Regard sur le statut des onomastismes en langue et dans le DGM

Jean-Claude Boulanger (Québec)

Un poète ou un sculpteur grec, un moraliste romain né en Espagne, un peintre issu d’un notaire florentin et d’une servante d’auberge dans un village des Apennins, un essayiste périgourdin sorti d’une mère juive, un romancier russe ou un dramaturge scandinave, un sage hindou nous ont peut-être davantage formé que ces hommes et ces femmes dont nous avons été l’un des descendants possibles, un de ces germes dont des milliards se perdent sans fructifier dans les cavernes du corps ou dans les draps des époux. (Marguerite Yourcenar, Archives du Nord, 1977, p. 46)
La forêt des mots est remplie de tribus... (Le Français aujourd’hui, no 94, juin 1991, p. 82).

1. Une affaire de terminologie et de considérations dictionnairiques

Il y a quelques années, j’écrivais que la linguistique n’avait pas encore trouvé de terme satisfaisant « pour désigner les différents types de dérivés et de composés des noms propres » (Boulanger 1986 : 86). À cette occasion, je proposais le néologisme onomastisme pour combler cette lacune lexicale. Le terme paraissait approprié pour dénommer toute forme dérivée, composée ou autrement façonnée issue d’un nom propre de lieu, de personne, etc. Les néologismes anthroponymisme et toponymisme en découlaient spontanément, devenant par la même occasion des spécifiques naturels de onomastisme. De plus, gentilé —terme dont on doit la renaissance en terre québécoise à Jean-Yves Dugas— s’inscrivait lui-même comme un hyponyme de toponymisme. Mutatis mutandis, ces termes sont équivalents à déonomastique, dénomination que l’on retrouve fréquemment sous la plume des spécialistes européens. Depuis une dizaine d’années, cette terminologie n’a cessé de se diversifier et de s’enrichir (voir Schweickard 1989 : 242; 1992 : 2-4 et 65-67, Lapierre 1989 : 588). Enfin, il convient de distinguer l’onomastisme de l’éponyme —qui réfère à la lexicalisation du nom propre par conversion et sans changement morphologique (c’est le premier groupe déonomastique « schweickardien »)— et de l’antonomase. Ces deux dernières catégories de mots sont également subordonnées à l’onomastisme.

S’il existe des besoins terminologiques en ce domaine, la raison repose sur le fait que les onomastismes prolifèrent en langue française parlée et écrite, comme dans toutes les autres langues occidentales (voir Schweickard 1992). À titre d’illustration, dans la trilogie Le labyrinthe du monde de Marguerite Yourcenar, nous avons recensé 293 onomastismes différents, la plupart comportant plusieurs occurrences. De ce nombre, le vocable français revient 133 fois, soit 94 attestations adjectivales et 39 substantivales. Cette créativité provignante est incessante et elle se fait tous azimuts, car tout nom propre, de quelque langue qu’il provienne, peut s’arrimer à un élément de formation français, se métamorphosant par ce miracle morphologique en une unité inédite dans le stock lexical d’une langue. « Tout nom propre étranger peut faire irruption dans le discours français, selon la notoriété, l’actualité du référent. Et ces noms propres sont généralement aptes à donner naissance à des dérivés, qui eux, deviennent des mots lexicaux ordinaires » (Rey-Debove 1971a : 89). On constate cependant une marge énorme entre le nombre réel de ces unités, leur fréquence et la récolte que fournit la consultation des dictionnaires généraux. Les onomastismes répertoriés sont en effet le résultat d’un tamisage rigoureux, sévère de la part des lexicographes. En réalité, jusqu’à récemment, leur présence dans la macrostructure des dictionnaires généraux monolingues (DGM) du français devait être considérée comme exceptionnelle. Pour cette raison de non-reconnaissance, ils avaient été rangés dans la catégorie des interdits dictionnairiques (voir Boulanger 1986 : 86-92). Lorsque d’aventure ces créatures lexicales se faufilaient dans les colonnes des dictionnaires, il régnait une sorte d’anarchie dans leur sélection et dans leur traitement microstructurel. Si les préfaces des dictionnaires justifient bien le choix de leurs entrées « ordinaires », les raisons qu’on donne pour retenir des onomastismes se ramènent à un discours évasif et peu susceptible de fournir des arguments à teneur scientifique. Les auteurs mentionnent l’importance du mot ou de son sens (PR), le caractère courant de la forme, les difficultés de formation ou d’orthographe (Lexis), etc. (voir Dugas 1986 : 234, Schweickard 1989 : 243-244; 1992 : 220-224).

Plusieurs linguistes —Josette Rey-Debove, par exemple (voir ci-après)— ont noté les hésitations des lexicographes à propos des innovations onomastiques par dérivation ou composition. Ces constructions ont-elles ou non le statut de mot en langue? Un oui en réponse à cette interrogation rend ce vocabulaire virtuellement dictionnarisable. « Les réticences principales à inclure les dérivés onomastiques dans la nomenclature des dictionnaires de langue résident essentiellement en ce qu’ils sont carrément perçus comme des noms propres (les gentilés) ou encore comme des sous-produits de ceux-ci (adjectifs toponymiques et anthroponymiques), fonctionnant de façon particulière et occupant une place à part dans le paysage linguistique » (Dugas 1986 : 235). Ces unités semblent évoluer en périphérie du noyau lexical habituellement manié par les fabricants de dictionnaires. La grande majorité de ceux-ci ont « pratiqué l’exclusive à l’égard des n[oms] p[ropres] et la demi-mesure à l’égard de leurs dérivés » (Bernet 1990 : 1258). D’où les hésitations sur leur hiérarchisation et leur classement dans les répertoires de mots. De fait, la lexicographie française ne s’est pas encore questionnée sérieusement sur les règles à établir et qui régiraient l’inclusion et le traitement des onomastismes dans les DGM (voir Dugas 1986). Cinq phénomènes retiennent ici l’attention :

  1. Le statut de ces unités lexicales en linguistique, en particulier leurs rapports aux noms propres.
  2. Leurs caractéristiques morphologiques.
  3. Leurs valeurs sémantiques.
  4. Leur fonctionnement textuel (graphie, problèmes de genre et de nombre, alternance du nom propre souche avec le dérivé relationnel, etc.).
  5. Les normes du discours lexicographique.

Sans mener une analyse poussée, nous examinerons les aspects 2, 3 et 5, nous contentant par ailleurs d’évoquer brièvement les points 1 et 4. Ce sont surtout les gentilés qui serviront à illustrer les démonstrations.

Nous ne reviendrons pas sur le statut du nom propre en linguistique (voir Dugas 1986 : 236 et Spore 1990) et dans les dictionnaires. Notons seulement qu’en « écartant les noms propres, on démotive tous leurs dérivés à l’intérieur du dictionnaire. Les adjectifs de noms propres sont toujours sacrifiés du point de vue sémantique » (Rey-Debove 1971b : 372). Le statut du nom propre dans les unités lexicales complexes comme sarcome de Kaposi, fil d’Ariane, enfant de Marie, enfant de Duplessis, prix Nobel, colonne Morris ou cocktail Molotov doit être spécifié du point de vue sémantique et au delà de sa valeur étymologique (voir le paragraphe 4). Par ailleurs, le nom propre appartient au système de la langue et en tant que tel, il possède un statut linguistique. « Son emploi est régi par des règles syntaxiques, morphologiques, sémantiques [, graphiques] et phonologiques de la même façon que le nom commun l’est aussi » (Lecomte-Hilmy 1989 : 8; voir aussi Rey-Debove 1973 : 54-55). Cela signifie que le nom propre peut s’insérer dans n’importe quelle phrase correcte et bien construite. « Pour cette raison, il a forcément un signifié » (Rey-Debove 1973 : 54). L’enchâssement dans une telle séquence fournit des indications sur le fonctionnement syntaxique et grammatical. Voici deux proverbes extraits du PLI 1992 : Paris ne s’est pas fait en un jour et Rome ne s’est pas faite en un jour. Au delà du sens des proverbes, les mots Paris et Rome acquièrent un genre —masculin pour le premier, féminin pour le second— genre qui est détectable par l’entremise des participes passés fait et faite. Cette ambivalence qui caractérise les noms propres peut affecter leurs dérivés simples ou syntagmatiques ainsi que leurs composés.

2. L’aspect morphologique

Du point de vue morphologique, l’onomastisme pénètre automatiquement dans le domaine de la langue par le simple fait qu’il génère une unité lexicale nouvelle par association d’un affixe, ou d’un autre type d’élément de formation, à une base représentée par un nom propre (ex. : Europe + -ien → européen /Européen; Labrador + -ite → labradorite). La dérivation est le phénomène linguistique qui met en communication deux systèmes : celui des noms propres et celui des noms communs, systèmes qui sont « qualitativement et quantitativement différents » (Rey-Debove 1971a : 89). En s’imposant dans le domaine public, l’onomastisme participe au ressourcement de la langue, qu’il soit de formation interne ou qu’il immigre en français en provenance d’une autre langue soit par la voie de l’emprunt, soit par celle du calque.

L’affixation, ou tout autre procédé de formation, a pour effet de lexicaliser le nom propre en lui octroyant le rôle de base dérivative. Le nouveau mot ainsi créé acquiert le statut d’adjectif, de substantif, etc., ce qui lui confère automatiquement et obligatoirement un signifié. Le mot européen est désindividualisant et il renvoie à une classe d’êtres (les femmes européennes) ou de choses (les pays européens), alors qu’il n’y a qu’un « individu » ou qu’une « entité » Europe dont dérivent des noms, des adjectifs, des composés, etc. Cependant, il faut mentionner ici la possibilité pour un nom propre ou pour un onomastisme de faire partie de la catégorie des homonymes (ex. : Europe, la déesse ou le continent, Labrador, le navigateur portugais ou la région; angevin, relatif à Angers (France), à Anjou (province de France) ou à Anjou (ville du Québec), vénusien, relatif à la déesse ou à la planète) (voir Dugas 1993 : 8).

La morphologie se manifeste également au plan paradigmatique par la typologie des modèles de construction. Certains affixes sont en effet spécialisés à cette fin, en tout ou en partie. Ainsi, -ais, -ien, -ois forment des adjectifs et des noms toponymiques (voir Schweickard 1992 : 68-75 et Morvan/Boulanger 1992). Dugas (1987 : 36) mentionne que ces trois suffixes contribuent à la formation de 82% des gentilés gallofrançais alors qu’au Québec cette « masse gentiléenne » atteint 91% de l’ensemble des formes répertoriées. Ces suffixes sont catalogués dans la plupart des DGM. Voici le traitement que leur réserve le RM :

Quant aux bases, elles sont l’objet de transformations ou de transfigurations plus ou moins profondes selon leur origine. À titre indicatif, on peut remarquer que :

  1. Le toponyme n’est soumis à aucune modification structurelle; autrement dit, la base demeure intacte, nonobstant les substitutions morphologiques ou les ajustements orthographiques mineurs habituels.
    • Lévis + -ien (aucune modification). → Lévisien
    • Aylmer + -ois (aucune modification). → Aylmerois
    • Arles + -ien (accentuation du -e). → Arlésien
    • Jonquière + -ois (la voyelle ouverte se ferme en ). → Jonquiérois
    • Louisiane + -ais (substitution du suffixe à -e). → Louisianais
    • Lachenaie + -ois (substitution du suffixe à un autre suffixe qu’on peut reconnaître par l’analyse étymologique : -aie). → Lachenois
    • Saint-Laurent + -ien (effacement du segment hagionymique). → Laurentien
  2. Avant la dérivation, le toponyme est l’objet d’une inversion syntaxique de l’ordre déterminé déterminant.
    • Montmagny + -oisMagnymontois
    • Rivière-du-Loup + -ois (effacement du joncteur du et adjonction d’une voyelle de passage e). → Louperivois
  3. Le toponyme est (re)latinisé en tout ou en partie avant la dérivation.
    • Trois-Rivières + -ien (sans modification de l’ordre syntaxique). → Trifiuvien
    • Salaberry-de-Valleyfield + -ien (modification de l’ordre syntaxique, effacement du joncteur de et du segment déterminé Salaberry). → Campivallensien
    • Sainte-Foy + -ien (effacement du segment hagionymique Saint). → Fidéen
    • Maple Grove + -ois (effacement du segment déterminé Grove et adjonction de la séquence vill(e) + -ois). → Acervillois

Les gentilés empruntés intégralement (ex. : anglais Beaconsfielder, Thornite; hongrois Magyar), translittérés (ex. : inuktitut Aupalummiuq, Quaqtamiuq; mohawk Kahnawakeronon) ou calqués (ex. : Madrilène < espagnol Madrileño) sont à distinguer des séries construites en français et à la suite de l’emprunt du toponyme.

Cette productivité morphologique a été bien évaluée par Dugas 1987 et par Schweickard 1992.

Au plan morphologique, la créativité québécoise se démarque également par l’« affixalisation » des deux syllabes du mot Québec. La syllabe Qué- est « préfixalisée » (ex. : Québon, Québourg) tandis que la syllabe -bec est « suffixalisée » dans une pléthore d’appellations (ex. : Armabec, Bonbec, Canabec, Canbec, Habitabec, Tolbec, Microbec, Telbec, Tourbec, Wascobec). Il arrive parfois que la troncation se fasse en n’importe quel lieu du mot (ex. : Québérac : chute du c final) ou qu’il y ait d’autres types de métamorphoses (ex. : québéquoi : modification graphique du c final en qu). Ces affixoïdes servent surtout à façonner des mots-valises servant de dénominations pour des raisons sociales et pour des noms de produits commerciaux (marques déposées). Chacun des éléments de formation s’adjoint le « sémantisme » entier de Québec, renvoyant à la ville ou à la province, selon le cas. Tout le paradigme de ces constructions reste à examiner en détail.

3. L’aspect sémantique

L’acquisition d’un sens relève de l’aspect syntagmatique, c’est-à-dire de l’insertion du mot dans une structure phrastique. Le mot isolé possède un ou des sens, selon qu’il présente un aspect monosémique ou un aspect polysémique. Seule une phrase non ambiguë active l’un ou l’autre des sens des polysèmes. Les monosèmes ne désactivent jamais leur charge sémantique, même en dehors du champ discursif.

Du point de vue sémantique, il faut retenir deux choses :

Le dérivé de premier degré devient à son tour une base disponible pour l’affixation, la composition ou d’autres structures inédites, ce qui renforce son statut de mot et accentue son caractère lexicalisé.

(Dans son index, Schweickard (1992) relève 6 formes tirées de Québec et 113 tirées de Amérique. Voir aussi Bemet 1989.)

Ce faisant, l’onomastisme devient un candidat à la dictionnarisation, c’est-à-dire à l’élaboration de sa biographie linguistique. Quand un élément de formation comme américano- est à la source de 23 dérivés (voir Schweickard 1992 : 328-329), il a certainement droit au statut d’entrée dans un dictionnaire, au même titre que des mots « ordinaires » comme amer, amict ou pomérium.

Le critère sémantique est primordial, car c’est sur lui seul que repose en fait la décision de lexicographier ou non un onomastisme. Pour les lexicographes, ne doivent figurer dans la section alphabétique des dictionnaires que les onomastismes qui transcendent leur origine étymologique qui réside dans le nom propre dont ils dérivent (voir Boulanger 1986 : 90). Cela revient à dire que pour faire partie d’un dictionnaire, le mot ainsi créé doit dépasser le simple rapport entre lui-même et son géniteur, qu’il soit davantage qu’un élément à demi-descriptif et à demi-signifiant (ex. : Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne) → Arédien, Salaberry-de-Valleyfield (Québec) → Campivallensien). Il doit avoir en outre une résonance conceptuelle qui lui permet de traverser du côté du sens, du côté des unités réellement définissables. Dans ce cas, si le terme est monosémique, son sémantisme doit être « partiellement opaque » (Rey-Debove 1973 : 57), comme freudisme, nietzschéen, rabelaisien, voltairien, tous dans le PR. Si le terme est polysémique, cette nature lui garantit encore plus la valeur de mot, car l’enrichissement sémantique est un critère de lexicalisation, c’est-à-dire d’installation dans la langue; elle lui assure également un avenir microstructurel presque à coup sûr (PR : allemand, germanique, homérique, jupitérien; DQA : laurentien, québécois). Alain Rey résume ainsi cet aspect : « Un critère sémantique permet de ne prendre en considération que les formations dont le sémème offre d’autres sèmes que ceux du système : on élimine alors hugolien, malgré son importance fonctionnelle et son intérêt morphologique, et l’on traite homérique, rabelaisien ou ubuesque » (1977 : 30). Autrement dit, ces « dérivés de noms propres peuvent acquérir un contenu qui ne se résout pas en éléments de l’analyse morpho-sémantique (voltairien, stalinien, limoger...) » (Rey-Debove 1971a : 89). Certes, cette distinction entre le simple adjectif relationnel et l’adjectif qualificatif (voir Schweickard 1989 : 244) oriente les choix. Par ailleurs, le critère mis de l’avant par Rey permet de retenir dans la nomenclature einsteinium et neptunium, parce qu’ils identifient des concepts tout à fait extérieurs aux inspirateurs des dérivés —Einstein et Neptune—, et de reléguer einsteinien et neptunien dans les listes hors nomenclature, comme le fait le PR. Toutefois, les dictionnaires à macrostructure plus étendue peuvent consigner les éléments relationnels ou d’autres dérivés aisément décodables par ailleurs. Ainsi, einsteinien, einsteinisme, einsteinium, neptunien, neptunisme, neptuniste et neptunium font l’objet d’articles complets dans le GRLF. Il est clair que plus la taille de la nomenclature s’accroît, plus les vocabulaires marginaux ou « interdits » se rapprochent d’une prise en charge dictionnairique.

4. Les unités lexicales complexes (ULC)

La relation entre la morphologie et la sémantique joue également un rôle de premier plan dans le cas des unités lexicales complexes onomastiques (ULCO). La dérivation syntagmatique (voir Guilbert 1970) est le procédé par lequel des éléments indépendants dans la langue s’associent en vue de fédérer une nouvelle unité lexicale dont les constituants sont syntaxiquement liés tandis que le signifié demeure monoréférentiel. Ces formes complexes, appelées aussi composés par certains linguistes, sont extrêmement nombreuses dans les DGM (voir Boulanger 1989a et 1989b). Le plus souvent, elles sont assimilées à des savoirs d’experts organisés —les langues de spécialité ou LSP. Alain Rey a évalué leur nombre à plusieurs centaines de milliers. « Pour fixer les idées, un dictionnaire général de langue comme le Trésor de la langue française ou le Grand Robert, avec des nomenclatures de l’ordre de 70.000 à 80.000 entrées, contient un nombre très supérieur de syntagmes, parmi lesquels les syntagmes terminologiques figurent pour plusieurs centaines de milliers (environ 500.000, selon une évaluation tout intuitive), certaines entrées comme point ou chaîne, comportant plusieurs dizaines de ces syntagmes » (1985 : XXIV). Parmi ces ULC, la sous-catégorie des ULCO n’est pas à négliger. L’article américain du GRLF fait défiler les ULCO suivantes : langue américaine*, Américain du Nord*, Américain du Sud*, voiture américaine, cigarette américaine, plan américain*, nuit américaine*, vedette américaine*, coup-de-poing* américain, bar américain*, filet américain*, vol à l’américaine*, garniture à l’américaine, homard à l’américaine*, course à l’américaine*, enchères à l’américaine*, suite à l’américaine*, mise en pages à l’américaine*, études américaines* (les lexies ont été ramenées à la forme canonique; l’astérisque accompagnant une composante indique la présence d’une définition immédiatement après la séquence : 16 des 19 unités sont définies). Certaines collocations citées dans le même article mais dont le figement sémantique est incertain n’ont pas été considérées dans cette énumération (ex. : politique américaine, économie américaine, littérature américaine, institution américaine, musique américaine, cinéma américain, Noir américain). On ne perçoit ici que la pointe de l’iceberg à propos du phénomène des ULCO (pour le mot Amérique, voir Bemet 1989). Aux syntagmes nominaux complexes à expansion adjectivale ou substantivale, il faut ajouter les unités dont l’expansion est un nom propre morphologiquement intact (ex. : bison d’Amérique, oncle d’Amérique, chêne d’Amérique, clause Canada, blaireau du Labrador), les locutions, les expressions et les phraséologismes (ex. : découvrir l’Amérique, passer un Québec à quelqu’un) enfin, les proverbes et les dictons (ex. : PLI 1992 : Paris ne s’est pas fait en un jour; Rome ne s’est pas faite en un jour). La place et le statut des ULC dans les microstructures ont été récemment étudiés (voir Boulanger 1989a et 1989b), mais le terrain des ULCO est à peine défriché (voir Cormier 1993). Il sera nécessaire d’y revenir plus en détail ultérieurement, notamment en scrutant les dictionnaires d’éponymes. « Le propos des dictionnaires d’éponymes est d’apporter des informations sur les noms propres [...] passés dans le vocabulaire commun ou dans les unités phraséologiques » (Bemet 1990 : 1 258). Il est évident que beaucoup d’efforts restent à accomplir en vue de systématiser la description lexicographique de tous les faits lexicaux construits à l’aide de noms propres et « délaissés par les dictionnaires de langue malgré leur statut indiscutable de signes linguistiques pleins et entiers » (Bemet 1990 : 1 260).

5. Les listes péridictionnairiques

De fait, les onomastismes ont bel et bien accès aux DGM. Mais où nichent-ils? Le plus souvent, ils sont rangés dans des catalogues qui ferment les dictionnaires. En tant que tribu, ils ont fort peu les honneurs de la macrostructure. Non seulement les listes hors nomenclature doublent-elles les articles, mais elles contiennent beaucoup plus d’unités que n’en décrit la partie alphabétique (voir Boulanger 1986 : 88). C’est que, dans ce coin du dictionnaire qui appartient au pays des annexes, les lexicographes sont moins exigeants. Il suffit à l’onomastisme d’exister pour pouvoir s’y loger. La sélection des dérivés de noms de lieux repose sur des critères extralinguistiques : nombre de citoyens, découpage administratif, importance historique, poids culturel... (voir Dugas 1986 : 240-246). Pour la seule lettre L, les listes du GRLF et du PR comptent respectivement 81 et 76 toponymismes et 10 anthroponymismes chacun, tandis que celle du DQA recense 64 des premiers et 16 des seconds.

6. Les dictionnaires de noms propres (DNP)

Les gentilés font également partie du discours métalinguistique des DNP ou des sections idoines des dictionnaires à double nomenclature, l’une pour les noms communs et l’autre pour les noms propres. Dans les dictionnaires onomastiques, dont l’objet est la présentation des entités individuelles, les gentilés suivent tantôt l’entrée, tantôt ils sont intégrés dans le texte de l’article et ils sont placés à la suite de l’indication du nombre des habitants. Dans tous les dictionnaires consultés pour cette recherche, le gentilé est consigné au pluriel.

Dictionnaires français
Titres Toponymes Gentilés
PLI 1992 Landes → Landais
Langres → Langrois
Languedoc → Languedociens
PR2 Landes → ∅
Langres → Langrois
Languedoc → ∅
RDA Landes → ∅
Langres → les Langrois
Languedoc → ∅
Dictionnaires québécois
Titres Toponymes Gentilés
DCECI La Baie → Baieriverains, Baieriveraines
Labrador → Labradoriens, Labradoriennes
Lachenaie → Lachenois, Lachenoises
DCECJ La Baie → les Baieriverains
Labrador → ∅
Lachenaie → les Lachenois
DQA La Baie → ∅
Labrador → ∅
[Lachenaie = ⨸] [ → ∅]
PB La Baie → Baieriverains et Baieriveraines
Labrador → Labradoriens et Labradoriennes
Lachenais → Lachenois et Lachenoises

Dans les dictionnaires gallofrançais, les gentilés sont loin d’être cités exhaustivement tandis que dans les produits purement québécois, surtout ceux qui sont destinés aux élèves des classes du primaire et du secondaire, leur présence est quasi systématique, du moins pour ceux qui réfèrent aux toponymes québécois ou canadiens. —L’absence des gentilés dans le DQA provient du fait que cette partie du dictionnaire n’a pas été revue par les lexicographes québécois.— En outre, il est également de plus en plus courant que les formes masculines et les formes féminines se côtoient. Quant à la présence de l’article défini devant les gentilés, elle est encore exceptionnelle.

7. La révolution dictionnairique

Cette systématisation apparente dans les dictionnaires québécois est due à quelques causes reliées à la révolution linguistique québécoise du dernier quart de siècle : promulgation de lois linguistiques, aménagement du statut du français, atténuation du purisme intransigeant, refrancisation de la langue, aménagement du corpus, créativité nouvelle sous la poussée de la modernisation —notamment la féminisation des titres et des appellations d’emploi—, descriptions linguistiques de toutes les facettes de cette variété de français, confection d’un nombre important de dictionnaires variés. Toutes ces raisons ont forcé les lexicographes à se pencher sur le phénomène de l’onomastisme, plus particulièrement sur les gentilés et à l’étudier d’une manière exemplaire. L’usage de cette catégorie de mots s’est en effet répandu comme une traînée de poudre. Les « gentilés et les adjectifs toponymiques se sont taillé une place de choix au sein de la vie culturelle québécoise, phénomène que ne saurait ignorer le lexicographe d’ici [...] » (Dugas 1986 : 239).

Toutes les descriptions des gentilés dans les DGM québécois des dix dernières années ont d’ailleurs une source commune, à savoir les travaux de Jean-Yves Dugas, le linguiste et le « gentiliste » québécois qui a certainement poussé la gentilistique ou la « gentiléologie » à son point le plus achevé. Nombre des idées exprimées dans cette contribution sont issues de ses travaux et de ses réflexions.

Mais, le foisonnement linguistique ne suffit pas à lui seul pour recenser les onomastismes dans les dictionnaires. L’émergence et le développement de ces études reposent sur des considérations d’origines politiques (les législations linguistiques), sociales (l’identité nationale), littéraires (se dire et se perpétuer dans la mémoire collective), culturelles (se situer en Amérique du Nord, dans le monde francophone et dans l’univers) et éducatives (se reconnaître et se comparer). C’est cet ensemble de causes extralinguistiques qui a entraîné l’intérêt des lexicographes et non l’inverse. Au Québec, le moteur de l’explosion gentiléenne a certainement été l’émergence et la consolidation d’un profond sentiment nationaliste, aussi bien à l’encontre de l’anglais américain envahissant qu’à l’égard de la nécessité d’affirmer la part légitime du français québécois sur le grand échiquier francophone. Ce besoin de s’identifier comme nation s’allie à la nécessité de circonscrire linguistiquement le territoire occupé : État, régions, villes, villages, paroisses, rangs, quartiers... Cette prise de conscience « nationalitaire » a résulté en une créativité lexicale féconde, planifiée et aménagée au besoin, tout en étant toujours respectueuse des règles de l’art morphologique. Ce rapide provignement dérivationnel et compositionnel « témoigne du souci de la langue de sans cesse s’adapter à la réalité mouvante de la vie » (Dugas 1986 : 240). La prise en charge dictionnairique n’a constitué que l’une des conséquences naturelles du phénomène social.

8. Des mots à apprendre

Dans les dictionnaires de langue, l’inclusion d’un onomastisme le fait accéder automatiquement au statut de mot. Bien plus, l’onomastisme établit un lien constant de complémentarité entre la catégorie des noms propres et celle des noms communs (voir Lecomte-Hilmy 1989 : 8). L’article de dictionnaire constituant un microcosme parfait de la linguistique, il suffit de relever la suite des discours pour constater que les dérivés de noms propres reçoivent exactement le même traitement que toutes les autres catégories de mots mises en dictionnaire.

Le rôle premier des dictionnaires est d’attester l’existence des mots, leur description microstructurelle constituant leur acte de naissance, leurs papiers d’identité et le cheminement d’une carrière jamais achevée. Alliée à une résonance normative, cette reconnaissance a pour effet de rassurer les lecteurs sur la valeur et sur la validité des mots. On pense ici au jeune public des dictionnaires scolaires. Elle nuance le sentiment du ballottement lexical qui laisse entendre que les lexicographes entérinent les onomastismes figurant dans la macrostructure mais qu’ils rejettent, ou à tout le moins qu’ils cautionnent moins généreusement ceux qui sont catalogués hors nomenclature seulement. Le consulteur ne perçoit pas que la présence du mot repose sur des critères de fréquence, de population, d’officialisation, d’actualité, etc., et il juge tous les mots sur le même pied. Il serait ainsi en droit de se demander pourquoi serbe figure au PR, mais pas bosniaque ni croate (le PLI 1992 enregistre les trois mots). En réalité, « tous ces procédés dérogeant au programme de microstructure sont dangereux » (Rey-Debove 1971a : 89).

De fait, outre le nombre de mots, le seul intérêt des listes est le regroupement onomasiologique des onomastismes. Pour Dugas (1986 : 234), invoquer le manque de place dans la nomenclature semble contradictoire puisque de toute manière, les listes annexées occupent cet espace, du moins en partie. Ces listes sont en général doubles. Elles présentent les unités dans l’ordre gentilé → toponyme puis dans l’ordre inverse toponymegentilé. Avec la systématisation des descriptions nomenclaturelles, seules les secondes listes pourraient être conservées. C’est en effet l’unique moyen de retrouver la dénomination gentiléenne si on ne connaît que le nom de lieu.

Le rangement des onomastismes dans la section alphabétique est fondé sur la description sémasiologique et elle permet d’envisager l’onomastisme comme un « vrai mot ». Le lexicographe peut ainsi élaborer la cartographie microstructurelle complète qui, souventefois, fournit des renseignements linguistiques indispensables, et dont la grande majorité a une portée pédagogique indéniable. Les différents discours lexicographiques mettent en évidence tantôt un aspect du mot, tantôt un autre. Selon les vocables, chaque rubrique microstructurelle peut donc transmettre une ou des informations utiles sur le fonctionnement linguistique de l’entrée :

Ce genre d’énoncés dans les rubriques illustre bien que la description lexicographique des onomastismes dépasse le simple enregistrement dans une nomenclature. Ils mettent en évidence la multiplicité des discours qui peuvent être associés à ces dérivés. L’article complet représente également le sommet de la lexicalisation, et cela aussi bien pour l’unité d’origine commune que pour l’unité d’origine onomastique (voir Schweickard 1992 : 222-245).

9. L’adoubement dictionnairique

Il est maintenant parfaitement clair que les onomastismes sont des mots et qu’ils font partie du code d’une langue. Plus même, ce sont en fait des termes puisqu’on peut les réunir en grappes onomasiologiques très denses. Leurs structures morphologiques sont par ailleurs relativement bien circonscrites, la palette des morphèmes dérivationnels étant déjà typologisée. Il semble également que l’interdiction dictionnairique concernant les onomastismes soit chose du passé et que ces dérivés aient fait leur entrée au dictionnaire pour longtemps, du moins du côté américain de l’Atlantique. Le lexicographe québécois ne saurait les ignorer désormais. Des chercheurs comme Jean-Yves Dugas et Wolfgang Schweickard les ont extirpés de l’ombre et ils ont mis en lumière leur floraison permanente. Il est en outre de plus en plus évident que leur mise en cage dans les dictionnaires sert bien l’actualité, et qu’elle témoigne de l’histoire des nations, des acteurs sociaux et de la mémoire des lieux. Elle manifeste aussi combien la forêt des mots est remplie de tribus lexicales bien organisées et qui ne demandent plus qu’à être adoubées dans les dictionnaires généraux.

10. Bibliographie

10.1. Linguistique

10.2. Dictionnaires

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2002). « Regard sur le statut des onomastismes en langue et dans les DGM », dans Akten des 18. Internationalen Kongresses für Namenforschung, Trèves, 12-17 avril 1993, Onomastik, vol. 5 : Onomastik und Lexikographie. Deonomastik, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, coll. « Patronymica Romanica », no 18, p. 261-275. [article]