Quelques points de repère relatifs à l’aménagement du français au Moyen Âge : du glossaire anonyme à l’œuvre érudite signée

Jean-Claude Boulanger (Québec)

L’archipel documentaire médiéval

Les premiers ouvrages lexicographiques médiévaux dignes de ce nom et compilant des données en roman (fiançais) sont des travaux glossographiques bilingues fondés sur le latin (voir Boulanger 2000 et 2002). Ils sont antérieurs aux débuts officiels du français écrit dans les Serments de Strasbourg en 842. Les plus anciens glossaires remonteraient aussi loin qu’au Ve-VIe siècle, la grande majorité ne prenant en considération que la langue latine.

Ces répertoires représentent les plus antiques traces écrites de la lingua romana et de la lingua germanica. Ils sont produits dans le sillage de l’héritage classique et au sortir des grandes invasions du Ve siècle. Ils gloseront d’importants textes fondateurs pensés et rédigés en latin (Priscien, Donat...), plus rarement en grec, ou ils accompagneront des manuels pédagogiques s’inspirant des mêmes sources. Durant les siècles de transition du latin au roman, il est indéniable que de manière directe ou indirecte, la confection de glossaires visait surtout à la préparation de la lecture des œuvres religieuses, et de la Bible au premier chef. Leur émergence provient du fait que depuis quatre ou cinq siècles, le fossé s’est élargi entre le latin vulgaire et la langue romane ou la langue germanique. La lingua romana passe au stade du protofrançais et elle s’engage sur le chemin de ce que l’on a dénommé l’ancien français. Partout les textes latins ne sont plus compris à livre ouvert. Il faut inventer de nouveaux outils de décodage, des manières de se raccrocher aux mots et de les interpréter pour ne pas les perdre. Ce sera le dictionnaire, ou plutôt le glossaire, qui viendra résoudre partiellement ces problèmes de communication diachronique. Les gloses isolées, et bientôt leurs collections mises en dictionnaires, attestent bien de l’existence de la langue romane qui progresse. Simultanément, elles témoignent de l’altérité profonde du latin. On donne souvent ces glossaires comme les monuments prouvant l’existence véritable des vernaculaires européens. Et de fait, leurs fonctions néologiques (créations originales, innovations, dérivations, emprunts, calques, etc.) ne peuvent pas être ignorées dans l’étude du mouvement de développement, d’aménagement et de légitimation de la langue. Pour le roman et pour le germanique, on a recensé une vingtaine de recueils composés entre le VIIIe et le Xe siècle. Cela laisse supposer que beaucoup d’autres ont été réalisés et qu’ils sont aujourd’hui perdus ou enfouis dans quelque bibliothèque, en attente d’un découvreur.

Ces œuvres du haut Moyen Âge étaient destinées aux ecclésiastiques et aux clercs dont les connaissances du latin étaient devenues passives, déficientes et très souvent médiocres. Durant cette période de la désagrégation de la langue latine, les versions des Écritures étaient déjà entachées de fautes et, à bien des égards, fort éloignées du latin classique. De plus, elles n’étaient plus immédiatement intelligibles au public qui les lisait. C’est ainsi que l’on commence à annoter les manuscrits, d’abord en latin simplifié, puis en roman ou en germanique. Tantôt, ces notations figurent dans les marges des textes, tantôt elles sont inscrites dans les interlignes, au-dessus des mots incompris. Ces listes éclatées ont des configurations variables, mais les objectifs restent identiques pour tous ces travaux, qui ne sont pas encore formatés formellement en glossaires, à savoir traduire, interpréter, transposer en roman ou en germanique usuel les mots latins qui ne s’entendaient plus ou qui prêtaient à confusion sur le plan de la signification, notamment en ce qui a trait aux faux sens. Les glossaires romans et germaniques sont donc les témoins d’une langue savante en net recul, la langue interprétée, et de deux langues vernaculaires qui s’instaurent, les langues interprétantes. Tel est le sort du latin qui fut la langue par excellence pendant des siècles. C’était le « véhicule de la grammaire, de la rhétorique, des arts, des sciences, des techniques des savoirs anciens parvenus à Isidore [de Séville], du pouvoir et de la sacralité, langue sacrée, langue quasi originelle qui s’érige[ait] en norme absolue » (Ribémont 2001 : 80). Désormais, le regard se tourne vers l’aménagement des vernaculaires.

Quelques glossaires phares

Les glossaires romans continuent des pratiques antérieures de l’Antiquité ou de l’aube du Moyen Âge. Du temps des Mérovingiens, soit vers le milieu du Ve siècle jusqu’au milieu du VIIIe siècle, il a existé des glossaires bilingues latin-langue vulgaire qui sont considérés comme les ancêtres des dictionnaires bilingues proches des préoccupations d’aujourd’hui. Ces dictionnaires primitifs alignaient des mots latins classiques commentés par des variantes du bas-latin d’abord, puis rapidement par des équivalents en roman ou dans d’autres langues.

Le Glossaire d’Endlicher

On connaît un glossaire gaulois-latin qui date probablement du Ve siècle, mais qui fut transmis par l’intermédiaire d’un manuscrit qui date de la fin du VIIIe siècle, de 796 plus précisément (voir Lambert 1994 : 203). Et il est certain que le glossaire a été confectionné après la disparition du gaulois comme langue vivante. Ce lexique est le Glossaire d’Endlicher, titre qui vient du nom du savant et botaniste hongrois Stephan Ladislas Endlicher qui a fait connaître ce travail en 1839 (voir Walter 1997 : 37; aussi Lambert 1994 : 203, qui date la publication de 1836). Le recueil compte 18 mots gaulois glosés en latin tardif. Plus exactement, le « glossaire explique des mots latins vulgaires d’origine gauloise par d’autres mots latins vulgaires » (Lambert 1994 : 203). Les exemples du tableau 1 sont repris de Jean-Paul Savignac (1994 : 177) et proposés en ordre alphabétique, ordre qui n’est évidemment pas celui du dictionnaire originel. Le rédacteur a en fait agencé les gloses en suivant le fil de sa lecture des textes latins dans lesquels « les mots gaulois cités étaient accompagnés d’une note de commentaire marginale » (Lambert 1994 : 203). Quelques noms propres de lieux et de tribus ainsi que des éléments verbaux complètent le glossaire, mais ils ne sont pas listés dans le tableau. Les équivalents en français moderne sont ajoutés dans la troisième colonne du tableau.

Tableau 1 : Extraits du Glossaire d’Endlicher
Mots gaulois Mots latins Français moderne
ambe rivo rivière
anam paludem marais
avallo poma pomme
brio ponte pont
doro osteo entrée, porte
lautro balneo bain
nanto valle vallée
nate fili fils
onno flumen fleuve
prenne arborem grandem grand arbre
treide pede pied

Le Glossaire de Reichenau

Parmi les monuments latins qui accompagnent la genèse de la langue romane française jusqu’en 842, figure également Le glossaire de Reichenau aussi dénommé Les gloses de Reichenau. Il constitue certainement le texte glossographique le plus célèbre de cette période. C’est un ouvrage tardif certes, mais l’un des plus riches et qui donne des détails sur le développement et sur la chronologie des progrès du français en train de se forger (voir Bischoff 1981 : 47).

Le glossaire forme un répertoire d’attestations alignées comme des entrées suivies chacune d’une explication empruntant divers faciès. Les articles ne constituent pas un texte suivi. On considère que ce document est le premier monument lexicographique du roman qui nous soit parvenu. Ces listes témoignent bien du phénomène de la prélexicographie du français et de ses méthodes de travail. Le glossaire est composé de 4 877 paires de lemmes et il comprend deux parties. La première partie est le glossaire biblique qui réunit 3 152 entrées glosées * la deuxième partie est un glossaire alphabétique de 1 725 entrées également glosées (voir Klein 1968 : 15). Les matériaux sont les fragments restants d’une sorte de catalogue lexical accompagnant une traduction de la Bible (la Vulgate) en roman. La langue de saint Jérôme, qui avait entrepris de traduire la Vulgate en latin en 390, n’était déjà plus du latin classique et elle n’était plus comprise parfaitement par les clercs. Le glossaire reprend une série de termes difficiles de la Vulgate d’une part, et une liste alphabétique d’unités lexicales de provenances diverses, d’autre part. L’auteur puise largement chez Euchère et chez Isidore de Séville, de même que dans quelques grands dictionnaires de l’époque carolingienne. Les gloses datent du troisième quart du VIIIe siècle. Quoique certains chercheurs attribuent à ce texte une datation plus rapprochée. « Tout récemment, avec le consensus des paléographes, la datation a été fixée au Xe siècle, probablement dans la première moitié » (Bischoff 1981 : 48; voir aussi Buridant 1986 : 13). Il aurait son origine dans le nord de la France, « peut-être à la grande abbaye de Corbie  » (Cerquiglini 1991 : 59). Il appert du moins que celui qui l’a rédigé ou transcrit serait originaire du nord-est de la France.

Le glossaire comprend « un total de presque cinq mille paires de lemmes et gloses » (Buridant 1986 : 13) considérées comme contemporaines de l’époque de la rédaction. On y trouve plusieurs séries entremêlées et un aménagement alphabétique des unités. Les mots y sont disposés sur deux colonnes et suivent l’ordre des livres qui forment l’Ancien et le Nouveau Testament. Dans la colonne de gauche, figure le terme latin à expliquer, dans celle de droite, un ou plusieurs mots expliquants dont use le clerc-rédacteur pour éclaircir ou interpréter en roman des sens des mots du latin médiéval. En fait, les équivalents sont présentés dans une langue romane assez fortement latinisée.

La structure minimale est celle qui montre une paire de mots disposés côte à côte, l’entrée et son équivalent roman, sans autre commentaire. C’est la microstructure usuelle. Occasionnellement, il y a deux équivalents romans.

Glose no 33 [Genèse] Latin → Arefacta Roman → sicca
Glose no455 [Exode] Latin → Sollicitatis Roman → seducitis, detrahitis

Aux équivalents romans isolés, le glossateur adjoint parfois des précisions sur les sens qu’il amorce à l’aide d’un appareil métalinguistique simple, comme la formule id est.

Glose no 170 [Genèse] Latin → Inclinata iam die Roman → id est iam uespere
Glose no 617 [Exode] Latin → Capitium tunice Roman → id est per unde caput foris mittitur

Il peut aussi multiplier les suites de synonymes, proposant ainsi des variantes utiles suivant les contextes ou les valeurs d’emploi.

Glose no 26 [Genèse] Latin → Cataracta Roman → ostium, fenestre, Venticula, decursus aquarum
Glose no 1446 [Maccabées] Latin → Abominandum Roman → damnandum, negandum, execrandum, detestandum, anathematizandum

Il peut pousser jusqu’à une description de la réalité assimilable à une sorte de définition ou à une explication encyclopédique.

Glose no 105 [Genèse] Latin → Azima Roman → panis sine fermento id est sine leuamento
Glose no1285 [Job] Latin → Carecía Roman → herba aquatica que ante omnes herbas arescit

Dans ces dispositions, une esquisse d’un métalangage lexicographique est manifestement en gestation. C’est ce que révèle le recours à l’expression id est « c’est-à-dire », à uel « ou bien » et à qui « qui », ce dernier étant employé pour amorcer le glosage d’un adjectif. Certaines entrées ont même droit à un développement plus étendu et plus polyvalent, car on y trouve aussi bien des renseignements à caractère linguistique que des indications strictement encyclopédiques

Glose no 445 [Exode] Latin → Exodus Roman → dictus eo quod narrat exitum filiorum Israel de terra Aegypti
Glose no1303 [Job] Latin → Lacertos Roman → brachia prope musculos, id est murices in brachia

Le Glossaire de Cassel

Le Glossaire de Cassel (ou Kassel; aussi appelé les Gloses de Cassel) date du début du IXe siècle, soit des alentours de 800. Il aurait été rédigé en pays latin. Il était destiné aux voyageurs germaniques se déplaçant dans les secteurs romans de l’Europe de l’Ouest. Il aligne 265 mots romans, souvent latinisés dans leur orthographe, confrontés à leurs correspondants germaniques, en fait bavarois (voir les exemples du tableau 2 qui sont extraits de Fœrster et Koschwitz 1932 : col. 37-44). Il recense des mots du vocabulaire domestique courant classés par catégories d’objets ou d’êtres : les parties du corps, les animaux domestiques, l’habitation, les objets usuels, etc.

Tableau 2 : Extraits du Glossaire de Cassel
Mots romans Mots germaniques Français moderne
homo man homme
oculos augun œil
palpebre prauua paupière
tondit skirit raser, couper
pedes foozi pied
ordigas zaehun orteil
figido lepara foie
pulmone lungunne poumon
cauallus hros cheval
ammalia hrindir animal
troia suu truie
aucas cansi oie
casu hus chez
hanap hnapf hanap
cuppa chupf coupe

La geste dictionnairique : les abécédaires

Le latin perdant sans cesse du pouvoir et du terrain comme langue du savoir, et le français se déployant de plus en plus tous azimuts, les premiers lexiques bilingues latin-français voient le jour à la fin du XIIIe siècle. Œuvres de peu d’envergure ou peu originales, ces petits traités lexicaux sont adaptés d’ouvrages plus anciens, plus particulièrement du Catholicon de Jean de Gênes, dictionnaire terminé le 7 mars 1286. L’Abavus et l’Aalma sont des exemples types de répertoires issus directement du Catholicon.

L’Abavus

L’Abavus ou Abauus date de la fin du XIIIe siècle ou du début du XIVe. Le glossaire aurait été composé entre 1285 et 1300 (voir Lindemann 1994 : 136). C’est un glossaire latin-français qui répertorie 2 662 mots dans le manuscrit de Douai, le plus ancien des manuscrits connus qui date de vers 1290 (voir Roques 1936 : 3-68). D’autres versions ultérieures existent dans des manuscrits plus ou moins complets et/ou plus ou moins riches que Mario Roques a aussi édités (voir Roques 1936 et 1938).

L’Aalma

Le second glossaire important de cette période est l’Aalma. Ce dernier est aussi une adaptation abrégée et bilingue latin-français du Catholicon de Jean de Gênes. Il date de la deuxième moitié du XIVe siècle (vers 1380), du moins la seconde version du manuscrit C (voir Lindemann 1994 : 202). Sa nomenclature s’élève à 13 680 entrées latines suivies de leurs correspondants français ou par d’autres explications en français (voir Naïs 1986; 185).

L’Aalma formera la base de la lexicographie latine-française durant la seconde partie du Moyen Âge. Comme beaucoup de dictionnaires importants de cette époque, l’Aalma eut les honneurs de l’impression assez tôt. Il fut d’abord imprimé à Paris en 1485, puis à Genève en 1487.

L’Abavus et l’Aalma systématisent la présence du français dans la glossographie, aussi bien dans le rôle des équivalents des mots latins qu’en lui attribuant un rôle dans le métalangage articulaire. Ils sont ainsi situés au bout d’une longue tradition lexicographique qui remonte à saint Jérôme.

Les trésors vernaculaires

À travers les compilations glossographiques latines et bilingues, anonymes ou non, commencent manifestement à fleurir des œuvres arrimées à la langue vulgaire qui prend de plus en plus les couleurs du cœur et de l’imagination de ses locuteurs. Ainsi naissent les lapidaires, les bestiaires, les volucraires, les plantaires, les computs, etc., prenant les éléments de la nature comme objets d’étude. Aux yeux de certains précurseurs, la langue native offre un meilleur reflet de l’univers, ce qui est extrêmement hasardeux pour l’époque. Deux figures illustreront cette ouverture sur de nouveaux discours encyclopédiques ou savants nationaux, ou plutôt sur des discours reconfectionnés à neuf : Brunetto Latini et Nicole Oresme, tous deux nés à un siècle d’intervalle et qui ont décidé de rédiger leurs œuvres en français.

Brunetto Latini (vers 1220-1293 ou 1294)

Notaire, homme politique, savant et érudit florentin versé dans les langues latine, toscane et française, Brunetto di Bonaccorso Latini (ou Bruno Latini; en français Brunet Latin) fut aussi célèbre comme orateur, poète, historien, théologien, diplomate et philosophe. Il fut admiré par Dante. Il naît à Florence vers 1220 et il y meurt en 1294 (certaines sources indiquent qu’il décède en 1293). Des bouleversements politiques dans sa ville l’obligent à s’exiler en France de 1260 à 1266. Il se réfugie à Paris où des amis de la colonie florentine en exil l’encouragent à poursuivre ses recherches. Il séjourna sans doute aussi à Arras et à Bar-sur-Aude. Entre 1262 et 1266/1268, il composa son œuvre capitale, une sorte d’encyclopédie didactique en prose de la science de son temps entièrement rédigée en langue d’oïl ou ancien français : Li livres dou tresor ou Li tresors qui sera conservé dans plus de 70 manuscrits. Li tresors est strictement une compilation encyclopédique; il ne contient aucune prétention artistique ni éléments personnels d’imagination. Le livre a été rédigé à l’usage des gouvernants et sans doute aussi des maîtres de Florence. Il est intéressant de noter que le travail de Latini en ancien français est quasi contemporain du Speculum maius de Vincent de Beauvais, tous deux s’inspirant des mêmes méthodes de compilation. Vincent de Beauvais a rédigé son encyclopédie entre 1246/1247 et 1257/1259.

La riche encyclopédie latinienne s’inspire d’Isidore de Séville et de bien d’autres auteurs. Elle traite de toutes les choses et de toutes les connaissances qui, au dire de Latini, intéressent les mortels. Elle a joui d’une immense popularité dès la fin du XIIIe siècle, ce qui a fait se multiplier les demandes de copies. Elle était prisée partout de sorte qu’il existe des manuscrits dans « tous les dialectes en usage à cette époque » (Chabaille 1863 : XXIII). L’ouvrage sera imprimé à Lyon en 1491 puis à Paris en 1539. L’auteur avait choisi le français comme langue de rédaction et il s’en explique dès les premières pages du premier livre : « Et se aucuns demandoit por quoi cist livres est escriz en romans, selonc le langage des Francois, puisque nos somes Ytaliens, je diroie que ce est por .ij. [deux] raisons : l’une, car nos somes en France; et l’autre porce que la parlure est plus delitable et plus commune a toutes gens » (texte de l’édition de Polycarpe Chabaille 1863 : 3). Brunetto Latini veut signifier par là que le français est le langage permettant de communiquer le plus facilement avec tout le monde en France, ou du moins à Paris. Ce trésor composé en langue d’oïl devint la première encyclopédie non latine en Occident. Elle sera ensuite abrégée et versifiée en italien par Bono Giamboni, un contemporain de Latini, sous le titre de : Il tesoretto ou Il tesoro. Ce petit poème moral de plus de trois mille vers prend la figure d’une vision merveilleuse.

Li livres dou tresor est, selon l’encyclopédiste lui-même, un condensé des différentes branches de la philosophie. Il comprend trois livres ou trois parties.

1. Le premier livre, la « philosophie théorique », traite de la nature des choses et des quatre éléments, de la création, de l’homme, de l’univers. L’auteur commence par disserter sur l’origine du monde et sur son histoire en s’inspirant de l’Ancien et du Nouveau Testament. S’y ajoutent des renseignements sur la fondation des premiers gouvernements (à Babylone, en Égypte, en Grèce, à Rome, en France et ailleurs), puis sur les prophètes, les saints et la chrétienté. Suit une section consacrée aux technolectes : l’astronomie (la formation de l’univers, des planètes, des astres ...), la géographie (la Terre et ses continents : Aisie, Europe et Aufrique, exploration à laquelle s’additionnent quelques idées sur l’agriculture et sur l’économie rurale) et l’histoire naturelle. Dans le volet de l’histoire naturelle, il présente une classification des animaux en quatre groupes dans laquelle on décèle un embryon d’ordre alphabétique comme l’illustre la séquence du tableau 3. Les regroupements sont fonction des quatre éléments : les animaux marins (l’eau), les animaux comme le dragon et les serpents (le feu), les animaux aériens (l’air) et les animaux terrestres (la terre).

Tableau 3 : Les animaux terrestres dans Li livres dou tresor
Ordre du classement de quelques noms d’animaux
De antelu
De l’asne
Des bues
Des berbiz
De la belete
Des chamels
Dou castoire
Dou chevreul et des biches
Dou cerf
Des chiens
Dou camelion
Dou cheval
De l’olifant
Dou formi
De hiene
Dou loup
Dou loup cervier
De lucrote
Del manticore
De panthere
De parande
Dou singe
Dou tigre
De la taupe
De l’unicorne
De l’ours

Tout ce premier livre, dira Brunetto Latini, est du ressort de la philosophie théorique. Selon lui, « ne puet nus hom savoir les autres choses plainnement se il ne seit ceste premiere partie dou livre » (texte de l’édition de Polycarpe Chabaille 1863 : 2).

2. Le deuxième livre explore la morale. Il présente un meilleur plan d’ensemble et il se réclame d’une meilleure unité. Il contient deux traités, l’un extrait de l’Éthique d’Aristote, l’autre, plus volumineux, compose une manière de commentaire. La première partie est donc une adaptation d’une traduction latine faite par le Florentin Taddeo de la Summa alexandrina ethicorum, un abrégé de l’Éthique traduit de l’arabe par Hermannus Alemannus (Hermann l’Allemand) à Tolède en 1243 (voir Menut 1940 : 4). Suivent les discours sur l’être humain, ses comportements (ses vices et ses vertus) et ses règles de conduite. Le sujet abordé dans cette deuxième partie est celui de la philosophie pratique et de la philosophie logique.

3. Le troisième livre aborde la politique et le gouvernement des cités. Mais surtout, il s’ouvre par un assez long traité de rhétorique parce que Brunetto Latini place cette science au sommet de toutes les connaissances. Inspirée de la philosophie pratique, la troisième et dernière partie expose la « philosophie latinienne », plus particulièrement, elle enseigne à l’homme à se comporter selon « les us as Ytaliens » (texte de l’édition de Polycarpe Chabaille 1863 : 2). Nourrie de la sagesse romaine de Sénèque, de Cicéron, etc., cette section est marquée par des conceptions politiques ou éthiques certes nouvelles, mais qui restent moralisantes. Elle contient, notamment, une version commentée de De inventione de Cicéron.

« L’ensemble est une leçon, donnée avec un sens constant et parfois poétique, du pouvoir des mots » (Rey 1982 : 69). La recherche exemplaire de Brunetto Latini donnera naissance à l’encyclopédisme italien qui, jusqu’à lui, ne s’était guère éloigné des rives de la lexicographie. Li tresors est aussi une contribution majeure à l’aménagement du français. Il ouvre de nouvelles perspectives pour la langue en train de se stabiliser et d’assumer la pensée française. En effet, l’encyclopédiste inventera plusieurs dizaines de mots nouveaux qui seront repris par ses successeurs. Ainsi, Nicole Oresme, dont il sera bientôt question, réemploiera nombre de « latinismes », tels intellectuel, magnifique, magnanimité, politique, prodigalité, sobriété, sollicitude, sophistique, spéculatif, unité, végétatif (voir Menut 1940 : 71).

Nicole Oresme (vers 1320-1382)

Nicole Oresme (ou Nicole d’Oresme, Nicolas Oresme; lui-même écrit son nom Nychole Oresme) naît à Bayeux, ou peut-être près de Caen, vers 1320; il meurt en 1382 à Lisieux où il est évêque depuis 1377. En 1362, il était devenu chanoine à Rouen puis, à partir de 1364, il a occupé le poste de doyen de la cathédrale de Rouen. Ce Normand fut l’un des plus grands intellectuels médiévaux. Le savant homme d’église a la réputation d’être l’un des fondateurs de la science moderne.

Esprit très libéral, mathématicien, physicien, philosophe, économiste, il annonce les grands hommes de la Renaissance. Maître de théologie, qu’il étudie et enseigne au Collège de Navarre à Paris, il fut célébré comme étant l’un des plus notables représentants de l’encyclopédisme aristotélicien du temps et comme l’esprit le plus éclairé et le plus élevé du XIVe siècle. Entre 1370 et 1377, il traduit Aristote. Il a haussé la langue française à un nouveau statut en la faisant pénétrer dans les champs technolectaux comme la philosophie et les sciences. Car, en effet, au XIVe siècle, des érudits importants et influents pensent qu’il est nécessaire d’écrire des textes scientifiques ou savants en français. Et Nicole Oresme est l’un des rares traducteurs à réaliser que de rendre le latin en français contribuerait à aménager celui-ci et à créer un registre savant pour la langue vernaculaire, ce qui lui permettrait un jour de devenir l’égale du latin, sinon de le surpasser. Dans les prologues de ses traductions des ouvrages d’Aristote, L’éthique et La politique, il remet clairement en cause la position stratégique et privilégiée du latin vis-à-vis du savoir défendu par l’École (voir Lusignan 1999 : 134).

Mais bien avant de traduire Aristote, Nicole Oresme avait déjà entrepris d’écrire en français, ou plutôt de traduire d’autres œuvres en français, un français qui prenait déjà les couleurs du moyen français. Son premier livre en vernaculaire serait le Quadripartitum ou le Tetrabiblios de Ptolémée traduit entre 1357 et 1360 sous le titre Le quadripartit de Ptolomée (voir Menut 1940 : 26). L’ouvrage suivant est le Livre de divinacion(s) ou Traitié de divinacion(s), version française d’un écrit précédent, sans doute rédigé en latin par lui-même vers 1360, le Contra judiciarios astronomos et principes in talibus se occupantes. Le texte français date de vers 1361-1363, mais plus vraisemblablement de 1366 (voir Menut 1940 : 23 et 27-29). L’auteur y réfute la prétendue science de l’astrologie.

Le livre de ethiques d’Aristote était la première version dans une langue nationale européenne d’une authentique œuvre d’Aristote, le Liber ethicorum, lui-même déjà traduit du grec en latin médiéval. Entreprise en 1369 ou 1370, la traduction française fut terminée, d’après l’explicit du manuscrit, en 1372 (voir Menut 1940 : 547). Le livre sera publié à Paris en 1488. Dans le prologue [Le proheme], Oresme expose de manière détaillée les raisons pour lesquelles il souhaite travailler en français. Comme première raison, il évoque le désir du roi Charles V de voir les œuvres aristotéliciennes accessibles dans la langue de tous. « Mais pour ce que les livres morals de Aristote furent faiz en grec, et nous les avons en latin moult fort a entendre, le Roy a voulu, pour le bien commun, faire les translater en françois, afin que il et ses conseillers et autres les puissent mieulx entendre [...] » (texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 99). L’ordre d’aménager la langue vient donc de haut : il est temps de passer du latin au vernaculaire si l’on veut que tout le monde comprenne les écrits savants. Les demandes de Charles V visent donc à la vulgarisation sociale des connaissances pour le bien commun de la nation. En second lieu, dans un paragraphe intitulé

Excusacion et commendacion de ceste œuvre, le traducteur expose d’abord quelques raisons qui font qu’un texte grec ou latin ne peut être traduit en français sans problème (« que l’en ne puet bien translater en françois », texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 100). Il évoque notamment le contenu sémantique des mots, le français n’ayant pas de ressource pour pallier ces déficits. Par exemple le latin homo signifie à la fois « homme et femme », ce qui rend vraie la proposition latine mulier est homo et fausse l’équivalent français femme est homme. Ensuite, il explique que la science philosophique est si « forte » qu’elle « ne puet pas estre bailliee en termes legiers a entendre. Mais y convient souvent user de termes ou de moz propres en la science qui ne sont pas communelment entendus ne cogneüs de chascun. Mesmement quant elle n’a autre fois esté traictiee et excercee en tel langage. Et telle est ceste science ou regart de françois » (texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 100). Oresme soutient donc qu’il faut recourir à un vocabulaire spécifique même si des difficultés de compréhension subsistent. Et telle est la philosophie au regard du français. Il faut donc créer des mots qui parfois, et en raison de leur nouveauté, ne sont pas toujours clairs ou corrects, mais qui sont néanmoins utiles et nécessaires. Il faut s’essayer en français tout en ne s’éloignant pas trop de la pensée originale d’Aristote, sous peine de faillir. Puis Oresme justifie sa position : dans le futur, d’autres sauront parfaire son travail. « Mais se Dieux plaist, par mon labeur pourra estre mieulx entendue ceste noble science et ou temps avenir estre bailliee par autres en françois plus clerement et plus complectement. Et, pour certain, translater telz livres en françois et baillier en françois les arts et les sciences est un labeur moult proffitable, car c’est un langage noble et commun a genz de grant engin [ruse, adresse, intelligence] et de bonne prudence » (texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 101), On retrouve ici les mêmes arguments justificatifs que chez Brunetto Latini. Oresme termine son préambule en comparant les avis des érudits latins, pour qui il était bon de traduire les sciences grecques en latin, et les savants français qui devaient, à cette imitation, traduire le latin en français. « Or est il ainsi que pour le temps de lors, grec estoit en resgart de latin quant as Romains si comme est maintenant latin en regart de françois quant a nous » (texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 101). Sa conclusion se referme sur la commande royale. « Donques puis je bien encore conclurre que la consideracion et le propos de nostre bon roy Charles est a recommender, qui fait les bons livres et excellens translater en françois » (texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 101). Oresme rend ainsi hommage à son roi qui n’hésite pas à lui demander de rédiger plusieurs œuvres en français dans le but de développer le goût d’apprendre chez les sujets du royaume et dans le but d’établir le statut de la langue française comme langue de communication savante.

Le livre de ethiques d’Aristote se termine par un glossaire intitulé La table des moz divers et estranges qui compte 53 mots. Nicole Oresme définit tous les mots et il donne divers avis sur leur emploi en plus de les localiser précisément dans le texte. Voici comment il explique lui-même les raisons qui l’ont poussé à confectionner ce court dictionnaire : « Pour ceste science plus clerement entendre, je vueil de habondant esposer aucuns moz selon l’ordre de l’a.b.c., lesquelz par aventure sembleraient obscurs a aucuns qui ne sont pas excercitéz en ceste science; ja soit ce que il n’y ait rien obscur, ce me semble, quant a ceuls qui seraient .i. [un] peu acoustumés a lire en cest livre. Car presque tous telz moz sont dedenz exposés ou en texte ou en glose. Et pour ce en laisse je pluseurs, car il n’est mestier de les exposer aillieurs ne autrement que ilz sont exposés en leurs lieux » (texte de l’édition d’Albert Douglas Menut 1940 : 541). Le tableau 4 reprend toutes les entrées du glossaire qui accompagne Le livre de éthiques d’Aristote (voir Menut 1940 : 541-547).

Tableau 4 : Le livre de éthiques d’Aristote de Nicole Oresme
La table des moz divers et estranges
Actif
Accion
Active
Adultre
Architectonique
Aristocratie
Bomolochos
Chaymes
Civilité
Conferent
Continent
Contingent
Democratie
Demos
Demotique
Difference
Discoles
Epyekeye
Eubulie
Eutrapeles
Excercitative
Extreme
Faccion
Factive
Fortitude
Gerre
Gnome
Habit
Iconomie
Illegal
Incontinent
Induccion
Infini
Justice equal
Justice legal
Legal
Monarchie
Obligacion legal
Obligacion moral
Object
Oligarchie
Passif
Passion
Phyloutos
Predicat
Prodigalité
Prodige
Puissance
Rectitude
Synesie
Subject
Tymocracie
Vacacion

Sauf pour les mots accion et object, toutes les unités sont classées dans l’ordre alphabétique rigoureux. La liste révèle également la présence de quatre entrées qui appartiennent à la catégorie des unités lexicales complexes : justice equal, justice legal, obligacion legal et obligacion moral.

Les développements articulaires varient de quelques lignes à quelques dizaines de lignes. Les deux entrées ayant le développement les plus courts sont gerre et passif (1½ ligne), tandis que les articles les plus longs sont puissance (27½ lignes) et subject (21½ lignes). Le tableau 5 reprend le texte complet de quelques articles de la table d’Oresme. Les articles reproduits sont choisis parmi la liste du tableau 4.

Tableau 5 : La table des moz divers et estranges
Échantillon d’articles
Adultre Celui est adultre qui fortrait a autre sa femme pour la cognoistre charnelment; et est dit de adultere. Et de ce fu dit ou .xiii.e chapitre du quint en glose.
Bomolochos C’est celui qui est excessif en trop jouer; et est ainsi appellé en grec; et de ce fu dit ou .x.e chapitre du secont et plus a plain ou .xxv.e chapitre du quart en texte et en glose.
Eubulie Signifie en grec rectitude ou adrescement de conseil. Et est une partie de prudence de laquelle il fu dit en l’onzieme chapitre du sixte.
Fortitude C’est la vertu moral par laquelle l’en se contient et porte deüement et convenablement vers choses terribles en fais de guerre, si comme il appert ou tiers livre; et par especial ou .xvi.e chapitre en glose.
Gnomé Est une partie de prudence ou une prudence especial. Et est adrescement de la prudence qui est requise en epyekye. Et de ce fu dit ou .xii.e chapitre du sixte livre.
Iconomie C’est art ou maniere de gouverner un hostel et les appartenances. Et de ce fu dit ou commencement du premier livre en glose.
Rectitude Est dit de chose droite. Et quant une ligne ou une verge est droite, la dreceur de elle est rectitude. Et par semblable dit l’en que rectitude de volenté est quant la volenté est droite et elle veult ce que elle doit vouloir. Et rectitude de conseil est quant le conseil est tel comme il doit estre; et ainsi des autres choses. Et de ce fu dit en le .xi.e chapitre du sixte en glose.

Albert Douglas Menut (1940 : 79-82) a dressé une liste de 260 mots nouveaux —certains ayant même deux graphies— introduits en français par Nicole Oresme dans Le livre de ethiques d’Aristote. Plusieurs de ces unités lexicales inédites sont répertoriées dans la La table des moz divers et estranges où elles sont expliquées plus en détail par l’auteur. Parmi ces néologismes, on trouve quelques formes calquées directement sur le grec, comme architecton, aristocracie, demotique, nemesi, phylantropos.

Un tel programme de francisation de la part des philosophes et des savants est un appel positif à l’imagination et à la néologie pour enrichir la langue et pour lui donner des assises. On doit à Nicole Oresme la création d’un grand nombre de néologismes appartenant aussi bien à la langue générale qu’aux langues de spécialité. Le tableau 5 montre comment, en aménagiste consciencieux, Oresme prend soin d’expliquer et/ou de gloser ses mots nouveaux dans ses œuvres. Le tableau 6 reprend une trentaine de néologismes parmi la liste de 121 formes nouvelles technolectales relevées par les éditeurs du Livre du ciel et du monde (voir Menut et Denomy 1968 : 763-773). Cette œuvre d’Oresme, également rédigée à la demande de Charles V, date de vers 1375 ou de 1377.

Tableau 6 : La créativité lexicale chez Nicole Oresme
Extraits de la liste des néologismes du Livre du ciel et du monde
abnegation
angulaire
arquer
compact
complication
connotatif
conjonction
denomination
diapason
dualité
epicycle
gravité
hexagone
inherence
intelligence
longitude
meridien
moteur
observation
ovale
percussion
perspective
pole
pouls
refraction
segregation
solstice
sphere
symbole
tropique

Certains des néologismes oresmiens n’ont pas passé l’épreuve du temps. Tel est le cas des mots accidental, atinter, colligance, complexionel, contre-mettre, equivalement, falsigrafime, mixionner, signation, spissitude, tardiveté qui figurent dans la liste dressée par Albert Douglas Menut. On notera toutefois que ces mots contiennent des affixes dont la plupart sont demeurés très productifs tout au long de l’évolution de la langue française, comme le préfixe contre- et les suffixes -al, -anee, -ation, -el, -ement, -er, -itude et -.

Les créations lexicales de Nicole Oresme le placent une génération devant ses contemporains et elles donnent une impression de modernité à ses textes. L’évêque lexovien invente des mots afin d’exprimer avec justesse les concepts et les idées jusque-là étrangers au français. « Other French writers have doubtless coined as many new words; but whith the exception of Rabelais, no other writer’s contribution has persisted to an equal degree in current usage » (Menut 1940 : 56). Il ne se gêne pas non plus pour propager les néologismes de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Ainsi, il puise des nouveautés chez Brunetto Latini, Jean de Meung, Henri de Mondeville, Jean de Vignay, Pierre Bersuire, et d’autres.

Conclusion

Les incidences terminologiques et lexicographiques des positions de certains esprits avertis à l’égard de la langue maternelle sont incommensurables. Dans le sillage de la création linguistique en vernaculaire, et hors du champ littéraire, on voit poindre la nécessité d’élaborer des glossaires, des listes de mots, des dictionnaires, des encyclopédies et des livres savants. Dans la sphère particulière du dictionnaire, c’est en s’appuyant sur le processus cumulatif que les premiers glossaires fonderont la lexicographie du français. Les glossaristes occupés à compiler des répertoires bilingues sentaient les nécessités d’intervenir pour que le public puisse comprendre les textes latins. Ils n’étaient sans doute pas conscients de faire œuvre d’aménagement linguistique, la priorité étant centrée sur les messages sacrés qu’il fallait sauver de l’oubli. La francisation (la romanisation, dans un premier temps) reposait sur des objectifs visant à assurer la récupération de la parole perdue. La conscience aménagementale sera présente dès le moment où la conception du français prendra un tour profane significatif et, à partir du XIIIe siècle, elle engendrera des répertoires encyclopédiques ainsi que des ouvrages scientifiques et savants. Brunetto Latini et Nicole Oresme ont été deux des grands acteurs et des grands précurseurs de cette longue métamorphose. L’un et l’autre écrivent en français parce qu’ils vivent en France et qu’ils considèrent que c’est la langue d’usage, et qu’elle peut assumer une vocation savante parce qu’elle a atteint un degré de maturité suffisant pour rendre compte des arts et des sciences dans toute leur envergure. Et pour ce qui est de l’apport des traducteurs, on peut dire qu’ils marquent notablement l’accélération de l’aménagement du français en collant de près aux termes latins. À une époque où la pression de la norme épurée est peu contraignante et où le français est encore une langue imparfaite, le calque sur le latin s’offre alors comme un procédé normal et efficace de francisation, et il convient tout à fait aux exigences de l’expression des nouvelles idées en langue vernaculaire. Nicole Oresme fut l’une de ces sources primordiales qui ont enrichi la langue française et participé à l’aventure de son aménagement. Les rubriques étymologiques des dictionnaires modernes demeurent encore les témoins privilégiés de ses créations lexicales. Ses écrits montrent une grande rigueur scientifique, car, au XIVe siècle, il n’était pas banal de rédiger des livres qui exposaient scientifiquement les faits sans y mélanger des fables, des allégories ou y introduire des conseils moralisateurs.

Bibliographie

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2005). « Quelques points de repère relatifs à l’aménagement du français au Moyen Âge : du glossaire anonyme à l’œuvre érudite signée », dans B. Horiot, E. Schfroth, M.-R. Simoni-Aurembou (dir.), Mélanges offerts au professeur Lothar Wolf. Je parle, donc je suis… de quelque part…, Lyon, Université de Lyon III Jean Moulin, Centre d’études linguistiques Jacques Goudet, coll. « Hors-série », no 2, p. 229-246. [article]