Un catholicon gentiléen : le Dictionnaire universel des gentilés en français

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

« Il ne lui a pas suffi [...] de feuilleter les gros recueils de seconde main, les épais dictionnaires du genre Bayle, Moreri, Trévoux et consorts; il a exploré le plus de textes originaux qu’il a pu consulter. Il s’est rendu positivement ivre de fiches et de notes » (Paul Valéry, Variété V).

Introduction

Une importante constellation de noms communs (Nco) tire son origine des noms propres (Npr), ce dont témoignent amplement les étymologies des dictionnaires (Boulanger et Cormier, 2001). Ces lexies naissent par l’intermédiaire de l’un ou l’autre des nombreux modes de formation des mots, tels l’éponymie, la dérivation, la composition, etc. Parmi la collection de Nco d’origine proprielle, on compte les gentilés. Dans le Dictionnaire universel des gentilés en français[1] (DUGEF), qui vient de paraître (Dugas, 2006) le mot gentilé est ainsi défini : « Dénomination collective des habitants par rapport au lieu où ils résident (continent, pays, région, municipalité, quartier, etc.) » (p. 34). Le Dictionnaire culturel en langue française (2005) le définit en termes presque identiques : « Dénomination des habitants d’un lieu relativement à ce lieu (continent, pays, région, ville, village, quartier, paroisse, etc.) ». Il en va de même pour le Nouveau Petit Robert 2007 : « Dénomination des habitants d’un lieu, relativement à ce lieu ». La ressemblance des définitions tient au lien de complicité entre l’auteur du DUGEF et les lexicographes robertiens.

Les gentilés ont été peu étudiés, soit parce qu’ils étaient enfouis dans l’ensemble des formations proprielles, soit parce que les linguistes les ignoraient, soit parce qu’on les considérait comme la chasse-gardée des onomasticiens, des toponymistes et des institutions responsables de la mise en application des règles de la toponymie. Sur le plan linguistique, leur morphologie, leur prédictibilité et leur sens compositionnel en faisaient des créatures

banales et sans grand intérêt pour les chercheurs. Ces mots, ayant tantôt le statut de substantif, tantôt celui d’adjectif, étaient générés par quelques suffixes accolés à une base proprielle : ils semblaient former une catégorie sans éclat et sans histoire, oubliée même par les dictionnaires. Cette régularité morphologique ne devrait-elle pas attirer l’attention, justement? Et si la genèse des gentilés était plus complexe qu’on le croit et qu’un examen attentif des segments lexématiques qui leur servent de fondement s’avérait riche d’enseignement?

Au Canada français, c’est dans un contexte lié à des préoccupations de nature linguistique et politique que s’est développé un intérêt véritable pour la chose gentiléenne. Dans les années 1990, en effet, le Québec s’affairait à la francisation de la langue de travail, opération menée sous le chapeau législatif. La mise en place des mécanismes de francisation a touché la toponymie et le lexique qui lui est rattaché, convoquant par le fait même la problématique des gentilés. Car il s’est trouvé des chercheurs toponymistes pour avancer l’idée que la dénomination des habitants d’un lieu dépassait le seuil linguistique pour rejoindre les intérêts de la société contribuant ainsi à forger l’identité collective. Le rapport entre la langue et la société ne pouvait trouver meilleur terreau que dans le paysage toponymique et dans la création de mots dénommant les résidants d’un lieu. Jean-Yves Dugas a vite perçu l’intérêt d’explorer ce créneau du lexique. Il entreprend son action en faisant renaître le mot gentilé dont l’usage s’était érodé depuis la fin du XIXe siècle. Le mot se trouve encore dans les dictionnaires d’Émile Littré et de Pierre Larousse. Les conditions propices à la cueillette du vocabulaire gentiléen étaient réunies : une loi linguistique, une institution (la Commission de toponymie du Québec —CTQ), le désir populaire d’en appeler à une désignation collective ou à une cascade de noms —on peut être simultanément un Nord-Américain, un Canadien, un Québécois, un Orléanais et un Pétronillais— et la volonté de se trouver un point d’ancrage dans le monde géographique et dans celui des mots. Le gentilé germe dans un toponyme, il grandit dans le discours écrit ou oral et, à maturité, il peut retenir l’attention des lexicographes.

La cueillette des gentilés québécois par JYD a résulté en une première publication substantielle en 1987 : le Répertoire des gentilés du Québec, compendium officiel de 1430 dénominations. Mais dès 1981, une plaquette contenant 482 gentilés était mise à la disposition du public. Elle fut suivie en 1985 d’un supplément contenant 229 nouveaux gentilés. L’engouement à l’égard des appellations gentiléennes a ouvert la voie pour passer de la captation restreinte au territoire québécois, en raison du mandat officiel de la CTQ, à la quête universelle. Les recherches de JYD se sont étalées sur un quart de siècle. Il livre ici une partie de son trésor sous la forme d’un catholicon, appellation qui, au Moyen Âge, signifiait « dictionnaire universel ».

Un catholicon propriel

Le DUGEF rejoint la cohorte des ouvrages qui décrivent les onomastismes —les déonomastiques, dans la terminologie européenne—, ces mots engendrés à partir d’un nom propre. La plupart de ces recueils sont multithématiques, c’est-à-dire qu’ils rassemblent des miscellanées proprielles provenant d’une grande variété de domaines. En général, ils ne traitent pas le sujet des gentilés. En revanche, le répertoire de JYD est monothématique. Il recense une seule catégorie de mots, soit les « noms collectifs français d’habitants du monde entier » (quatrième de couverture), catégorie qui est justement délaissée dans la majorité des compilations d’onomastismes.

Les gentilés existent dans les dictionnaires généraux. Ils sont catalogués dans les nomenclatures, mais ils se font plutôt discrets, surtout lorsque leur envergure sémantique est de nature monosémique, et que de surcroît le sens décrit est compositionnel et ne fait écho qu’à la seule valeur gentiléenne. Par ailleurs, les annexes de quelques dictionnaires leur font occasionnellement une place. On les trouve alors rassemblés dans des listes inversées, à savoir qu’une première série de mots est axée sur les gentilés, que l’on fait suivre de leurs correspondants toponymiques, et qu’une deuxième série procède des toponymes vers les correspondants lexicaux. Les critères de sélection de ces unités ne sont pas toujours explicités dans les présentations.

Le DUGEF contient cinq parties : une préface, des remerciements, un avant-propos, une introduction et le dictionnaire.

Dans la préface, Camille Laverdière retrace avec finesse l’émergence ou la résurgence du phénomène gentiléen, notamment au Québec, et sa prise en charge par JYD dans le cadre de ses fonctions de linguiste dans une institution québécoise. Il expose les raisons qui ont conduit les Québécois à vouloir affirmer et affermir leur ancrage dans l’espace où ils vivent en s’identifiant comme habitants de chaque partie du territoire, aussi bien les macroterritoires que les microterritoires. Cet identificateur, c’est le gentilé. Le préfacier explique comment le territoire que nous habitons fut nommé, de 1534 jusqu’à aujourd’hui, et comment les « gentilés consécutifs » sont nés et ont formé les strates de l’histoire. Il illustre aussi que la portée des gentilés dépasse les banales créations lexicales si transparentes, en apparence, qu’elles passent inaperçues aux yeux de nombreux lexicographes qui les délaissent ou à ceux des linguistes qui les ignorent et qui les écartent tout simplement dans leurs analyses. Les 8166 gentilés convoqués sortent cette catégorie de mots de l’anonymat pour les faire reconnaître comme des unités du lexique. Ces mots font vivre la morphologie du français puisqu’ils exploitent la suffixation à vocation identitaire individuelle ou collective. Voici une liste sélective de suffixes propres à gentiliser une base proprielle : -ain, -ais, -an, -ard, -at, -éen, -ien, -ier -in, -iste, -ite, -ois, -on. Tous sont amplement attestés dans le DUGEF.

L’introduction de l’auteur retrace l’importance du nom propre en linguistique, principalement son intérêt pour la science des mots. Des explications sur le choix de la terminologie nous apprennent que le terme gentilé est d’usage surtout nord-américain tandis que les termes ethnique et ethnonyme satisfont les Européens. JYD raconte comment il a tiré le mot gentilé de l’oubli pour le faire revivre et lui redonner sa place dans les nomenclatures des dictionnaires généraux. Puis il énumère les différentes étapes de la préparation de son dictionnaire, s’arrêtant à la dimension universelle, c’est-à-dire à la nécessité de recueillir tous les gentilés de langue française, aussi bien ceux qui dénomment des entités de la francophonie que ceux qui dénomment des entités des lieux où on parle d’autres langues que le français. Après une brève revue des quelques dictionnaires de gentilés existants, il expose les principes de consignation des mots dans son ouvrage.

Le contenu et l’architecture du dictionnaire sont ensuite décrits. L’auteur explique d’abord sur quels critères il s’est fondé pour sélectionner les éléments de la nomenclature. Les gentilés doivent dériver d’un toponyme dont l’importance historique et la notoriété désignative étaient attestées par son statut d’entrée dans un dictionnaire de noms propres, en l’occurrence ici le Petit Robert des noms propres et le Petit Larousse illustré. La sélection fut resserrée en ciblant l’axe linguistique de la langue française, à savoir la francophonie dans son ensemble, avec un intérêt particulier pour la France, le Canada et, bien entendu, le Québec. Les critères secondaires furent l’ampleur de la population d’un lieu, son importance historique et la « pertinence d’extensivité », c’est-à-dire des lieux (cours d’eau, régions naturelles, accidents géographiques, etc.) voisinant les zones dont les noms furent élus, à condition qu’il existe cependant une forme lexicale en français. Aucun paramètre singulier ne prévaut lors de la sélection; c’est le croisement de deux ou plusieurs facteurs qui devient déterminant. Par exemple, l’importance numérique ne suffit pas : une ville de Chine peut comporter plusieurs centaines de milliers d’habitants, mais elle ne joue pas de rôle prépondérant dans le monde alors qu’une petite municipalité retient l’attention générale pour une raison donnée, ce qui justifie le traitement du gentilé. La gradation démographique qui guide le choix est la suivante : sont retenus les gentilés associés aux agglomérations du type mégapoles de 500 000 personnes et plus, puis le seuil passe à 100 000 habitants pour la plupart des pays, il se réduit ensuite à 20 000 habitants pour les pays de l’Europe de l’Ouest. Le criblage se raffine quand la référence concerne la francophonie : le seuil est alors fixé à 10 000 habitants; il descend à 3000 pour la France. Pour le Québec, le filtre est ramené à 2000 habitants. La pyramide des populations est logique en raison du poids de l’histoire et elle est motivée du point de vue de la perspective francophone. Sur un autre plan, l’auteur choisit une perspective qualitative ancrée au Québec plutôt qu’une perspective purement quantitative indépendante d’un quelconque repère. Cette approche est légèrement décentrée; elle est de la nature du cœur, c’est-à-dire subjective, plutôt que de relever de la pure objectivité. Les causes avancées pour légitimer la centration sur le Québec (protection du français, recherche d’une identité, créativité, protection du patrimoine linguistique, institutionnalisation de la recherche gentiléenne, etc.) sont recevables et fort compréhensibles. Toutefois, elles infléchissent le thème « universel » qui occupe une place centrale dans le titre de cet ouvrage. Il y a donc dans ce dictionnaire un universel québéco-centrique assumé et défendu, alors qu’objectivement, il ne devrait pas y avoir de foyer. Mais l’auteur justifie son approche.

La démarche est en effet fondée sur un à priori, soit l’existence de travaux de recherche ayant mené à l’élaboration de catalogues de gentilés québécois. Elle procède du singulier —le Québec— vers le plus général —le monde ou l’universel. La sinusoïde quantitative suit une trajectoire prédéfinie s’amorçant en un point géographique pour lequel on dispose d’un ample corpus gentiléen qu’il faut réduire pour ensuite remonter vers l’universel. Dans le dictionnaire, le Québec n’a donc pas le même poids que les autres lieux. On peut cependant expliquer le thème « universel » à partir d’un enchâssement : un universel premier qui ratisse l’ensemble des territoires de la planète et un universel second qui couvre tout le Québec. C’est cette double hélice qui permet de comprendre que la proportion de gentilés québécois est plus élevée que celle des gentilés universels. La présence du Québec ne s’explique pas seulement par le facteur de la population. Ainsi la lettre L comporte 497 articles. De ce nombre, 401 sont planétaires tandis que 96 sont québécois. Si on convertit ces chiffres en se basant sur le nombre de 8166 vedettes, le dictionnaire contiendrait un total de 1413 québécismes, soit 19,3% de la nomenclature. Un gentilé sur cinq est laurentien.

L’auteur est conscient que l’histoire a plus d’importance que les statistiques administratives ou celles des recensements et que les barèmes numériques limitent l’arbitraire. Ainsi, même s’ils ne répondent pas aux critères statistiques, des gentilés ont une place réservée dans le dictionnaire. Le libre arbitre a joué et le compilateur s’est autorisé l’insertion des dénominations qui ne peuvent être ignorées parce que leur importance subsume « la rigidité des seuils quantitatifs » (p. 19). Des noms entrent au dictionnaire en passant par la porte qualitative, tempérant par le fait même le déterminisme froid et administratif des chiffres. En abordant les rives des sentiments, l’auteur confirme que si le gentilé est un objet lexical, c’est également une référence attachée à l’homme et, en bout de ligne, l’importance du nommé est plus grande que la règle établie lorsque vient l’instant de sélectionner les mots. Répondent à ce critère de dérogation, des gentilés comme Chéticantain (Chéticamp, Nouveau-Brunswick), Douaumontois (Douaumont, France) et Zizi (Ziz, Maroc).

Le plan de l’article

La microstructure de l’article fait appel à cinq rubriques.

L’entrée

C’est le toponyme qui sert d’entrée. Celle-ci est présentée en gras et en petites capitales, sans majuscule initiale : BARCELONE, LAC-BEAUPORT. L’ordre alphabétique strict est utilisé : il n’est pas tenu compte des espaces ni des signes diacritiques (apostrophes, traits d’union, signes suscrits...). Les variantes sont séparées par un trait oblique (LAEKEN / LAAKEN / LAKEN; LOUKSOR / LOUXOR / LUQSOR). Les homonymes ne sont pas numérotés (voir JURA et VICTORIA qui ont trois articles chacun. L’auteur utilise deux procédés de classement lorsqu’un déterminant est présent dans un toponyme. Il recourt à la postposition du déterminant lorsque le nom n’est pas québécois (CAIRE, LE; NOUVELLE-ORLÉANS, LA; ORRES, LES) et, à l’instar de la CTQ, il favorise la séquence naturelle —l’antéposition du déterminant— pour les formes canado-québécoises (L’ANNONCIATION; LA POCATIÈRE; LES BASQUES). Le chassé-croisé des coutumes française et québécoise crée un double système de classement, ce qui n’est guère économique et embrouille le décodage. De plus, les noms avec une particule postposée échappent à l’ordre alphabétique strict. Ainsi, le toponyme martiniquais LE LAMENTIN > LAMENTIN, LE, forme qui est classée sous LAMENTIN, tandis que le toponyme québécois LA MALBAIE apparaît à la lettre L, en raison de la non-inversion des composantes. De même, on repérera L’ÎLE-BOUCHARD sous la lettre I, L’ÎLE-BIZARD sous la lettre L et L’ÎLE D’ORLÉANS sous la lettre O. D’autres types d’inversion exigent beaucoup de vigilance de la part du lecteur. Par exemple, PAYS BASQUE renvoie à BASQUE, PAYS alors que LES BASQUES garde sa syntagmatique naturelle.

Les entrées renvois touchent les variantes graphiques (LUQSORLOUKSOR), les variantes dénominatives (LAN-CHANGLAOS), les dénominations composées dont les constituants sont inversés (LOIRE, HAUTEHAUTE-LOIRE) et les toponymes comportant un générique (AOSTE, VAL D’VAL-D’AOSTE [renvoi vers le générique]; PROVINCES MARITIMESMARITIMES, PROVINCES [renvoi vers le spécifique]). Mais sans que l’on sache pourquoi, ces renvois ne sont pas systématiques. Ainsi, MARNE, HAUTE et NORMANDIE, haute renvoient à HAUTE-MARNE et à HAUTE-NORMANDIE, tandis que HAUTE-BRETAGNE et HAUTE-CORSE ne profitent pas de renvois. Par ailleurs, PAYS BASQUE et PAYS DE CANAAN renvoient à BASQUE, PAYS et à CANAAN, PAYS DE, mais il n’y a pas de renvois SOUS PAYS pour BRAY, PAYS DE; CAUX, PAYS DE; GALLES, PAYS DE. En principe, lorsque le déterminant d’un gentilé est postposé —notation « à la française »—, il n’y a pas de renvoi (LE MANS ne renvoie pas à MANS, LE; voir cependant LA VALETTEVALETTE, LA). Les gentilés québécois comportant un déterminant antéposé n’étant pas soumis au protocole de l’inversion, il n’y a pas d’entrée renvoi (POCATIÈRE, LA ou LAURENTIDES, LES ne renvoient pas à LA POCATIÈRE ou à LES LAURENTIDES). On a donc affaire à un chassé-croisé de renvois ou de non-renvois qui peut engendrer la confusion et qui ne régularise pas la consultation.

L’identificateur

Chaque toponyme est classé dans une catégorie d’entités : commune, ville, pays, etc. Cette étiquette est souvent mise en rapport avec une macro-entité (pays, continent, etc.) ou avec une méso-entité (île, département, arrondissement, etc.). S’il n’est pas mentionné dans la formule explicative, le nom du pays figure à la fin de la rubrique.

LAUSANNE Ville de Suisse
LATIUM Région d’Italie
LANDES Département de France
LAUDUN Commune du Gard (France)
LARZAC Région de la Dordogne (France)
LAS VEGAS Ville du Nevada (États-Unis)
LABELLE Municipalité des Laurentides au Québec (Canada)

Quelques explications se déploient dans des formules à enchaînement toponymique.

LA BAIE Arrondissement de la nouvelle ville de Saguenay au Saguenay-Lac-Saint-Jean au Québec (Canada).
LABRADOR Péninsule et sa partie continentale, couvrant une partie de la province de Terre-Neuve et de la province de Québec (Canada).

Occasionnellement, un commentaire accompagne la description générale. Ces données sont de nature historique (LACÉDÉMONE : Ancienne ville de Grèce...), de type administratif (LONDRES : Capitale du Royaume-Uni de Grande-Bretagne...) ou de type linguistique (LVIV : Nom ukrainien de la ville de Lvov...).

Quand apparaît le terme ancien dans une explication, on s’interroge sur la place qu’occupe ce qualificatif. Tantôt il précède le nom de l’entité (LORRAINE : Ancienne province de France), tantôt il suit ce nom (LYONNAIS : Province ancienne de France). Il n’y a apparemment pas de nuance sémantique justifiant cette alternance. Il faut y voir un simple choix stylistique.

Les désignateurs tels arrondissement, canton, chef-lieu, commune, secteur sont définis dans un petit glossaire qui suit le guide d’utilisation du dictionnaire. Ce glossaire réunit 88 dénominations spécifiques aux réalias toponymiques (bourg, hameau, village) ou se rapportant au vocabulaire de la linguistique (calque, étymon, graphème). Parmi l’ensemble, sept unités appartiennent à la famille morphologique du mot gentilé, à savoir gentilé lui-même, gentiléen, gentiliser, gentilistique, paléogentilé, pseudo-gentilé et quasi-gentilé.

Les gentilés

Le gentilé apparaît dans la troisième rubrique. Le lexème principal comporte une majuscule initiale et il est donné en italique et en gras sous ses formes masculine et féminine. Cette dernière est inscrite au long et non pas réduite au seul morphème du féminin. À l’exception de quelques cas québécois et canadiens qui concernent les langues amérindiennes, l’inuktitut et l’anglais, tous les gentilés sont en français. Des formes rares sont aussi empruntées à d’autres langues, comme Carioca (RIO DE JANEIRO) —du portugais brésilien— ou Uztariztar (USTARITZ) —du basque. Les variantes concurrentielles sont notées à la suite de la forme privilégiée : LAGNIEULatinicois; Lagnolan. Outre ces synonymes synchroniques, il peut y avoir des variantes historiques. Dans ces cas, l’indicatif Variante précède la ou les formes inscrites en italique : LAGNIEU → Variante : Lagneusin. Ces variantes sont de nature morphologique (LOURDESLourdais et Variante : Lourdois), de nature graphique (LOUISIANELouisianais et Variante : Louisiannais) ou de nature lexicale (LOIRELigérien et Variantes : Logérien, Loirain). Parfois, plusieurs types s’entrecroisent (LAVAURLavaurois et Variante : Vauréen).

Lorsque le gentilé est une forme épicène, l’auteur a préféré l’inscrire deux fois. Le côtoiement de deux formes identiques, que rien ne vient rattacher au genre masculin ou au genre féminin, sinon la déduction, peut entraîner le soupçon qu’il y a une erreur. Pour ces cas, où la distinction se fait en discours, il aurait sans doute été préférable de recourir aux déterminants. Ainsi, LAMÍALamiaque, Lamiaque pourrait devenir Un, une Lamiaque.

Le commentaire

Cette rubrique sert à préciser certains aspects historiques et linguistiques (mode de formation du mot, étymologie, fréquence, prononciation, orthographe). Les explications peuvent être aussi à caractère encyclopédique. Voici un exemple de chacun :

Histoire : LVIV Cette ville, devenue polonaise en 1919, perdit son nom allemand [...].
Linguistique : LUTÈCE La variante remonte au latin Lutetia « Lutèce » [...].
Encyclopédie : LUSIGNAN La fondation du château de la famille de Lusignan, seigneur des lieux, attribuée par la légende à la fée Mélusine, a suscité cet étrange gentilé.

Les renvois

Les renvois sont de deux ordres : les renvois macrostructurels ou les entrées renvois (L’ISLET-SUR-MERL’ISLET; LOIRE, HAUTEHAUTE-LOIRE) —voir aussi le paragraphe 3.1.— et les renvois microstructurels, à savoir une rubrique dite Voir ou Voir aussi qui permet d’accéder à un complément d’information dans un autre article (LYON → Voir Ludgunum [sic]; LACÉDÉMONE → Voir aussi Sparte).

Exemples d’articles

L’analyse rubrique par rubrique fragmentant les articles, nous reproduisons ci-dessous trois exemples d’articles complets, ce qui donne un aperçu de la configuration du dictionnaire. La disposition des rubriques et les alternances de caractères sont respectées.

LASALLE
Arrondissement de la nouvelle ville de Montréal au Québec (Canada).
LaSallois, LaSalloise.
Variantes : Lasallois, Lasalloise;
LaSallien, LaSallienne;
Lasallien, Lasallienne.
La majuscule qui affecte le s reflète la désignation officielle de la ville.
LONDRES
Capitale du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord.
Londonien, Londonienne.
Une forme ancienne, Londone, pour désigner l’endroit, peut expliquer le gentilé, tout comme l’adjectif latin londonium, « de Londinum, Londres ».
On peut également relever, au XIXe siècle, les appellations Londonnais et Londinien, de même que la graphie Londonnien.
LUGDUNUM
Nom, à l’époque gallo-romane, de la ville de Lyon en France.
Lugdunien, Lugdunienne.
Voir Lyon.

Conclusion

À l’évidence, le DUGEF est une œuvre originale résultant de recherches vastes et minutieuses. L’approche est novatrice et la thématique vient enrichir la typologie des dictionnaires spéciaux. Au-delà de ces constatations, et une fois le dictionnaire refermé, quelles impressions reste-t-il de cette compilation? D’abord, le phénomène des gentilés n’est pas nouveau dans l’histoire du français. Toutes les époques témoignent de l’existence de ces formes. Il apparaît ensuite que l’on a affaire à un vocabulaire présentant une double facette. En effet, les gentilés appartiennent à la langue commune tout en dégageant un parfum terminologique. L’abondance des dénominations atteste par ailleurs d’une productivité morphologique presque inflationniste et qui fait appel à une large palette de suffixes. De plus, les mécanismes de dérivation mis en œuvre montrent la capacité d’adaptation de la langue française. Tout nom propre, quelle que soit son origine est dérivable en français. Par exemple, le nom américain OHIO produit le dérivé français Ohioien, tandis que Nunavutois, Nunavutien et Nunavois sont façonnés à partir du toponyme inuktitut NUNAVUT. Quant au polonais WROCŁAW, il est gentilisé en français sous la forme Wroclawien. Outre la dérivation simple (ABITIBI > Abitibien), plusieurs autres modes de formation sont mis à contribution. La composition (LE CENTRE-DE-LA-MAURICIE > Centre-Mauricien), le mot-valise (ABITIBI-TÉMISCAMINGUE > Témiscabitibien), la réduction (PAYS-DE-LA-LOIRE > Ligèrien) et l’emprunt (SAN-JOSÉ > Josefino) sont les principaux. Quelques modes secondaires sont aussi utilisés, comme l’inversion des composantes (MONTMAGNY > Magnimontois) et la relatinisation partielle (SALABERRY-DE-VALLEYFIELD > Campivallensien). Parfois, plusieurs mécanismes s’amalgament pour forger un gentilé. (LACROIX-SAINT-OUEN > Croisé-Saint-Audonien, ZAMPOALA > Zampoaltèque).

S’il est une critique à formuler à l’égard de ce dictionnaire, c’est bien l’absence d’index qui en fait un ouvrage unidirectionnel. La décision de choisir le toponyme comme vedette de l’article aurait dû entraîner la confection d’un index recensant tous les gentilés. Son absence n’entrave pas la recherche des gentilés quand ceux-ci dérivent directement des toponymes (LYON > Lyonnais). Il en va autrement quand la formation des gentilés repose sur une base modifiée (LISIEUX > Lexovien, FONTOY > Fenschois) ou sur une base lexicalement ou morphologiquement indépendante du toponyme (VAL-DE-MEUSE > Montignier, LA-TOUR-DE-PEILZ > Boéland). La situation est particulièrement complexe dans la panoplie des toponymes commençant par Saint- ou Sainte- (SAINT-BONNET-LE-CHÂTEAU > Castel-Bonnetois, SAINT-DENIS-DE-PILE > Dionysien, SAINTE-ÉNIMIE > Santrimiol). De même, la richesse des variations lexicales et des explications historiques se dérobent pour qui ne connaît pas au préalable les différentes formes correspondant à un toponyme. Quelques exemples illustreront ces difficultés. Dans l’article TORONTO, outre le gentilé officiel Torontois, on trouve neuf autres dénominations : Torontonien, Torontovingien, Torontouan, Torontien, Torontouin, Torontomiuq, Franco-Torontois, Torontais et Métropolitains. Dans l’article MARSEILLE, mis à part le gentilé Marseillais, il est fait allusion à cinq autres dénominations : Massaliote, Phocéen, Massilien, Marsillien et Marseillois. Dans l’article WOLUWE-SAINT-PIERRE, l’accès au gentilé Wolu-Saint-Pétersien se fait assez aisément; mais pour trouver la variante Sampétrusien, il faudra déployer des efforts d’imagination tout en réveillant le latiniste qui sommeille chez le consulteur.

Le titre du dictionnaire comporte le mot gentilés, mais ces dénominations n’apparaissent que dans une rubrique microstructurelle; c’est le nom propre géographique qui sert de clé d’accès au dictionnaire. Par ailleurs, les entrées étant données en petites capitales et sans majuscule, on y verra un léger inconvénient pour qui veut savoir si les mots outils antéposés, ceux qui joignent des composantes (le, la, les, des, à, de, sur, en, lès, lez, etc.) ou les composantes elles-mêmes prennent ou non la majuscule. La consultation des gentilés ne résout pas tous les problèmes.

BASQUE, PAYS Pays Basque ou Pays basque ou pays Basque
Basque
LASALLE Lasalle ou LaSalle ou laSalle
LaSallois
LA TUQUE La Tuque ou la Tuque
Latuquois
L’ISLE-AUX-COUDRES LIsle-aux-Coudres ou LIsle-Aux-Coudres ou l’Isle-aux-Coudres ou l’Isle-Aux-Coudres
Coudrilois
LISLE-SUR-TARN Lisle-sur-Tarn ou Lisle-Sur-Tarn
Lislois
PORT-DE-BOUC Port-de-Bouc ou Port-De-Bouc
Port-de-Boucain
TARN-ET-GARONNE Tarn-et-Garonne ou Tarn-Et-Garonne
Tarn-et-Garonnais

Les quelques incommodités énumérées sont mineures si l’on considère la valeur du dictionnaire. Le domaine de la gentilistique met en lumière la forte puissance créatrice du français, cette capacité sublimant toutes les langues. En effet, à partir de milliers de toponymes étrangers, le français modèle des mots parfaitement intégrés à son système morphologique. Qui plus est, pour un seul toponyme, il peut produire plusieurs unités concurrentes (dix pour LOS ANGELES et MARTIGUES, huit pour TRÉGUIER, six pour GRANBY, etc.). Les 8166 entrées cachent donc des milliers de formes gentiléennes semées sur le parcours de la langue française, forgeant ainsi une longue chaîne de mots dont les principaux témoins ont été exhumés de la documentation, compilés, analysés et mis en cage dans un catholicon qui s’imposera et dont le titre se verra rapidement concurrencé par le terme éponyme tiré du nom de l’auteur.

Pastiche bolévien

Le dictionnaire s’ouvrant sur un poème gentiléen dû à Michel Butor, ce compte rendu peut bien se conclure par quelques vers célébrant ce trésor lexical. Ce qui suit s’inspire de vers célèbres d’un grand écrivain du XVIIe siècle, Nicolas Boileau. La culture humaniste de Jean-Yves Dugas le rendra tolérant devant ces vers forgés en hommage à l’épopée gentilistique que ce troubadour des mots a rédigée sur le mode des stances, car le DUGEF —ou mieux le Dugas— est bel et bien structuré comme un long poème dont chaque strophe est scandée par un toponyme.

Chant pour un gentilisticien

Dugas parut enfin, et, le premier au monde,
Usa du dictionnaire, pour mettre en lumière,
Grand nombre de gentilés, qui, sur chaque page, abondent.
Article après article, ces mots identitaires,
Surgis du panthéon des modes de création
De la langue française, dévoilent aux lecteurs
L’éventail de couleurs de moult terminaisons.
De la langue de Molière, ils montrent toute la vigueur.
Maintes règles certaines ont été mises au point
Pour accueillir les mots pris aux langues étrangères,
Et qu’on gallicisa, tout en prenant bien soin
Que leur visage français respecte la grammaire.
Tous les lieux de la Terre cités dans ce livre d’or,
Ont fourni à la langue mille et mille gentilés,
Qui, de A jusqu’à Z, confectionnent un trésor
Et instruisent le vulgaire de leur nécessité.
Chaque article est un chant qui raconte l’histoire
D’un lieu de l’univers et révèle les mystères
D’une région du lexique qui mérite la gloire.
Des gentilés sculptés à même leur matière,
Beaucoup de toponymes se font les partenaires.
Un linguiste troubadour fit donc le nécessaire.
Feuilletant les écrits, dépouillant les glossaires,
Des enfants des noms propres, il devint registraire
Et traça chaque portrait de cette suite lignagère,
De sorte que chacun dans cet abécédaire
Trouve le mot qui l’honore et soit digne de lui plaire.
Le florilège paru illustre le savoir-faire
De Dugas, son auteur, qui, tel un Furetière,
Hors d’une académie, conçut son dictionnaire.

Références

Note

[1] Jean-Yves Dugas, Dictionnaire universel des gentilés en français, Montréal, Linguatech éditeur inc., 2006, XVI + 530 p. L’auteur est linguiste-toponymiste. Il a œuvré à la Commission de toponymie du Québec pendant de nombreuses années.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2006). « Un catholicon gentiléen : le Dictionnaire universel des gentilés en français », Onomastica canadiana, vol. 88, no 2, décembre, p. 1-17. [article]

Résumé

Dans un premier temps, l’auteur rappelle que c’est d’abord à la Commission de toponymie du Québec que des travaux de compilation des gentilés furent entrepris et que ces travaux étaient réalisés dans le contexte d’une législation linguistique. Les différentes causes qui sont à l’origine de l’intérêt porté à ce genre de mots sont ensuite retracées. Ce bref historique met en lumière la contribution de Jean-Yves Dugas, alors chercheur à la CTQ et principal responsable du dossier des gentilés. Élargissant ses zones de recherche, JYD publiait au début de 2006 un imposant Dictionnaire universel des gentilés en français. La deuxième partie de l’article est un examen critique détaillé de ce dictionnaire qui comporte plus de 8000 articles.

Abstract (anglais)

In the first part of the article, the author reminds us that the work of compiling the names of inhabitants (gentilics) was initially undertaken at the Commission de toponymie du Québec and that this task was carried out in the context of linguistic legislation. He then retraces the various reasons behind the renewed interest in this word category. The brief historical account that follows brings to light the contribution of Jean-Yves Dugas, former researcher at the CTQ and the principal investigator for the names of inhabitants project. Later expanding his field of research, Mr. Dugas published an imposing tome, the Dictionnaire universel des gentilés en français at the beginning of 2006. The second part of the article presents a detailed critical examination of this 8,000-entry dictionary.