Sur l’existence des concepts de « néologie » et de « néologisme » : propos sur un paradoxe lexical et historique

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Quand la force révolutionnaire, néologique, reste inerte et que la langue s’immobilise, il y a péril pour celle-ci. (Darmesteter 1887 : 13)
Quand je monte, c’est dans un ascenseur; quand je descends, c’est dans un “descenseur”. (Roman Lauzier-Boulanger. (4½ ans), le 13 avril 2008)
Les dictionnaires sont notre seule idée du lexique. (Rey-Debove 1973 : 106)
La décision finale est l’insertion dans le dictionnaire. (Guilbert 1975a : 53)

1. La néologosphère

Une conférence de clôture crée des attentes chez les auditeurs. Elle peut être envisagée comme une conclusion du congrès qui vient de se dérouler et prendre l’allure d’une répétition des propos dispensés par les intervenants ou bien elle peut constituer une synthèse, c’est-à-dire un bilan des sujets traités dans les communications. J’emprunterai un chemin différent. Premièrement, je me ferai brièvement historiographe pour rappeler que la néologie est un processus qui naît avec une langue, qu’elle était active bien avant d’être dénommée et qu’elle a été portée et défendue par quelques acteurs qui en ont dessiné les contours modernes, qui en ont façonné les principaux axes de recherche et qui ont identifié quelques points d’ancrage qui lui ont permis de passer de l’ombre à la lumière. Deuxièmement, je ferai appel à l’histoire, car la néologie ne peut être appréhendée qu’à travers l’histoire des civilisations, des sociétés, des idées, des arts (techniques), des sciences, etc. Les événements du monde et les péripéties de l’histoire ont fait pression sur le sort des mots, nul ne le contestera, et ils ont souvent nécessité des moyens d’expression inédits pour qu’on puisse les relater. La néologie et l’histoire sont intimement liés et un « classement des néologismes peut donc se concevoir uniquement d’un point de vue historique » (Guilbert 1975a : 57). Troisièmement, mon propos sera fortement teinté de lexicographie et je ferai de nombreuses incursions du côté des dictionnaires. La néologie entretient en effet un rapport de dépendance avec la lexicographie; bien qu’elle relève de la lexicologie, elle n’est actualisée, à travers le néologisme, que par un pacte avec le dictionnaire. Les dictionnaires sont, en effet, le seul lieu offrant une prise concrète sur le lexique (voir Rey-Debove 1973 : 106). Quatrièmement, je ferai escale dans des zones de la néologie où il n’est pas dans les habitudes d’élire domicile. Je voyagerai constamment entre les deux continents que sont la lexicologie et la lexicographie. Le rapport établi entre ces deux sciences et la néologie est le premier d’une série de phénomènes binaires et de paradoxes rattachés à la néologie. Un premier paradoxe a trait à l’instauration d’une méthode de reconnaissance des néologismes par comparaison avec une batterie de dictionnaires, filtre qui a pris le nom de corpus d’exclusion. Le paradoxe réside dans le fait que l’on cherche des mots exclus des dictionnaires, alors qu’ils n’ont pas fait l’objet de consignation, et qu’on veut asseoir la valeur lexicologique d’un mot en se fondant sur une vérification de nature lexicographique. La dualité du mot est en cause et elle entraîne une mise en perspective de l’idée de « néologie » et de celle de « néologisme ».

En nous fondant sur une longue fréquentation du lexique général et spécialisé, nous serons entraînés à réexaminer quelques hypothèses, à sonder quelques acquis et à scruter quelques phénomènes inédits relatifs à la néologie. De même, l’expérience de la chose dictionnairique nous a conduits à percevoir que le lexique pouvait être défini de manière différente selon qu’on l’aborde par le biais de la lexicologie ou par celui de la lexicographie. De là le caractère duel qui vient d’être évoqué. Les mots peuvent donc appartenir à l’un et/ou à l’autre des deux ensembles lexicaux, soit l’ensemble lexicologique et l’ensemble lexicographique. Le premier est réputé ouvert et indéfini, le second est clos et extrait du premier, pour une grande part. Et la clôture varie avec chaque dictionnaire en fonction des fondements éditoriaux qui déterminent le volume de mots à rassembler dans la nomenclature. Il peut donc y avoir des mots lexicologiques qui n’ont pas le statut de mot lexicographique (alterconsommateur, proche-aidant), d’autres ont un statut lexicographique qui fait l’unanimité (enfant, voyage), d’autres sont cantonnés à quelques dictionnaires (infant, voyagiste). Le mot lexicographique passe obligatoirement par le statut préalable de mot lexicologique, sauf les catégories d’entrées qui n’appartiennent pas au lexique, notamment les symboles et certains noms propres (cf. Boulanger 2000).

L’enracinement historique permettra de remonter aux sources du français et de mettre en parallèle les deux grands procédés de formation des mots d’une langue : l’évolution phonétique ou l’héritage et la création interne, à laquelle on ajoutera l’enrichissement externe réalisé par l’emprunt. Plonger dans l’héritage exige un retour vers les origines du français au Moyen Âge afin de voir si les mots issus du latin peuvent être associés aux néologismes. Notre hypothèse soutient que tout mot fut nécessairement néologique à un moment donné, ce qui entraîne une définition de la néologie intégrant cette vision. En raison de sa dimension diachronique, Alain Rey (1976 : 13) avance que « le concept n’est pas pertinent » et que « la nullité opératoire » doit être neutralisée en prenant en compte une synchronie plus vaste. L’idée devient pertinente lorsque le néologisme est considéré du point de vue de son enveloppe signifiante (formelle) et qu’on fait intervenir le repérage chronologique, non seulement sous l’angle de son amplitude historique, mais en vertu de critères synchroniques. Toute graphie qui ne fut jamais observée avant son repérage dans un manuscrit ou sur un autre support d’écriture pourrait être considérée comme néologique. Cette approche révèle une conception de la néologie qui inclut qu’en plus de la création interne et de l’emprunt, elle tient compte d’une autre donnée historique, en l’occurrence l’évolution, et que celle-ci est vue comme une source de création lexicale. C’est dire que la néologie s’est exercée dans le continuum latin, du moins pour les langues romanes. L’angle d’approche oblige à revoir les conditions liées au préalable orthonymique. L’orthonymie est un principe essentiel de la néologie. Ce terme, dû à Alain Rey (voir 1983a : 282 et 301), s’associe à l’idée de réguler les désignations, c’est-à-dire à réduire les ambiguïtés dénominatives, à les harmoniser sur le plan paradigmatique, tout en tenant compte de la nature du système linguistique concerné, de sa capacité de production et de son fonctionnement. Le sens compositionnel du terme orthonymie renvoie plus précisément à l’idée de définir des lois et des règles (grec ortho-) graphiques applicables au nom (grec -onoma). Elle prend la figure d’une référence normative qui présuppose l’existence d’une série de conventions quant à l’écriture des mots. Ce réglage graphique convoque la morphologie et la grammaire. Le mot nouveau devrait donc intégrer le lexique en se soumettant aux protocoles graphiques définis dans le code. C’est le cas de la majorité des néologismes. Certains, plus rebelles ou présentant une physionomie inédite, échappent aux règles existantes et obligent à en élaborer de nouvelles. Toutes ne sont pas également reçues socialement; à preuve, certaines féminisations de noms de professions font encore réagir, et souvent violemment. Si le féminin une ministre ne fait plus guère sourciller, d’autres font bondir des « connaisseurs » de la grammaire du français, comme l’illustre l’extrait suivant : « Au Canada même, madame […], femme de lettres éminente, […] manifestait son agacement devant ces féminisations toutes plus farfelues et saugrenues les unes que les autres en avouant sans ambages en avoir ras le bol de se faire appeler “écrivaine” ou “autrice” [sic] » (Le Devoir, 29 mars 1993).

On ne peut pas aborder les rives de la néologie sans inclure dans les analyses les dimensions temporelles relatives à la durée (durée de l’étiquette, durée individuelle et durée d’attente avant la mise en dictionnaire) et qui infèrent elles-mêmes que le sentiment de reconnaissance d’une unité lexicale est de nature psychologique et variable avec chaque individu. Il s’agit bien ici du sentiment néologique. La néologie ne peut pas être approchée autrement lorsqu’on l’envisage dans sa dimension historique. Mon propos est centré uniquement sur la néologie formelle.

Avant de traiter de ces questions, il faut jeter un rapide regard rétrospectif pour situer ce congrès sur la néologie dans la suite des rencontres plus ou moins régulières ayant porté sur le même thème. Le premier colloque de néologie fut organisé à Paris par le Conseil international de la langue française (CILF) en 1971. La néologie y fut envisagée en tant que phénomène général, les exposés portant sur des aspects linguistiques et théoriques, comme en témoignent les actes publiés dans la Banque des mots en 1971. Les communications présentées étaient axées sur des éléments attendus : procédés de formation des mots, sémantique, emprunt, synchronie. Une exception, l’intervention de Bernard Quemada qui traitait d’une politique de la néologie, premier signal de la nécessité d’organiser la néologie sur des bases institutionnelles. En 1974, l’Office de la langue française du Québec prenait le relais et organisait un colloque international sur la néologie dont les trois objectifs étaient :

  1. D’envisager la néologie et la création lexicale comme une fonction normale et spontanée d’une langue et non pas de les considérer comme des menaces. En faire un mécanisme de régulation plutôt qu’une menace à l’intégrité de la langue.
  2. D’établir des critères permettant de guider, d’organiser et d’aménager cette activité créatrice suivant deux orientations, l’une axée sur des bases théoriques, c’est-à-dire linguistiques, l’autre sur des bases pratiques, c’est-à-dire terminologiques et institutionnelles. Le moyen d’action privilégié fut la création d’un réseau francophone de néologie. Il s’agissait de (re)donner des dimensions sociales et socioprofessionnelles à la néologie.
  3. D’inventorier les résultats lexicaux dans des dictionnaires afin de les rendre disponibles périodiquement. Il s’agit ici de donner plus de visibilité aux mots nouveaux dans la société, surtout dans les environnements socioprofessionnels.

L’un des obstacles à surmonter a d’abord été la nécessité de démystifier le domaine même de la néologie sur lequel soufflait un vent de négativisme, à tout le moins un soupçon de méfiance. Chez les linguistes, la perception n’était guère positive, bien des lexicologues ignorant le phénomène ou ne s’en préoccupant pas. Quelques lexicographes y jetaient cependant un œil bienveillant. Parmi ceux-là, on peut nommer Alain Rey (Dictionnaires Le Robert) et Louis Guilbert (directeur du Grand Larousse de la langue française), qui furent invités à présenter leur vision de la néologie dans des exposés formels, et Claude Dubois (Librairie Larousse) qui s’est exprimé sur le sujet lors des discussions en séance et lors des ateliers.

La néologie nécessitait qu’on l’ausculte pour déterminer son état de santé et pour justifier sa place au sein des disciplines des sciences du langage. Historiquement, la néologie a été connotée négativement, la nouveauté lexicale étant vue comme un écart par rapport à la norme, en particulier dans les dictionnaires et dans le monde de la traduction où la méfiance était grande et où les jugements de stigmatisation n’étaient pas rares, en particulier à l’égard des calques. Objectivement, la néologie peut être perçue comme étant le processus de création des mots nouveaux dans une langue. Un autre sens dérive de la praxis et donne au mot une valeur théorique. Ainsi, la néologie est aussi l’étude des principes et des méthodes de la création des mots nouveaux. Dans le terme néologie, on reconnaît les mots grecs neos « nouveau » [= néo-] et logos « discours » [= -log- + -ie]. Faire de la néologie, c’est se livrer à l’activité de création d’unités lexicales nouvelles. La construction de mots nouveaux se fait de trois manières : par la combinaison inédite de morphèmes, c’est-à-dire la production de signifiants qui n’existaient pas dans le stock lexical de la langue à l’instant de la création; par la confection de sens inédits, c’est-à-dire l’invention de signifiés qui n’étaient pas répertoriés au moment de la création; par le recours à l’emprunt d’un signifiant et/ou d’un signifié à une langue étrangère, c’est-à-dire l’insertion d’une forme et/ou d’un sens qui n’étaient pas connus de la langue d’accueil au moment de l’opération d’emprunt. Quant au calque, il s’agit d’un procédé de francisation qui se pose à l’intersection de la néologie formelle —nouveau signifiant—, de la néologie sémantique —nouveau signifié— et de l’emprunt —signe étranger. Le résultat du calque est un mot français. Son évaluation du point de vue de l’acceptabilité normative relève de considérations qui ne seront pas examinées ici. Chaque mode sera illustré par un exemple. Du point de vue formel, on évoquera le mot intensiviste, « médecin spécialiste des soins intensifs », qui apparaît dans les écrits journalistiques au Québec en avril 1989. Le mot sera usité en Belgique à partir d’avril 1998; il ne semble pas attesté en France. Aucun dictionnaire général ne le consigne. L’attestation écrite est indicative; en effet, le mot a pu apparaître d’abord à l’oral ou il a pu être employé avant 1989 dans les milieux hospitaliers. Comme exemple de nature sémantique, notons le mot courriel, mot forgé en 1989 au Québec avec le sens de « système de courrier électronique ». Rapidement, le sens de « message, document expédié à un destinataire à l’aide de ce système » s’ajoutera. Comme emprunt, on signalera le mot japonais sudoku qui est attesté dans les journaux français et anglais depuis 2005. À noter que le Nouveau Petit Robert 2008 [NPR] donne la même date. Le mot blogosphère apparaît en juin 2002 dans La Presse, un journal québécois, et en avril 2003 dans L’Express, un hebdomadaire français; c’est un calque partiel de l’anglais blogosphere, mot attesté au début de 2002 dans les journaux américains. Lorsqu’il apparaît dans l’hebdomadaire français en avril 2003, ce n’est déjà plus un néologisme, au sens premier.

Ensuite, la néologie s’est structurée, organisée et instrumentalisée. Des réseaux de néologie sont nés dans la francophonie, puis dans la Romania et ils ont rapidement pris de l’ampleur; des universités ont intégré des cours et des séminaires de néologie dans leurs programmes de linguistique, de terminologie et de traduction; l’activité en matière de terminologie a éveillé un intérêt pour la néologie de la langue générale; la lexicographie a raffermi ses rapports avec la néologie; les recensements des écrits sur la question ont a été entrepris en 1980 (voir Boulanger 2008) et ils se poursuivent toujours; des rencontres régulières ont continué d’attirer les théoriciens et les praticiens intéressés par le phénomène; des commissions de terminologie ont avalisé la création institutionnelle de termes nouveaux; les frontières des langues ont éclaté et la néologie a pris des couleurs romanes dont le spectre a été étudié durant ces assises. En 2007, à l’initiative de John Humbley et de Jean-François Sablayrolles, une revue à contenu théorique a été fondée, revue qui porte le titre de Neologica. Ce (pseudo-)latinisme est lui-même un néologisme que les fins analystes de l’Antiquité rangeraient dans la catégorie des calques faits sur le grec. Bien façonné et transparent, le nom Neologica sert à fédérer un espace d’expression commun aux langues romanes et il s’avère être une mise en abyme parfaitement réussie.

En s’inscrivant dans l’orbite de l’aménagement linguistique, la néologie prenait de l’ampleur et elle s’ouvrait sur des perspectives inédites. Une telle expansion exigeait qu’on puisse disposer d’un appareil documentaire prenant la forme d’un catalogue de titres qui faciliterait l’accès aux écrits sur le sujet, qui accréditerait l’autonomie de ce champ de recherche en linguistique et qui en montrerait la vitalité de même que les multiples ramifications sociétales. La préparation d’un corpus bibliographique a répondu à ces besoins (voir Boulanger 2008).

2. La naissance du vivant

L’examen de quelques entreprises d’aménagement linguistique montre une continuité historique. Des origines à aujourd’hui, le français a toujours valorisé la néologie, sauf peut-être pendant une période au xviie siècle où, officiellement, il était plus ou moins interdit de créer des mots nouveaux. Mais la directive de Vaugelas n’a pas empêché la création de nombreux néologismes. La néologie est une donnée constante de l’histoire du français, et de toutes les langues. Elle fut tantôt soutenue par les pouvoirs en place, tantôt encouragée par le monde littéraire et tantôt soumise aux lois générales de l’évolution des langues. « L’état de langue contemporain doit donc être considéré, non comme un moment hors de la durée, mais comme un moment de l’histoire formant la jonction d’un état antérieur qui s’achève et de l’état suivant qui s’amorce. » (Guilbert 1975b : 125).

Le mot néologie veut dire « nouveau discours ». Il implique donc la naissance de quelque chose, un commencement, un déroulement, une fin. Vu sous cet angle, on est entraîné vers une conception organique de la langue. L’idée n’est pas nouvelle. En effet, à la fin du xixe siècle, des linguistes ont commencé à comparer les langues à des organismes vivants. Arsène Darmesteter fut l’un de ceux pour qui les mots s’inscrivaient dans la chaîne du vivant. La première phrase du livre qu’il consacre au sujet dit ceci : « S’il est une vérité banale aujourd’hui, c’est que les langues sont des organismes vivants dont la vie, pour être d’ordre purement intellectuel, n’en est pas moins réelle et peut se comparer à celle des organismes du règne végétal ou du règne animal » (Darmesteter 1887 : 3). Comme les langues, les mots sont soumis aux mêmes étapes de la vie que les vrais êtres vivants. Les mots naissent, se développent, dépérissent et meurent (voir Darmesteter 1887 : 37). Le titre du livre de Darmesteter est un programme en soi : La vie des mots étudiés dans leurs significations, programme qui est explicité par les intitulés des trois parties principales :

Ainsi, les mots se réclament d’un trivium biologique : la naissance, la vie, la mort. Les intitulés des trois parties du livre de Darmesteter montrent clairement que la naissance et la mort renvoient à des destins individuels, alors que le parcours dans l’usage est social, c’est-à-dire en communion avec d’autres mots. Albert Dauzat a repris cette comparaison et il a lui aussi assimilé les mots à une structure évolutive. « Quand Arsène Darmesteter parlait de la vie et de la mort des mots, il ne s’agissait pas d’une métaphore » (Dauzat 1977 : 117). Et pour Dauzat, comme tout ce qui vit, une langue se renouvelle en permanence et, même si elle semble inerte, elle active ses mécanismes de création. « Cependant, même ralentie, l’évolution est inévitable » (Dauzat 1977 : 118). Maria Teresa Cabré use aussi de la métaphore de la vie, et la néologie est l’un des recours dont les langues se servent pour assurer leur continuité (voir 2004 : 19). Plus même, la néologie est indispensable et omniprésente dans les langues qui font appel au processus de normalisation. La néologie est toujours sollicitée et chaque mot nouveau qui s’insère dans le système bouscule celui-ci plus ou moins profondément. Ainsi, en ce moment, au Québec, un groupe de personnes liées à un festival de la chanson tente de répandre le mot chansonneur, apparemment un néologisme, dont le sens n’est pas très bien cerné. L’arrivée de ce mot interpelle le champ lexical auquel il se greffe, soit les mots chanteur et chansonnier. C’est seulement une fois la définition fixée qu’on saura quels rapports hiérarchiques seront validés entre les trois mots : synonymie, générique/spécifique, etc. Ces rapports sont aussi perturbés en raison de l’absence d’une réelle motivation justifiant cette création, qui est en fait une recréation, puisque le mot est consigné dans les anciens dictionnaires, dont le Littré, avec le sens de : « Celui qui chansonne » [chansonner : « Faire des chansons contre quelqu’un »].

3. Aux origines de la néologie

La néologie est à l’œuvre dès que le latin tourne au roman au cours du haut Moyen Âge. Les mots nouveaux naissent alors à partir de divers fondements tels l’évolution du latin parlé, la morphologie interne et la traduction, le premier mécanisme décroissant en importance au fur et à mesure que s’est affirmée la force interne de la langue. Nous y reviendrons.

La consignation des mots nouveaux dans les dictionnaires remonte à l’époque de l’invention des dictionnaires, soit au ive millénaire avant J.-C. Dès l’instant où les scribes mésopotamiens ont inscrit des noms de choses nouvelles et de concepts inédits sur des tablettes d’argile pour confectionner des listes lexicales, ils ont réalisé le recensement de néologismes (voir Boulanger 2003a). Quelques millénaires plus tard, les premiers glossaires européens médiévaux compilaient des mots des langues vernaculaires en train de prendre des couleurs nationales, prouvant par le fait même l’existence de ces langues et la mise en place des grammaires. Parmi les mots répertoriés figuraient nombre de créations originales, d’emprunts, de calques destinés à remplacer les formes glosées ou à les expliquer (voir Boulanger 2005 : 229). La nouvelle religion chrétienne fut l’un des domaines fort productifs en mots nouveaux. Frédéric Duval (2007 : 42) dénomme christianismes ces traductions ou ces emprunts au grec, à l’hébreu, à l’araméen. Il s’agissait bien de formes absentes, détachées du rameau latin, de signes forgés en français. La Bible sera un lieu privilégié de traductions continues qui seront à l’origine de milliers de néologismes qu’on ratissera dans les manuscrits pour les mettre en cage dans des glossaires d’abord annexés à un texte, puis qui s’en détacheront peu à peu pour former des glossaires indépendants, ancêtres des lexiques et des dictionnaires. La néologie est donc, sous un certain angle, une cause de l’invention des dictionnaires.

Outre les glossaires, les néomots trouvaient refuge dans des œuvres à caractère encyclopédique tel Li livres dou tresor (1262-1266) de l’Italien Brunetto Latini. En choisissant le français comme langue de rédaction de son ouvrage, l’auteur s’engage sur le chemin de la créativité. L’encyclopédiste inventera une quantité de mots nouveaux qu’il consignera dans son trésor, devenant en quelque sorte son propre lexicographe. Plusieurs de ses innovations ont survécu, par exemple intellectuel, politique, sollicitude, spéculatif (voir Boulanger 2005 : 238). Parmi d’autres néologues du temps, il faut dire quelques mots de Nicole Oresme, le grand intellectuel du xive siècle. Oresme envisageait l’avenir du français très positivement, et pour lui rien n’empêchait le français de devenir l’égal du latin en toute chose. Rendre le latin en français sera un projet d’aménagement linguistique avant l’heure. D’ailleurs, l’ordre d’aménager la langue émanait du pouvoir politique. Charles V souhaitait voir les grandes œuvres de l’Antiquité rendues accessibles dans la langue de tous. La vulgarisation sociale des connaissances visera le bien commun de la nation. Le besoin de mots vernaculaires est pressant, aussi faut-il créer des mots en quantité, surtout des termes spécialisés, même s’ils ne sont pas bien compris de tous et qu’ils ne sont pas « legiers a entendre » au moment de leurs premiers emplois. Malgré tout, il faut oser et « y convient souvent user de termes ou de moz propres en la science qui ne sont pas communelment entendus ne cogneüs de chascun » (voir Boulanger 2005 : 240). Ainsi, même si quelques difficultés de compréhension subsistent, il vaut mieux recourir à un vocabulaire spécifique français plutôt que de s’en remettre constamment au latin. Comme tout bon aménagiste, Oresme est lui aussi un créateur efficace de mots nouveaux. Le programme de francisation commandé par Charles V est un appel à la création néologique massive. Non seulement la formation de mots nouveaux renforce-t-elle les mécanismes généraux, mais elle prouve la capacité de la langue à faire face aux défis futurs. Dans ses écrits, Nicole Oresme introduit de petits glossaires recensant et expliquant les néologismes qu’il a créés. Plusieurs de ces inventions verbales sont restées sans lendemain (accidental, equivalement, signation), mais d’autres ont traversé les siècles et elles sont toujours présentes dans l’usage et dans les dictionnaires (dualité, épicycle, hexagone, tropique). Le choix de travailler en français qu’ont fait ces auteurs médiévaux donne une profondeur historique aux projets actuels liés à l’aménagement linguistique et à la néologie (cf. Boulanger 2005).

Brunetto Latini et Nicole Oresme étaient à la fois des encyclopédistes, des terminologues, des lexicographes et des aménagistes. Cette quadruple qualité leur permettait de travailler la matière de la langue que sont les mots à inventer. Leurs travaux dépassent la simple compilation des mots destinés à générer la nomenclature d’un dictionnaire. Là où cela leur paraît utile et pour répondre à des nécessités de francisation, ils inventent des néologismes. En habile didacticien, Oresme compile à l’intention de ses lecteurs de petits glossaires contenant ses néologismes. Ainsi, ceux qui ne saisissent pas le sens des mots à la simple lecture peuvent se reporter aux listes placées à la fin des traités. Par ailleurs, ces glossaires fournissent des renseignements fonctionnels sur les néologismes et ils les dédouanent à des fins de réemploi. Les matériaux lexicaux deviennent aussi disponibles pour des compilations plus vastes fusionnant plusieurs de ces glossaires.

Les lexicographes médiévaux associaient sans remords la création, l’emploi et l’autocompilation de néologismes. Aujourd’hui, le dictionnariste est un observateur du langage, un compilateur de mots. Ces tâches métalinguistiques sont distinctes de celles où le lexicographe écrit ses propres textes et où il peut néologiser à sa guise. Au xviiie siècle, d’Alembert notait déjà cette dichotomie dans l’Encyclopédie. « Un auteur de dictionnaire ne doit sans doute jamais créer de mots nouveaux, parce qu’il est l’Historien, et non le réformateur de la langue; cependant il est bon qu’il observe la nécessité dont il serait qu’on en fit plusieurs, pour désigner certaines idées qui ne peuvent être rendues qu’imparfaitement par des périphrases; peut-être même pourrait-il se permettre d’en hasarder quelques-uns, avec retenue, et en avertissant de l’innovation; il doit sur-tout réclamer les mots qu’on a laissé mal-à-propos vieillir, et dont la proscription a énervé et appauvri la langue au lieu de la polir » (D’Alembert 1754 : article dictionnaire).

4. L’empan sémantique du mot néologie

Indéniablement, la néologie s’inscrit dans la dynamique du signe linguistique saussurien. Elle n’est pas indépendante des assises que lui fournissent la lexicologie, la morphologie et la sémantique. Sous cet angle, elle est étroitement liée à la formation des mots. On confond d’ailleurs souvent les deux phénomènes. En amont, lors de la genèse des néologismes, les mécanismes morphologiques disponibles sont mis en action dans le but d’encoder des unités nouvelles. Le geste appartient à la synchronie pure. Par exemple, en 1989 quelqu’un a eu l’idée d’associer l’adjectif intensif et le suffixe -iste, pour générer le néologisme (médecin) intensiviste. Le mot est construit à partir de morphèmes disponibles et fonctionnels depuis longtemps en français. Il entre dans le paradigme historique adj. + -isme « personne qui… ». Il n’est pas modelé sur urgentiste (daté de 1986 par le NPR), car, au Québec, c’est le mot urgentologue (attesté en 1988 dans les journaux et daté de 1980 dans Franqus)[1] qui est usuel. L’inédit, c’est l’association du morphème lexical intensif (intensiv-) et du morphème grammatical -iste. Il en ressort que les procédés utilisés pour forger des mots nouveaux sont sélectionnés à même l’ensemble du matériel morphologique fédéré par le français au cours de son histoire, ce matériel étant composé aujourd’hui d’éléments relativement stables et en nombre limité. Ces morphèmes ne diffèrent guère de ceux employés dans des situations où on procède à l’analyse des modes de formation des mots déjà fonctionnels dans le discours. Lors d’une opération de recherche des origines (diachronie pure), les mécanismes sont démontés en aval. Par exemple, si on établissait aujourd’hui l’étymologie du mot intensiviste, l’analyse morphologique permettrait d’identifier la base lexicale intensif et le morphème suffixal -iste. La plupart du temps, le néologue crée du nouveau avec de l’ancien. Il met au monde des lexies façonnées à partir d’éléments préexistants qu’il agence suivant les règles et les lois de combinaison définies par le code, cet acte étant réalisé de manière consciente ou inconsciente.

Toutes les langues disposent de mécanismes de formation des mots qui permettent aux locuteurs de combler des besoins lexicaux en créant des néologismes pour dénommer de nouvelles réalités ou pour renommer des réalités existantes; la création de mots nouveaux peut tout simplement avoir une fin stylistique. À la suite de Louis Guilbert, Maria Teresa Cabré nomme néologie dénominative le premier type de formation et néologie expressive le second type (voir 2004 : 10). On retrouve cette opposition dans le schéma traditionnel correspondant à l’emprunt de nécessité et à l’emprunt de luxe.

Le mot néologie apparaît en français en 1759. Il est alors porteur d’une valeur sémantique qui renvoie à la création de mots, d’expressions ou de sens nouveaux. En cela, au xviiie siècle, il s’opposait à néologisme (1735) qui possédait un sens péjoratif et désignait la création abusive, mauvaise, voire inutile de signes nouveaux. Par extension, il référait aussi à l’affectation de nouveauté dans la manière de parler, sens qu’il a perdu depuis. Entrée plus longtemps ignorée qu’absente des nomenclatures des dictionnaires de linguistique, champ délaissé par des chercheurs qui préféraient diriger leurs regards vers des zones de la lexicologie qui avaient à faire avec la morphologie ou la formation des mots, la néologie était reléguée dans la catégorie des arts mineurs parmi les sciences du langage. Ailleurs, on se méfiait tout simplement de la néologie et tout ce qui était le moindrement nouveau en matière de langue était suspect, en raison d’une mauvaise perception des mécanismes de renouvellement du lexique, de la dynamique des langues et de l’utilité des néologismes. C’était surtout l’ombre du calque —créature nuisible, néfaste et perçue comme un envahisseur du lexique— qui occultait la zone prestigieuse de la néologie.

En pénétrant dans les champs institutionnels, c’est-à-dire en se déployant en dehors du champ de la linguistique, non seulement l’idée de néologie a-t-elle enrichi ses couleurs sémantiques, mais elle est devenue un corps organisé. L’éventail des sens purement linguistiques du terme néologie s’accompagne désormais de résonances explicites émanant de l’espace social. En effet, c’est dans la société que se manifestent le désir et le besoin de mots nouveaux. Pour une part, ces lacunes sont comblées par l’exécution de travaux d’aménagement linguistique liés aux savoirs d’experts. Vers la fin des années 1970 ou au début des années 1980, le mot néologie pouvait se décliner de plusieurs manières. Je rappelle ici ces significations (voir Boulanger 1989 : 202-207; Boulanger 2003b : 40-44; Cabré 1992 : 426; Cabré 1998 : 253 et Cabré 2004 : 27-28). Le terme néologie désigne :

  1. Le processus de création d’unités lexicales nouvelles et de sens nouveaux à l’aide des procédés morphologiques et sémantiques internes. L’enrichissement peut provenir de l’emprunt, qui est un procédé externe.
  2. L’étude théorique et appliquée des innovations lexicales ou sémantiques.
  3. L’activité institutionnelle organisée et planifiée en vue de créer, recenser, consigner, diffuser et implanter des mots nouveaux. L’organisme au sein duquel se déroulent les travaux est de nature publique ou privée.
  4. L’entreprise d’identification des secteurs d’activités spécialisés qui requièrent un apport lexical important en vue de combler des déficits de vocabulaire.
  5. L’ensemble des rapports avec les dictionnaires (généraux, spécialisés, monolingues, multilingues). Plusieurs aspects sont arrimés à ce sens. Nous y reviendrons.

4.1. Les forces de novation

La conjonction des dimensions linguistiques et sociales de la néologie révèle qu’il s’agit d’une structure fortement charpentée et d’un puissant moyen d’intervention dans toute action d’aménagement linguistique. Sur le strict plan des aspects linguistiques, la néologie est à la source d’une série d’oppositions de nature binaire dont voici un échantillon.

La plupart de ces thèmes ont fait l’objet de moult réflexions au fil des années, soit dans des publications scientifiques, soit lors de colloques, soit dans l’enseignement, soit lors de séances de formation en terminologie. En principe, on a tout vu et tout étudié en matière de mots nouveaux. Plusieurs bibliographies compilent des milliers d’études sur le sujet (voir Boulanger 2008). La plupart sont orientées vers des recherches à caractère terminologique, car la néologie reste parfois encore ignorée des lexicologues ou délaissée par eux, et on peut se demander pourquoi. Le concept de néologie n’est pas dans le collimateur des lexicologues; ailleurs, on reconnaît son existence, mais on s’en méfie. Les aspects de la néologie qui font qu’on s’interroge sur sa destinée sont nombreux, mais on évoquera seulement ceux d’entre eux qui ont des incidences sur l’aménagement linguistique.

L’unité lexicale issue de la néologie est le néologisme. Maria Teresa Cabré a fixé les paramètres permettant de déterminer si une unité peut revendiquer un caractère de nouveauté ou non (voir 1992 : 254 et 2004 : 37). Voici ces critères :

  1. L’apparition récente du mot dans le lexique. Le lien est établi avec la diachronie.
  2. L’absence du mot dans les dictionnaires. Ce critère exige des précisions quant à la nature des dictionnaires.
  3. L’instabilité formelle et sémantique du mot, caractéristique pouvant aussi toucher les dimensions phonétiques ou phonologiques.
  4. La perception du caractère de nouveauté par les locuteurs.

5. De l’existence de la neologie et du neologisme

5.1. Le néologisme et le mot nouveau

La création d’un néologisme est une manifestation d’énonciation, à savoir un acte individuel ou collectif, un acte conscient ou inconscient. La création planifiée et collective est fréquente dans les terminologies. Ainsi, le nom commun motoneige fut créé en 1960 par un linguiste à qui on avait demandé de trouver un terme pour remplacer le nom déposé Skidoo (vers 1959). Les mots baladeur, courriel et baladodiffusion sortent eux aussi de la réflexion collective et institutionnelle. Le néologisme naît généralement dans la parole; il rejoint l’écrit plus ou moins rapidement et selon les besoins. C’est justement le texte écrit qui sert de référence au lexicographe quand vient le moment de dater l’apparition d’un mot nouveau. Le problème de la datation est fort complexe, car cette rubrique peut se concrétiser à plusieurs niveaux. Nous y reviendrons. Pour l’instant, il importe de préciser la signification de l’expression mot nouveau. Cette formule renvoie à trois moments de la vie d’un mot, sinon à quatre, les deux premiers étant de nature lexicologique, le troisième étant de nature lexicographique. Le quatrième appartient à la perception psychique.

  1. Mot nouveau est relatif à l’instant de la création de l’unité, moment qui peut être difficilement saisissable et qui n’est qu’approximatif lorsque le mot surgit à l’oral et qu’on en prend conscience ultérieurement. Il a pour synonyme le terme néologisme.
  2. Mot nouveau est mis en rapport avec la date du texte écrit dans lequel l’unité est attestée pour la première fois. Cette date est susceptible de reculer au fur et à mesure qu’on découvre des attestations plus anciennes.
  3. Mot nouveau se réfère à la date d’entrée de l’unité dans un dictionnaire, cette date pouvant varier avec les ouvrages. Les dictionnaires usent de cette appellation pour noter un ajout fait lors d’une mise à jour ou d’une édition nouvelle. Un même mot peut être lexicographiquement nouveau autant de fois qu’il rejoint les colonnes de dictionnaires différents. Par exemple, le mot blogueur fut déclaré deux fois « mot nouveau » : en 2005, il figurait sur une liste de « Mots nouveaux » ajoutés dans le Nouveau Petit Robert 2006 [NPR]; en 2007 il figurait sur une liste semblable du Petit Larousse illustré 2008 [PLI]. Le millésime 2008 du NPR donne comme mots nouveaux les ajouts chop suey et pastrami. Le premier fut intégré dans le PLI en 1982 (= millésime 1983), soit il y a un quart de siècle, tandis que le second est toujours absent du PLI. En consultant le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992) [DQA], on trouve les deux mots à la nomenclature. Les dates identifient les moments de la consignation; elles n’ont rien à faire avec la néologie. Par ailleurs, il est manifeste que ces mots ne sont plus nouveaux sur le plan dictionnairique. Un autre type de croisement est repérable avec l’article verrine (« Petit récipient en verre… »), une nouveauté dans le NPR 2008 et dans le PLI 2008. La caractérisation relative à la nouveauté s’appuie sur des arguments qui diffèrent, le NPR présentant l’ajout comme un nouveau sens tandis que pour le PLI, il s’agit d’une nouvelle entrée.
  4. Une quatrième interprétation de mot nouveau est plausible, à savoir que tout mot que le locuteur ne trouve pas dans « le » dictionnaire peut être interprété comme étant un néologisme, à moins qu’il soit perçu comme fautif ou inexistant.

Bien des ramifications sont observables quand vient le moment de traiter les datations. Un autre exemple illustre les ondulations dataires, c’est celui du mot courriel. Ce mot est daté de vers 1990 par le NPR. Les journaux québécois l’attestent en janvier 1997. Or, le terme a été inventé au début de 1989 dans un séminaire sur la formation des mots que je donnais à l’Université Laval. Mais aucune trace écrite n’étant restée pour en témoigner, la gestation du mot est demeurée confidentielle et on attribue la création de ce néologisme à une autre instance, sinon à plusieurs autres. Le mot est né dans le contexte d’un exercice collectif de création de néologismes destinés à remplacer des emprunts et le terme e-mail faisant partie du lot de mots à traiter. Aussi peut-on dire que courriel est une création planifiée. Le mot aurait été (ré)inventé par la suite par l’OQLF ou il aurait été suggéré par un étudiant du séminaire qui a travaillé comme terminologue à l’Office dans les mois qui ont suivi le cours. Il est par ailleurs curieux d’observer que le NPR date le mot e-mail de 1994, soit plus tardivement que son remplaçant courriel! Une recherche dans Eureka —une base de données journalistiques— montre que l’emprunt est déjà présent dans le quotidien québécois La Presse dès 1988 et dans Le Monde en octobre 1987, mais cette première attestation n’est pas probante. Le NPR date l’abréviation mail de 1998, tandis que le Dictionnaire culturel en langue française [DCLF] donne 1996 comme première attestation pour ce mot qu’il qualifie d’emprunt à l’anglais ou d’abréviation de l’anglicisme e-mail. Le Grand Robert de la langue française [GRLF] dit que mail est attesté vers 1980 et il en fait l’héritier de l’anglicisme e-mail. Plus discret, le NPR 2008 dit tout simplement que mail vient « de e-mail », sans préciser si l’abrègement s’est fait une fois le mot e-mail passé en français ou s’il fut emprunté à l’anglais qui l’avait déjà soumis à l’aphérèse. Quoi qu’il en soit, mail est attesté dans des textes avant 1995 en France, selon le NPR, et en juin 1998 au Québec (La Presse du 21 juin). On a affaire ici à une cascade de dates et à des explications étymologiques qui se contredisent et versent dans l’anachronisme (voir le tableau 1). Ajoutons au dossier les mots mél et e-mél attestés en 1997 dans les journaux français.

Tableau 1 : Quelques datations croisées
Sources Mots
Dictionnaires courriel e-mail mail mél
NPR 1990 1994 1998 Ø
GRLF v. 1990 1994 1989 Ø
DCLF v. 1990 1991 1996 Ø
Eureka courriel e-mail mail mél
France 1997 1987 avant 1995 1997
Québec 1997 1988 1998 1998
Séminaire JCB 1989 S/O S/O S/O
Franqus v. 1990 Ø Ø Ø

La mise en dictionnaire constitue donc une seconde naissance et un acte de baptême pour le mot enregistré. Rejoindre le dictionnaire dénéologise le mot sans nécessairement lui retirer sa qualité de psychonéologisme. Il ne faut donc pas confondre l’apparition du mot en langue —le néologisme lexicologique— et l’apparition du mot dans un dictionnaire —le “néologisme” lexicographique ou mot nouveau. L’écart temporel entre ces deux états est parfois surprenant. Ainsi le mot expresso, daté de 1968 par le NPR aura dû patienter pendant 32 ans avant d’intégrer la nomenclature de ce dictionnaire en 2000 et il aura dû attendre 29 ans avant d’être reconnu par le PLI en 1997 [= millésime 1998] (voir Boulanger et Malkowska 2008).

6. La substance de la néologie et du néologisme

Donner cinq définitions du terme néologie, énumérer quelques paradoxes, établir des équations binaires, c’est certainement plaider pour l’existence du phénomène de la néologie et, par ricochet, pour l’existence du néologisme. Pourtant, l’existence de l’un et l’autre est parfois remise en cause et d’importantes nuances relatives à l’interprétation de ces concepts sont perceptibles. La solution de cette apparente contradiction tient dans l’examen de quelques critères reliés à l’histoire d’une langue, au temps et à la psychologie. L’histoire des mots met en parallèle l’influence de l’évolution phonétique ou l’héritage et la création d’unités nouvelles. Le temps évoque une dimension de l’ordre de la longue durée, de l’étalement, soit la diachronie et la durée de vie du néologisme, et une dimension de l’ordre de l’événement ponctuel, soit la chronologie et la datation des mots. La psychologie engage la perception subjective du locuteur quant à la reconnaissance de la qualité nouvelle ou non du mot soumis à l’examen. Le jugement s’appuie sur un sentiment, une perception qui ne concorde avec aucune référence ayant un caractère objectif (voir Rey 1988 : 282). C’est la raison pour laquelle Alain Rey parle de « pseudo-concept » ou du « caractère flou de la notion même de néologisme » (1988 : 282).

Dans l’absolu, la reconnaissance d’un néologisme relève de deux paramètres personnels : d’abord de la mémoire quantitative, c’est-à-dire de la capacité d’évaluer la présence ou l’absence du mot dans son propre dictionnaire intérieur; puis le recours à l’intuition, à savoir la simple impression que l’on a affaire à un mot nouveau.

Mais sans appui, l’essai de classement peut échouer. Tout locuteur peut classer parmi les néologismes un mot appartenant à une géographie lexicale méconnue de lui. Par exemple, les mots cador et portor qui sont bien implantés dans les dictionnaires pourraient être perçus comme néologiques, les mots collector et tchador qui sont des créations récentes seraient perçus comme des formes lexicalisées tandis que thyristor serait l’objet d’une hésitation. Les formes modulor et similor sont semi-décodables en raison de la transparence des morphèmes lexicaux modul- et simil-(voir le tableau 2). Le sentiment de nouveauté ou de néologicité[2] s’érode à mesure que le locuteur acquiert la connaissance du domaine, qu’il en maîtrise le vocabulaire et que celui-ci entre dans l’usage. La perception première fait alors place à l’idée que le mot existe depuis longtemps. À l’inverse, l’impression de nouveauté peut persister longtemps si le mot reste à l’écart de l’usage ou s’il est cantonné à des circonstances d’emploi limitées. Dans les deux cas, il faudra recourir à un moyen objectif pour trancher. En effet, l’impression de néologicité repose sur une conviction de la nature de l’individualité et non sur des fondements comparatifs objectifs comme une série de dictionnaires. L’identification de faux néologismes est conditionnée ici par le psychisme, tout comme elle l’est pour les lexicalismes. Dans cet environnement, Alain Rey parle de psychonéologie. L’impression de nouveauté est donc « une sorte de néologie —de psychonéologie— qui ne sera pas forcément intégrée dans la néologie créative du langage » (Rey 1985 : 237). Pour avoir quelque accent de vérité, le sentiment néologique doit s’élargir, à savoir passer de l’individuel au social, afin de pouvoir se garantir d’un jugement fondé sur la stricte méconnaissance personnelle. La nouveauté objective est de nature chronologique et ce sont les datations lexicographiques qui en témoignent, car non seulement fixent-elles l’origine d’un mot dans le temps, mais, en palimpseste, elles identifient un auteur, un texte, un lieu, un moment de l’histoire, etc., du moins plus particulièrement à partir de la Renaissance.

Tableau 2 : Le sentiment néologique
Perception du caractère de néologicité
Mots Néologicité Datations NPR Sens NPR
cador + néol. 1878 « Chien. »
collector Lexicalisé 1989 « Objet commercial à diffusion limitée, recherché par les collectionneurs. »
modulor +/- néol. 1942 « Système de mesure destiné à fixer les proportions des ouvrages d’architecture. »
portor + néol. 1751 [1676] « Marbre noir veiné de jaune d’or. »
similor +/- néol. 1742 « Métal imitant l’or. »
tchador Lexicalisé 1978 [1819] « Voile noir recouvrant la tête et le corps, porté par les musulmanes chiites [...]. »
thyristor + néol. v. 1960 « Composant semi-conducteur à conduction unidirectionnelle, possédant une électrode de commande permettant de déclencher le passage du courant. »

Une consultation a été menée auprès de plusieurs personnes afin de connaître leur sentiment quant au statut des sept mots figurant dans le tableau 2. L’opacité morphosémantique du mot est un facteur qui bloque le décodage et fournit le plus haut taux d’impression de néologicité (cador, portor). Lorsque la forme offre des pistes de décodage, l’impression de néologicité est plus diffuse (modulor, similor). Lorsque le mot circule un tant soit peu, qu’il a une certaine fréquence d’usage ou que le référent éveille la connaissance, le sentiment de néologicité est plus estompé même lorsque les mots sont plus récents que d’autres (collector, tchador). Le catalogage n’est donc pas assujetti à la chronologie, dans le sens où les mots les plus récents peuvent être sentis comme des mots intégrés dans le lexique depuis plus longtemps que d’autres, plus anciens, mais peu connus. Cet effet psychologique est ici manifeste : les deux mots perçus comme intégrés sont justement les plus récents de la série et ceux qui circulent le plus largement.

6.1. La matière néologique

La néologie et le néologisme, on l’a vu, sont à l’origine de maintes interprétations et ils sont à la source de nombreuses questions : D’où sort le néologisme? Quels sont les rapports de la néologie avec la norme? Une forme fautive peut-elle être un néologisme? Une attestation plus ancienne que celle qui sert de repère est-elle un néologisme? Depuis quand la néologie existe-t-elle? Depuis quand y a-t-il collecte des mots nouveaux dans les dictionnaires? Où s’arrête la néologie et où commence la lexicalisation, dans les deux sens qu’on prête à ce mot, soit le passage dans l’usage et l’accès au dictionnaire? De quoi est fait le néologisme et comment est-il façonné? Mais d’abord, il faut s’interroger sur l’étiquette néologisme afin de savoir à combien d’occurrences d’un mot elle convient. La réponse est primordiale, car elle départage le point d’intersection fixe (une occurrence) de la durée linéaire indéterminée (plusieurs occurrences) et elle nuance la définition de la néologie et du néologisme. La référence unique infléchirait les définitions des deux concepts, elle obligerait le réexamen de la problématique du sentiment néologique et celui des rapports des deux concepts avec la lexicologie et la lexicographie. Par le fait même, elle ramènerait à l’ordre du jour la question des datations, notamment dans l’optique du traitement lexicographique et de l’identification garantie par le corpus d’exclusion. Le tableau 3 synthétise ces éléments.

Tableau 3 : Évolution du point d’ancrage du néologisme
La succession des datations
Mots Néologie Rétronéologie Lexicalisation1 Lexicalisation2 Lexicalisation3
[NPR] Eureka FQS [+ 2e, 3e occ.]
Réemploi
[Sentiment Ø]
Individu
[Dictionnaire]
Société
fusilli 1993 1988 1982 1982 199* 2002
pancetta 1992 1989 1983 1983 199* 2005 [= 2006]

Chaque mot est accompagné d’une série de dates qui témoignent chacune à leur manière du parcours du mot dans le lexique. Trois statuts sont superposés : la date d’apparition du mot dans le lexique (lexicalisation1), la date de la perte du caractère néologique (lexicalisation2), la date de consignation dans le NPR (lexicalisation3). La date d’apparition des mots est, selon les sources du NPR, 1993 pour fusilli et 1992 pour pancetta. La consultation de la base de données journalistiques Eureka permet de reculer les dates d’apparition à 1988 et 1989, respectivement. Une autre vérification dans la base de données Franqus révèle un nouveau recul des dates, soit 1982 et 1983, respectivement. Le point d’insertion sur l’axe du temps des mots pris en exemples est déplacé en amont. Ce recul pourrait être qualifié de processus de « rétronéologie », ce qui signifie que les mots furent créés plus anciennement que le soutient le NPR. La mise à jour est à faire. Par ailleurs, trois scénarios de lexicalisation sont plausibles. Le premier scénario concerne le fait que seule la première occurrence d’un mot peut être reconnue comme néologique. La néologie serait donc cantonnée au point de repère sur l’axe du temps, point qui correspond à la naissance du mot et à son arrivée dans le lexique. Le réemploi ferait déjà partie du processus linéaire de la vie des mots, à savoir que le mot se lexicalise, qu’il est ainsi mis à la disposition des locuteurs, mais qu’il n’a pas été évalué quant à son statut normatif. Le deuxième scénario est centré sur la durée, la lexicalisation dépendant d’un facteur extralinguistique, à savoir la mémoire individuelle. Il est impossible de déterminer une durée fixe, le temps appartenant ici à la dimension psychologique des locuteurs. Le troisième scénario est relié à l’enregistrement des mots dans les dictionnaires. En accédant au NPR en 2002 pour l’un et en 2005 pour l’autre, ces mots perdent leur statut de néomots, ils sont dénéologisés. Ces dates valent pour le NPR seulement; d’autres dictionnaires peuvent choisir un autre moment pour intégrer les mots. Par exemple, le PLI a intégré pancetta en 1989 (= millésime 1990) et il ignore toujours fusilli. La date 1989 correspond à l’attestation textuelle québécoise, elle montre que les sources utilisées ne sont pas les mêmes que celles du NPR. La cueillette des dates dépend du corpus documentaire sélectionné, et celui-ci n’est jamais exhaustif, pas plus qu’il n’est commun aux différentes entreprises lexicographiques. Quant à fusilli, il reste toujours candidat au statut de mot nouveau lexicographique, mais il n’est certainement plus un néologisme lexicologique, ni psychologique, du moins au Québec. Le flottement dataire confirme donc la difficulté qu’il y a à définir le néologisme sur la base de qualités intrinsèques internes et généralisables. Seule la date correspondant au moment de la création ou à la première attestation écrite offre une emprise ayant quelque certitude, même si cette référence est mobile. Les datations seraient donc le seul critère fondant le caractère néologique d’un mot, cantonnant ainsi la néologie dans l’orbite du discours pour ce qui est des aspects pragmatiques et dans l’orbite de la lexicologie quant aux aspects théoriques. Mais le paradoxe actuel, c’est que la démonstration du caractère néologique d’un mot se fait par comparaison avec les dates de publication des dictionnaires et non par rapport à des données calendaires soudées aux mots.

6.2. L’évolution phonétique ou la romanisation

Affirmer que tous les mots qui ont traversé l’histoire d’une langue furent des néologismes en leur temps paraît une évidence ou une hérésie. Cependant, ce constat soulève la question de l’évolution phonétique et l’oppose à la création verbale ponctuelle ou spontanée, à la traduction des mots du latin chrétien et à l’emprunt. L’évolution ou l’héritage est le phénomène historique par lequel un mot d’une langue, le latin par exemple, passe dans une autre langue établie ou en train de se former en subissant des changements de nature phonétique qui aboutissent à une ou à des formes nouvelles dans la langue d’arrivée (latin classique pediculus > latin populaire *peduculus > ancien français peoil, pouil > français pou). Si on prend le latin comme langue témoin, l’évolution est une délatinisation. Généralement, la forme évoluée et romanisée est plus courte que la forme de départ. Ces métamorphoses sont conditionnées par le contexte sociolinguistique de la langue d’accueil, par la situation sociopolitique et par différents autres rapports de force dans la société. L’évolution est un processus de transformation graduelle d’un mot ou d’une série de mots d’une langue donnée en un mot ou une série de mots dans une autre langue. Sur le plan linguistique, la progression vers une ou des formes nouvelles se réalise suivant des lois de l’évolution phonétique, tandis que sur le plan social, elle se produit dans une communauté lors d’échanges verbaux, sans que les locuteurs en aient connaissance, car le passage d’un état à un autre est un fait collectif et non pas individuel. La traduction consiste à donner un équivalent du mot latin (creator > créateur) ou grec (grec apostolikos > latin apostolicus > apostolique) qui ne s’éloigne pas trop de la forme de départ et qui ne soit pas le résultat de l’évolution, ni d’un emprunt. Cette situation appelle aussi à se pencher sur la question des doublets, à savoir des paires de mots ayant une étymologie commune, mais qui ont évolué différemment; l’une des formes résulte de l’évolution phonétique tandis que l’autre est attribuable à divers procédés morphologiques (par exemple, le latin auricula > français oreille (vers 1000) —forme évoluée— et auricule (1377) —terme traduit ou calqué). Les doublets ne sont pas des variantes graphiques et ils appartiennent à des champs sémantiques différents. La forme savante est souvent plus tardive que la forme populaire, sauf dans les domaines de la scolastique et du sacré, et elle est aussi plus souvent rattachée à un domaine du savoir (latin masticare > français mâcher (vers 1190) et mastiquer (xvie siècle). Or, si on reconnaît le statut de néologisme à la forme savante, pourquoi refuser cette valeur à la forme évoluée? Vu dans cette perspective, l’emprunt puise certaines de ses caractéristiques dans d’autres procédés. La forme importée peut subir des changements phonétiques pouvant entraîner des adaptations graphiques (anglais packet-boat et people > français paquebot et pipeule).

La dichotomie entre les différents modes de peuplement lexical d’une langue semble en référer à une loi ne permettant pas que la morphologie et la génération des mots par évolution phonétique se côtoient. L’héritage était le fief des philologues, la création celui des lexicologues et la traduction celui des traducteurs. Traditionnellement, l’évolution est perçue comme un phénomène lié à l’oral et au glissement d’une langue vers une autre. Les causes des changements phonétiques sont bien connues, mais on s’est peu intéressé à la suite afin de savoir quel est le statut de ces unités qui jalonnent la période la plus ancienne de la langue. On n’a pas fait la jonction entre l’héritage et les autres modes d’enrichissement de la langue. Comme si la compartimentation des phénomènes était incontournable. Au début du français, au haut Moyen Âge, l’évolution à partir du latin était le principal mode de formation des mots de la langue nouvelle en train d’émerger. Le français ayant acquis un vocabulaire fondamental, la création de nouveaux mots s’est de plus en plus appuyée sur les mécanismes internes, l’évolution lui cédant le pas, tandis que la traduction était d’usage dans le vocabulaire du nouveau message chrétien et dans les secteurs plus scientifiques. La traduction est à la source de nombreux calques et elle sera l’un des vecteurs de l’introduction des latinismes. De plus, le recours à l’arsenal interne reléguait le principe de l’usure phonétique à un rôle plus discret, si ce n’était le phénomène de la relatinisation, c’est-à-dire la réfection d’une forme héritée sur le modèle latin, forme qu’il faut distinguer du doublet savant. Par exemple, les mots latins exemplum et nutritura ont donné essample (1080), essemple (fin xie siècle) et norreture (xive siècle) formes évoluées que la relatinisation a transformés en exemple et nourriture (voir Duval 2007 : 323). « Les formes relatinisées sont appelées “semi-savantes”, parce qu’elles tiennent à la fois de la forme héréditaire et d’une réfection à partir d’un étymon latin » (Duval 2007 : 323). La présence tangible ou discrète du latin et son rappel pour (re)latiniser le lexique en produisant des mots nouveaux ont pour effet de bousculer le système. Leur action atteint la structure du lexique et elle a de nettes répercussions sur l’appréhension des phénomènes extralinguistiques de nature scientifique, culturelle, technique, etc. (voir Duval 2007 : 330).

Le procédé d’évolution phonétique est assimilable au génie populaire; plus rare aujourd’hui en raison de la large diffusion de l’écrit, ce mécanisme demeure tout de même « un élément essentiel dans l’évolution des langues » (Rey 1985 : 249). Les adaptations sont très occasionnelles et elles touchent surtout les emprunts. Les voyelles qui n’ont pas de correspondants exacts en français sont davantage ondoyantes. Aussi le conditionnement phonétique qui s’opère au cours du transfert est-il hésitant et soumis à des flottements avant qu’un consensus s’instaure et que l’on aboutisse à une orthographe ainsi qu’à une morphologie satisfaisant aux habitudes françaises et conformes au code grammatical (anglais riding-coat > français redingote; anglais robbing alcool > français québécois robine). La succession des essais-erreurs produit plusieurs graphies concurrentes, comme dans le cas récent de people (1988) —« genre journalistique, presse populaire à sensation ». Les difficultés de prononciation du mot en français ont conduit à une pléthore de formes dont plusieurs sont inconnues du code (voir le tableau 4). Et comme il n’existe pas de modèle, il se crée de nouveaux paradigmes graphiques. On rejoint là le génie populaire. Un examen des datations des graphies dans les dictionnaires prouve bien que peu importe la voie de pénétration d’un mot dans une langue, il a bien fallu que ce signifiant ait une première attestation. Concevoir l’évolution phonétique comme un moyen de création lexicale est on ne peut plus pertinent. L’évolution ne relève pas de l’individu isolé. Le créateur d’un mot se fond dans la masse des locuteurs et le signifiant nouveau surgit de la parole; il n’existe pas de moyen de retrouver l’auteur de cette néologie ni de la situer exactement en un point précis de l’axe temporel. L’évolution ou l’usure phonétique appartient à la diachronie, à savoir à la longue durée, et elle est impalpable, du moins dans sa phase très ancienne. C’est dans l’enregistrement graphique que s’ancre la possibilité de classer un mot issu de ce phénomène comme néologique. La mise par écrit confirme l’existence d’un mot, elle accrédite ou détermine s’il s’agit d’un signifiant déjà disponible. Si le signifiant n’a pas d’usage antérieur au moment de son emploi écrit, alors on est devant une forme nouvelle, peu importe que cette unité résulte de l’érosion phonétique, de la dérivation interne, du calque ou de l’emprunt. Une forme couchée sur le papier et datée devient palpable, elle prend vie. Et si un mot en possède plusieurs variantes pour des raisons dialectales, sociales ou parce que le scribe commet des fautes d’orthographe, il s’agit néanmoins de formes inédites. Par ailleurs, les graphies médiévales ne pouvaient pas être jugées bonnes ou mauvaises par référence à un code normatif stable (grammaires, dictionnaires), puisque le français n’était pas unifié et que la norme restait à inventer. La transcription constitue une interruption dans le processus d’usure phonétique et, en l’absence de toute référence normative, elle fixe tout de même un ou des états graphiques pour l’unité en question (voir le tableau 4). Le signifiant sonore prend les couleurs de l’alphabet et il se greffe au stock lexical. Ce qui est noté par le lexicographe, c’est une donnée historique, en l’occurrence, la date du surgissement d’un mot sous une enveloppe graphique inédite en un point précis du fil du temps. Les graphies médiévales sont données par les dictionnaires, mais les lexicographes ne les sélectionnent pas en fonction d’un quelconque paramètre normatif médiéval puisqu’il n’en existait pas. Si la norme entre en jeu, c’est alors par référence à un code apparu plus tardivement, opération qui crée une norme artificielle et place les choix en porte-à-faux. Il n’y a pas de différence d’étiquetage entre une série de graphies en ancien français et les ajustements graphiques d’un mot contemporain ou d’un mot formé par le génie populaire. Si ce n’est que la datation est aujourd’hui plus précise et assez près de la création verbale. Plus anciennement, l’écart était plus grand et les manuscrits perdus ont fait disparaître de précieux renseignements.

Chaque graphie inscrite sur l’axe du temps correspond à un état lexical assimilable à un mot nouveau, que la graphie affecte un emprunt, une innovation interne ou que, du point de vue historique (diachronique), elle ait pour cause l’évolution phonétique sociale, l’adaptation à des règles particulières à un dialecte, l’intervention des copistes, etc. Du point de vue synchronique, elle peut avoir pour cause l’intervention d’une institution (Académie française : CD-Rom > cédérom, Office québécois de la langue française : cocktail > coquetel), celle des lexicographes (NPR : chariot → On écrirait mieux charriot.) ou celle d’autres acteurs dans le domaine de la langue, notamment les médias (voir le tableau 4). Sans oublier le rapport publié dans le Journal officiel de la République française le 6 décembre 1990, rapport préparé par un comité d’experts formé par le Conseil supérieur de langue française (France) et intitulé Les rectifications de l’orthographe (voir Rey-Debove et Le Beau-Bensa 1991). Ce document contient un nombre considérable de propositions néologiques relatives à l’orthographe des mots. Les rectifications graphiques touchent la grammaire, la morphologie et le lexique.

Tableau 4 : L’évolution phonétique et l’orthographe
Exemples anciens et modernes
Langues d’origine Évolution

bas latin hospitale latin hora latin populaire jovenis

→ 1050 ostel, 1080 hostel, milieu XVIe hôtel → fin XIe ure, v. 1135 ore, v. 1150 heure → XIe jovene, 1080 (ou début XIIe) juvene, XIIe joene, juefne, début XIIe juignur, vers 1140 jovenur, 1155 juenvle, 1160-1174 geune, jeusne, joefne, 1220 jofne, XIIIe jueve, jeune, 1354-1376 joenne, 1361 joane, XVe jone, fin XVe jeune; sans datation : juenne, juevre, juenvre, gienvle, giemble

anglais cocktail anglais people [daté de 1988 dans le NPR, qui donne aussi les graphies pipeule et pipole]

→ France, octobre 1987 coquetèle → Québec, mai 1988 coquetel → 1988 people, novembre 2003 pipol, septembre 1995 pipole, juin 1996 pipeule, mai 2007 pipeul [tous dans Eureka]

Échantillon de dérivés de people et de ses variantes. → octobre 2000 peopelisation, mars 2002 pipolisation, janvier 2005 pipeulisation [tous dans Eureka]

Dans les trois premiers cas recensés dans le tableau 4, les graphies résultent de l’évolution phonétique en ancien et en moyen français. Cet ensemble de variantes est tiré des principaux dictionnaires offrant une rubrique étymologique : NPR, Dictionnaire historique de la langue française [DHLF], GRLF, DCLF et Trésor de la langue française [TLF]. Ces mots ne sont plus du latin, ils appartiennent déjà au français. Le cas de people représente un emprunt récent à l’anglais (NPR : de l’anglais people journalism). Le transfert phonétique vers le français conduit à une série de correspondants graphiques pour les voyelles qui ont eu ultérieurement des répercussions sur d’autres formations françaises issues de la forme de base. Un relevé partiel des mots formés à partir de people et de ses variantes fournit une riche moisson d’unités nouvelles : dérivés simples (ultrapipolisé, peopeliser), composés (mini-pipole), mots-valises (peoplelution : people + [pol]lution), etc., (voir les annexes 1 et 2). La multiplication des graphies provient de causes phonétiques (difficultés à prononcer certains sons anglais, en particulier ceux qui demeurent sans véritables correspondants), scripturaires (essais d’adaptation au code) et aménagistes (francisation de l’orthographe). Outre cette panoplie de formes simples, le mot est à l’origine d’unités complexes (journaliste people, presse people), de locutions, d’expressions (pipolitas pipolitates) et de formations particulières (pipole.net). L’abondante productivité des composés débouche aussi sur la création de l’élément préfixal pipelo-, pipeulo- ou pipolo-. Plusieurs centaines d’années séparent les différentes étapes graphiques relatives aux mots jaune et people, mais le cheminement qui a permis d’aboutir à une palette de graphies pour chacun est identique. La myriade de variantes est issue des hésitations des locuteurs qui ne connaissant pas l’anglais, ou naguère le latin, prononcent les mots en assimilant les phonèmes étrangers à ceux qui leur ressemblent le plus dans leur langue. Lorsque les alphabets différent, des difficultés supplémentaires s’élèvent (voir cacher dans le tableau 5).

Dans cette foulée, le document sur les rectifications de l’orthographe contient une partie intitulée Recommandations aux lexicographes et créateurs de néologie. Ces conseils visent à orienter l’activité des lexicographes et des néologues afin d’harmoniser leurs travaux et d’assurer des résultats cohérents. Les remarques concernent les signes diacritiques (traits d’union, accents, trémas, etc.) et l’intégration des emprunts (accentuation, pluriel, etc.). De manière plus précise et au-delà des recommandations énoncées, il est demandé aux lexicographes de privilégier la forme la plus simple lorsque plusieurs variantes sont relevées et de franciser au maximum les emprunts, tant sur le plan graphique que sur le plan grammatical. Ces instructions sont évidemment d’immenses sources de néologie graphique, pour s’en tenir au domaine lexical.

Tableau 5 : Les graphies
La variation graphique de quelques mots dans l’histoire
ange Jeune people pomme seigneur cacher
  • ange
  • angel
  • angele
  • angle
  • angre
  • geune
  • joene
  • juenne
  • giemble
  • joenne
  • juenvle
  • gienvle
  • jofne
  • juenvre
  • jeune
  • jone
  • jueve
  • jeusne
  • jovene
  • juevre
  • joane
  • jovenur
  • juignur
  • joefne
  • juefne
  • juvene
  • peopeule
  • peopole
  • people
  • pipeul
  • pipeule
  • pipol
  • pipole
  • pome
  • pomme
  • pume
  • seigneur
  • seignor
  • seignur
  • seiner
  • seinor
  • sendra
  • senier
  • senior
  • cacher
  • cachère
  • cascher
  • casher
  • cawcher
  • kascher
  • kasher
  • kawsher
  • kocher
Tableau 6 : Quelques variantes modernes
Datations de variantes modernes [NPR]
bracelet-montre 1909, montre-bracelet 1922
météorologue 1783, météorologiste 1797
ormeau XVIe, ormet, ormier 1868
pageot 1895, pageau 1552 pagel, pagelle 1562

Chaque graphie nouvelle appartient à la lexicologie; le lexicographe contemporain n’invente pas de graphies, ce qui ne veut pas dire qu’il ne propose pas des graphies inédites observées ou qu’il ne prend pas en compte les propositions issues des groupes de réflexion sur la modernisation et l’harmonisation de l’orthographe. La graphie des mots peut concerner divers aspects de leur écriture, comme l’illustre les propositions de rectifications faites au début des années 1990. Les recommandations touchent les graphèmes (les lettres) et les signes diacritiques (l’accent aigu, l’accent grave, l’accent circonflexe, le tréma, etc.), ainsi que les critères d’assemblage, notamment la question de l’emploi du trait d’union à des fins lexicales (mal-aimé, lieu-dit), celle de la soudure des composantes (malaimé, lieudit) et celle de l’espace typographique (mal aimé, lieu dit) dans les composés et les unités complexes. En donnant lieu à des formes inédites, les rectifications suggérées conduisent tout droit au cœur de la néologie orthographique. Par exemple, des règles sont données pour uniformiser l’emploi du trait d’union lexical. L’élément non-, qui résume à lui seul cette problématique, servira à expliciter cet aspect, même s’il n’est pas traité directement dans le document de 1990.

L’élément non- est tantôt soudé à une base (nonobstant, nonpareil), tantôt joint à une base par un trait d’union (non-être, non-respect) et tantôt détaché de la base tout en conservant une cohérence sémantique (non directif, non linéaire). Ce protocole permet ici de discriminer des emplois et des fonctions. La règle traditionnelle, qui paraît simple, dit que lorsque non(-) est suivi d’un adjectif, il reste autonome alors que lorsqu’il est suivi d’un nom, le trait d’union est requis. La consultation de quelques dictionnaires vient compliquer la situation. Dès sa première édition en 1967, le Petit Robert [PR] propose que les composantes des adjectifs construits avec l’élément non- soient jointes par un trait d’union comme pour les noms (voir non- aligné, non-directif, non-figuratif). Dans le NPR 2008, la situation n’a pas changée. Cependant, la lecture de la section III de l’article non du NPR contient la remarque suivante : « Non peut être rattaché au deuxième élément du mot ainsi composé, avec ou sans trait d’union : non-exécution, non coupable » (voir le tableau 6). Cette remarque a été introduite dans la refonte de 1993 du NPR et son sens n’est pas très explicite. Le PLI prend une autre voie et distingue les deux fonctions, chacune ayant sa propre graphie : PLI 2008 : non figuratif (adjectif) ou non-figuratif (nom). Pour l’un, écrire l’adjectif non-figuratif avec le trait d’union est une faute, pour l’autre, c’est une rectification raisonnable qui élimine une incongruité. Pour certains utilisateurs, l’obéissance à la tradition grammaticale sublime la logique qui consiste à éliminer les hésitations graphiques dans les paradigmes. Les usagers n’adhèrent pas facilement aux nouvelles règles, surtout lorsque des contradictions sèment le doute sur la voie à suivre. L’uniformisation graphique éliminerait le double statut de non- qui est un adverbe (non) dans les formes adjectivales et qui est un préfixe dans les noms (non-).

Tableau 7 : Les hésitations graphiques
Total des articles commençant par l’élément non(-)
Fonctions PR 1967 NPR 2008 PLI 2008
Nom 25 43 43
Adjectif 3 7 5
Nom et adjectif 5 13 18
Total 33 63 66

Dans le PR 1967, les formes non(-)engagé et non(-)figuratif, qui ont le statut d’adjectifs ou de noms, sont consignées avec un trait d’union mis entre parenthèses. Cette méthode est ambiguë, car le décodage peut se faire de deux façons, soit le mot s’écrit avec ou sans trait d’union, soit les deux graphies valent pour les deux fonctions. Par ailleurs, les trois autres formes ayant un statut hybride n’offrent que la graphie avec le trait d’union. Dans le PLI, malgré la règle, l’adjectif non-stop est écrit avec un trait d’union, sans doute parce que le mot est emprunté à l’anglais. Certains mots possèdent les deux fonctions, mais la seconde est notée dans le corps de l’article et non dans l’en-tête.

NPR non-figuratif en-tête ⇒ adj.
sous-sens ⇒ subst.
non-résident en-tête ⇒ n.
sous-sens ⇒ adj.

Un autre point doit être scruté pour déterminer quels sont les critères permettant de dire que les graphies nouvelles sont néologiques. Ainsi, peut-on reconnaître comme des néologismes les orthographes successives ou simultanées qui, au Moyen Âge, ont résulté de l’évolution? Il est difficile de trancher la question, car à l’époque il n’existait pas de références normatives explicites exposant les règles d’écriture des mots. Aujourd’hui, de telles règles existent, mais elles doivent être pondérées à la lumière des propositions de rectifications. Ainsi, charriot orthographié avec deux r et bonhommie orthographié avec deux m étaient des fautes avant 1990; en principe, ces graphies ne sont plus fautives : « On écrirait mieux bonhommie » et « On écrirait mieux charriot », dit le NPR, « Var[iante] », dit le Dictionnaire Hachette 2007 [DH], tandis que le PLI 2008 reste muet. Que doit comprendre le locuteur coincé entre la projection vers l’avenir prôné par le NPR, l’égalité des graphies défendue par le DH et l’attitude du PLI qui n’est pas très explicite, puisque l’absence de remarque ne signifie ni le rejet ni l’acceptation? Ces graphies proposées par les penseurs des rectifications sont-elles des néologismes? Techniquement, elles le sont. De même, les différentes formes prises par les mots empruntés sont-elles toutes recevables dans le standard orthographique? « Il arrive que pour certains mots récemment empruntés, plusieurs graphies soient d’abord attestées (jusqu’à sept[3] pour casher dans viande casher). Mais le temps les sélectionne et la forme se stabilise, généralement au profit de l’assimilation » (Rey-Debove et Rey 2007 : XIX). Cette remarque rejoint la recommandation faite dans le document sur les rectifications de l’orthographe : « […] on francisera dans toute la mesure du possible les mots empruntés en les adaptant à l’alphabet et à la graphie du français » et dans le cas où il y a concurrence graphique « on choisira celle qui est la plus proche du français » (Rey-Debove et Le Beau-Bensa 1991 : 18-19). Voir les séries cacher, cachère, cascher, casher, cawcher, kascher, kasher, kawsher, kocher et people, peopeule, peopole, pipeul, pipeule, pipol, pipole (tableau 5). Trois obstacles nés de la prononciation et/ou de l’alphabet de référence s’opposent à la généralisation de ces recommandations. D’abord, des graphies adaptées font naître des combinaisons non prévues dans le modèle de référence (peopeule), situation qui suscite une analyse sur la recevabilité des graphies imaginées et hors code (cas des six variantes de people). Puis, se pose le problème des emprunts venant de langues qui utilisent un alphabet non latin. Souvent la translittération est à la source d’une pléthore de variantes, comme dans le cas de cacher qui provient de l’hébreu. Enfin, dans une situation où il y a multiplication des graphies, cela peut nuire à la francisation et favoriser le maintien de la graphie étrangère (cas de people?). Quelle que soit leur provenance (évolution, emprunt adapté, translittération, faute), les graphies nouvelles posent le dilemme de leur rattachement à un modèle orthonymique, c’est-à-dire au code graphique standardisé. Cette norme est extérieure aux idées mêmes de “néologie” et de “néologisme”, elle est commune à toutes les catégories de mots. Les difficultés surviennent lorsque l’agencement des graphèmes d’un mot nouveau présente une combinaison inédite ou imprévisible. L’absence de règles peut perturber l’arrimage au code et laisser l’impression qu’on est en présence de formes fautives. La néologie présente ici une double facette, car elle touche à la fois le signifiant et sa confection, à savoir son habit graphique. Devant une combinaison dépourvue d’une résonance scripturaire commune bien installée, comment trancher entre la possibilité que cette graphie soit admissible dans le code ou qu’elle soit considérée comme fautive? Bref, les graphies inédites, celles qui s’écarteraient des formes prédictibles ou celles qui sont fautives peuvent-elles être déclarées néologiques? Ou, posée autrement, la question consiste à savoir si la néologie et le néologisme orbitent strictement autour de la norme? La question peut paraître un peu simpliste ou saugrenue, mais elle soulève néanmoins celle du statut des graphies nouvelles qui sont proposées. La problématique atteint les rives du bon usage et de la norme graphique. Autrement dit, néologie et formes fautives sont-elles dissociées? Peut-on dire en effet que la graphie d’un néologisme est fautive quand le modèle proposé est inédit et qu’il ne peut pas se greffer à un paradigme ni se réclamer d’une règle grammaticale explicite? Ou la néologie est-elle vissée au standard? Comment déterminer une graphie de référence pour un emprunt? La différence entre une graphie néologique et une faute, c’est que la faute réfère à un modèle de comparaison assujetti à des règles, ce qui n’est pas nécessairement le cas du néologisme, du moins dans la première phase de son existence. La chose n’est pas simple, car les « “fautes d’orthographes”, vues objectivement, sont de simples variantes; on peut souvent les classer et produire une taxinomie qui prouve qu’il ne s’agit pas toujours de faits individuels de “performance” » (Rey 1983b : 558). La néologie est donc une affaire d’orthonymie, tandis que le néologisme présente deux facettes du point de vue de son enveloppe formelle. Le signifiant doit répondre à des critères liés à la norme sociale et à des critères liés à la norme scripturaire.

7. La conquête d’une identité

La naissance des mots nouveaux s’identifie au principe de la néologie. C’est lors de l’enregistrement dans le registre civil qu’est un dictionnaire que sont livrées les clés de l’origine du mot : datation, provenance, mode de formation, etc. Lorsque le mot disparaît de l’usage, il meurt et il quitte les nomenclatures des dictionnaires. On peut connaître sa durée de vie en calculant l’écart entre le moment de la consignation et le moment du retrait. Mais cet âge est trompeur, car il est dépendant du séjour dans les dictionnaires. L’inscription qui apparaît sur l’épitaphe dictionnairique est parfois variable, car les dictionnaires n’accueillent pas nécessairement un mot au même moment, sans compter que cet âge peut être doublé d’un âge lexicologique.

Tableau 8 : Les types de datations
Datations lexicographiques Datations lexicologiques Dates d’entrée dans le dictionnaire
Mots DCLF NPR GRLF Eureka PLI NPR DH
alicament S/O 1996 1996 oct. 1996 2000 v. 2000 v. 2001
bistronomie S/O S/O S/O sept. 2005 Ø Ø Ø
blogosphère S/O S/O S/O sept. 2004 Ø Ø 2007
chansonneur S/O S/O S/O sept.1996 Ø Ø Ø
néoménager S/O S/O S/O mars 2005 Ø Ø Ø

La suppression des mots des nomenclatures ne se produit pas non plus au même moment dans tous les dictionnaires. Une étude menée en 2003 donne des chiffres précis pour ce qui est des retraits de mots d’une édition à l’autre d’un dictionnaire (cf. Boulanger, Francœur et Cormier 2003). Un échantillon de 1943 entrées de l’édition 1977 du PR a été comparé à l’édition 1993. Dans cette refonte, 118 mots n’ont plus le statut d’entrées dans le dictionnaire. De ce nombre, 48 ont été relégués dans la rubrique des entrées cachées et 70 ont été totalement supprimés de la nomenclature, comme armeline, calbombe, empoisser, galantin et superforteresse.

Voilà donc posé l’épineux problème du rapport entre la néologie lexicologique et la néologie lexicographique. Tout repose sur la question du temps ou sur une « chronie ». En lexicologie, le néologisme est en relation avec la formation des mots vue en synchronie. En lexicographie, il n’y a pas de néologisme, ce statut étant incompatible avec la vocation du dictionnaire. Les ajouts sont appelés mots nouveaux, une appellation réservée à l’insertion dans la nomenclature et qui n’a rien à voir avec la création du mot. Ainsi, quand le NPR et le PLI consignent les mots nouveaux antipasti, expresso et pesto, il y a déjà longtemps qu’ils existent et qu’ils sont entrés dans l’histoire de la langue (voir le tableau 9). Souvent, ce moment est fort éloigné du jour de la création, de sorte que l’étiquette de néologisme ne convient plus et que celle de mot nouveau doit être qualifiée de lexicographique (cf. Boulanger et Malkowska 2008).

Tableau 9 : De la lexicologie à la lexicographie
Mots Datations NPR PLI
antipasti 1980 1997 Ø
expresso 1968 2000 1997
pesto 1990 2003 2005

8. Le corpus d’exclusion

Les qualificatifs nouveau et néologique appliqués à un mot ne sont fonctionnels que dans la mesure où on peut comparer du neuf avec du vieux. Ce moyen de comparaison, c’est la masse de tous les autres mots disponibles, autrement dit un gigantesque dictionnaire recensant tous les mots forgés par la langue. Un tel ouvrage n’existe pas et un corpus d’exclusion ne saurait être que partiel. La captation dictionnairique crée un paradoxe. On mesure le degré de nouveauté d’une forme tirée du discours à l’aide d’instruments lexicographiques qui sont obligatoirement en décalage par rapport à l’actualité du discours. Et certains retards ne se rattrapent pas. Par exemple, le mot bagel se prononce [baɡœl] ou, selon le NPR, [beɡœl] ou [baɡɛl]. La première prononciation est observée au Québec et elle est francisante, la seconde provient de l’anglais —elle est usuelle au Québec et en France— et la troisième est gallo-française. Sur la base de la graphie bagel, la prononciation attendue et francisée est [baʒɛl], mais elle ne semble pas en usage. La graphie baguel, proposée par l’OQLF, n’a pas éradiqué les deux prononciations non orthoépiques. De fait, elle crée plus de problèmes qu’elle n’apporte de solution. On a fait ici un mauvais choix en privilégiant une graphie qui conserve des traces de l’emprunt. D’ailleurs, la séquence graphique -guel constituant une syllabe n’entre dans aucun paradigme orthographique en français. À l’intérieur des mots, on la rencontre dans quelques rares cas (dringuelle et vaguelette dans le NPR, dragueline dans le GDT), mais elle se partage en deux syllabes puisque le l final appartient à la syllabe suivant celle qui contient -gue-. Le français ne comporte aucun mot terminé par la syllabe -guel, sauf la proposition faite par l’OQLF et trois mots provenant d’emprunts (kouguel, loguel, dranguel, mots trouvés dans le Grand dictionnaire terminologique [GDT]). À l’initiale, la séquence est présente dans deux autres emprunts adaptés (guelfe, guelte). La prononciation [-ɡœl] s’est imposée, malgré la graphie. Ce genre de dérogation est coutumier en français (voir dégingandé qui se prononce souvent [deɡɛ̃ɡɑ̃de] au lieu de [deʒɛ̃ɡɑ̃de]). Dans le cas de bagel, c’est sur la syllabe initiale qu’il aurait fallu insister pour qu’elle se prononce [ba-] et non [be-].

Il y a plus de trente ans que l’identification des néologismes repose sur la confection de ce que l’on a appelé le corpus d’exclusion, c’est-à-dire le rassemblement d’une série de dictionnaires dans lesquels le néologisme ne doit pas apparaître pour hériter de l’étiquette de mot nouveau. Cette méthode d’évaluation de la qualité du mot est décrite dans Boulanger 1979. Le choix des recueils formant ce corpus repose sur les critères suivants (cf. Boulanger 1979 : 43) :

Construit dans le but de recenser les mots nouveaux de nature terminologique dans le cadre des travaux du premier Réseau francophone de néologie scientifique et technique (1975), cette méthode permettait de rassembler des termes nouveaux dans différents domaines, de les consigner dans des publications prenant la forme de petits dictionnaires de néologismes qui étaient assez largement diffusés dans différents milieux professionnels. La méthode était inspirée du travail de cueillette des néologismes qui se faisait au Conseil international de la langue française à Paris dans le but de recenser les vocables récents, puis de les réunir dans un ouvrage appelé La clé des mots. Les mots étaient étudiés isolément, c’est-à-dire repérés dans des textes spécialisés récents. Ces mots étaient destinés à s’insérer dans des terminologies incomplètes, remises à jour ou francisées. La méthode s’avérait moins performante pour traiter des ensembles de termes provenant des domaines assez largement nouveaux. Dans ces cas, l’étiquette néologie s’appliquait davantage à l’ensemble plutôt qu’aux unités constituantes et le filtre ne jouait plus. Les travaux d’identification du statut de néologisme se faisaient strictement sur la base de quelques dictionnaires récents; on ne tenait pas compte de dictionnaires plus spécialisés ou plus anciens. Par exemple, la présence de dictionnaires du xixe siècle dans un corpus d’exclusion donnerait une image plus juste du mot chansonneur dont on avait oublié l’existence. De même, le statut déclaré ne tenait pas compte des possibles datations textuelles antérieures à celles qui servaient de point de départ pour le dépouillement documentaire. Le néologisme revêtait un manteau lexicographique, redevable qu’il était d’une série de dates qui étaient non pas celles des textes documentaires, mais celles des années de publication des dictionnaires formant le lot comparatif, en contravention donc avec la source naturelle de comparaison, soit les textes et, en filigrane, la lexicologie.

L’éclatement de la barrière des dictionnaires papier dans les années 1990, tant pour la recherche que pour la diffusion, a rendu fragile le recours au corpus d’exclusion. Les bases de données et le réseau Internet ont mis à portée de main un inventaire volumineux de dictionnaires, d’outils de consignation et de textes qui favorisent une évaluation plus sûre du statut d’un mot. Un bref exercice de vérification à partir de la nomenclature du cahier numéro 18 de la série Néologie en marche [NEM] paru en 1980 et consacré aux néologismes[4] recueillis dans quelques numéros de L’Express à la fin de l’année 1977 (voir Blois 1980) permet de moduler les dates d’apparition de certains de ces mots maintenant présents dans les dictionnaires (voir le tableau 10).

Tableau 10 : Quelques exemples de rétrodatation
Les néologismes de L’Express (1977)
Mots Dictionnaires
NEM NPR GRLF DCLF TLF FQS
agro-alimentaire 1977 1971 vers 1960 vers 1960 1981 1971
antitabac 1977 vers 1960 vers 1960 vers 1960 1976 vers 1960
caritatif 1977 début xive début xive début xive début xive début xive
doudoune 1977 vers 1969 vers 1975 vers 1975 Ø 1969
micro-ordinateur 1977 1971 1971 1971 1978 vers 1970
presse-agrumes 1977 vers 1969 vers 1969 vers 1969 1977 1963
superstar 1977 1966 vers 1970 vers 1970 1966 1966

L’établissement d’un corpus d’exclusion pour déterminer le statut néologique ou lexicalisé d’un mot pose certains problèmes liés aussi à la valeur des dictionnaires qui le constitue, à son caractère multiforme et hétéroclite, à son état d’inventaire partiel ainsi qu’au rapport entre langue et discours. Au sens propre, l’expression corpus d’exclusion signifie que quelque chose —ici un mot— n’est plus compris dans une autre chose­—ici des dictionnaires— et que l’on a expulsé ou retiré cette chose du dictionnaire. L’expression semble inadéquate puisque le néologisme ne peut pas avoir été exclu des dictionnaires dans lesquels il n’a jamais pris place. Au contraire, c’est l’idée de la non-inclusion qui devrait être mise de l’avant. Ce qui ne résout pas nécessairement le problème puisque les mots non inclus dans les dictionnaires ne sont pas nécessairement des néologismes. D’autres questions se posent quant au nombre de dictionnaires nécessaires pour construire un corpus d’exclusion suffisamment étoffé pour permettre un meilleur jugement sur la qualité néologique des unités. De même, la palette de couleurs des dictionnaires formant ce corpus (dictionnaires généraux, dictionnaires spécialisés) doit être évaluée et centrée sur les dictionnaires spécialisés. Il faut aussi étudier la pertinence de la présence des répertoires généraux dans ce réseau et faire le point sur les différents supports accessibles (cédéroms, papier, électronique, internet, dictionnaires en ligne).

Un aspect est passé sous silence, à savoir la situation discursive, qui est relative à l’oral et à l’écrit. La mesure de la néologicité repose sur des critères essentiellement axés sur l’écrit. Le mot porte le qualificatif de néologisme, label qui renvoie à une attestation écrite localisée. L’écrit est généralement valorisé, car il donne prise sur le mot. C’est lui qui fonde le jugement et assure de l’existence du mot, puisque il y a trace, empreinte, inscription sur un support. La dimension orale est insaisissable, d’où le privilège de l’écrit. Le corpus d’exclusion est donc en porte-à-faux par rapport à la circulation des termes. Ces constats renforcent l’idée de la faiblesse du corpus d’exclusion et la faiblesse ou de la fragilité du concept de “néologie” et celui de “néologisme”.

En vérité, pour mesurer le caractère néologique d’une unité lexicale, il faudrait rechercher sa présence ou constater son absence dans un immense corpus textuel formant les discours réels. La comparaison devrait se faire avec des congénères discursifs (= lexicologie) et non avec le lexique artificiellement clos généré par les nomenclatures des dictionnaires (= lexicographie), et cela même si on admet que les nomenclatures des dictionnaires terminologiques sont plus exhaustives. Cette quête irréalisable il y a quelques années est devenue possible. La stratégie du corpus d’exclusion devrait être repensée, réévaluée et reconfigurée sur des bases textuelles et lexicographiques plus volumineuses et qui remontent aussi dans le temps.

9. Le dieu Cronos

La néologie est un concept évanescent dont les contours sont difficiles à chantourner. Le terme néologie est associé à la naissance d’un mot ou d’un sens qu’on appelle néologisme, étiquette qui accompagne l’innovation pendant une durée limitée et variable selon les termes. Le facteur temps est une donnée fondamentale en néologie, comme l’indique l’élément néo-. Enchâssé dans le mot néologie lui-même, l’idée de temps s’ouvre sur deux perspectives. D’abord, à l’instant de sa naissance, le mot nouveau s’inscrit sur l’axe chronologique d’une langue et il se joint automatiquement au lexique. Ce point d’intersection correspond à une date précise, à peu près immuable. Puis, le temps refait surface quand se pose la question sur le caractère de néologicité du mot. Ce statut n’est pas éternel et il s’estompe à un moment ou à un autre. Après sa naissance, un mot devient candidat à la mise en dictionnaire. Sa diffusion et sa réception sociales plus ou moins rapides influenceront son statut du point de vue lexicographique, l’intégration dans les nomenclatures ayant pour effet de confirmer sa valeur, son utilité et sa place dans l’usage, et non son caractère néologique. La captation dictionnairique a aussi comme conséquence d’atténuer, sinon d’éliminer, le sentiment de nouveauté du mot, de ne plus l’identifier comme étant un néologisme. Quand le dictionnaire n’est pas l’arbitre en cette matière, le sentiment néologique devient une affaire individuelle et il varie avec chaque mot, de sorte que le temps est ici une donnée souple, mobile, insaisissable et irréductible à une indication chiffrée précise. On ne peut pas dire que le statut de néologisme correspond à une durée limitée, immuable et fixée à tant de jours, de mois ou d’années et, qui plus est, universelle et qu’une fois ce seuil atteint, le mot est versé dans le réservoir des unités lexicalisées. Et dans cette quête du point de rupture entre deux états lexicaux, il faut sans doute tenir compte d’autres raisons qui ne sont pas de nature linguistique, mais qui jouent un rôle dans l’évaluation et dans la perception du statut du mot; ces raisons ont notamment des origines sociales ou psychologiques.

Indéniablement, le néologisme est lié au temps, un temps qui est interprétable suivant une approche ondulatoire inspirée des théories de la physique plutôt que de relever de la stricte perception linéaire. De fait, le néomot est confronté simultanément à trois perspectives temporelles, l’une relative à une position fixe sur la courbe du temps, l’autre relative à la course du temps, la dernière étant relative aux replis de temps, c’est-à-dire à une mosaïque de dates qui s’entrecroisent, principalement dans le temple dictionnairique. La création d’un signe nouveau relève de la volonté et l’acte est capté en un point déterminé correspondant à la première onde. La période d’installation dans l’usage qui dure plus ou moins longtemps et qui implique une dimension diachronique et un rapport avec le dictionnaire réfère à la deuxième onde. L’opération de captation lexicographique caractérise la troisième onde. Les ondulations sont aussi tributaires de l’action envisagée par rapport au mot traité. Ces actions sont de deux ordres : statuer sur la qualité existentielle du mot, c’est-à-dire sur sa qualité lexicologique; intégrer le mot à la nomenclature d’un dictionnaire, c’est-à-dire en faire un mot lexicographique. Cela revient à dire qu’un mot peut appartenir à la fois au lexique lexicologique et au lexique lexicographique (gastronome, gastronomie), qu’il est possible d’être membre du premier groupe sans l’être du second (bistronome, bistronomie), mais qu’il est impossible de figurer dans le second sans en passer d’abord par le premier. Dans chaque circonstance, il est fait appel au temps selon des modalités qui varient légèrement. Or, l’évocation du facteur temps convoque des données calendaires et dataires de différente nature et qui se superposent selon leurs fonctions.

9.1. La toile de Pénélope des datations

Une première donnée dataire se greffe à la lexicologie. Le repérage de la plus ancienne attestation du mot dans une source documentaire circonscrit le moment probable de la création, à tout le moins de la plus ancienne attestation écrite. Le néologisme prend place sur « un segment chronologique indépendant » (Wijnands 1985 : 17). Selon le NPR, les mots gastronome et gastronomie sont respectivement nés en 1803 et en 1800, tandis que les mots bistronome et bistronomie sont respectivement attestés en février 2006 et en mars 2005 dans la base Eureka. L’écrit sert de référence, mais la plupart des néologismes ont sans doute surgi d’abord dans la parole. Ce point de repère serait situé à l’intersection de l’être et du non-être. L’ancrage du mot nouveau est statutairement fixé à cet instant qui marque son apparition dans le lexique. La découverte d’attestations antérieures ne fait que déplacer le point d’ancrage vers l’amont. Cette chasse aux datations tisse une véritable toile de Pénélope avec le matériau qu’est le temps. Chaque recul rappelle le geste de l’épouse d’Ulysse défaisant la toile, nuit après nuit. Cette vision de la néologie ne cause pas de problème, le repère est de l’ordre du calcul mathématique et il est rigide, non extensible. Ainsi, le mot dictionnaire est daté de 1539 par le PR jusqu’à la refonte de 1993 où la date est ramenée à 1501; cette date est toujours défendue par le NPR, alors que nous avons trouvé une attestation du mot dans un manuscrit datant du milieu du xive siècle (voir Boulanger 2003a : 442-445). Lorsqu’il y a rétrodatation, c’est-à-dire un recul de la date d’apparition, peut-on s’autoriser à parler ici de rétronéologie ou d’anténéologie? Ensuite, la fréquence d’usage du mot augmente au fur et à mesure que l’emploi s’étale dans la société et s’installe dans la durée. C’est la phase de dénéologisation qui devient parfois une condition préalable à la phase suivante. Le mot se lexicalise, il passe dans l’usage courant et il n’est plus perçu comme néologisme lexicologique. Il devient candidat à la mise en dictionnaire, cette étape ayant été précédée d’une opération d’évaluation du statut lexicographique car, s’il n’est plus considéré comme néologisme lexicologique, il peut être déclaré nouveau mot lexicographique. Le premier critère de reconnaissance d’un néologisme, c’est son accès aux dictionnaires, car « à partir du moment où il a été relevé une fois dans un recueil quelconque, le néologisme a déjà acquis une autorité lexicale » (Guilbert 1976 : 130). Paradoxalement, la reconnaissance du néologisme est l’opération qui le prive de cette qualité. Dans le document accompagnant le lancement du PLI 2008, une section s’intitule Les mots nouveaux. Elle recense vingt-sept mots ajoutés dans cette édition du dictionnaire. Les mots astroparticule et yakitori font partie des élus (voir le tableau 11). Les sources documentaires laissent cependant voir un parcours lexicologique assez long pour les deux unités. Elles sont respectivement datées de novembre 1999 (source : Eureka) et de 1970 (source : NPR). Les deux nouveautés laroussiennes ont des statuts différents dans le NPR 2008 et dans le DH 2007 : le premier n’y figure pas (néologisme lexicologique en attente de saisie lexicographique), le second est apparu dans le NPR en 1993 et il est présent dans le DH 2007.

Tableau 11 : Le statut néologique
Mots Dictionnaires
PLI 2008 NPR 2008 DH 2007
astroparticule Ajout Absent Absent
yakitori Ajout 1993 Présent

Il est donc difficile d’attribuer une étiquette permanente ou stable aux mots nouveaux, du moins, sous l’angle lexicographique. Le caractère de nouveauté est fractionné ici de plusieurs points de vue : la date d’entrée varie d’un dictionnaire à l’autre : yakitori rejoint le PLI dans le millésime 2008, quinze ans après son entrée dans le NPR (1993); cela signifie que si le mot est nouveau pour le PLI, cette nouveauté doit être interprétée dans l’orbite lexicographique seulement, puisque le mot est déjà répertorié dans le NPR. Il n’est certainement plus nouveau pour ce dictionnaire. De même, un mot comme blogosphère qui accède au DH 2007 et qui demeure ignoré du PLI et du NPR, crée une autre niche, car il n’a pas la sanction généralisée du dictionnaire. Présent dans le lexique lexicologique, il n’est reconnu par le lexique lexicographique que dans un seul des trois ouvrages. Enfin, un mot comme bistronomie, absent de tous les dictionnaires (en date du 7 mai 2008) éveillera la méfiance en raison de son statut restreint à la lexicologie.

La multiplication des dates et les comportements des dictionnaires brouillent l’établissement d’un profil unique pour chaque mot. Le seul point commun est la date d’apparition des mots en discours. C’est là et nulle part ailleurs que se situe l’idée de néologie, et certainement pas dans le dictionnaire. Le lexicographe se réserve un temps de réflexion avant d’ajouter un mot à la nomenclature, ce qui contribue à créer un décalage entre le dictionnaire et la masse des mots nouveaux qui circulent. Cette distance vise à s’assurer de la viabilité des néologismes; en même temps, elle annihile toute prétention à évoquer l’idée de néologie à propos des nouvelles entrées. La charge néologique appartient sans conteste et exclusivement à la lexicologie, non pas à la lexicographie.

On conclura que ce qui caractérise vraiment la néologie au regard de la formation des mots est en relation avec le temps. De fait, la néologie ne serait que le stade initial ou l’instant un de la vie des mots, qu’une étiquette qui sert à ranger des unités lexicales sur une échelle géologique, à savoir établir leur position dans un continuum temporel. Ainsi, la carrière d’un mot se décline par paliers successifs qui font référence à son statut par rapport à l’usage, calculé en âge, la progression étant généralement mesurée à l’aune du dictionnaire, seul lieu concret permettant d’avoir une emprise sur le lexique. « Les dictionnaires sont notre seule idée du lexique » (Rey-Debove 1973 : 106), rappelions-nous au début de ce texte. C’est à travers eux que le lexique est rendu visible et comptable. Autrement, il est indomptable, inquantifiable et fuyant. De la naissance à la mort éventuelle du mot, la succession des états est la suivante (voir le tableau 12) :

Tableau 12 : Les stades de la vie d’un mot
Axe de l’histoire
Stade 1 : Stade 2 : Stade 3 : Stade 4 : Stade 5 : Histoire :
Néologie Lexicalisation Maturité Vieillesse/Ancient Vieux/Ancient Dimension diachronique
Discours Dictionnarisation Vieillissement Emploi passif Emploi passif Dédictionnarisation
Dates Dates Dates Dates Dates Dates
Statut : néologisme Statut : lexicalisé Statut : lexi- Statut : lexicalisé Statut : lexicalisé Statut : lexicalisé
Usage +/ - Usage + > Usage > /< Usage + < Usage ++ < Usage Ø
baladeur 1985 1986 [= PLI 1987] oui non non non
courriel 1989 2002 non non non non
descenseur 2008 Ø non non non S/O
franc 1360 1967 oui oui oui non
probiotique 1967 2002/2003 non non non non
proche-aidant 2000 Ø non non non S/O
transistor 1952 1967 oui oui oui non

Le tracé de la vie d’un mot conduit à se demander si, sur le plan purement théorique, le néologisme relève de la quiddité, s’il existe in se ou si cette valeur n’est qu’une qualité temporaire et extrinsèque associée ou attribuée au mot, qualité correspondant à une coordonnée de nature temporelle qui réfère aux premiers moments de l’existence dudit mot. Cette valeur s’estompe à mesure que le sentiment de nouveauté ou d’étrangeté s’amuït chez les locuteurs. Elle est remplacée par d’autres qualités qui statuent elles aussi sur la chronologie de la vie du mot; la chronologie n’est donc qu’un repère commode, un élément étranger au fonctionnement du mot (voir Rey 1976). Sous cet angle, la néologie est un non-lieu lexical; elle serait plutôt un lieu du temps, un point sur l’échelle des successions qui permet de situer l’arrivée d’un mot sur cet axe évolutif. De fait, un mot peut perdre son caractère de néologisme et d’actualité, mais il ne perd pas son statut d’unité lexicale. Il peut sortir des dictionnaires, mais il sera toujours membre du lexique, celui-ci étant considéré comme « l’ensemble des mots qui existent et qui ont existé dans une tradition linguistique plus ou moins lointaine » (Guilbert 1972 : 41). Forgé par l’histoire, le lexique appartient à la diachronie; le locuteur considère les mots du point de vue synchronique, il peut donc croire, par exemple, qu’un mot absent de son dictionnaire n’existe pas. « La notion de néologisme, dans le cadre temporel abstrait, dépend uniquement de l’ensemble fonctionnel envisagé » (Rey 1976 : 13). Par conséquent, l’idée de “néologisme” se confond en partie avec celle de mobilité de la constellation lexicale d’une langue. Tous les mots furent des néologismes en leur temps, aussi bien les formes issues de l’évolution phonétique à partir du latin que les créations françaises ou les emprunts. Les mots hérités du latin n’étaient plus du latin, ils étaient déjà des mots romans, à savoir « français », qui ont peuplé le lexique d’une langue en train de s’épanouir. Selon notre idée de la néologie, un coup d’œil sur le plus ancien texte français, les Serments de Strasbourg, permet d’identifier pas moins de 25 mots attestés pour la première fois dans ce texte. L’affirmation du caractère néologique de ces unités est fondée sur la datation notée dans le NPR, soit l’année 842 (voir fadre « frère » et sagrament « serment », par exemple). Les dictionnaires datent les variantes prises par un mot au cours du temps, aussi bien les variantes disparues que celles qui sont en usage. Même si elles sont anciennes, ces variantes correspondent à des points d’intersection de l’histoire. L’indication de la date est celle d’une naissance : le mot savoir est né officiellement à l’écrit en 842, sous la forme savir. En datant les mots et leurs variantes, les dictionnaires retracent leur parcours historique et l’évolution de leur profil graphique. Ils rendent compte des orthographes nouvelles qui se sont succédées dans l’histoire, ces changements étant du ressort de la néologie, au même titre que les variantes graphiques encore vivantes. Voici quelques exemples tirés du NPR, du GRLF, du DCLF et du DHLF (voir le tableau 13). L’unanimité n’est faite que pour pomme, les écarts de dates par rapport aux graphies pour les deux autres mots résident sans doute dans la variété des sources consultées. Les divergences sensibles entre les datations dans une même famille de dictionnaires laissent cependant songeur. Il faudrait sans doute regarder du côté des sources consultées, notamment les autres dictionnaires et les manuscrits, car ils présentent souvent des variantes. Quoi qu’il en soit, chacune des variantes ci-dessous est datée, ce qui atteste de son existence dans un document écrit à un moment précis de l’histoire. La date correspond à une source documentaire qui renseigne aussi sur le type de texte, sur l’auteur, sur le lieu de rédaction, etc. Les plus anciens textes sont donc de précieux témoins de la naissance des mots. Parmi les documents appartenant à la période médiévale et qui sont parvenus jusqu’à nous, on peut mentionner quelques textes fondateurs du français : les Serments de Strasbourg (842), la Passion du Christ (vers 980), la Chanson de Roland (1080) et le Roman de Brut (1155). Beaucoup de mots du vocabulaire fondamental, notamment les mots-outils, ont été recueillis dans ces anciens textes français.

Tableau 13 : Quelques variantes anciennes
Datations de graphies anciennes
ange NPR angele 980, angle 1080, angre xiie s., ange xiie s.
GRLF angele xie s., angle, angre (non datés), ange 1641
DCLF angele 980, angle, angre (non datés), ange xiiie s.
DHLF angele vers 980, angel, angle, angre xiie-xive s., ange xiiie s.
pomme NPR pume 1080, pome vers 1155, pomme (non daté)
GRLF pume 1080, pome vers 1155, pomme 1273
DCLF pume 1080, pome vers 1155, pomme 1273
DHLF pume 1080, pome vers 1155, pomme 1273
seigneur NPR sendra 842, senior vers 1000, seignur 1080, seinur et seignor fin xie s.; seigneur (non daté)
GRLF senior vers 980, seignur 1080, seigneur vers 1205
DCLF sendra 842, senier vers 980, senior, seiner vers 1050, seigneur, seignur, seignor 1080
DHLF senior vers 980, seinor fin xe s., seignur, seignor 1080, seigneur xiie s.

L’état ou le statut de néologie extrinsèque s’évanouit avec la lexicalisation qui survient plus ou moins rapidement. Par exemple, les mots baladeur et courriel furent des succès instantanés; les usagers de la langue ont vite eu l’impression qu’ils étaient intégrés dans l’usage depuis longtemps. Ces officialismes ne furent pas vraiment vus comme des néologismes —pourtant, ils le furent— et ils n’eurent pas à se soumettre à une longue période de probation, les locuteurs les ayant rapidement adoubés.

Alain Rey (voir Rey 1976) avait bien raison de parler de la néologie et du néologisme comme étant des concepts sur lesquels il fallait s’interroger. Par ailleurs, le label néologisme qui sert de marqueur évaluatif du caractère de nouveauté d’un mot n’est souvent apposé qu’en fonction du moment de l’enregistrement de ce mot à la nomenclature d’un dictionnaire. L’évaluation de la reconnaissance sociale de l’existence du mot est de nature lexicographique et les formes mot nouveau et néologisme s’interprètent également à la lumière de la présence ou de l’absence de l’unité lexicale dans les dictionnaires —plus précisément dans certains dictionnaires —, le contrôle se réalisant au moyen du fameux corpus d’exclusion.

10. Les enfants de Cronos et la parallaxe

Après sa naissance, un mot devient candidat à la mise en dictionnaire. Sa diffusion et sa réception sociales plus ou moins rapides influenceront son statut du point de vue lexicographique, l’intégration dans les nomenclatures ayant pour effet de confirmer sa valeur, son utilité et sa place dans l’usage. La captation dictionnairique a aussi comme conséquence d’atténuer, sinon d’éliminer, le sentiment de nouveauté à l’égard du mot, de ne plus l’identifier comme étant un néologisme. Quand le dictionnaire n’est pas l’arbitre en cette matière, le sentiment néologique devient une affaire individuelle et il varie avec chaque mot, de sorte que le temps est ici une donnée souple, mobile, insaisissable et irréductible à une indication chiffrée précise qui deviendrait un critère d’évaluation. On ne peut pas dire que le statut de néologisme correspond à une durée limitée, immuable et fixée à tant de jours, de mois ou d’années et qu’une fois ce seuil atteint, le mot est versé dans une autre catégorie d’unités lexicalisées. Et dans cette quête du point de rupture entre deux écologies lexicales, il faut sans doute tenir compte d’autres raisons qui ne sont pas de nature linguistique, mais qui jouent un rôle dans l’évaluation et dans la perception du statut du mot; ces raisons ont notamment des origines sociales ou psychologiques. La caractéristique d’être nouveau est éphémère ou elle embrasse une durée plus ou moins longue. L’usage fait en sorte que la propriété de nouveauté disparaît avec le passage du temps, plus rapidement dans certains cas, plus lentement dans d’autres (voir Cabré 2004 : 33).

Les remarques critiques énoncées dans cet essai peuvent être perçues comme une remise en cause de la néologie et du néologisme pour en nier l’existence et éradiquer le corpus d’exclusion. L’intention première consistait à isoler quelques aspects de la néologie négligés, oubliés ou ignorés jusqu’à maintenant et à les mettre en perspective par rapport aux acquis afin d’obtenir une lecture plus achevée de la néologie. Plus de trente ans après les premiers essais de qualification des unités lexicales en deux catégories, soit les néologismes et les lexicalismes, une synthèse et, surtout, un regard renouvelé paraissaient nécessaires pour mesurer l’état actuel de la recherche en néologie, pour valider la poursuite de ces travaux en s’inspirant de critères éprouvés, pour évaluer l’universalisation ou la « romanisation » de la méthode et pour étudier quelques aspects de la vie des mots en établissant une passerelle joignant plus étroitement la diachronie et la synchronie. En réunissant les phénomènes de la création et de l’héritage, en examinant les aspects liés au temps, notamment les données calendaires, et en plaçant la néologie face au lexique dont l’expansion est constante —la lexicologie— et face à un extrait clôturant ce même lexique —la lexicographie—, en faisant un détour du côté de la norme, sans oublier le locuteur, principal intéressé dont le cerveau doit dompter le roulement des mots dans son dictionnaire intérieur, nous dressons un portrait mieux ciselé de la néologie.

Les interrogations ont porté sur les idées de “concept” ou de “pseudo-concept” (Alain Rey), sur le sentiment néologique, phénomène exploré par Louis Guilbert et une équipe de chercheurs en 1974 (voir Guilbert 1974), sur la notion de durée, question soulevée par Pierre Gilbert lors d’un colloque en 1977 (voir Gilbert 1979), sur le corpus d’exclusion, devenu le critère fondant la dichotomie entre le néologisme et le lexicalisme (voir Boulanger 1979). Mais l’aspect principal de l’étude a consisté à démontrer que l’idée de “néologisme” se décline différemment selon que la perspective adoptée est celle du mot lexicologique ou celle du mot lexicographique et que la multiplication des dictionnaires ne permet pas de dresser un portrait sans faille de ce qu’est un néologisme. La multiplication des graphies pour un mot est une constante de l’histoire. L’arrimage de ce phénomène à la néologie constitue une première et elle construit des ponts entre la philologie et la lexicologie. Le parcours met bien en évidence que le signifiant graphique nouveau est redevable d’une double lecture : l’une axée sur le signifiant en tant que représentant d’un concept nouveau —le néologisme-signe—, et relevant de la norme linguistique, l’autre centrée sur le signifiant en tant qu’assemblage de graphèmes —le néologisme graphémique—, susceptible d’évolution, de changement relevant de la norme grammaticale.

Les angles d’approche privilégiés dans ce texte ont mis en évidence l’obligation d’ouvrir le débat à propos de l’idée de “néologie” afin de déterminer si elle renvoie à un concept quidditif ou qualitatif et de savoir quels sont ses liens avec le temps.

Nous avons surtout démontré, à travers l’approche lexicographique, que la néologie n’est pas linéaire. Le phénomène se pose en acteur essentiel dans tout le processus évolutif et le néologisme est cadencé, à savoir rythmé, par un orchestre dictionnairique à qui on a délégué le pouvoir de statuer sur sa qualité de signe. Finalement, il appert que la néologie (ou le néologisme) ne devient visible et palpable que dans l’orbite du dictionnaire. En fait, l’identification du mot nouveau ne se réalise que par référence à un ensemble de dictionnaires, c’est-à-dire par rapport à un ensemble lexical résultant de la fusion de nomenclatures n’offrant malgré tout qu’une partie du lexique total, car l’évocation du terme nomenclature signifie qu’il y a eu une clôture artificielle du lexique, entreprise qui donne une dimension nouvelle à la durée. Le néologisme existe dans le lexique, mais le transit vers la nomenclature d’un dictionnaire lui fait perdre son caractère de néomot tout en l’insérant dans l’échelle géologique des datations. Il est passé du stade lexicologique et d’une position fixe sur l’axe du temps au stade lexicographique et à une position plus ou moins mouvante, en raison des méthodes de datation qui ne sont pas uniformes d’un dictionnaire à l’autre. C’est sous cet angle parallactique qu’on peut interpréter l’affirmation de Josette Rey-Debove (1973 : 106) selon laquelle les « dictionnaires sont notre seule idée du lexique ». L’idée prend toute sa vigueur quand elle est mise en rapport avec la diachronie. La jonction est ainsi faite entre la pensée d’Alain Rey et celle de Josette Rey-Debove, pour qui le néologisme n’a d’existence que par rapport aux dictionnaires. Ce qui ne résout pas le paradoxe qui veut que la captation dans un dictionnaire « dénéologise » le mot. La néologie existe, le néologisme existe aussi, mais cet état n’est plus dès qu’un dictionnaire accueille le mot nouveau. Lorsqu’il est en position prédictionnairique, un mot peut laisser deviner sa qualité de néologisme; la vérification du statut (corpus d’exclusion) cherchera à préciser sa valeur de nouveauté. Sur la foi de l’opération de contrôle dans les dictionnaires, le mot revêtira l’habit néologique ou il sera confirmé comme lexicalisme. Identifié comme néologisme, il sera intégré dans un dictionnaire, perdant du même coup cette valeur. Encore un paradoxe, l’accès au dictionnaire le banalise. Et il y a bel et bien une réalité de la néologie ou plutôt des réalités qui permettent au néologisme, le résultat, d’être ancré en un point du temps, de demeurer quasi immuable et d’entreprendre l’étirement de cet instant en une trajectoire plus ou moins balisée. Les concepts de “néologie” et le “néologisme” paraissent si simples et si évidents qu’on s’interroge peu sur leur pertinence. L’incursion au cœur du temps perçu comme une coordonnée ponctuelle ou une durée linéaire aura mis en évidence que les facteurs dominants en matière de néologie sont les datations alliées à la conscience qu’ont les locuteurs du phénomène. Le nouveau-né lexical existe bel et bien. En vertu des lois de l’évolution, le néologisme prend place dans le cycle du savoir où il cheminera aux côtés des signifiants aguerris, le cas échéant. Il paraît difficile de définir le néologisme autrement qu’en faisant référence à l’instant de sa naissance. Toute autre référence au temps qui serait de nature linéaire se heurte à l’impossible consensus quand vient le moment de définir cette durée en termes de jours, de mois ou d’années, le chiffre déterminé devant s’appliquer à tous les néologismes. L’évaluation repose sur des conditions très variées, dont plusieurs sont de nature idiosyncrasique et d’origine extralinguistique. Ces perturbations individuelles bloquent tout consensus et elles sont incompatibles avec la nécessité d’aligner des critères objectifs, universels et fréquentatifs qui permettent d’analyser chaque mot à partir de paramètres communs et stables. Tout jugement de valeur individuel provoque autant de réactions et il trouble l’analyse; il restreint la néologie à l’idée que les mots nouveaux sont des intrus dans le lexique et qu’il faut bien s’accommoder de leur existence. La néologie est l’une des forces créatrices de la langue et elle est l’assurance que celle-ci a un avenir. Le français ne survivra qu’en autant qu’il usera de la dynamique de ses mécanismes de création et qu’il générera tous les néologismes nécessaires à l’expression de tous ses besoins pour dire et expliquer le monde.

Ce petit essai sur la néologosphère a été mené sous un angle parallactique, une approche couplée à l’idée d’identifier le degré zéro de la néologie. Les nouveaux territoires de la néologie soumis à des fouilles archéologiques ont mis au jour des pièces significatives qui témoignent de la place prépondérante occupée par la néologie dans l’univers lexical et de la continuité historique du phénomène. Le croisement de la diachronie et de la synchronie ou des synchronies crée une géométrie dont les coordonnées stabilisent le mot dans l’histoire. L’exploration de l’univers de la néologie a montré que cette science vit dans les replis du temps et que les néologismes sont bien les fils de Cronos.

11. Bibliographie

Annexes

Annexe 1 : La productivité du mot people dans la presse
Fragments de la famille lexicale du mot people
Dérivés Composés Mots-valises
  • antipeople
  • demi-people
  • dépeoplariser
  • dépipoliser
  • mégapeople
  • peopelette
  • peopelisation
  • peopelisé
  • peopeliser
  • peopeliser (se)
  • peopeule
  • peopeulisé
  • people
  • peoplearisation
  • peopleisation
  • peopleiser
  • peoplelisation
  • peoplemania
  • peoplemanie
  • peoplement
  • peopleologue
  • peoplephile
  • peoplerama
  • peopleries
  • peoplerisation
  • peoplette
  • peopleville
  • peopleziser
  • peoplilisé
  • peoplogie
  • peoplomat
  • peopolaire
  • peopolarisant
  • peopole
  • peopolisable
  • peopolisant
  • peopolisation
  • peopolisé
  • peopoliser
  • peopoliser (se)
  • peopolisme
  • peopologie
  • pipelette
  • pipelophage
  • pipeul
  • pipeulaire
  • pipeule
  • pipeulerie
  • pipeulisation
  • pipeulisé
  • pipeulisme
  • piplette
  • pipo
  • pipol
  • pipolaire
  • pipolariser (se)
  • pipolarité
  • pipole
  • pipôle
  • pipolerie
  • pipoleries
  • pipolesque
  • pipolette
  • pipolisable
  • pipolisant
  • pipolisation
  • pipolisé
  • pipoliser
  • pipoliser (se)
  • pipolisme
  • pipolistique
  • pilolite
  • pipologiquement
  • pipologue
  • pipos
  • repeopeliser
  • superpeople
  • ultrapeople
  • ultrapipolisé
  • auto-pipolisé
  • chasse-people
  • ciné-pipeulerie
  • économico-people
  • info-people
  • mini-pipole
  • pipeule-paparazzi
  • pipeulo-cathodique
  • pipolitique-fiction
  • pipolo-diplomatique
  • pipolo-intello
  • pipolo-médiatique
  • politico-pipolomédiatique
  • peoplelution
  • peopolitik
  • peopolitique
  • peopollywood
  • peopoloscope
  • pipeulitude
  • pipolice
  • pipolitique
  • pipolitude
Annexe 2 : Les modèles dérivatifs de people
Regroupement de quelques graphies et dérivés
people peoplelisation dépeoplariser
peopelisation peopelisé peopeliser peopelette
peopeule peopeulisé
peopole peopolisable peopolisant peopolisation peopolisé peopoliser
peopoliser (se)
peopolitique
peopolisme
peopologie
pipeul
pipeule
pipeulisation pipeulisé pipeulisme
pipeulitude
pipol
pipole
pipolisable pipolisant pipolisation pipolisé dépipoliser
pipoliser
pipoliser (se)
pipolitique
pipolitude
pipologue

Notes

[1] Ce sigle signifie « Français québécois et usage standard », nom d’un projet de recherche mené à l’Université de Sherbrooke (Québec) et dont l’objet principal consiste à rédiger un dictionnaire québécois de la langue française.

[2] Le mot néologicité existe depuis 1976, au moins. Il semble que la première attestation du terme soit due à Alain Rey. Il figure dans une note de l’article qu’il consacre à l’étude des concepts de « néologie » et de « néologisme ». La note dit : « Le néologue hardi emploierait ici néologicité » (cf. Rey 1976 : 10). [3] Deux autres graphies ont été repérées dans les dictionnaires. [4] Il est opportun de signaler que le filtre lexicographique était restreint à trois dictionnaires : le Petit Larousse illustré 1977 (1978), le Lexis (1975) et le Petit Robert (1978).

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2010). « Sur l’existence des concepts de “néologie” et de “néologisme”. Propos sur un paradoxe lexical et historique », dans Maria Teresa Cabré, Actes del I Congrès Internacional de Neologia de les Llengües Româniques, Barcelone, Institut Universitari de Lingüistica Aplicada, p. 31-73. [article]