Le Petit Larousse au Québec : brève histoire et influence

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

1. Le Petit Larousse illustré s’aventure au Canada

Il y a déjà plus de cent ans que les petits dictionnaires Larousse sont connus et diffusés au Canada français. Pierre Rétif mentionne que le Dictionnaire complet illustré (1889) a fait une entrée remarquée au Canada. « Une édition spéciale pour le Canada est publiée à Montréal (éd. Beauchemin) en 1894, par les soins de p. Théberge, bachelier ès arts de 1’université Laval. Elle comporte 5 000 articles conccmant le Canada; c’est la 13e édition de 1’ouvrage » (1970a : 344). Le dictionnaire manuel rejoint ainsi le Grand Dictionnaire universel [...] qu’on trouve dans les bibliothèques des communautés religieuses et dans celles des notables, l’encyclopédie n’étant guère à la portée du simple citoyen de l’époque, même le plus instruit. Quant au Petit Larousse illustré , il sera présent en Amérique dès son lancement le 20 juillet 1905.

Longtemps, le paysage livresque québécois fut dominé par deux monuments, deux chefs-d’œuvre dans leur genre, la Bible et le Petit Larousse illustré. Le premier livre est conforme aux comportements religieux des Québécois jusqu’aux alentours de 1970. Le second étonne puisque Pierre Larousse, lointain concepteur de l’ouvrage, était républicain et grand défenseur de la laïcisation. Ses héritiers lexicographes vont poursuivre ses travaux dans le même esprit laïc. Chose certaine, le Petit Larousse illustré [PLI] est devenu la bible sociale et laïque pour répondre aux questions sur la langue, et il le demeure toujours. Dès son arrivée au Canada, il a envahi les écoles et les foyers catholiques. Mais avant de pénétrer dans les classes et dans les familles, il a été épluché par un comité de surveillance formé par les évêques québécois. Sans trop avoir à faire amende honorable sur son contenu, sinon à propos de quelques illustrations (voir plus loin), il a reçu 1’imprimatur des dirigeants religieux. Il a été longtemps le seul dictíonnaire grand public à circuler au Québec. Un monopole qui s’explique de trois manières :

  1. Il satisfaisait le clergé et le monde enseignant qui est largement dominé par les religieux et les religieuses.
  2. À son niveau, il n’aura pas de concurrent sérieux avant 1967 —en 1’occurrence, le Petit Robert.
  3. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas de nécessité d’élaborer un dictionnaire complet du français au Canada.

À la conclusion de la Révolution tranquille, après 1968 donc, les perceptions de la valeur du français québécois commenceront à changer tandis que la conception de la francophonie entraînera une prise de conscience contemporaine à l’égard des régionalismes extrahexagonaux qui commenceront à faire 1’objet de cueillettes sélectives dans les dictionnaires français (voir plus loin).

Aujourd’hui, le paysage dictionnairique québécois est presque essentiellement laroussien et robertien, une seule entreprise inteme ayant réussi à entamer cette domination, et encore seulement au niveau de 1’école élémentaire. Les dictionnaires Larousse sont les seuls à couvrir tout le programme scolaire, du primaire à 1’université. Chaque étape de la scolarisation des Québécois possède sa référence laroussienne, étant entendu que le PLI est aussi bien consulté par les écoliers des classes élémentaires que par les élèves du secondaire et par les étudiants collégiaux et universitaires, sans parler du grand public.

Au Canada français, à l’école ou à la maison, nul n’ignore le nom de Pierre Larousse, et tous 1’associent spontanément au dictionnaire qui porte son nom, sans savoir qu’il n’en est pas 1’auteur. Le nom Larousse est assimilé au dictionnaire le plus répandu chez nous depuis qu’on le distribue, soit depuis qu’il existe. Il est si connu et si bien intégré dans 1’imaginaire qu’on a construit autour de lui une mythologie qui en fait un dictionnaire parfait et complet, qui informe sur tout. Ainsi, au début des années 1990, lorsque le Robert a lancé au Québec le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, plusieurs critiques sérieux ont reproché à ce dictionnaire de ne pas fournir les étymologies des mots et des citations d’auteurs comme le faisait le PLI. Or si on trouve bien des étymologies dans le PLI de 1’époque, elles n’y sont données que pour les mots chefs des familles morphologiques et pas pour toutes les entrées. Quant aux citations, elles n’ont jamais fait partie du programme microstructurel du dictionnaire.

Très tôt donc, le PLI est répandu partout, il rejoint toutes les couches de la société. Mais le clergé surveille de près cet ouvrage certes convenable, mais néanmoins trop laïc à son goût et un peu permissif. Et l’Église ne se prive pas d’intervenir. « L’édition 1924 est illustrée de 83 représentations de tableaux, dont certains seront prohibés au Canada » (Rétif 1971 : 52). On perçoit ici l’influence ou l’ingérence du clergé catholique pour qui tout excès était répréhensible, notamment la nudité qui devait être dérobée à la vue, même s’il s’agissait des œuvres des plus grands représentants de l’histoire de l’art et que ces œuvres embellissaient le Vatican. Ainsi, le clergé rejoint la position de Pierre Larousse lui-même qui, en 1858, mentionne qu’il « a écarté avec le plus grand soin, de la nomenclature de son dictionnaire, tous les mots qui sont, de la part des élèves, 1’objet de recherches ou de questions indiscrètes » (cité dans Rétif 1970a : 342). L’interdiction à propos des mots vaut en outre ici pour les illustrations.

Au XXe siècle, les dictionnaires Larousse conquièrent rapidement le marché francophone de 1’Amérique du Nord. Si bien qu’après le Seconde Guerre mondiale, le Nouveau Petit Larousse illustré [NPLI] est imprimé au Canada, ce qui permet d’intervenir plus directement sur certaines parties de son contenu. En 1947, on trouve à la fin de 1’ouvrage la formule suivante : « Imprimé au Canada par la Librairie Beauchemin Limitée en vertu d’une entente avec la Librairie Larousse de Paris ». Le mouvement est lancé et, dans les années 1950, d’autres imprimeurs succéderont à Beauchemin. L’entente au sujet de l’impression au Québec durera jusqu’en 1992. En 1993, le PLI est imprimé aux États-Unis; de 1994 à 1998, il est imprimé en Belgique; en 1999 —1’édition 2000—, il est imprimé en France.

En 1956, le NPLI est soumis à l’examen d’agrément du Département de l’Instruction publique, l’ancêtre du ministère de l’Éducation. Avant d’être diffusé dans les écoles, le dictionnaire doit recevoir l’aval gouvernemental, c’est-à-dire voir son contenu analysé afin de vérifier s’il est conforme aux exigences sociales, religieuses et linguistiques. L’édition de 1956 porte sur la couverture de dos l’inscription « Approuvé par le Comité catholique de l’Instruction Publique le 26 septembre 1956 ». À cette époque, les membres du comité d’évaluation étaient presque toujours des religieux ou des représentants mandatés par les évêques. Cette procédure d’évaluation est toujours en vigueur, mais l’examen du contenu de l’ouvrage est désonnais confié à des fonctionnaires. En effet, en 1968, la référence au Comité catholique est remplacée par la référence au ministère de l’Éducation, identification plus neutre qui se perpétuera jusqu’en 1997. Cette édition du PLI stipule en effet : « Cet ouvrage a reçu l’agrément du ministère de l’Éducation de la Province de Québec ». En 1998 et en 1999, la mention de l’agrément disparaît, car le service idoine du ministère refuse son accréditation au dictionnaire pour des raisons liées surtout à l’écriture des noms de lieux sur les cartes géographiques et non pour des écarts de contenu dans la partie langue. L’édition 2000 ne porte pas non plus le sceau d’approbation, mais l’ouvrage a bel et bien été approuvé. Il peut donc être utilisé sans réticence par les enseignants et les élèves.

2. Les utilités historiques du PLI

Les utilités du PLI peuvent être regroupées en trois grandes classes : le dictionnaire est un instrument linguistique, un instrument pédagogique et un instrument d’auto-apprentissage sur le plan culturel.

  1. Bien entendu, la première vocation du PLI est d’ordre linguistique; elle visait, et elle vise toujours, à la maîtrise de la langue et à la connaissance du vocabulaire français.
  2. Comme instrument pédagogique, le PLI contribue à l’apprentissage global de la géographie (les pays, les villes... : les cartes géographiques), de l’histoire (la partie des noms propres), du savoir général et spécialisé (les développements encyclopédiques)... Dans les années 1950-1960. sa portée pédagogique se prolongeait du côté de la maîtrise de l’écriture, si l’on peut dire, car, en effet, le dictionnaire servait d’instrument punitif pour les élèves pris en défaut de comportement ou de connaissance lors des récitations et des examens. L’élève puni devait copier une page du dictionnaire pour le lendemain. La page choisie par l’enseignant ne comportait évidemment pas d’illustrations. Cet usage anecdotique du PLI est un indice comme quoi chaque foyer possédait le dictionnaire, l’école ne prêtant pas l’ouvrage à l’élève fautif.
  3. L’utilité sociale d’auto-apprentissage était double. D’abord, dans de nombreuses familles, c’était le seul livre de lecture en dehors de la Bible. Ensuite, c’était le livre par lequel la jeunesse cherchait à découvrir quelque secret sur la sexualité par la recherche des mots interdits et le regard rivé sur certaines illustrations de la mythologie grecque et latine, surtout les déesses, dans le cas des garçons, images dont la portée avait échappé à la vigilance du comité de surveillance. Lequel des enfants de la génération d’après-guerre n’a pas contemplé en secret la Naissance de Vénus de Botticelli, la Toilette d’Esther de Chassériau, la Liberté conduisant le peuple de Delacroix, la Fécondité de Jordaens, etc., figurant dans le NPLI de 1956? Toutes ces reproductions étaient en noir et blanc, mais elles étaient néanmoins fort émoustillantes pour les jeunes curieux qui osaient braver les interdits.

3. Le Canada s’aventure dans le Petit Larousse illustré

Dans cette phase de l’examen, je laisse de côté la section proprionymique. Outre l’impression au Québec et le sceau d’approbation du ministère de l’Education, les premières traces réelles de la présence canadienne dans le dictionnaire sont les cartes géographiques. En 1959, Larousse introduit un Atlas à la fin du dictionnaire. Sans doute à la demande du ministère de l’Éducation et/ou des Éditions Beauchemin, dans l’édition canadienne, les cartes géographiques de la Belgique et de la Suisse font place à des cartes du Canada qui côtoient celles de la France. Ce protocole d’adaptation durera jusqu’en 1997. Depuis 1998, l’Atlas redevient panfrancophone et d’autres pays rejoignent la France et le Canada, dont la Suisse et la Belgique, qui retrouvent ainsi leur place.

Mais la partie la plus visible de la présence canadienne dans le PLI est certainement la nomenclature, à savoir les mots et les sens nord-américains. Les premiers canadianismes sont répertoriés dans le Nouveau Petit Larousse en 1968. Au total, huit mots exprimant notre américanité sont recensés : bleuet, coureur des bois, débarbouillette, épinette, mille, poudrerie, tuque, verge. Ces mots font référence à la nature, au système des mesures anglo-saxonnes en usage chez nous à cette époque et à la société. Le Canada entre au PL par quelques-uns de ses symboles résistants : l’hiver, la neige, le froid, l’espace, la nature. Le mot poudrerie y est défini justement : « Au Canada, neige fraîche que le vent fait tourbillonner ». Dans l’édition 2000, la définition reste inchangée tandis que la marque géographique Québec remplace l’ancienne appellation Canada.

Le NPL paraît au moment où l’Office de la langue française du Québec prépare une liste de Canadianismes de bon aloi [CBA] qui sera publiée en 1969. Cet opuscule de 62 mots québécois officialisés (voir l’annexe) servira d’ouvrage de référence pour les lexicographes français qui s’y abreuveront régulièrement pendant de nombreuses années, et avec la collaboration de l’OLF. On peut penser qu’en 1968, les responsables de l’OLF possédaient déjà une bonne idée du contenu de cette liste et qu’ils ont fourni aux lexicographes laroussiens une petite nomenclature dans laquelle ceux-ci ont pu puiser les huit canadianismes cités. Lorsque les CBA paraîtront en 1969, le mot épinette n’y figurera pas. À partir de 1970, les canadianismes, déjà devenus des québécismes chez nous, occuperont un créneau de plus en plus important et visible dans les dictionnaires français, les éditions Larousse ayant ouvert la voie pour l’époque contemporaine. En 1974, il y a au PLI une moisson de 37 canadianismes dont 36 sont des CBA. Leur nombre grimpera à 54 en 1975, dont un seul est absent des CBA. À cette date, seuls 9 mots québécois officiels et reconnus par l’État n’ont pas encore été pris en charge par Larousse. Il faudra attendre 1981 pour voir le mot transcanadien accéder à la nomenclature. En 1987, ce sera au tour de huard; en 1989, de cacaoui, livre et pruche, en 1998, de carriole; enfin, en 2000, outarde sera le dernier CBA à rejoindre les colonnes du PLI. C’est d’autant plus curieux que les six derniers mots ont une grande fréquence d’emploi dans le français québécois d’aujourd’hui.

À l’heure actuelle, parmi les 62 canadianismes de la liste de 1969, il en reste deux qui n’ont pas été intégrés au PLI, soit érablière et pied. En réalité, les deux vocables possèdent bien une entrée dans le dictionnaire, mais le sens québécois n’est pas consigné pour le premier tandis que la définition de pied concerne bel et bien le système des mesures anglo-saxonnes sans qu’une marque de localisation géographique ne soit indiquée. Depuis l’origine du PLI, la définition de ce mot fait référence à l’ancienne mesure de longueur en France ou à la mesure de longueur anglo-saxonne. On ne souffle mot de son usage historique au Canada français. Le mot pied est pourtant un élément clé de la civilisation et de la culture francophones nord-américaines.

En 1975, au moins 54 québécismes (formes, sens, locutions) sont présents dans le PLI. De 1976 à 2000, ce nombre augmentera d’au moins 176 autres particularismes, pour atteindre un total de 230, et sans doute un peu plus, car je n’ai pas de chiffre pour les années 1978, 1980 et 1991. Les statistiques sont fondées sur les listes des mises à jour distribuées par Larousse. À elle seule, la refonte de 1989 a fourni 81 ajouts. Entre 1990 et 2000, le total s’élève à 90 nouveautés, avec des pointes en 1995 (15 entrées), 1996 (13 entrées), 1998 (21 entrées) et 2000 (29 entrées). Entre 1976 et 2000, il n’y eut aucun ajout au cours des années 1979, 1982, 1983, 1984, 1985, 1991 et 1999, du moins si on se fie aux listes fournies par la maison Larousse (voir le tableau 1). Il faut aussi relativiser le chiffre de 230, car les listes d’ajouts révèlent parfois qu’un mot a été intégré à plus d’une occasion. Par exemple, le mot épinette « épicéa » est pris en compte une première fois en 1968, puis à nouveau en 1998, mais dans un sous-sens et sous la forme d’une unité lexicale complexe : bière d’épinette « boisson faiblement alcoolisée fabriquée avec des rameaux d’épicéa » —définition qui n’est pas tout à fait exacte puisque la bière d’épinette est une simple boisson gazeuse et non une boisson alcoolisée. Si l’on excepte l’année 1989, on remarquera qu’à partir de 1995, le nombre d’ajouts s’accroît rapidement. On constatera, malicieusement, que les ajouts augmentent au moment où le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui publie sa deuxième édition en 1993.

Tableau 1 - Québécismes ajoutés au PLI de 1976 à 2000
AnnéesAjouts
19761
19771
1978?
19790
19807
19811
19820
19830
19840
19850
19861
19871
19880
198981
19901
1991?
19922
19936
19941
199515
199613
19972
199821
19990
200029
Total : 176

Suivant une compilation récente réalisée à partir d’un récapitulatif fourni par Larousse en 1999, et auquel on ajoute les 29 entrées de l’édition 2000, le PLI aurait intégré 261 québécismes (formes, sens, locutions) depuis 1968. De ce nombre, il en resterait environ 250. En effet, quelques-uns ont été supprimés au fil des années, comme acre qui figure de 1973 à 1980 avant de se voir retirer son label de canadianisme en 1981, sans quitter cependant les colonnes du dictionnaire. Quant au juron tabernacle —toujours prononcé [tabarnak]—, il fut intégré en 1993 et aussitôt retiré en 1994 à la suite de protestations de quelques réfiractaires affirmant que ce mot ne s’employait pas au Québec et qu’il ne fallait pas exposer nos fautes de langage devant la francophonie. Alors que ce sacre (juron religieux) est l’un des plus fréquents chez nous. Que dirait-on en France si on supprimait les entrées bordel, con ou putain des dictionnaires en recourant aux mêmes arguments? Il y a ici une évidente manifestation de néobienséance langagière avancée.

Outre les quelque 250 québécismes, le PLI fait allusion au Québec, au Canada et à l’Acadie au moins une quarantaine de fois. Mais il s’agit le plus souvent de renseignements à caractère encyclopédique touchant la francophonie canadienne et non des particularismes lexicaux. Ainsi. l’entrée canada « Pomme reinette d’une variété à peau jaune ou gris-beige » : cette variété de pomme n’est plus connue au Canada. Autre exemple, la mention du Cirque du Soleil dans la section encyclopédique de l’article cirque.

4. Les collaborateurs

Jusqu’à la refonte de 1989, aucun nom de collaborateur québécois ne figurera dans les pages du PLI Les lexicographes continueront cependant de consulter des linguistes québécois et l’OLF pour prendre des avis sur la sélection des québécismes. À partir de la nouvelle édition de 1989, on demandera aux Québécois de participer plus étroitement à la rédaction des articles et on commencera à mentionner les noms des intervenants : « les québécismes ont été traités en fonction des recommandations de l’Office de la langue française du Gouvernement du Québec, avec l’amical concours de Jean-Claude Corbeil » (PLI 1959 : 7). C’est également lors de cette refonte que le texte de présentation du dictionnaire devient plus explicite au sujet de la francophonie. Il faut se rappeler que nous sommes alors deux ans après le premier sommet officiel de la francophonie tenu à Québec en 1987. Parmi les grands axes de la refonte de 1989, et pour la première fois dans les introductions, il est explicitement fait mention des contributions du cercle francophone à la nomenclature : « Une part importante a été faite par ailleurs à la francophonie hors de France (Belgique, Suisse, pays d’Afrique, Québec, Louisiane) ainsi qu’aux vocabulaires français régionaux » (PLI 1989 : 6). Lors de la refonte suivante en 1998, le texte introductif fait à nouveau mention « de la vitalité de la francophonie » (PLI 1998 : 3) qui contribue à l’enrichissement de la nomenclature du dictionnaire. On peut interpréter cette idée en se demandant si la francophonie linguistique est composée de tout ce qui n’est pas le français de Paris. Par ailleurs, en 1998 aussi, l’équipe de spécialistes québécois s’adjoint la collaboration d’un historien, Denis Vaugeois. En 1999, seul demeure le nom de ce dernier comme collaborateur québécois. En 2000. on rattache le fil historique avec l’OLF : « Les québécismes ont été proposés par l’Office de la langue française du gouvernement du Québec; Gaston Bergeron, linguiste, a assuré la coordination scientifique de l’étude » (PLI 2000 : 5). Quant au discours sur la francophonie, il offre un nouveau profil qui devient plus neutre, moins hiérarchisé, mais qui place néanmoins le français franco-parisien au-dessus des autres.

La langue française appartient à ceux qui la parlent, l’écrivent et l’enrichissent de par le monde, dans les provinces de France, en Suisse, en Belgique et au Luxembourg, au Québec, aux Antilles, en Afrique noire, dans de nombreux pays arabes... Il y a moins un français central qu’une langue française riche de son unité mais aussi de ses variantes régionales. Nous avons consacré à ces variantes, en les indiquant par une marque spécifique, une place réduite mais suffisante pour que chacun, où qu’il soit, ait une relation de complicité avec son Petit Larousse (PLI 2000 : 3).

En 1968, lors de l’intégration des premiers régionalismes extrahexagonaux, la situation générale de la francophonie émergente plaçait la France au-dessus des autres pays et États. La France était le point de repère historique pour tous et le guide suprême en matière de langue. Les pays francophones étaient surtout à la remorque de la France, et presque personne ne contestait la propriété exclusive de l’Hexagone sur la langue française. On parlait alors de régionalismes et de l’apport de ces particularités à la langue française, c’est-à-dire, en ces temps, au français de France. Incidemment, dans le NPL 1968, il n’y a pas d’article francophonie, seul francophone est présent et défini : « Qui parle le français ». Le mot francophonie entrera au NPL en 1969, au plus tard en 1971, avec la définition : « Collectivité constituée par les peuples parlant le français ».

Autour de 1975. les choses vont changer, notamment aux Dictionnaires Le Robert, alors qu’une linguiste québécoise sera responsable du traitement des québécismes, sans cependant que l’axe langue expliquée / langue expliquante change. C’est à ce moment que les rapports hiérarchiques dans la francophonie commencent à se modifier. Les périphériques prennent la parole et réclament le partage de la langue française et non plus seulement une contribution extérieure sous la forme de particularismes. Le vocabulaire désignatif muera : du régionalisme, on passera lentement à la variété et à la diversité de tous les français, y compris le gallofrançais. On passe également du français, au singulier, aux français, au pluriel. La norme de référence devient un modèle théorique et on intègre l’idée, surtout dans la francophonie extérieure, que tout le monde, que chaque individu soit de quelque part, que l’on accepte l’accent de l’autre. Le français est désormais vu comme une langue partout présente, mais nulle part entière. Ce mouvement est issu surtout de l’implication des francophones hors France qui prennent la parole, et il repose sur le double sentiment de la réduction de l’insécurité linguistique et de l’atténuation du complexe du mal parler à l’égard de la norme de référence historique, celle de l’Île-de-France.

5. La perception des Québécois vis-à-vis le traitement des québécismes dans le PLI

Si le PLI demeure un dictionnaire pérenne au Québec et qu’il a été promis à un destin peu ordinaire en terre laurentienne, s’il fut présent dès son origine dans les foyers catholiques parce qu’il masquait heureusement la plupart des choses honteuses, il n’en demeure pas moins qu’on le scrute à la loupe pour en dire les grandes qualités et en rechercher les lacunes ou les mésinterprétations.

Selon André Rétif, lors de la visite de Claude Dubois au Canada en 1968, à l’occasion du lancement de la nouvelle édition du dictionnaire devenu cette année-là le NPL, la « presse du Canada fait une large place à l’ouvrage, tantôt pour le louer, tantôt pour faire des réserves ou émettre des critiques » (1970b : 594). Cette triple attitude : louanges, réserves, critiques, constitue depuis trente ans le comportement usuel des Québécois à l’égard de tous les dictionnaires français qui nous font l’honneur d’intégrer quelques-uns de nos mots et de nos sens —les louanges—, mais qui font des sélections pas toujours les plus intéressantes du point de vue des locuteurs québécois —les réserves— (par exemple à l’égard de la graphie baguel pour bagel dans le PLI 2000, seule orthographe usitée au Québec, la première étant une proposition de l’Office de la langue française) ou qui décrivent nos mots incomplètement ou erronément —les critiques. Je ne fais référence ici qu’à la partie langue du dictionnaire, délaissant les noms propres.

En réalité, ces jugements reposent sur au moins une incompréhension majeure de la part des locuteurs québécois : les dictionnaires français sont élaborés par des Français et leur premier public est celui de la France et non celui de la francophonie extérieure, nord-américaine ou autre, et cela peu importe les discours diplomatiques tenus à ce sujet. Le fait que ces ouvrages soient diffusés dans la francophonie entière est un plus, une extension de leur public, que cet élargissement soit culturel ou commercial, et sans doute un peu des deux. De plus, entre 1968 et 1989. les commentaires plus spécifiques venant des lexicographes québécois concernaient le fait que les rédacteurs français ne consultaient guère les linguistes québécois pour le traitement articulaire des mots. Ils le faisaient pour le choix des mots, mais la rédaction des énoncés microstructurels était laissée aux mains des lexicographes laroussiens. Pour les périphériques que nous sommes, cette séparation des tâches crée un décalage entre la langue expliquée —les entrées québécoises— et la langue expliquante —les discours sur ces mots et ces sens— qui est hexagonale. Cela est conforme au programme du dictionnaire, mais heurte la conscience des consulteurs à qui on emprunte ces entrées. Prenons deux exemples : dans le PLI 2000, le mot bleuet est défini : « Québec. Petite baie bleue, comestible, proche de la myrtille, de l’airelle d’Amérique » tandis que le mot rondelle est défini : « Québec. Palet de hockey sur glace en caoutchouc dur ». Chez nous, les mots myrtille et palet ne s’emploient pas tandis qu’on ne dit jamais hockey sur glace, mais simplement hockey. Les trois éléments renvoient à des références françaises. Depuis trente ans. ce protocole, qui n’est pas propre à Larousse, n’a pas changé, et il n’a pas lieu de l’être compte tenu du programme que se tracent les dictionnaires français dont le premier public cible est naturellement le locuteur français. En réalité, il n’est pas nécessaire de procéder à des changements à ce niveau. Si les Québécois veulent un dictionnaire dont la langue expliquée et la langue expliquante sont leur variété de français, ils n’ont qu’à se mettre à l’œuvre. Car il est clair que pour les lexicographes français, si des régionalismes québécois sont retenus, leur description s’adresse à des lecteurs français. Le protocole rédactionnel vise à « expliquer au lecteur non québécois la valeur des termes qui pourraient être mal compris » (Rey 1977 : XIX) du consulteur hexagonal. La description totale du français québécois, y compris les ressemblances et les différences avec la variété française, et la normalisation des variétés de la langue française partout dans la francophonie « relèv[ent] à l’évidence des instances souveraines des divers États » (Rey 1977 : XIX). Ce paradoxe est le tendon d’Achille des dictionnaires qui intègrent des particularismes, ils ne sont francophones que dans la zone consacrée à la nomenclature. Remarquons qu’il en va de même lorsqu’un dictionnaire nord-américain comme le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui décrit les francismes, la langue expliquante est le français québécois.

6. Un témoin du temps qui passe

Le PL est le fruit de préoccupations pédagogiques universelles ayant toujours animé son lointain concepteur (voir Rétif 1975). Chaque nouvelle édition, chaque nouvelle refonte synthétise, perfectionne et enrichit ses prédécesseurs patrilinéaires. Dès le début il a convenu à la société canadienne-française conservatrice des valeurs traditionnelles. Sa nomenclature est plutôt normative, relativement épurée des mots sensibles, tout en étant accueillante aux néologismes. Pendant plus de cinquante ans, de 1905 à 1960, il sera l’un des liens privilégiés entre la France et le Québec, en quasi-rupture depuis 1760. Sa vocation culturelle dépassait largement sa mission pédagogique et linguistique. C’était un livre essentiel qui reliait tous les foyers catholiques québécois où l’on parlait français et, par-dessus cette toile d’araignée, le PL gardait le Québec arrimé aux Vieux pays, comme on le disait alors.

Mais, bien entendu, le rôle le plus évident du PL était celui du perfectionnement d’un double apprentissage, « celui de la langue maternelle avec son écriture et celui des matières enseignées à l’école » (Rey 1990 : 1821). Si en France, le PL est rapidement devenu le symbole de l’univers laïque, la « bible fragmentée et fragmentaire du savoir laïque » (Rey 1986 : 638) dont chaque article, n’en déplaise à Pierre Larousse, forme un verset et chaque partie un évangile, comme le suggérait le sous-titre du Nouveau dictionnaire de la langue française (1856) : « Quatre dictionnaires en un seul » (voir Boulanger 1994 : 40), au Québec, cette comparaison évangélique ne se perdit que dans les années 1970.

Le PL véhicule une image stable où fusionnent l’école et la nation, où se concilient la pédagogie de la langue et le savoir encyclopédique de la culture française, celle de la société européenne en priorité (voir Boulanger 1994 : 41). Il s’adresse sans précision à l’ensemble de la communauté socioculturelle francophone, toutes générations et toutes classes sociales confondues. À elles seules, les préfaces sont une mine de renseignements historiques sur ce sujet. Quoique brèves, elles illustrent parfaitement les grandes orientations prises par le dictionnaire au cours de son périple dans le XXe siècle. À partir de 1968, date charnière dans l’histoire, la maison Larousse modifie son mandat en s’ouvrant sur les nouvelles réalités francophones. Le PL commence alors à introduire des particularismes d’autres pays que la France. Et plus il y a de mots qui représentent les francophones hors de France, plus la critique se fait exigeante à l’égard de l’entreprise parisienne. C’est là un aspect fondamental des rapports troubles des Québécois avec la France en matière linguistique : ils veulent que les Français prennent leurs mots, mais ils ne veulent pas qu’ils soient traités à la française. Tout cela parce qu’on ne comprend pas que les dictionnaires français s’adressent naturellement d’abord aux locuteurs de la France et que même si les mots sont des québécismes, des belgicismes, des helvétismes, etc., leur description est gallofrançaise.

Néanmoins, les Québécois sont toujours reconnaissants au PL pour sa contribution à la diffusion de leurs mots. Cette reconnaissance va même au-delà des particularismes lexicaux. Un exemple symbolique vaut d’être rappelé. En 1968, les Québécois se réjouirent publiquement « que le drapeau du Québec figure dans la planche des pavillons nationaux, bien que le Québec ne soit pas un État souverain » (Rétif 1970b : 594). L’année 1968 est aussi celle de la fondation du Parti québécois par René Lévesque! Comme quoi, même en lexicographie, une image vaut mille mots! Et quand on connaît le rôle privilégié de l’iconographie dans les ouvrages Larousse, il y a là plus qu’un symbole.

Sous divers noms, le PL fut l’un des principaux témoins de la situation de la langue au XXe siècle. Il n’a aucun concurrent sur ce plan. Il a traversé le siècle en offrant tantôt des mises à jour annuelles, tantôt des refontes systématiques. Il se refait à neuf en moyenne tous les dix ans. De 1906 à 2000. il aura eu onze éditions : 1905, 1924, 1935, 1948, 1952, 1959, 1968, 1981, 1989, 1998 et. dans une moindre mesure, 2000, sans compter les éditions spéciales comme en 1956. À travers ses 95 années d’existence, il présente 95 couches successives de la vie de la langue française, d’abord une, puis plurielle avec l’ouverture sur la francophonie en 1968. D’une édition à l’autre, le PL a actualisé le portrait de la langue française par la mise à jour des articles et par l’ajout de mots, de sens et de locutions récemment créés. L’arrivée des nouveaux mots a cependant poussé de nombreux autres témoins lexicaux à la retraite dans les pages de l’histoire. Ne serait-il pas opportun que pour célébrer le centième anniversaire du PL. on dispose d’un dictionnaire répertoriant tous les mots et les sens, ainsi que les locutions, qui, à un moment ou à un autre, ont été accueillis dans ses colonnes, et qui, pour une raison ou une autre, ont été forcés de rejoindre les replis de l’oubli? Un PL ranimant des mots du passé serait un illustre témoin du siècle écoulé et de l’histoire du français au XXe siècle.

Bibliographie

Annexe

Liste des Canadianismes de bon aloi de l’Office de la langue française (1969)
abatis
achigan
acre
arpent
atoca
avionnerie
banc de neige
batture
biculturalisme
bleuet
bleuetière
boisseau
bordages
bouscueii
brûlot
brunante
cabane à sucre
cacaoui
canot
canton
carriole
catalogne
cèdre
ceinture fléchée
chopine
comté
coureur de (des)
bois
débarbouillette
demiard
doré
épluchette
érablière
fin de semaine
frasil
gallon
goglu
huard (huart)
ligne
livre
maskinongé
millage
mille
once
ouananiche
ouaouaron
outarde
pied
pinte
pouce
poudrerie
pruche
rang
raquetteur
savane
souffleuse
suisse
tire
transcanadien
traversier
tuque
verge
vivoir

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2002). « Le Petit Larousse au Québec : brève histoire et influence », dans Pierre Larousse, Du Grand dictionnaire au Petit Larousse. Actes du Colloque international organisé par Micheline Guilpain-Giraud et l’Association Pierre Larousse, Toucy (France), 26 et 27 mai 2000, Paris, Honoré Champion éditeur, coll. « Lexica. Mots et Dictionnaires », no 10, p. 204-222. [article]