Le discours de présentation du dictionnaire : reflet d’une évolution à travers les âges

Aline Francœur (Université du Québec à Hull)
Monique C. Cormier (Université de Montréal)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
André Clas (Université de Montréal)

« Nous manquons d’études d’ensemble sur le genre Préfaces de dictionnaires, comme sur les textes qui les complètent ou en tiennent lieu : “Avis aux lecteurs”, “Avant-propos”, “Eclaircissement”, “Avertissement”, “Discours préliminaire”, “Prospectus”, etc. Destinés à expliquer ou à justifier le projet particulier que représente chaque dictionnaire, à préparer sa réception et son utilisation, ils abordent, à l’occasion ou en marge de la présentation du contenu, de nombreuses questions de linguistique, d’histoire de la langue, de théorie et d’histoire de la lexicographie, quand ce n’est la critique d’ouvrages ou d’auteurs rivaux. » (QUEMADA, 1997 : VIII)

En 1997, Bernard QUEMADA soulignait que « le genre Préfaces de dictionnaires » avait fait l’objet de peu d’études de la part des chercheurs du domaine de la lexicographie. Cela peut d’ailleurs sembler paradoxal étant donné que la majorité des dictionnaires généraux monolingues français contiennent un ou des discours préliminaires[1] dont les visées sont notamment de décrire « l’entreprise, ses objectifs linguistiques, didactiques, politiques, les destinataires visés, les positions théoriques et méthodologiques des rédacteurs envers la langue et sa description, les conditions d’exécution de l’ouvrage, etc. » (QUEMADA 1997 : IX).

À l’instar de l’article de dictionnaire, dont l’architecture et le contenu se sont transformés à travers les siècles, le discours de présentation a connu une évolution, plus discrète, certes, mais tout aussi importante. Des variations sont notables sur le plan du fond, c’est-à-dire en regard des thèmes abordés, ainsi que sur le plan de la forme. Pour illustrer le caractère évolutif de ce type de discours, nous allons examiner un ensemble de dictionnaires et passer en revue les passages qui ont trait, d’une part, à la description du public visé et, d’autre part, aux dictionnaires antérieurs et/ou concurrents. Cette contribution s’inscrit dans le prolongement de recherches du même genre menées par les auteurs (voir CORMIER, FRANCŒUR et BOULANGER, 2001).

1. Corpus d’étude et considérations préalables

L’étude porte essentiellement sur les dictionnaires monolingues généraux du français. Nous avons donc laissé de côté les dictionnaires à visée encyclopédique pour nous concentrer sur les dictionnaires de langue purs. Les textes préliminaires de seize dictionnaires parus au cours des quatre derniers siècles ont été analysés. Le XVIIe siècle est représenté par les trois premiers répertoires monolingues du français, le Dictionnaire Francois [...] de Pierre RICHELET (1680), le Dictionaire Universel [...] d’Antoine FURETIÈRE (1690) et le Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy (1694). Au XVIIIe siècle, les dictionnaristes français se sont surtout employés à produire des répertoires à forts contenus terminologiques. Comme l’explique Laurent BRAY (1990 : 1801), « [l]es grandes productions de lexicographie générale sont des reprises du siècle précédent ». Outre les deuxième, troisième, quatrième et cinquième éditions du Dictionnaire de l’Académie française, parues respectivement en 1718, 1740, 1762 et 1798, un ouvrage important parait à cette époque, le Dictionaire Critique de la Langue Française de Jean-François FÉRAUD (1787), ouvrage retenu dans le corpus. Par ailleurs, les textes de présentation de quatre répertoires du XIXe siècle ont été analysés, soit les préfaces du Dictionnaire de la langue française de Prosper POITEVIN (1855), du Dictionnaire de la langue française d’Émile LITTRÉ (1863) et du Dictionnaire classique de la langue française d’Henri BESCHERELLE Jeune (1880), ainsi que l’« Introduction » du Dictionnaire général de ta langue française d’Adolphe HATZFELD et Arsène DARMESTETER (1890). Finalement, nous avons étudié le discours de présentation de huit ouvrages du XXe siècle : le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française —communément appelé Grand Robert— (1965), le Dictionnaire du français contemporain (1966), le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française —mieux connu sous le nom de Petit Robert— (1967), le Grand Larousse de la langue française (1971-1978), le Dictionnaire du français vivant (1972), le Dictionnaire de la langue française. Lexis (1975), le Logos. Grand dictionnaire de la langue française (1976) et enfin le Dictionnaire Hachette de la langue française (1980).

De prime abord, l’analyse des textes de présentation des ouvrages du corpus mène à certaines considérations générales. On constate premièrement que différents titres leur ont été attribués, de 1’« Avertissement » du Dictionnaire François à 1’« Avant-propos » du Dictionnaire du français contemporain, en passant par l’« Introduction » du Dictionnaire général de la langue française et la « Présentation » dans le Petit Robert. D’où la nécessité, nous semblait-il, d’adopter un terme générique, en l’occurrence l’expression discours de présentation, pour désigner ce genre discursif auquel appartiennent les textes introductifs.

Deuxièmement, il est intéressant de noter que, dans certains des répertoires à l’étude, le discours de présentation s’articule autour de plus d’un texte. Dans le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, par exemple, plusieurs écrits composent le discours de présentation : 1’« Introduction » et la « Postface » du premier volume ainsi que les « Préfaces » des quatrième, cinquième et sixième volumes. Le Grand Larousse de la langue française cumule pour sa part trois textes qui, regroupés au début du premier volume, relèvent du discours de présentation : l’un s’intitule « Préface », l’autre « Introduction à la partie “grammaire et linguistique” » et il porte spécifiquement sur cette partie du dictionnaire, et un dernier a pour titre « La partie historique des articles », dans lequel sont décrits les principes de datation adoptés par les rédacteurs. De même, le discours de présentation du Logos s’articule autour de deux textes distincts, le premier, une préface signée par l’auteur, le second, intitulé « Logos. Grand dictionnaire de la langue française », texte non signé dans lequel sont, entre autres, explicités le mode de présentation de la nomenclature, les principes adoptés pour la transcription phonétique des entrées ainsi que les différentes marques d’usage employées dans les articles. Enfin, l’amplitude accordée au discours de présentation varie considérablement d’un répertoire à l’autre, allant d’une page (voir BONNARD, 1971) à trente-neuf pages (voir Littré, 1863) dans les ouvrages retenus aux fins de l’étude. On pourrait croire que la longueur du discours de présentation varie parallèlement à la taille du dictionnaire. Or, il semble que ce ne soit pas nécessairement le cas[2]. Le Dictionnaire du français vivant, ouvrage de petit format et qui comporte un seul volume, s’ouvre sur un texte de présentation de huit pages. Le Grand Larousse de la langue française, qui compte sept volumes, est quant à lui présenté au moyen d’un ensemble de trois textes qui totalisent sept pages et demie, tandis que le Petit Robert fait l’objet d’un discours de présentation qui grimpe à dix-sept pages. De même, on pourrait s’imaginer que les textes ont tendance à s’allonger dans les dictionnaires contemporains par rapport à leurs congénères plus anciens. Ce n’est certes pas le cas, la longueur n’ayant rien à faire avec l’époque de production du dictionnaire.

2. Illustration du caractère évolutif du discours de présentation

Deux thèmes serviront à illustrer quelques-unes des transformations qu’a connues le discours de présentation au cours des trois derniers siècles. Nous traiterons dans un premier temps des passages consacrés à la description du public visé, puis nous aborderons dans un deuxième temps les opinions relatives aux dictionnaires antérieurs et/ou concurrents.

2.1. Passages consacrés à la description du public visé

Un certain nombre de textes de présentation que nous avons eu l’occasion d’étudier renferment des références explicites au public visé et tendent à proposer une description plus ou moins détaillée de ce dernier. Toutefois, il semble que, parallèlement à la diffusion accrue qu’ont connue leurs œuvres, les dictionnaristes ont accordé une importance grandissante au destinataire dans leurs écrits préfaciels. L’analyse révèle que le thème du destinataire, bien qu’abordé par les auteurs de textes de présentation de dictionnaires parus aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, n’était pas, en règle générale, le sujet fondamental de leurs propos. La place qui lui était alors accordée apparait accessoire lorsqu’on la compare à celle réservée au même thème dans les discours préliminaires de répertoires parus au XXe siècle. Les exemples qui suivent permettront d’illustrer ce phénomène.

Dans la majorité des textes de présentation des répertoires du corpus parus entre le XVIIe et le XIXe siècle, l’évocation du public visé est des plus sommaires, parfois même inexistante. À titre d’exemple, citons 1’« Avertissement » du Dictionnaire François de Pierre RICHELET, texte qui compte quatre pages et dans lequel deux courtes phrases font référence au public visé :

« J’ai fait un Dictionnaire François afin de rendre quelque service aux honnêtes gens qui aiment notre Langue. [...] En faveur des Etrangers, on a ajouté aux mots, & aux phrases des bons Ecrivains le genre de chaque nom avec la terminaison féminine des adjectifs, & l’on en a donné des exemples. »

La préface de la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise n’est guère plus étoffée sur ce point. François CHARPENTIER, qui en est l’auteur présumé, signale que l’ouvrage s’adresse aux « Estrangers qui aiment nostre Langue » ainsi qu’aux « François mesmes qui sont quelquefois en peine de la veritable signification des mots, ou qui n’en connoissent pas le bel usage, & qui seront bien aises d’y trouver des esclaircissements à leurs doutes ». Ce sont là les seules indications relatives au destinataire dans le contenu de la préface de neuf pages.

Un siècle plus tard, en 1787, Jean-François FÉRAUD publie le Dictionaire Critique de la Langue Française, ouvrage dont le premier tome est précédé d’une préface de quinze pages dans laquelle l’auteur consacre deux brèves séquences à la question du destinataire. D’abord à la page IJ, où il explique que l’ouvrage contient des remarques et observations puisées dans différents ouvrages tels que les grammaires et les journaux de littérature. Au sujet de ces remarques et observations, il précise :

« Et quand nous n’aurions fait que les réunir dans un même ouvrage, et les disposer dans l’ordre le plus comode pour en faciliter la recherche, nous croirions toujours avoir rendu un grand service, non seulement à toutes les Nations, chez qui notre Langue et notre Litératûre sont familières; non seulement aux jeunes gens et aux habitans des diférentes Provinces de France, à qui ce secours est absolument nécessaire, mais aux Français même de la Capitale, sans en excepter les Gens de lettres, souvent plus ocupés des choses et des pensées que de l’emploi et de l’arrangement des mots [...]. »

Puis, à la page XIJ, FÉRAUD ajoute :

« [...] nous prions les Gens de Lettres de faire atention que ce Dictionaire est spécialement destiné à l’instruction des étrangers, des jeunes gens, des Habitans des diférentes Provinces [...]. »

Les dictionnaristes du XIXe siècle adoptent une attitude semblable à celle de leurs devanciers, laissant de côté le thème du destinataire pour se pencher sur des préoccupations plus linguistiques dans les discours préliminaires de leurs ouvrages. Les trente-neuf pages de la préface du Dictionnaire de la langue française d’Émile LITTRÉ renferment bien quelques occurrences des mots lecteur et public, mais elles n’offrent aucune description du lecteur type ou du public pour lequel l’ouvrage a été conçu. Selon Georges MATORÉ (1983 : 417), « [o]n devine un public de médecins, de notaires, de professeurs, de gens du monde et aussi de bourgeois cultivés pour qui la possession du Littré était le signe d’un statut social et aussi sans doute un instrument de référence dans des conversations [...] où tel ou tel point de grammaire ou de vocabulaire était discuté ». Mais ce ne sont là que des présomptions, LITTRÉ ayant gardé le silence sur la question. En guise de conclusion à la préface du Dictionnaire classique de la langue française (1880 : II), Henri BESCHERELLE Jeune, auteur de l’ouvrage et fort probablement le préfacier, se contente pour sa part de mentionner que le dictionnaire qu’il propose « manquait incontestablement à toutes les classes de la société ». Il ajoute que, « [e]n ce qui concerne la prononciation, il sera on ne peut plus précieux pour les personnes de la capitale et de la province, et pour les étrangers [...] ». Adolphe HATZFELD et Arsène DARMESTETER tracent quant à eux un portrait du public qu’ils privilégient, portrait dont les contours restent cependant assez flous. Ils expliquent, dès le deuxième paragraphe de la préface du Dictionnaire général de la langue française (1890 : 1), qu’ils ont tenté « de répondre aux besoins du plus grand nombre » et « de composer une œuvre simple, claire et intelligible pour tous », précisant que l’histoire des mots « ne s’adresse pas seulement aux érudits; elle intéresse tous ceux qui veulent connaître exactement le sens des mots qu’ils emploient ». L’évocation du destinataire revient plus loin dans le texte. À la page VIII, les auteurs soulignent qu’ils ont voulu rendre leur ouvrage « assez complet pour répondre aux besoins des différentes classes de lecteurs ». Enfin, ils signalent plus avant dans la préface (p. XXIII) que leur dictionnaire s’adresse aux « Français comme aux étrangers, aux lettrés comme aux gens du monde ». Ces mentions relatives au public visé sont pour ainsi dire noyées dans la préface de près de vingt-cinq pages du Dictionnaire général de la langue française. Autrement dit, les auteurs n’insistent pas outre mesure sur la question du destinataire, et ce thème occupe une place somme toute assez discrète dans la préface de l’ouvrage.

L’image du public visé est nettement mieux cernée dans les textes de présentation des dictionnaires du XXe siècle. Cette préoccupation se manifeste de deux façons. Premièrement, tous les textes contemporains étudiés comportent une référence explicite au public visé. Deuxièmement, en comparaison avec les brèves mentions relevées dans les écrits préfaciels des répertoires parus au cours des siècles précédents, la description du destinataire fait généralement l’objet de passages étoffés, voire de paragraphes entiers. L’extrait ci-dessous, tiré de la première édition du Petit Robert, illustre bien cette tendance des lexicographes du XXe siècle à décrire avec force détails les différents groupes d’usagers auxquels ils destinent leur ouvrage.

« Ce dictionnaire s’adresse à tous ceux qui s’intéressent à la langue française, à ceux qui désirent l’apprendre si elle n’est pas leur langue maternelle, aussi bien qu’à ceux qui veulent la bien connaître.

Il est destiné d’abord aux élèves de l’enseignement secondaire et aux étudiants. Quelles que soient leurs études, ils doivent maîtriser le langage et enrichir les connaissances qu’ils en ont, en s’appuyant sur un ouvrage de base. Nous avons voulu leur donner le dictionnaire indispensable qu’un grand nombre de professeurs nous ont encouragés à élaborer, et, remplissant le vœu des uns, satisfaire les besoins des autres.

Le Petit ROBERT s’adresse aux étrangers, pour lesquels il est aussi conçu, par l’abondance des exemples et des constructions, le classement systématique des niveaux d’usage, l’étude des rapports synonymiques et antonymiques, la transcription phonétique de tous les mots, qui leur apporteront les repères nécessaires à l’apprentissage de cette langue difficile qu’est le français.

Bien entendu, ce public d’« apprentis » n’est pas le seul auquel soit destiné notre dictionnaire. Tous ceux qui ont à employer notre langue, par profession ou par goût, y trouveront un ensemble de connaissances encore jamais réunies en un seul volume. Nous espérons surtout que ce dictionnaire sera un jour celui du grand public de langue française, qu’il s’agisse des Français, des Canadiens ou des Suisses, des Belges ou des élites francophones d’Afrique et d’ailleurs. » (Petit Robert 1967 : IX)

Le Petit Robert ne constitue pas le seul exemple du genre. Dans le Lexis, des sept pages que compte la préface, une page est consacrée presque entièrement à la description du public visé.

« De par son objet, il [le Lexis] est destiné d’abord au large public de l’enseignement. Par sa présentation, le nombre et la diversité des informations qu’il donne sur l’utilisation des mots de la langue, il s’adresse à tous les enseignants, aux élèves du deuxième cycle, aux étudiants de l’enseignement supérieur, à la formation permanente, aux étrangers, à tous ceux qui veulent comprendre le fonctionnement de la langue et ont à se perfectionner dans sa pratique, à ceux qui doivent en acquérir la maîtrise intelligente et les techniques d’expression. [...]

Mais un dictionnaire de langue s’adresse aussi au public très vaste de tous ceux qui sont confrontés journellement à tous les systèmes de communication, qui écoutent la radio, regardent la télévision, lisent des journaux et des revues, ou qui, au détour d’un texte, d’un rapport, d’une conversation, rencontrent une expression technique ou scientifique dont le sens est inconnu ou mal connu. L’extension souvent considérable de ces terminologies, une modification constante des techniques, un changement dans les habitudes verbales comme dans les autres comportements rendent la compréhension souvent difficile. Le Lexis veut ainsi répondre aux besoins du public toujours plus vaste des techniciens, des ingénieurs, des scientifiques, pour lesquels la connaissance de la langue et du vocabulaire est aussi un moyen de promotion intellectuelle et sociale. (...)

Le Lexis est un dictionnaire de langue adapté aux besoins nouveaux de ceux qui utilisent le français pour lire les textes les plus divers et pour recourir à toutes les sources d’information; aussi s’adresse-t-il à tout le public français et étranger pour lequel le français n’est pas une langue morte, figée dans ta contemplation de son seul passé. » (Lexis 1975 : VI)

Le texte de présentation du Dictionnaire du français vivant s’ouvre quant à lui sur deux paragraphes qui, de par la description du public cible, mettent en lumière la visée proprement didactique de l’ouvrage :

« Le présent ouvrage a été conçu et rédigé par des enseignants qui se sont efforcés de réaliser l’outil simple, clair, précis et commode qu’ils eussent aimé trouver jadis dans leur milieu familial ou à l’école lorsqu’ils étaient eux-mêmes élèves, puis plus tard dans l’exercice de leur métier d’instituteur ou de professeur. Il s’agit donc d’un dictionnaire à l’usage de tout le monde, et en particulier des enfants à partir de l’âge de lire et de comprendre seuls.

Sa présentation originale, sa matière rigoureusement sélectionnée, sa simplicité voulue et son caractère vivant le rendent très accessible aux plus grands élèves de l’école primaire. La précision des étymologies et des définitions, les nuances de sens distinguées par des phrases-exemples précédant l’explication, la richesse des synonymes et des contraires, le souci de mettre en garde l’usager contre des expressions et tournures non reçues dans le langage tenu recommandent tout spécialement son emploi dans les établissements de second degré. Les auteurs espèrent ainsi offrir aux usagers un vrai dictionnaire de la langue française. » (Dictionnaire du français vivant 1972 : VII)

Les extraits reproduits ci-dessus mettent clairement en évidence l’insistance avec laquelle certains lexicographes contemporains tendent à décrire le public auquel ils destinent leur ouvrage. De plus, ils portent à croire que les lexicographes ont désormais pour ambition de rallier le plus grand nombre d’usagers possible, ce qu’a d’ailleurs noté Henri MESCHONNIC (1991 : 60), qui écrit à ce propos : « [m]anifestement, ce discours ne veut oublier personne ». Le dictionnaire monolingue général du français que l’on propose sur le marché au XXe siècle veut en outre convenir à des catégories d’usagers bien définies, ou, du moins, mieux identifiées qu’aux siècles précédents. Ainsi, on s’adresse non seulement à des publics d’origine différente (du Français au Canadien, en passant par les élites francophones d’Afrique), mais également à des catégories d’utilisateurs aux besoins souvent fort diversifiés (enseignants, élèves du primaire ou du secondaire, étudiants des cycles supérieurs, ingénieurs, scientifiques, francophones cultivés, etc.). C’est du moins ce que laissent entendre les auteurs de certains des textes de présentation étudiés.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, la diffusion accrue que connait de nos jours l’objet dictionnaire, tant dans la société en général qu’à l’école, n’est sans doute pas étrangère à l’orientation nouvelle des propos tenus dans les textes de présentation en ce qui concerne le public cible. Depuis le début du XXe siècle et, notamment, depuis la venue sur le marché de dictionnaires de petit format, ce ne sont plus seulement les lettrés ou les gens fortunés qui ont accès au dictionnaire, mais bien la population en général.

« La publication des petits dictionnaires Larousse a modifié complètement ce qu’on pourrait appeler le “marché des dictionnaires”. Autrefois, seules les personnes relativement instruites et aisées possédaient un dictionnaire. À vrai dire, depuis 1845, la mise en vente de dictionnaires par fascicules avait permis à des couches de population assez étendues : instituteurs, petits fonctionnaires, artisans autodidactes, etc., de se procurer des ouvrages dans lesquels ils pouvaient non seulement vérifier l’orthographe ou la définition des mots, mais aussi puiser des renseignements de tous ordres : historiques, juridiques, etc. [...] Cette diffusion restait toutefois limitée : beaucoup de gens appartenant à des milieux modestes continuaient à considérer le dictionnaire comme un luxe. La publication d’ouvrages lexicographiques de petit format et de prix modique d’une part, la diffusion de l’enseignement primaire et le progrès général des connaissances d’autre part, ont transformé le dictionnaire en objet de première nécessité. » (MATORÉ, 1968 : 138)

En outre, les dictionnaires ont été publiés en nombre croissant depuis la deuxième moitié du XXe siècle, ce qui a eu pour effet de créer une concurrence pratiquement inexistante auparavant. Henri MESCHONNIC (1991 : 59-60), qui aborde le sujet de la représentation du public visé dans le dictionnaire, en arrive à la conclusion suivante :

« [O]n dirait que les faiseurs et éditeurs de dictionnaires expriment plus que ceux du passé la hantise d’un public, dont ils se font à l’avance une représentation telle qu’ils paraissent plus souhaiter lui convenir que le susciter.

Ce qui n’est pas le critère de l’œuvre : l’œuvre fait son public. Elle ne cherche pas à se conformer à un public connu d’avance. Ni Furetière, ni Bayle, ni Diderot, ni Littré, ni Larousse, Pierre, ne se sont apparemment d’abord posé la question de leur public. Ils ont fait ce qu’ils voulaient faire, dans une relative solitude, et incertitude du succès. »

Ce qu’Henri MESCHONNIC laisse entendre, c’est que la démarche des dictionnaristes s’est transformée sous l’influence du nouveau marché des produits dictionnairiques et de la demande sociale et pédagogique. Aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, la conception des dictionnaires de même que leur contenu étaient, semble-t-il, largement tributaires des convictions politiques, sociales, philosophiques ou linguistiques de leurs auteurs. Les lexicographes d’alors souhaitaient certainement susciter l’intérêt du public, mais ils ne semblaient assujettis —ou ne s’assujettissaient— à aucune pression particulière de sa part. Une telle attitude est difficilement envisageable de nos jours; nul ne peut en effet se permettre d’élaborer un dictionnaire sans poser au préalable la question du public auquel il est destiné, d’autant qu’un répertoire est plus souvent un labeur d’équipe qu’une recherche individuelle. D’où cette « hantise » du public, pour reprendre les mots d’Henri MESCHONNIC (1991 : 59), qui se traduit par de longs développements sur le thème du destinataire dans le discours de présentation de certains dictionnaires. En corollaire, derrière l’idée de courtiser le public, peuvent se cacher des considérations commerciales et une mainmise sur un ou des créneaux de diffusion.

2.2. Passages consacrés aux dictionnaires antérieurs et/ou concurrents

Tout dictionnaire, on le sait, est redevable dans une certaine mesure à ses prédécesseurs : « [l]e fait lexicographique procède par filiation continue et reprises incessantes » (WAGNER, 1967 : 120). Il s’agit là d’un protocole reconnu des théoriciens du domaine, mais également des lexicographes. Josette REY-DEBOVE (1971 : 42) déclare notamment :

« Les dictionnaires se copient les uns les autres. C’est un reproche qu’on leur fait, et qui n’a pas de valeur en soi. Toute nomenclature nouvelle est la copie retouchée d’une autre nomenclature qui n’est que partiellement satisfaisante. On y ajoute et on y retranche, ou pour la moderniser si le modèle est ancien, ou pour la restructurer si le modèle est actuel mais parait arbitraire. »

Les textes de présentation de dictionnaires anciens témoignent généralement de cette filiation des répertoires, ce qui n’est pas le cas des textes de présentation que l’on trouve dans les ouvrages contemporains. Il ressort en effet de l’étude que les lexicographes du XVIIIe et du XIXe siècles étaient enclins à donner crédit aux travaux de leurs devanciers et à confesser sans détours s’en être inspirés. Le rappel de l’œuvre académique était d’ailleurs un passage presque obligé chez presque tout le monde. Le discours de présentation du dictionnaire constitue souvent un témoignage en ce sens[3]. À titre d’exemple, citons Prosper POITEVIN qui, dans la préface du Dictionnaire de la langue française, dit avoir pris appui sur le Dictionnaire de l’Académie française et déclare sans ambages (p. vj) : « [...] plein de respect pour l’Académie, nous l’avons prise constamment pour guide : c’est sur elle que nous nous sommes appuyé, c’est à sa lumière que nous avons marché ». Dans le même esprit, les propos tenus par Émile LITTRÉ dans la préface de son dictionnaire montrent que le lexicographe a établi sa nomenclature sur la base de celle du Dictionnaire de l’Académie française.

« Quand en 1696 [sic] l’Académie française prit le rôle de lexicographe, elle constitua à l’aide des dictionnaires préexistants et de scs propres recherches, le corps de la langue usuelle. Ce corps de la langue, elle l’a, comme cela devait être, reproduit dans ses éditions ultérieures, laissant tomber les mots que l’usage avait abandonnés et adoptant certains autres qui devaient à l’usage leur droit de bourgeoisie. [...] Quoi qu’il en soit, ce corps de langue a été rigoureusement conservé dans mon dictionnaire; il n’est aucun mot donné par l’Académie qui ne se trouve à son rang. » (Dictionnaire de la langue française 1863 : VII)

Pour leur part, Adolphe HATZFELD et Arsène DARMESTETER consacrent le dernier paragraphe de 1’« Introduction » du Dictionnaire général de la langue française (p. XXIII-XXIV) à l’énumération des multiples sources, dictionnairiques ou autres, auxquelles ils ont puisé. Le passage cité est un véritable cours d’histoire de la lexicographie :

« Il nous reste à dire, en terminant, tout ce que nous devons aux précieux travaux de nos devanciers : au Glossaire de Du Cange; au Dictionnaire historique de La Cume de Sainte-Palaye; à celui de Godefroy, plus riche et plus complet; aux Dictionnaires anciens de Cotgrave, de Nicot, de Furetière, de Richelet, de la Société de Trévoux, etc.; aux Dictionnaires plus modernes de Bescherelle, de Laveaux, de Dupiney de Vorepierre, etc.; à la vaste Encyclopédie de Larousse; aux diverses éditions du Dictionnaire de l’Académie, qui n’est pas seulement le dictionnaire de l’usage, mais du bon usage; aux lexiques qui accompagnent les éditions savantes de nos auteurs, particulièrement à ceux des Grands Écrivains de la France, publiés sous la direction de M. Régnier; au recueil de Matériaux pour servir à l’historique du français, publié par M. Delboulle; aux documents inédits que MM. Godefroy, Delboulle et Schöne ont bien voulu mettre à notre disposition; aux premières livraisons du Dictionnaire historique de l’Académie française, vaste répertoire d’exemples, où nous avons puisé; enfin, et surtout, au Dictionnaire de Littré, le plus puissant effort qui ait été tenté pour réunir dans un monument unique les principaux documents relatifs à l’histoire, à la signification et à l’emploi des mots de notre langue. Si nous avons pu, comme c’était notre ambition, éclairer d’un jour nouveau l’histoire des mots par l’histoire des idées qu’ils représentent, c’est à celui qui a frayé le chemin qu’il convient d’en rapporter le mérite. Mais nous nous pardonnerions d’oublier ici M. Gaston Paris, un des maîtres de cette école de philologie française dont relèvent plus ou moins tous les travaux de ce temps relatifs à l’histoire de notre langue. »

En révélant s’être appuyés sur des ouvrages reconnus et salués, les lexicographes d’alors assoyaient leur crédibilité et donnaient à leur dictionnaire une valeur indéniable aux yeux du public et de la communauté scientifique. On comprend cependant que des témoignages de ce genre ne soient plus de mise dans les textes de présentation rédigés à une époque où « [l]e monde des dictionnaires est [...] un univers de batailles non seulement linguistiques mais économiques » (BOULANGER, 1986 : 6). De fait, les lexicographes contemporains dévoilent rarement l’identité de leurs maîtres à penser; seuls Paul ROBERT et Alain REY se distinguent, dans le corpus étudié, poursuivant la tradition de leurs devanciers. Ainsi, dans 1’« Introduction » du premier volume du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (1965 : V-VI), Paul ROBERT mentionne d’abord les sources l’ayant inspiré dans l’élaboration d’un dictionnaire analogique :

« J’ai employé d’autres méthodes que mes devanciers, mais la conception d’un dictionnaire analogique est déjà ancienne. C’est en 1852 que le Dr Peter Mark Roget publiait en Angleterre son « Thesaurus of english words and phrases » (Longmans, éd.), en 1862 que p. Boissière donnait son Dictionnaire analogique de la langue française dont Charles Maquet a présenté en 1936 une édition réduite et refondue (Larousse, éd.). L’abbé Elie Blanc a publié une « classification naturelle et philosophique des mots, des idées et des choses » dans un « Dictionnaire universel de la pensée » (E. Vitte, éd., 1899), p. Rouaix un « Dictionnaire des idées suggérées par les mots » (Colin, éd.), p. Schéfer un « Dictionnaire des qualificatifs classés par analogie » (Detagrave, éd., 1905)...

Tous ces ouvrages sont des catalogues de mots groupés autour de quelques termes d’identification ou mots-centres : un millier chez Roget, deux mille chez Boissière. »

Toujours dans le texte introductif du premier volume de son grand dictionnaire, Paul ROBERT prend également soin de citer les différents ouvrages dans lesquels ont été puisées les données présentées dans les articles.

« Un dictionnaire doit toujours beaucoup à ceux qui l’ont précédé : celui-ci plus qu’un autre, peut-être en certaines de ses parties. Le principal de mon effort s’est appliqué au classement des idées et au dépouillement des auteurs, parce que c’est en cela que j’ai cru faire œuvre originale et utile. Pour le reste, j’ai dû emprunter aux dictionnaires généraux et spéciaux, sous peine de reculer indéfiniment l’achèvement. Faute de les citer tous, je mentionnerai ceux auxquels je dois le plus.

Ce sont :

pour l’étymologie : les dictionnaires de W. v. Wartburg, O. Bloch et W. v. Wartburg, Albert Dauzat, L. Clédat, H. Stappers, Hatzfeld et Darmesteter;

pour la nomenclature, le classement des sens, les définitions, les dictionnaires généraux de Littré, de Hatzfeld et Darmesteter, de Larousse et, plus particulièrement, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française, les dictionnaires de H. Bauche pour le langage populaire, de Lalande pour la philosophie, de M. Garnier et V. et J. Delamare pour la médecine, de R. Gruss pour la marine, de Louis Réau pour l’art et l’archéologie, le Larousse de l’Industrie et des Arts et Métiers, le Larousse Commercial, l’Omnium agricole publié sous la direction de Henri Sagnier, les ouvrages de Gaston Bonnier pour la botanique, de Rémy Perrier pour une grande part de la zoologie, de A. Ménégaux pour les oiseaux, de Louis Roule pour les poissons, etc...

pour les associations d’idées, en plus des ouvrages signalés plus haut, j’ai eu fréquemment recours au vieux Dictionnaire des synonymes de B. Lafaye, paru en 1858, ainsi qu’au récent Dictionnaire des synonymes de René Bailly (Larousse, 1946). [...]

Parmi les ouvrages qui ont guidé ma voie, je n’aurai garde d’oublier La pensée et la langue de Ferdinand Brunot (Masson, 2e édition, 1926) dont la lecture, entreprise au cours de mes travaux, m’encouragea vivement à la persévérance. » (Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française 1965, vol. 1, p. VI-VII)

Pour sa part, Alain REY, dans une note qui se trouve au bas de la page x de la présentation du Petit Robert, renseigne l’usager sur la provenance des quelque 50 000 mots de la nomenclature :

« Ce sont d’abord les 1 063 mots du « Français fondamental », les plus courants de notre langue, repris parmi les 3 000 termes du Dictionnaire élémentaire de G. Gougenheim, et les 2 000 des listes de fréquence de Van der Beke, pour la langue écrite. S’y ajoutent plus de 15 000 termes longuement décrits dans le Robert, qui, avec les précédents, correspondent à peu près à la nomenclature de l’Académie française (quelques dizaines de mots inusités ont été supprimés). Enfin, nous avons choisi plus de 30 000 termes techniques ou scientifiques, d’après leur intérêt conceptuel ou linguistique. »

Le discours de présentation des autres répertoires contemporains du corpus occulte le processus de filiation des dictionnaires. L’usager non averti aura l’impression, à la lecture de ce discours, que le dictionnaire qu’il tient entre les mains est en tous points original et que l’information qu’il contient est essentiellement le fruit des réflexions et du travail de l’équipe de rédaction qui a contribué à sa réalisation. Ce qui, évidemment, ne correspond pas à la réalité du labeur lexicographique. En fait, outre les extraits de l’« Introduction » du Grand Robert et de la « Présentation » du Petit Robert qui viennent d’être cités, les seules mentions similaires relevées dans les dictionnaires du corpus publiés au XXe siècle ont trait à l’origine des données étymologiques. Les sources dictionnairiques d’où proviennent les étymologies et les datations présentées dans les articles sont en effet indiquées dans le discours de présentation de certains ouvrages[4]. C’est le cas dans le Dictionnaire du français vivant (1972 : IX) :

« Nous avons donné une indication étymologique pour chaque mot, à l’exception de ceux pour lesquels rien n’a pu être trouvé de rigoureusement valable. Nous nous sommes référés au Dictionnaire étymologique de la langue française de Oscar Bloch et W. von Wartburg (5e édition), au Nouveau Dictionnaire étymologique et historique de Albert Dauzat, Jean Dubois et Henri Mitterand (2e édition) et, seulement en fin de travail, à l’Etymologisches Wörterbuch der Französischen Sprache de Ernst Gamillscheg. En outre, des indications proviennent du Grand Larousse Encyclopédique et du Grand Robert. Enfin, disons que, tout au long de l’élaboration de notre ouvrage, des spécialistes ont été fréquemment consultés et que des vérifications ont été faites à l’aide du Dictionnaire étymologique de la langue latine de A. Ernout et A. Meillet (4e édition). »

Dans le Grand Larousse de la langue française, l’un des écrits introductifs porte exclusivement sur les données historiques présentées dans l’ouvrage et fait état de la provenance de celles-ci. On peut notamment y lire :

« Le présent dictionnaire contient peu d’étymologies nouvelles (environ quatre cents, du début de la lettre A à la fin de E). En règle générale, on a repris celles du FEW (Französisches etymologisches Wörterbuch) de W. von Wartburg, ou —lorsqu’elles complètent ou corrigent les précédentes— celles de la dernière édition du Dictionnaire étymologique... de Bloch et Wartburg; les explications concernant les vocables qui ne figurent pas dans ces deux ouvrages proviennent, pour la plupart, du Nouveau Dictionnaire étymologique... de Dauzat, Dubois et Mitterand (Larousse). » (Grand Larousse de la langue française 1971 : VII)

Notons que la plupart des dictionnaires pris comme caution dans les deux extraits ci-dessus appartiennent à la catégorie des dictionnaires étymologiques et, de fait, n’entrent pas en concurrence avec les dictionnaires généraux monolingues étudiés. Par conséquent, leur mention dans le discours de présentation ne risque pas de nuire à l’ouvrage en cause. Au contraire, elle représente plutôt un gage de fiabilité des données historiques présentées dans l’ouvrage et reflète un souci d’exactitude et de précision de la part de l’équipe de rédaction. Le recours à des sources dictionnairiques spécialisées semble ici tout à fait justifié aux yeux des auteurs de textes de présentation, et donc, justifiable devant l’usager. Par contre, le fait de taire les sources plus générales ayant été consultées, entre autres les dictionnaires concurrents, laisse poindre les désidératas commerciaux qui, depuis le milieu du XXe siècle, font partie du quotidien du lexicographe.

Comme nous venons de le voir, certains textes de présentation font état des sources consultées lors de l’élaboration du dictionnaire. Mais il est fréquent, du moins au XVIIIe et au XIXe siècle, que ces mêmes textes soient le lieu privilégié de critiques formulées à l’endroit de dictionnaires antérieurs et/ou concurrents. Ainsi, on peut lire dans la préface du Dictionaire Critique de la langue française de Jean-François FÉRAUD :

« Le Dictionaire de Trévoux et le Vocabulaire François ont plutôt pour objet la Nomenclatûre des Arts et des Sciences, commune à toutes les Langues, que les Règles de la Langue Française en particulier. Du moins, elles n’en sont pas l’objet principal, et l’on ne s’y est pas étudié à en discuter fort au long les principes. L’Académie, dans son Dictionaire, s’est abstenûe de toute critique; et elle a presque toujours renvoyé aux Gramaires le détail des instructions. Comme Juge Souverain, elle prononce ses Arrêts, sans en énoncer les motifs : et ces arrêts sont les exemples qu’elle done, ou le silence qu’elle garde. Par les uns, elle avertit de ce qui est bon; par l’aûtre, elle semble indiquer ce qui ne vaut rien. Elle a eu de bones raisons pour préférer cette méthode, et il ne nous apartient pas de les aprofondir. Après les services si importans, qu’elle a rendus et qu’elle rend encore aux Lètres et à la Langue, ce serait être bien ingrat que de les méconaître, sous prétexte d’en exiger de plus grands, auxquels peut-être même sa dignité et sa prudence s’opôsent. Mais, outre que cette méthode est peu satisfaisante pour les Savans, elle est assez peu utile à ceux, qui ne le sont pas, parce qu’elle supôse une parfaite conaissance de la Gramaire, précédemment acquise. Le Dictionaire de Richelet ne peut qu’égarer ceux, qui le prendraient aujourd’hui pour guide. Le Richelet Portatif, quoique rédigé avec beaucoup de soin et de goût, n’est qu’un abrégé trop court et trop concis, pour satisfaire les vœux et les besoins de ceux, qui veulent bien parler et bien écrire en français. » (Dictionaire Critique de la langue française 1797  : IIJ)

Dans le même ordre d’idées, Henri BESCHERELLE Jeune blâme les dictionnaires existants à l’époque où il publie le Dictionnaire classique de la langue française pour leurs lacunes. Il s’en prend notamment à la figure de proue en la matière, le Dictionnaire de l’Académie française.

« Il existe, dans la langue française, une infinité de Dictionnaires, des grands, des moyens, des petits; mais, parmi ces derniers, nous n’en connaissons pas qui aient encore traité les difficultés du langage. A proprement parler, ce sont des vocabulaires, dont le moindre défaut est de pécher par d’immenses lacunes et de graves omissions.

Depuis longtemps, le besoin se faisait sentir d’un Dictionnaire où l’on trouvât la solution non-seulement de toutes les difficultés grammaticales, mais encore de toutes les difficultés que présente notre langue. C’est pour répondre à cette nécessité que nous publions aujourd’hui un Dictionnaire classique de la langue française. Nous avons voulu qu’il fût le plus complet sous le rapport de la nomenclature, comme le plus exact sous le rapport des définitions. C’est surtout par là que pèchent presque tous les Dictionnaires.

Nous ouvrons le Dictionnaire de l’Académie, au mot chat, qui est défini ainsi : animal qui prend les rats et les souris.

C’est là une mauvaise définition. Il suffit, pour s’en convaincre, d’en faire un syllogisme, qui est comme la pierre de touche de toutes les définitions.

Celui qui prend des rats et des souris est un chat; or, nous prenons des rats et des souris; donc, nous sommes des chats.

Bien d’autres définitions ne sont pas meilleures, et il faut espérer que, dans sa nouvelle édition, l’Académie les aura corrigées. [...]

Nous ferions des volumes si, en fait de définitions, nous voulions relever toutes les erreurs, toutes les bévues de nos lexicographes; mais elles sont en si grand nombre, qu’on s’étonne que jusqu’à présent, la critique ne les ait pas signalées. [...] » (Dictionnaire classique de la langue française 1880 : I)

En parcourant la préface d’un dictionnaire contemporain, on s’étonnerait d’y relever des critiques, sinon des attaques, aussi directes et si peu nuancées. De fait, les lexicographes ne se permettent plus, de nos jours, de juger aussi ouvertement le travail de leurs pairs, du moins dans leurs écrits préfaciels. Néanmoins, certains signalent à l’occasion les lacunes d’ouvrages concurrents, en s’abstenant toutefois de nommer ces derniers. À titre d’exemple, citons un extrait de la préface du Logos, signée par Jean GIRODET :

« Il existe déjà plusieurs dictionnaires de langue française. Certains sont d’admirables monuments d’érudition, d’autres constituent des applications savantes des théories linguistiques les plus subtiles. Mais ces ouvrages, par leurs qualités mêmes, sont d’une utilisation difficile pour le public, d’une part parce qu’ils s’adressent à des spécialistes, d’autre part parce qu’ils comportent un nombre excessif de tomes. C’est pourquoi, si souvent, nos contemporains préfèrent se contenter de petits dictionnaires en un volume, nécessairement sommaires et incomplets, mais peu coûteux et peu encombrants. [...] Néanmoins, un seul volume est très insuffisant pour exposer clairement et en détail tout ce qu’un lecteur exigeant veut savoir sur le sens exact et sur l’emploi des mots.

Nous avons donc choisi la formule moyenne d’un dictionnaire en trois tomes. Elle nous a permis de réaliser un ouvrage à la fois complet et commode, plus riche que la plupart des dictionnaires français [...]. » (Logos. Grand dictionnaire de la langue française 1976, vol. 1, p. IX)

Il est ici question de « dictionnaires de langue française » et de « petits dictionnaires en un volume », mais on laisse au lecteur le loisir d’imaginer de quels concurrents il s’agit, ce qui n’est guère difficile! De la même façon, l’auteur de la préface du Lexis (1975 : VII) prend soin de préciser que « [l]e lexique recensé est ainsi dans le Lexis le plus important de tous les dictionnaires de langue de taille équivalente ». On peut lire également ce qui suit dans la note de l’éditeur du Dictionnaire du français vivant (1972 : XVII) :

« Il existe en France deux ou trois dictionnaires dont les noms viennent immédiatement à l’esprit et dont les qualités ne sont plus à vanter.

Alors, pourquoi un nouveau dictionnaire? Pourquoi un Dictionnaire Bordas? [...]

Avec ses 34 000 mots essentiels et ses 11 000 locutions, le Dictionnaire Bordas ne cherche à être ni une encyclopédie illustrée, ni un recueil complet de tous les mots, ni un dictionnaire de noms propres ou de citations littéraires.

Le Dictionnaire Bordas est un dictionnaire de la langue française, conçu par des enseignants et mis au point au cours de longues années d’expériences pédagogiques. Le Dictionnaire Bordas constitue une véritable méthode d’apprentissage de la langue, parfaitement originale et adaptée. [...]

Le Dictionnaire du français vivant est sans équivalent sur le marché [...]. »

Comme on peut le constater à la lecture de ces derniers extraits, les formulations employées par les auteurs de discours de présentation de dictionnaires contemporains sont moins marquées, plus neutres que celles de leurs devanciers. Par ailleurs, les titres sont soigneusement refoulés dans l’anonymat. En outre, ces tournures mettent davantage l’accent sur les qualités du dictionnaire qui fait l’objet du discours de présentation que sur les défauts des répertoires concurrents. On vise cependant le même but : convaincre l’usager que le répertoire qu’il consulte est le plus adéquat et le plus complet, celui qui saura indéniablement répondre à ses besoins. L’évolution du discours de présentation observée ici se situe donc sur le plan de la forme, dans la façon de dire et le ton employé. Les impératifs de protection économique interdisent qu’on sorte du cercle de l’entreprise pour nommer ses concurrents explicitement. L’anonymat a pour corollaire de tous les intégrer dans le discours critique.

3. Conclusion

Les exemples auxquels nous avons fait référence montrent bien le lien qui existe entre le discours de présentation du dictionnaire et la place qu’occupe le dictionnaire dans sa société d’accueil. Le marché du dictionnaire a connu une expansion considérable depuis les années 1950, expansion qui s’est traduite par une production lexicographique plus grande, mais également par une diffusion accrue du dictionnaire dans toutes les strates de la société. À la même époque, le discours de présentation s’est transformé au regard de certains des thèmes qui y sont abordés. On se préoccupe maintenant de circonscrire le public destinataire avec un soin particulier, et l’on évite les mentions explicites aux dictionnaires antérieurs et/ou concurrents.

Références

Monographies et articles

Textes de présentation étudiés

Notes

[1] Tous les dictionnaires consultés à ce jour aux fins de l’étude contiennent un tel texte.

[2] Il faut toutefois se garder de tirer des conclusions hâtives sur la base de l’étude d’un corpus constitué de seize ouvrages.

[3] Dans certains cas, l’auteur témoigne également de ses sources d’inspiration dans le titre même de son ouvrage. Ainsi, le titre complet du dictionnaire d’Émile LITTRÉ commence comme suit : Dictionnaire de la langue française contenant 1° pour la nomenclature : tous les mots qui se trouvent dans le Dictionnaire de l’Académie française et tous les termes usuels des sciences, des arts, des métiers et de la vie pratique; [...].

[4] Elles peuvent l’être également dans la bibliographie de l’ouvrage, le cas échéant.

Référence bibliographique

FRANCŒUR, Aline, Monique C. CORMIER, Jean-Claude BOULANGER et André CLAS (2000). « Le discours de présentation du dictionnaire. Reflet d’une évolution à travers les âges », Cahiers de lexicologie, no 77, p. 97-115. [article]

Abstract (anglais)

Most general monolingual dictionaries of the French language contain prefatory texts that describe the dictionary qua project, i.e. the linguistic and didactic purposes of the dictionary, its expected readership, the methodological and theoretical options chosen by the editors, etc. Like the dictionary article, the introductory text of the general monolingual dictionary has evolved over the centuries, both in form and in content. This article examines this evolution in the light of two types of commentaries central to the introductory text: the one devoted to the expected readership, and the other dealing with previous and/or competing dictionaries.

This article first demonstrates that the potential users of the dictionary are described in much more detail in prefaces of contemporary dictionaries than in those of older works, thus showing a correlation between the way lexicographers express their views about the public they address and the circulation of the dictionary in society. The article stresses that while the issue of lineage, or filiation, is usually discussed in prefatory texts of older works, this is rarely the case in contemporary dictionaries, which instead tend to ignore the question. Furthermore, the open criticism of previous dictionaries, contained in the comments of lexicographers of the 18th and 19th centuries, has given way over the past century to disguised formulations and neutral comments, thus indicating a major change of tone in the introductory text of the dictionary.