique rencontre quelques obstacles sur le plan strictement linguistique. Sans parler des perturbations causées par les abréviations dans les manuscrits, l’une de ces difficultés, de taille par surcroit, et que l’on ne peut surestimer à l’époque médiévale, c’est justement le protocole orthographique instable. Le système n’a pas encore atteint sa maturité, il s’en faut de quelques siècles. On ne pouvait donc pas s’y référer de manière constante et le considérer comme un guide sûr, car il n’existe pas encore de norme orthographique commune pour le français. Tout n’est que magma de variations fondées sur la phonétique, les dialectes, le degré d’instruction ou de compétence en langue des copistes. L’alphabet français lui-même n’est pas totalement fixé. Et surtout, il ne fait pas l’objet d’une référence naturelle et constante, puisque c’est sur le latin que se porte le regard en cas de difficulté. Longtemps, on classera les mots du français en se référant à la succession des lettres du liseré alphabétique du latin. Les signes diacritiques et les abréviations ne sont pas non plus très standardisés. Il était alors hasardeux de construire un ordre de classement des données lexicales exclusivement basé sur des graphies non consensuelles et qui, de plus, s’agrégeait à un patron latin même quand ces données étaient vernaculaires. Et cela durera des siècles, car beaucoup plus tard, au XVIIe siècle, le Dictionnaire de l’Académie françoise aura lui aussi sa part de difficultés dans le rangement alphabétique des mots de sa nomenclature, et pas seulement à cause de son choix de regrouper les mots par famille. Le système orthographique lui-même est dans le collimateur. Le critère de la stabilité de l’orthographe, tout au moins une stabilité relative, est une prémisse cruciale à la gestion de l’alphabétisation des dictionnaires. Orthographe et alphabétisation sont l’avers et le revers d’une même clé d’accès aux mots qui passe par l’instauration d’une image formelle fixée des unités linguistiques.

8. L’imprimerie : une technologie décisive

Avant GUTENBERG au milieu du XVe siècle, quelques œuvres lexicographiques alphabétisées ont existé. Mais, il semble que l’imprimerie ait donné la poussée irréversible au conditionnement alphabétique qui se substituera désormais au classement thématique dans les dictionnaires généraux. Le travail même des typographes était basé sur le principe alphabétique et sur des habitudes communes d’un atelier à l’autre, habitudes qui réduisent les disparités et les variations. Les mots et les parties de mots étaient abordés sous cet angle dans les officines des imprimeries. Plusieurs typographes ou imprimeurs ont eu à voir avec la chose orthographique et avec la chose dictionnairique. Et ils ont influencé le système d’écriture ainsi que les travaux de compilation de façon durable. Aujourd’hui encore, leur poids dans les réformes ou les rectifications de l’orthographe est considérable.

Il faudra cependant un siècle après l’invention de l’imprimerie pour que le classement alphabétique soit considéré comme quelque chose de sérieux et d’efficace dans les ouvrages de référence linguistique comme les dictionnaires, qui avaient ainsi fini par se détacher de l’emprise de la pensée médiévale. Mais le monde était déjà entré dans sa phase humaniste et des intérêts pour le fonctionnement de la langue se manifestaient déjà.

La dichotomie du mode thématique et du mode alphabétique a fait qu’il aura fallu une période de presque 1000 ans pour que le centre d’intérêt se déplace d’un point à un autre. La course du pendule s’est enclenchée sur l’ordre méthodique imposé par l’héritage antique et par les scolastiques, puis elle s’est poursuivie vers l’alphabétisation intégrale sur laquelle elle s’est arrêtée en priorité aujourd’hui. Cette règle protocolaire domine largement les dictionnaires de langue et la majorité des encyclopédies mono- ou multidisciplinaires contemporains. L’alphabet est devenu un code très démocratique en ce qu’il place chaque entrée d’un dictionnaire au même niveau que les autres. Les ouvrages systématiques n’ont pas pour autant disparu. Ils demeurent courants quand il s’agit de mémoriser, classer les connaissances, canaliser l’information dans des perspectives didactiques (dictionnaires par familles de mots), documentaires (thésaurus) ou technolectales (dictionnaires terminologiques). Mais les cédéroms et l’hypertexte remettent en cause la prédominance de l’alphabétisation dans la dictionnairique.

9. Une conquête achevée?

L’apparition de nouveaux et multiples procédés d’indexation des matières et de classement des unités lexicales entre le XIe et le XIIIe siècle ouvre une ère inédite dans les méthodes de travail des intellectuels, des savants et des lettrés. Elle correspond bien à une sorte de révolution.

Cette échappée vers l’ordre/désordre alphabétique crée une double perturbation. D’une part, elle brouille le fonctionnement de la langue, d’autre part, elle détache le mot de la chose. Elle dispense de raisonner l’information contenue dans les données lexicales comme des ensembles organisés en familles ou en lignées onomasiologiques d’abord, linguistiques plus tard. Quel que soit l’ouvrage configuré répondant au nom de dictionnaire, le spectre de l’ordre alphabétique est incontournable désormais. Il n’y a plus de dictionnaire imprimé sans ordre alphabétique immédiatement fonctionnel ou inscrit en palimpseste dans les entrées renvois, les index, etc. Dorénavant, l’alphabétisation est l’un des gènes acquis propres aux dictionnaires. Si ce gène est absent, il n’y a tout simplement pas de dictionnaire. Ce sera un autre livre. La grille fonctionnelle alphabétique sera un arbitre reconnu dans des centaines de langues. La nouvelle table de comparaison se substituera à une organisation hiérarchique répondant à des visions du monde. « L’alphabet constitue donc une pédagogie d’accès aux définitions, sans que se pose la question des articulations et de l’organisation internes d’un champ du savoir » (GOULEMOT, 1998 : 1059). La classification selon la séquence des lettres que l’on compare à l’étalon qu’est le ruban de l’alphabet, donne l’illusion de construire un ensemble complet, alors que le code alphabétique est une clôture seconde de cet ensemble, la première borne étant à caractère microstructurel, à savoir tout ce qui est dit sur le fonctionnement du mot dans la langue.

L’alphabétisation des dictionnaires place ces productions de l’esprit humain dans l’orbite des mathématiques pures, d’un langage géométrique spécifiquement élaboré à cet effet et prenant la figure de l’un des principaux éléments du code général du métalangage lexicographique. C’est certainement l’agent métalinguistique le plus connu par les consulteurs de dictionnaires. Il permet de faire une double économie, celle d’une réflexion poussée sur le langage et celle d’une épistémologie de la sémiologie du dictionnaire. Il est donné tout construit. La découverte de l’alphabétisation crée une nouvelle fonction sémiotique pour le dictionnaire et elle inaugure une première mise en abyme dans ce genre de livre. Au vrai, le classement alphabétique est un procédé contre nature, une anomie. Il triomphe d’une forme de pensée désormais alliée davantage à la raison orthographique plutôt qu’à l’imbrication des savoirs dans un système hiérarchisé dominé par la conception cosmogonique ou théologique de l’univers. D’ailleurs, les théologiens médiévaux réagirent fortement à cette innovation, car ils trouvaient le nouveau procédé contraire à l’ordre naturel créé par Dieu. Ils ne tardèrent pas à le dénoncer parce qu’ils le jugeaient être l’antithèse de la raison et qu’il risquait d’entrainer le lecteur vers des reconstructions profanes des plus arbitraires et, corollairement, des plus dangereuses. L’alphabétisation fut l’une de ces perturbations sociales qui ont tiré l’homme hors du champ du divin.

Quoi qu’il en soit, la conquête définitive de l’alphabétisation, sa maitrise totale ne sera pas le fait du Moyen Âge, ni celui de la Renaissance. En effet, au début du XVIe siècle, l’ordre convenu dans lequel les mots devaient se suivre dans un dictionnaire n’était pas entièrement arrêté. Outre la réglementation thématique, deux autres systèmes concurrents étaient actifs, soit l’ordre étymologique, comme celui qu’a employé Ambrogio CALEPINO dans son dictionnaire, soit l’ordre alphabétique, comme celui qu’a utilisé Aelio Antonio NEBRIJA. Par ailleurs, quel que fut le mode adopté par les lexicographes, il n’était pas toujours respecté intégralement. Ainsi, en plein cœur du XVIe siècle, Robert ESTIENNE se prononça en faveur du code alphabétique dans son Dictionarium, seu latinae linguae thesaurus [...] (1531), mais dans l’application du principe, il ne tint compte que des trois premières lettres des mots. Cela paraissait suffisant malgré tout pour effectuer des regroupements de mots par la dérivation, mais cela devenait plus difficile de le faire par la composition. Enfin, quiconque consulte le Dictionaire universel [...] d’Antoine FURETIÈRE, publié en 1690, s’apercevra rapidement que les articles sont distribués en blocs et que des séquences de trois lettres, parfois de deux lettres, servent ni plus ni moins que de titres pour chacune de ces espèces de subdivisions des blocs d’articles qui forment une lettre de l’alphabet. Le tableau 3 donne la liste de ces lettrines pour la séquence des mots qui va de la à lazaret. Le chiffre placé entre crochets indique le nombre d’articles dans le bloc.

Tableau 3 : Quelques lettrines du Dictionaire universel [...]
Les lettrines de la à lazaret
LA. [1]
LAB. [11]
LAC. [16]
LAD. [2]
LAE. [1]
LAI. [22]
LAM. [22]
LAN. [35]
LAP. [11]
LAQ. [3]
LAR. [21]
LAS. [12]
LAT. [13]
LAV. [18]
LAX. [1]
LAY. [6]
LAZ. [1]

Dans la séquence LAC, il y a en réalité 17 entrées, mais l’une d’elles (ladanum) est mal classée; elle appartient plutôt à la séquence LAD. Dans la séquence LAI, il y a une entrée en lay (loyer), ce qui illustre une possible fusion des lettres i et y.

De plus, FURETIÈRE tient encore le u et le v comme des variantes d’une seule et même lettre. À l’article U de son dictionnaire, il dit : « Vingtiéme letttre [sic] de l’Alphabeth, & la cinquième des voyelles. Il y a aussi des U consones, qui sont marquez dans les Grammaires ainsi V ». Les blocs d’articles se succèdent sans que soient discriminées les deux lettres u et v : VRA, URB, VRE, URG, VRI, URN, URS, US. Plus encore, la lettre w est considérée comme une variante des deux autres, ainsi que l’illustre la séquence les lettrines suivantes : UTI, WAT, UVE, VUI, VUL, UZI. Il en va également ainsi pour le rangement des mots à leur ordre alphabétique. Dans la séquence LAV, les entrées principales sont distribuées comme le montre le tableau 4 (les mots avec u sont donnés en caractère gras).

Tableau 4 : Séquence des mots en LAV du Dictionaire universel [...]

De lavage à laurier

lavage laver
lavande laveton
lavandier lavette
lavange laveur
lavasse laveure
laudanum lavis
laudes lavoir
lavedan laureole
lavement laurier

Même à la fin du XVIIe siècle, un lexicographe aussi chevronné qu’Antoine FURETIÈRE ne recourt pas à l’ordre alphabétique ininterrompu d’un bout à l’autre de son dictionnaire comme l’y autoriserait l’état de la langue française d’alors. Cette mécanique n’apparait pas encore tout à fait comme un élément naturel, essentiel et suffisant. Il reste toujours des traces de la fragmentation et de l’influence du système alphabétique du latin ainsi que de l’orthographe française hésitante et instable. Mais l’essentiel était acquis.

Références

Note

[1] Cet article est une version modifiée et raccourcie d’un chapitre d’un ouvrage à paraitre (voir BOULANGER, 2002).

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2002). « Petite histoire de la conquête de l’ordre alphabétique dans les dictionnaires médiévaux », Cahiers de lexicologie, no 80, p. 9-24. [article]

Abstract (anglais)

This article describes how the use of the alphabetical order for words in dictionaries originated during the early Middle Ages. In Latin dictionaries words were classified according to their first letter, then the second and the third. Taking all the letters of a word into consideration came later, and was not yet used even in the important lexicographical works of the 17th century. The article shows how this methodological principle only became generalized once it had triumphed over a form of thought determined by a cosmogonical or theological vision of the universe, as well as over ways of organizing things, and the words used to refer to them, in terms of their reciprocal relationships, a method inherited from ancient civilizations and cultures (Mesopotamia, Egypt, ancient Greece, and Rome).