Quelques caractéristiques du vocabulaire de l’acupuncture

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
Gaétane Lavigne (Université Laval)

1. Du Céleste Empire à la France

L’étude de quelques caractéristiques du vocabulaire de l’acupuncture présentée dans cette contribution porte sur 193 termes servant à désigner une quarantaine de notions de ce domaine du savoir. Toutes les unités retenues figurent à la rubrique « entrée » des 40 dossiers terminographiques élaborés dans un mémoire de maîtrise déposé à la fin de 1992 par la coauteur de l’article (voir Lavigne 1992). Les termes ont été recueillis dans 22 ouvrages scientifiques publiés entre 1971 et 1988. Les commentaires linguistiques sont restreints à cette nomenclature partielle d’unités terminologiques qui se rapportent à un sous-domaine de l’acupuncture : les théories de base. Il est crédible de penser qu’un volume plus élevé de termes permettrait de nuancer quelque peu certaines des constatations et alimenterait les données disponibles afin de mieux comprendre le fonctionnement de cette terminologie. Il serait, par conséquent, fort hasardeux de généraliser les résultats de la recherche à l’ensemble du vocabulaire de l’acupuncture. Néanmoins, l’étude réunit un corpus suffisamment homogène, étoffé et représentatif pour que l’analyse des données soit valable.

Bien que l’acupuncture soit connue, pratiquée et décrite de toute antiquité en Orient — plus de 5 000 ans en Chine—, il aura fallu patienter jusqu’au dix-septième siècle avant qu’elle soit révélée aux Occidentaux. Cette technique médicale demeurera un domaine relativement nouveau et méconnu en Occident jusqu’au dix-neuvième siècle alors que quelques précurseurs en exploreront les ressources (voir les repères historiques tracés dans Lavigne 1992 : 5-9). C’est à partir du premier tiers du vingtième siècle qu’elle retiendra davantage l’attention, qu’elle s’attirera des adeptes et qu’elle se répandra plus largement en Europe.

Le terme latin acupunctura a plus de trois siècles d’existence. Il est en effet attesté dans un ouvrage rédigé en latin et publié à Londres en 1683, puis commenté en France dès 1684. Le mot acupunctura est composé de acus « aiguille » et de punctura « piqûre ». C’est le verbe pungere, qui signifie « piquer, poindre », qui a donné naissance à punctura. Bien avant 1765, le mot pénètre en français où il s’orthographie acupuncture. Il provient donc de la francisation par calque savant du latin médical acupunctura. On devrait son existence en français à des jésuites revenant d’un voyage à Beijing, voyage au cours duquel ils auraient pris connaissance de cette technique. La variante acuponcture est plus tardive. Jusqu’au vingtième siècle, le mot acupuncture est demeuré peu employé puisque le domaine est lui-même resté méconnu. Quant au mot acupuncteur, premier dérivé de acupuncture, il est attesté à partir de 1829. (Pour l’histoire de la famille lexicale, voir le Dictionnaire historique de la langue française 1992, sous « acupuncture ».) En ce qui concerne d’autres aspects linguistiques plus modernes, on peut déjà remarquer quelques phénomènes intéressants. En effet, depuis Soulié de Morant (1878-1955), de nombreux spécialistes tentent de traduire en français le vocabulaire millénaire de cette sphère de la connaissance, qui, de par son origine asiatique lointaine, apparaît souvent exotique et mystérieuse. Le célèbre sinologue français est considéré comme l’initiateur du courant d’intérêt qui existe aujourd’hui en Occident pour la médecine chinoise. C’est lui qui a transposé par le mot énergie l’idéogramme « ki », qui évoque de manière abstraite un couvercle de bassine soulevé par la vapeur. Il fut parmi les premiers à entreprendre une réflexion linguistique sur la francisation de ce vocabulaire.

Le contact des langues a favorisé l’incubation d’une grande diversité synonymique qui caractérise le vocabulaire français de cette discipline. La variété des équivalences reflète la nouveauté du domaine en Occident, domaine qui cherche à faire sa place dans la vaste constellation des sciences médicales. Sans contredit, elle est aussi due aux multiples tentatives de traduction et d’adaptation des mots chinois en français. Elle réfère également à la gestation, à la formation, à la stabilisation et à la normalisation du vocabulaire. Ce sont justement ces deux pôles de la synonymie terminologique et de l’emprunt à un système linguistique totalement différent des points de vue phonétique, « graphique » et morpholexical que nous explorerons plus en détail. L’emprunt et la synonymie étant indissolublement liés à la normalisation, ce volet sera également examiné prospectivement.

L’occidentalisation du domaine a engendré la création de termes français simples et d’unités lexicales complexes hybrides; ces dernières sont issues de l’amalgame de termes empruntés au chinois et de termes français. Dans bien des cas, la terminologie « française » en voie d’élaboration s’inspire fortement de la langue d’origine de l’acupuncture en ce qu’on y rencontre une foule de calques fondés sur de multiples tentatives de transposition des idéogrammes chinois.

De nombreux synonymes pinyins viennent concurrencer abondamment les termes purement français ou hybrides, à la grande satisfaction de plusieurs spécialistes du domaine qui prônent leur utilisation, souvent au détriment d’autres mots de facture française. Ils considèrent que le fait de ne pas recourir à l’emprunt pinyin constitue une entrave à la clarté conceptuelle et que c’est la manifestation d’une forme d’irrespect à l’égard d’une science millénaire, fondamentalement orientale et originaire du Céleste Empire.

2. La synonymie

Le volet sur la synonymie prendra en considération les différents types de variantes qu’il a été possible de relever dans le corpus à l’étude. Les variantes sont classées en plusieurs catégories : orthographiques, grammaticales, syntaxiques et morphologiques. La diversification des classes de synonymes augmente de façon sensible le nombre de concurrents lexicaux dans un domaine et elle joue un rôle non négligeable dans l’interchangeabilité des termes en situation de discours. Il appert que plus les systèmes des langues en contact sont étrangers l’un à l’autre, plus la palette synonymique de la langue d’accueil se pare des couleurs lexicales les plus chatoyantes.

2.1 L’acupuncture en français

La nouveauté d’un vocabulaire peut se mesurer à l’aide de plusieurs critères tels l’influence notable d’autres champs du savoir qui lui prêtent des signifiants ou des signifiés, le recours à des dénominations complexes, l’emprunt abondant, la grande alternance synonymique, la faible originalité des matrices de dénomination, etc. (voir L’Homme 1989 : 96-111). Dans cette étude, seules les caractéristiques de la variation synonymique, à savoir la présence massive de formes concurrentes dans le corpus, et celles de l’emprunt feront l’objet d’investigations critiques. La prolifération synonymique peut s’expliquer en premier lieu par les tentatives répétées de nombreux auteurs-spécialistes qui essaient de rendre en français les dénominations « acupunc-turelles ». Notons tout de suite qu’ils y parviennent tant bien que mal et souvent avec un succès mitigé et que le consensus semble loin d’être atteint. Certaines notions furent tellement manipulées et soupesées qu’elles sont dénommées parfois par plus de dix termes différents, comme l’illustre l’exemple précédent. (Il s’agit de l’un des deux concepts « qi », ainsi défini dans le mémoire : « Énergie potentielle qui réside dans tout être vivant et qui circule dans l’organisme de manière ininterrompue en suivant le trajet des méridiens, et dont le rôle est de pourvoir à l’entretien de l’organisme et à sa défense contre les agents pathogènes » [Lavigne 1992 : 52].)

Tableau 1. Termes représentant la notion « qi »
« qi »
1. 2. énergie
2. énergie de l’organisme
3. énergie du corps
4. énergie du corps humain
5. énergie somatique
6. énergie vitale
7. énergie vitale et organique
8. 2. qi
9. qi de l’organisme
10. 2. souffle
11. 2. souffles
12. tchi
13. 2. t’chi

Le tableau 2 détaille la proportion de notions désignées par une ou plusieurs appellations et il démontre une grande instabilité dans le choix d’une dénomination pour un concept. Il semble renforcer l’hypothèse que l’acupuncture est un vocabulaire en gestation qui hésite entre deux systèmes de formation, l’un national, l’autre souscrivant au principe qui veut que la langue de désignation soit celle de la société qui a forgé le domaine, ce qui entraîne un fort taux d’emprunts.

Il se dégage du tableau que la très grande majorité des concepts étudiés sont désignés par plus d’un terme (37/40, soit 92,5% de l’ensemble) alors que ceux qui sont désignés par une seule unité représentent une proportion plutôt faible (3/40, soit 7,5%). Le tiers des appellations (64/193) couvre seulement 6 des 40 notions (=15%), tandis que chacune d’entre elles offre un choix parmi 9 synonymes ou plus.

Tableau 2. Rapports entre le nombre de notions et de termes
Nombre de notions Total Pourcentage Nombre de termes Total Pourcentage
1 1 2,5 13 13 6,74
2 3 5.0 11 35 11,40
2 5 5,0 10 55 10,36
1 6 2,5 9 64 4,66
1 7 2,5 8 72 4,15
1 8 2,5 7 79 3,63
6 14 15,0 6 115 18,65
5 19 12,5 5 140 12,95
3 22 7,5 4 152 6,22
8 30 20,0 3 176 12,44
7 37 17,5 2 190 7,25
3 40 7,5 1 193 1,55

2.2 La synonymie par réduction syntagmatique

Au bourgeonnement synonymique des terminologies en émergence succède généralement une phase de stabilisation puis de réduction des dénominations, phénomène qui permet d’assurer une communication qui ne souffre pas trop du bruit provoqué par les collisions lexicales. Le désir de varier l’expression entretient cependant l’existence parallèle de plusieurs unités lexicales ayant le même sens. « Plus on s’intéresse à un sujet, plus on sera amené à en parler, ce qui nécessitera une riche variété de synonymes pour nuancer la pensée et pour rehausser l’expressivité » (Ullmann 1975 : 188). Même en terminologie, on ne peut guère exclure totalement la synonymie sous peine de nuire à la volonté légitime des auteurs de vouloir donner un peu de relief à l’expression lexicale et stylistique.

Ce paragraphe discute de la réduction syntagmatique et compositionnelle, c’est-à-dire de l’abrègement d’une unité complexe ou d’un mot composé à la suite de la suppression de l’un ou de l’autre de ses constituants. La troncation peut s’accomplir par aphérèse, par apocope ou par effacement d’un segment interne.

  1. Aphérèse
    • jing qi de la nourritureqi de la nourriture
    • vaisseaux lo longitudinauxlo longitudinaux
    • douze méridiensméridiens
  2. Apocope
    • entrailles-atelierentrailles
    • énergie somatiqueénergie
    • méridiens réguliersméridiens
    • énergie du corps humainénergie du corps
  3. Suppression d’un segment interne
    • qi pur célesteqi céleste
    • jing qi acquisjing acquis
    • méridiens tendino-musculairesméridiens musculaires

En ce qui a trait aux emprunts intégraux purement chinois —que nous appellerons les sinismes—, la réduction des dénominations ne semble pas être une pratique courante. Dans le corpus, ce procédé est utilisé seulement à deux reprises, et pour des syntagmes uniquement, alors qu’il y a 59 termes chinois, soit 30,57% du vocabulaire analysé. Il s’agit de bie, qui résulte de l’aphérèse de jing bie, et de jing, issu de jing qi par apocope.

Dans la nomenclature, les réductions observées se caractérisent de trois manières du point de vue des modèles de termes :

1. Syntagme complexe syntagme simple
vaisseaux lo transversaux lo transversaux
2. Syntagme simple terme simple
méridiens principaux méridiens
3. Terme composé terme simple
entrailles-atelier entrailles

2.3 L’interchangeabilité des termes synonymes

Tous les synonymes répertoriés et relatifs à une notion ont la même configuration sémantique. Ce sont donc des synonymes complets ou parfaits puisque chacun propage exactement le même signifié et qu’il se superpose au même concept; autrement dit, ils sont interchangeables dans tous les contextes parce qu’ils sont parfaitement conformes au concept désigné. Seul des facteurs d’origine et de formation les distinguent. En acupuncture, les emprunts et les mots indigènes possèdent des frontières notionnelles identiques, ce qui confirme que nous sommes bien en présence de séries de synonymes absolus.

3. Les emprunts au chinois

La terminologie chinoise de l’acupuncture a elle-même fait appel à des emprunts provenant d’autres langues asiatiques, comme le vietnamien et le japonais. Nos constats sont limités à l’ultime degré de l’emprunt, soit le transfert du chinois vers le français; il n’entrait pas dans nos intentions de rechercher au-delà de la langue de départ l’origine étymologique des sinismes immigrés en français.

Les synonymes trouvés dans les textes rédigés en français embrassent autant les termes directement forgés dans cette langue que les emprunts chinois qui y circulent. La synonymie s’explique donc aussi par la présence de mots allogènes dans les écrits nationaux. Les termes étrangers cohabitent avec les termes purement français tout comme ils servent à façonner des hybrides. Dans les unités complexes métissées, les sinismes peuvent tout aussi bien tenir le rôle de déterminé (ex. : cinq zang, jing des reins, qi céleste) que celui de déterminant (ex. : cycle sheng, énergie zong, système wou-hing). Sur les 49 formations créées par croisement, 23 mots chinois sont en position de déterminé tandis que 26 occupent la case du déterminant. —À noter toutefois que dans deux exemples de syntagmes complexes (vaisseaux lo longitudinaux et vaisseaux lo transversaux), l’élément lo a été rattaché au segment déterminé.— Le tableau 3 permet de comparer la dispersion des emprunts, des termes hybrides et des termes proprement français dans le corpus.

Tableau 3. Proportion des différents types de termes
Type de terme Nombre de dénominations Pourcentage
Termes français 85 44,04
Emprunts 59 30,57
Hybrides 49 25,39

Le groupe majoritaire est représenté par les termes purement français, mais la proportion des unités résultant d’un croisement et de l’emprunt est tout de même fort significative. Les deux derniers types d’unités lexicales contribuent très activement à la formation des mots en acupuncture (108/193, soit près de 56% de l’ensemble), de même qu’à l’accroissement synonymique.

3.1 L’intégration de l’emprunt

Guilbert (1975 : 90) présente l’emprunt comme étant « l’introduction, à l’intérieur du système, de segments linguistiques d’une structure phonologique, syntaxique et sémantique conforme à un autre système [...) ». L’intégration à la langue emprunteuse peut être plus ou moins complète selon le cas. En acupuncture, le réemploi de plusieurs termes chinois pour former des unités complexes hybrides est un indice très significatif de leur pénétration dans la langue d’accueil. Concrètement, le quart de la nomenclature du corpus (49/ 193) recourt au mode de greffage lors de la dérivation syntagmatique.

Un indice supplémentaire d’intégration, grammatical cette fois, peut être observé, même s’il s’agit d’une attestation isolée. Le terme kings —variante de jing— n’est pas attesté au singulier *king dans les textes dépouillés. C’est le seul emprunt du corpus qui obéit à la règle du pluriel normal en français. Il paraît avoir subi une annexion plus poussée que les autres. Il semble avoir été absorbé naturellement, le français digérant le terme en le soumettant à ses critères grammaticaux internes, soit la flexion en nombre. On peut formuler trois hypothèses pour tenter d’expliquer cette exception :

  1. Le terme *king est possiblement apparu en français il y a longtemps, bien avant les autres et sous son habit de pluriel français kings. Le texte dans lequel il aurait figuré ne relevait sans doute aucun autre sinisme. Voyageant seul —par comparaison aux groupes de termes formant des constellations onomasiologiques et se déplaçant en bandes—, il y a de fortes chances qu’il se soit ainsi fondu plus rapidement que les autres dans le lexique français. Comme on ne possède aucune attestation dictionnairique du terme, sa date d’apparition en français demeure incertaine.
  2. On peut penser que par analogie avec la forme anglaise king, le français a adapté le terme homonyme chinois plus rapidement lui adjoignant naturellement un -s au pluriel. Le terme kings est, en effet, l’un des rares emprunts au chinois dont la physionomie rappelle une formation indo-européenne. Comme il ressemble à quelque chose de connu aux yeux et aux oreilles des locuteurs, il est plausible qu’on l’ait immédiatement associé à une forme reconnaissable.
  3. Il est tout simplement possible que l’intégration grammaticale soit due au fait que kings ait été ou est encore fréquemment employé par les auteurs et les praticiens qui semblent l’avoir définitivement adopté, au détriment des autres synonymes chinois plus récents désignant la même notion.

Toutes ces hypothèses viennent renforcer l’idée qui veut que la « tendance est de plus en plus forte, dès que le mot est intégré, à lui attribuer les marques propres à rendre l’opposition de nombre en français » (Désirat et Hordé 1988 : 195-196).

En ce qui concerne le phénomène de l’adaptation des emprunts à la phonétique française, on peut faire état de quelques constats. La naturalisation phonologique des termes pinyins à la langue emprunteuse se traduit au plan de l’écrit, la graphie française de certains d’entre eux reflétant directement la prononciation originale, excepté en ce qui a trait à la reproduction des tons. Il est tout à fait courant que l’écriture des emprunts tende à se rapprocher le plus près possible de la prononciation d’origine tout en s’assimilant au système phonétique de la langue d’accueil. En acupuncture, cela engendre l’apparition de nouveaux termes pinyins et multiplie les variantes, toutes les formes nouvelles ayant la même valeur synonymique que la forme initiale qui a servi à les constituer (voir aussi le paragraphe 3.4) :

3.2 Le statut de l’emprunt

Traditionnellement, on distingue les emprunts de nécessité ou dénotatifs et les emprunts de luxe ou connotatifs. Les premiers identifient des réalités ou realia socioculturelles étrangères tandis que les seconds doublent un mot français déjà existant. Toutefois, le statut que l’on accorde au terme étranger dépend aussi de plusieurs autres facteurs comme la fréquence, le caractère de dérivabilité, de compositionnalité, etc. Dans le corpus, il est clair que d’une part, les termes dao, 2. shen, yang et yin peuvent être qualifiés d’emprunts de nécessité, car ils ne concurrencent aucun autre terme de la langue receveuse. À l’exception de 2. shen, les autres termes de cette série possèdent d’autres variantes synonymiques pinyins. Mais leur fréquence d’emploi justifie leur statut. D’autre part, pour ce qui est des autres termes empruntés au chinois, on peut s’interroger sur le fait de les ranger automatiquement du côté des emprunts de luxe sous le seul prétexte qu’ils concurrencent des termes qui ont été créés directement en français. Une question d’« image » de l’acupuncture, de référence et de repère historico-culturels, d’obligation de « citation », comme une œuvre d’art en cite une autre, est ici en cause, ainsi qu’une question de vérité onomasiologique. On pourrait en dire autant de la terminologie de la cuisine chinoise ou italienne, de celle des sports de combat japonais, etc., ou des mots isolés (par exemple, nomenklatura est un calque translittéré à partir du russe qui demeure illogique en français).

3.3 Les motivations de l’emploi des termes pinyins

Les termes pinyins représentent près d’un tiers de toute la nomenclature rassemblée (59/193). Nous sommes donc autorisés à nous questionner sur les motivations des auteurs à l’égard de ces emprunts. Au fil de l’analyse, il est apparu que les intentions pouvaient varier d’un terme à l’autre, d’un spécialiste à l’autre, d’une école de pensée à l’autre ou d’une époque à l’autre. Les observations tendent à démontrer qu’intentions et motivations sont interprétables de diverses façons. Ce sont les contextes eux-mêmes qui révèlent le mieux les préférences. En effet, les citations documentaires renferment des commentaires linguistiques ou métalinguistiques directement formulés ou que l’on peut déduire de l’emploi de certains signaux diacritiques et certaines marques typographiques (parenthèses, guillemets, ponctuation, caractères gras, italiques, etc,).

Dans les textes spécialisés, l’emploi du terme pinyin est motivé, à l’occasion, par le fait que l’équivalent français n’existe tout simplement pas —emprunt de nécessité—; mais, le plus souvent, c’est parce que les auteurs préfèrent utiliser les termes chinois originels, qui circulent abondamment dans la documentation et dans le discours, plutôt que d’avoir à leur substituer un équivalent dont ils ne sont pas sûrs ou d’avoir à créer un néologisme qui peut les rebuter.

L’observation montre cependant que les termes français balisent de plus en plus les écrits. Souvent, ils sont encore flanqués du terme pinyin correspondant avec lequel ils forment un diptyque lexical. Les emprunts servent ainsi de support pour faciliter la compréhension d’un terme français moins connu ou pour soutenir la transition vers le français; les termes peuvent être mis en parallèle dans le but d’établir clairement l’équivalence entre des formes d’origines distinctes. Le terme pinyin figure alors après le terme français : il est soit enchâssé dans une parenthèse (ex. 1), soit isolé entre deux virgules (ex. 2), soit présenté directement à la suite du premier et sans aucune notation typographique spécifique (ex. 3).

Au vu de ces trois exemples, d’autres interprétations paraissent vraisemblables à partir de la localisation du terme chinois après le terme français. On peut envisager la possibilité que les auteurs citent les sinismes pour faire exotique, pour insister sur l’origine asiatique de l’acupuncture. En y réfléchissant bien, on peut se demander si le mot cité est réellement emprunté, c’est-à-dire intégré à la langue française, ou s’il ne conserve pas plutôt une connotation purement chinoise, connotation qui est rehaussée par les procédés de mise en évidence (voir les exemples 1 et 2) qui doublent l’occurrence et produisent un effet synonymique fortement répétitif et contrasté parce que les mots sont de formations différentes au plan morpholexical : un terme indigène et un terme allogène. La redondance synonymique plaide ici en faveur du rappel civilisationnel plutôt que de la nécessité linguistique et terminologique. Le terme chinois crée un effet de miroir, ou mieux, il se fait l’écho de la sagesse traditionnelle orientale de l’Empire du Milieu. Il n’y a pas non plus d’objectif de produire une alternance stylistique puisque les termes se suivent immédiatement dans la séquence phrastique. On aurait plutôt affaire à ce que l’on appelle des pérégrinismes, à savoir des formes linguistiques étrangères insérées dans un texte afin de faire ressortir le cachet exotique des realia dissimulées derrière les mots. Le pérégrinisme sert en quelque sorte de passerelle entre le sujet —ici, une discipline orientale— et le lieu de l’action —ici, le monde francophone.

Parfois aussi, c’est le terme français qui suit le terme chinois dans la phrase. On peut supposer encore là que de cette façon l’auteur cherche à instituer une correspondance claire entre les deux. La liaison s’établit de différentes manières : usage de la conjonction de coordination ou, signes diacritiques (guillemets, tirets, etc.), marques de ponctuation (virgules, points-virgules, etc.).

Les indices métalinguistiques utilisés par les auteurs des trois derniers exemples semblent révéler autre chose sur les termes mis en parallèle. L’emploi de la conjonction ou (ex. 4) sert sans aucun doute à signaler la synonymie active entre les termes wei qi et énergie défensive. Elle donne aux unités la même valeur d’équivalence synonymique; il n’y a pas de distanciation comme dans l’exemple 1. L’emploi des virgules pour marquer le terme français qui est déjà encadré de guillemets (ex. 5), ne paraît pas aussi évident : il y a lieu de se demander s’il s’agit d’un indice de synonymie —plan du signifiant— ou d’un indice de définition notionnelle —plan du signifié—, ou bien même si l’intention de l’auteur n’était tout simplement pas d’indiquer que le terme français est une proposition néologique encore au stade embryonnaire ou une unité dont il n’assume pas la responsabilité. Quant à la formulation de l’exemple 6, il peut s’agir d’une maladresse stylistique, d’une simple erreur typographique ou d’une forme de mise en évidence de l’emprunt qui sert d’amorce à la phrase ou qui s’assimile à un titre de paragraphe. Enfin, il convient de faire une remarque sur l’absence d’article devant deux des termes chinois et devant les trois équivalents français. Dans les exemples 4 et 5, cette absence peut être imputable au style de l’auteur, la qualité linguistique de l’ouvrage en question laissant parfois à désirer. Dans le cas des éléments français, elle peut signifier qu’on a affaire à de brèves explications ou à des définitions plutôt qu’à des synonymes.

Dans les exemples, le fait que les auteurs mentionnent le terme chinois avant le terme français pourrait dénoter leurs préférences ou un certain degré d’assimilation de la forme pinyin en français.

Comme on le constate, les signaux métalinguistiques et diacritiques ainsi que le positionnement des termes les uns par rapport aux autres dans la phrase informent les destinataires sur les intentions des auteurs face aux termes qu’ils emploient. La perception des lecteurs et des analystes est très diversifiée, comme on vient de le voir. Une chose est sûre cependant, les différents repères semés dans les textes reflètent les hésitations langagières des auteurs devant un domaine nouveau en Occident, dont la conception est fondamentalement étrangère à nos façons de penser et d’agir. Ils révèlent aussi une certaine résistance culturelle qui peut être celle des rédacteurs aussi bien que celle des destinataires du texte. Enfin, le recours à la « surimpression lexicale » pourrait n’être qu’un principe didactique permettant d’introduire l’acupuncture dans les habitudes occidentales sans pour autant la fusionner à la médecine traditionnelle sous nos latitudes.

3.4 Les différents types de variantes

Le phénomène de la synonymie est dû aussi à la présence de variantes dans les textes. L’emprunt à un système linguistique complètement étranger multiplie toujours les variantes. Ces variantes sont de plusieurs types : orthographiques, grammaticales, morphologiques, syntaxiques, morphosyntaxiques, etc.

En ce qui concerne les variantes orthographiques, trois cas sont repérables dans le corpus. Le premier est constitué par les variantes mineures dans la transcription des termes chinois (ex. : jing mai / jing mo, luo / lo, tching kan / tching kann, [énergie] wei / [énergie] weï, zheng qi / zeng qi). Le second cas est relatif à l’ajout ou à la substitution d’un trait d’union entre deux termes (ex. : yin yang / yin-yang). Les variantes orthographiques relèvent enfin d’un phénomène assez particulier qui est en rapport avec la romanisation des idéogrammes chinois. En effet, la multiplication des échanges internationaux a rendu nécessaire l’emploi des termes pinyins dans les écrits spécialisés. Cela a eu pour effet d’engendrer la création d’autres termes techniques et scientifiques qui sont modelés à partir de ces formes pinyins officielles. On a tenté d’adapter ces termes au système phonétique du français tout en essayant de demeurer le plus près possible du modèle étranger. Autrement dit, les auteurs utilisent parfois une forme transposée de l’appellation chinoise, qui essaie de se rapprocher de la prononciation française du mot pinyin. Plusieurs variantes graphiques viennent ainsi élargir la palette des unités existantes (ex. : fou pour fu, iang pour yang, inn pour yin, iong pour yong, kings pour jing, ko pour ke, oé / oe pour wei, pié pour bie, tao pour dao, t’chi pour qi, tsang pour zang, wou-hing pour wu xing). Tous ces groupes de termes peuvent être qualifiés de doublets ou de triplets graphiques d’origine phonétique.

En ce qui concerne la romanisation, c’est-à-dire la conversion d’un système d’écriture non latine au système alphabétique latin, on peut recourir soit à la translittération, soit à la transcription, soit à une combinaison des deux méthodes, suivant la nature du système à convertir. Mais la transcription, qui peut-être employée pour la conversion de tous les systèmes d’écriture, est la seule méthode utilisable pour les systèmes non entièrement alphabétiques et pour toutes les écritures idéophonographiques, telles le chinois et le japonais. En effet, la structure de ces dernières, où la notation du sens a le pas sur la notation de la prononciation, entraîne l’existence d’un nombre considérable de caractères —plus de 40 000 pour le chinois— et elle rend impossible la translittération signe à signe, tout en imposant du même coup l’élaboration d’une transcription. Il est à noter que la translittération est une opération qui consiste à représenter les caractères d’une écriture entièrement alphabétique par les caractères d’un alphabet d’une autre origine, celle-ci devant se faire, en principe, caractère par caractère, comme c’est le cas avec les alphabets cyrillique et latin. Pour sa part, la transcription a comme objectif de représenter les caractères d’une langue, quel que soit son système d’écriture originale, par ceux du système phonologique et du système de lettres et de signes d’une langue de conversion. Le pinyin en est un exemple. Il sert donc à transcrire phonologiquement et alphabétiquement les idéogrammes du chinois. En outre, c’est la seule transcription officielle adoptée et reconnue en République populaire de Chine. D’où la transformation graphique récente ¿’anciens emprunts chinois adaptés en français (ex. : Pékin s’orthographie désormais Beijing ou Pei-king, selon le Petit Larousse illustré 1994, et Peking, pei-ping ou Bei-ping, selon le Petit Robert 2. De quoi y perdre son latin et son pinyin tout à la fois!).

Les variantes grammaticales ont elles aussi leur rôle à jouer dans le système de la synonymie acupuncturelle. Dans le corpus, elles ne concernent que les formations françaises. C’est le nombre qui est en cause et non le genre. On observe donc l’alternance singulier/pluriel dans souffle / souffles, organes-trésor / organes-trésors, etc. Quant aux variantes syntaxiques, elles concernent aussi bien les joncteurs prépositionnels (ex. : système des méridiens/système de méridiens) que l’ordre des mots (ex. : vaisseaux merveilleux/merveilleux vaisseaux). On a relevé également un cas de variante morphosyntaxique (ex. : énergie défensive/énergie de défense). Aucune attestation de variante purement morphologique n’est présente dans la nomenclature à l’étude, ce qui n’invalide pas son existence par ailleurs.

4. Aperçus sur la normalisation

Nous terminerons cette analyse de la caractérisation du vocabulaire de l’acupuncture en discutant de quelques aspects de la normalisation terminologique de ce secteur des connaissances. Nous prendrons en considération que le « besoin de normes s’applique en général à tout usage linguistique, à toute formation théorique, à toute pratique complexe, notamment en technologie, et à toute transmission du savoir » (Rey 1979 : 56). Le but poursuivi par cette proposition d’aménagement normatif des termes d’origine française ou étrangère est de limiter la réduction des synonymes au strict nécessaire, non pas de les éradiquer. Deux raisons expliquent cette option : la première est que l’univocité, qui est reconnue comme étant un principe de base fondamental en terminologie, doit être (re)discutée à la lumière de nouvelles données; la seconde est pour permettre aux différents utilisateurs de termes (écrivains, journalistes, lecteurs, spécialistes, enseignants, étudiants, patients, etc.) de s’y retrouver plus facilement dans cette jungle lexicale où se côtoient de manière désordonnée des termes français et chinois, ainsi que des amalgames franco-chinois et sino-français.

La prolifération des synonymes caractérise la plupart des vocabulaires thématiques, surtout ceux qui sont en formation. Aucun secteur n’échappe totalement à la synonymie. Elle correspond à un besoin réel d’expression en ce qu’elle permet de varier volontairement le choix des termes ou en ce qu’elle illustre l’hésitation des auteurs qui ne savent pas trop s’ils doivent recourir à telle ou telle forme pour transmettre leur message. En acupuncture, la variation alterne entre le mot français et la connotation portée par les sinismes et les hybrides. Plus souvent qu’autrement, la synonymie est génératrice de confusion, le destinataire du message n’établissant pas nécessairement les liens entre toutes les variantes synonymiques ni les correspondances entre les termes pinyins et français, car les auteurs passent souvent d’un synonyme à un autre, dans un même texte, sans le mentionner d’aucune façon. « Dans les textes, toute collision synonymique doit être évitée, ou clairement signalée » (Kocourek 1991 : 192). Une action normalisatrice s’impose dans ce domaine dans le but d’aménager une communication non équivoque, même lorsque quelques synonymes coexistent harmonieusement. L’objectif primordial est de respecter le principe de l’univocité tant que faire se peut, sans pour autant tenter de supprimer toute synonymie.

4.1 Faut-il bannir les emprunts ou les termes français?

Au cours de la recherche, il a d’abord fallu se demander sérieusement si la terminologie de ce domaine aux notions exclusivement orientales était effectivement intraduisible dans une langue occidentale, tant les spécialistes se contredisent souvent, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. Certains savants tranchent carrément en faveur de la conservation de l’emprunt, comme en fait foi l’extrait de la lettre suivante transmise à l’auteur du mémoire de maîtrise : « Ne croyez pas non plus que de rajouter [aux termes pinyins] entre parenthèse les prétendus équivalents occidentaux, surtout pour la nosologie, soit un enrichissement! La vision chinoise du corps humain, normal ou pathologique, dans sa spécificité, apparaît mieux et demeure cohérente si l’on ne cherche pas le rapprochement, sinon très occasionnel, avec la médecine occidentale » (Père Claude Larre, Paris, le 25 juin 1991). De fait, les ambiguïtés sont fort nombreuses. On peut penser que si l’acupuncture est en train de se tailler une place de choix en Occident, entre la médecine et la chiropratique, elle devrait tendre de plus en plus à s’adapter à ses nouveaux adeptes, et que dans ces circonstances, son langage devrait subir une évolution parallèle afin de mieux se couler dans les modes de pensée occidentaux. A contrario, on pourrait défendre l’idée que l’acupuncture devrait demeurer chinoise et que son spectre terminologique devrait véhiculer et perpétuer son origine asiatique. La question principale est donc celle-ci : si l’on s’entend pour franciser un domaine d’activité, pourquoi sa terminologie ne suivrait-elle pas le train? Quels sont les desiderata des jeunes spécialistes formés en Occident et ceux de la nouvelle clientèle de la médecine chinoise?

C’est dans cette optique de modernisation et de respect des sources anciennes que nous prônons l’utilisation et la création, si nécessaire, d’un vocabulaire unilingue sino-français, tout en favorisant la réduction des synonymes à deux termes officiels tout au plus, l’un étant chinois, l’autre français, lorsque cela se justifie bien entendu. L’élimination complète de la concurrence des équivalents est un mythe. Elle n’est par ailleurs pas une exigeance souhaitable. Les terminologies aseptisées ou totalement autarciques n’existent pas, à tout le moins elles sont très rares et peu fonctionnelles. Elles obéissent alors à des conditions de création extrêmement contrôlées comme le montrent certaines taxinomies, celle des minéraux, des éléments du tableau périodique, entre autres. Et encore, ces domaines ne sont pas épargnés par la synonymie! « Plus encore que l’ambiguïté, la synonymie est un principe universel des langues; elle peut être analysée, aménagée, réduite, mais non éliminée » (Kocourek 1991 : 192). Elle est la manifestation vive de la dynamique et de l’évolution d’une langue de spécialité. Nous verrons plus loin qu’il existe cependant des cas où une seule unité suffit pour remplir un mandat dénominatif.

La réduction synonymique a pour objectif d’éliminer les mots qui s’éloignent de la norme et nuisent à la communication, comme les termes fautifs, les traductions approximatives ou inadéquates, les variantes graphiques envahissantes, etc. Le rétrécissement de la marge de manœuvre lexicale, ainsi que les équivalents français proposés, paraîtront peut-être trop limitatifs aux acupuncteurs et aux acupunctologues chinois et occidentaux. Il n’en reste pas moins que l’on peut parvenir à élaborer une terminologie française de l’acupuncture qui serait tout à fait appropriée, pertinente et significative, même si, dans l’esprit de certains spécialistes, elle n’égalera sans doute jamais la richesse d’évocation notionnelle des idéogrammes chinois. « La décision de fonctionner dans sa langue maternelle ou dans une langue « nationale » (en élaborant des terminologies) ou de se résigner à emprunter la langue-outil avec la matière à travailler est politique, car toute langue est capable de tout nommer : l’impression trop fréquente que certaines sémantiques ne peuvent répondre au besoin notionnel relève de l’idéologie. Ce qui est vrai, c’est que les moyens de création dénominative varient selon les langues [...] » (Rey 1979 : 66-67). Par ailleurs, si l’on considère que l’acupuncture est un domaine spécialisé, celui-ci a également des répercussions chez les gens ordinaires, chez tous ceux et toutes celles qui recourent à ce type de soins. Le bénéficiaire des traitements acupuncturels risque d’avoir une vision très différente de celle des praticiens par rapport à l’emploi de la terminologie française. Il préférera probablement que celle-ci soit utilisée, en lieu et place des termes chinois, lorsqu’il a recours à un acupuncteur, et cela pour des raisons évidentes de décodage notionnel et de compréhension. Les mots ne guérissent pas le mal, si exotiques soient-ils!

Une terminologie française bien établie, bien stabilisée ne nuira certes pas à ceux qui œuvrent dans le domaine. Il est faux de prétendre que certains termes sont intraduisibles. Ces dernières années, le français a su s’approprier bon nombre de termes de l’acupuncture réputés « infrancisables »; l’exemple faisant loi, le volume de la terminologie française continuera d’augmenter, comme le montre la littérature sur le sujet et la langue de l’enseignement. L’utilisation du français ne met pas en péril le fait que l’enseignement et la pratique de l’acupuncture puissent se développer dans un esprit essentiellement oriental, comme le souhaitent plusieurs spécialistes plus traditionnalistes. L’alignement sur le français pourrait favoriser une meilleure compréhension des concepts, en fournissant justement des moyens pour éviter l’emploi de ces fameuses recettes acupuncturelles que plusieurs dénigrent et dénoncent avec beaucoup de vigueur et qui sont liées à un manque de connaissances dans le domaine. Les acupuncteurs qui approfondissent leur science (par exemple, sur la question des différents types d’énergie) le font souvent en autodidactes ou lors de sessions de formation. Ils bénéficieraient certainement de l’existence d’un standard consensuel. Tout dépend de la qualité de l’aménagement normatif proposé. Il faut, de plus, soumettre les termes nouveaux à l’épreuve du temps et laisser celui-ci faire son œuvre de polissage et de peaufinement.

Certes, la constitution d’une terminologie française n’empêcherait pas la mise sur pied d’un vocabulaire parallèle chinois-français qui aurait pour but d’établir et de maintenir une correspondance claire et univoque entre un terme d’origine chinoise et un terme d’origine française. Les diptyques lexicaux concourraient certainement à la réduction, sinon à l’élimination, des erreurs dans la pratique, erreurs qui peuvent être reliées à une mauvaise interprétation notionnelle de certains emprunts moins familiers ou utilisés abusivement par nombreux auteurs pour dénommer plusieurs concepts simultanément (ex. : 1. jing / 2. jing, 1. qi, 2. qi, 1. shen / 2. shen, 1. t’chi / 2. t’chi). On le sait, l’homonymie n’est pas la meilleure amie de la terminologie. Ce type de vocabulaire aurait aussi l’avantage d’éviter le flottement excessif entre les emprunts au chinois et les termes français dispersés au fil des textes.

4.2 Exemples de temes pouvant être normalisés

Comment faire un choix judicieux parmi la panoplie de synonymes susceptibles d’être normalisés? Plusieurs critères de sélection linguistiques et extralinguistiques ont été mis de l’avant pour retenir le terme le plus apte à survivre : la dérivabilité, la compositionnalité, la fréquence, la maniabilité, l’internationalité, etc. En général, un seul critère ne suffisant pas à trancher, il est souhaitable de donner la priorité aux termes qui semblent le mieux adaptés aux concepts qu’ils identifient. Il est clair toutefois qu’une certaine subjectivité ne saurait être exclue d’une telle prise de position.

L’établissement d’un vocabulaire double chinois-français suppose qu’idéalement il faudrait favoriser l’implantation d’un terme chinois et d’une unité parallèle française pour chaque notion, dans le but d’uniformiser la terminologie ainsi façonnée. En raison de la provenance de cette sphère d’activité, il existe toujours un ou des termes pinyins pour dénommer chaque concept. Cependant, il y a des cas pour lesquels il est pertinent de contourner la règle des doublets, et cela pour des raisons historiques ou autres, notamment parce qu’aucun terme français n’a encore vu le jour. Par exemple, les termes yin et yang sont tellement répandus dans la documentation et ils dépassent si largement le domaine, qu’il semble évident de les normaliser sans concurrents, ni chinois ni nationaux. Ainsi, yin qi et yang qi, inn et iang seraient probablement éliminés sans objection de quiconque. Au surplus, aucune forme française ne paraît jamais avoir été proposée pour être substituée à ces deux mots phares de la pensée chinoise —le corpus de dépouillement n’en n’a fourni aucune. Après deux siècles et demi de présence en français, ces deux emprunts possèdent un tel prestige qu’ils sont indélogeables, d’autant qu’ils forment consensus chez les praticiens et les chercheurs. Personne ne semble jamais avoir pensé proposer des équivalents français. Par ailleurs, yin et yang étant le plus souvent en interrelation, il convient de stabiliser leur graphie sous la forme yin yang lorsqu’il sont syntagmatiquement conglomérés, comme dans théorie du yin yang, loi du yin yang. Toutes les autres combinaisons, telles yin-yang, inn-yang, [théorie, loi...] du yin et du yang, devraient être écartées. Ces exemples entérinent le caractère hybride de la terminologie acupuncturelle.

En revanche, certains syntagmes croisés devraient être rayés du vocabulaire normalisé. C’est ainsi que zong qi pourrait supplanter sans inconvénient énergie zong. Quant à la formation française souffle ancestral, il y serait souhaitable qu’elle cède sa place au syntagme énergie ancestrale, plus moderne, plus fréquent et beaucoup plus pertinent au plan paradigmatique.

Les exemples qui précèdent sont d’ordre purement lexical. On peut aussi songer proposer un modèle de combinaison symagmatique à base d’unités hybrides ou françaises. Sans aucun doute, la formule à privilégier est-elle de l’ordre « nom + adjectif ». Cette structure est la plus productive du corpus avec 63 occurrences sur 145 unités lexicales complexes, soit 43,45%. Ce schéma binaire rassemble à lui seul 32,64% de tous les termes du corpus (63/193). Les 31 syntagmes empruntés « mot chinois + mot chinois » (ex. : jing mai, zang fu) ne sont pas comptabilisés dans ce lot; ils représentent 21,38% des Iexies complexes. En privilégiant le modèle nom + adjectif, la terminologie relative à l’énergie et aux méridiens, par exemple, pourrait être mieux « paradigmatisée » :

Les termes homonymes homographes posent eux aussi de sérieuses difficultés. Pour bien faire et respecter le principe fondamental de l’univocité, il faudrait éliminer l’un des deux termes pinyins ou français existants quand des concepts différents, si proches soient-ils, sont rendus par des homonymes. Si l’on prend, par exemple, les couples 1. qi et 1. énergie ainsi que 2. qi et 2. énergie, on pourrait réserver le premier groupe à la notion d’ « énergie universelle » et remplacer le second, qui exprime celle d’« énergie circulant dans l’organisme », par les dénominations qi de l’organisme et énergie de l’organisme —ou mieux par *qi organique et *énergie organique (formes non attestées dans le corpus), si l’on désire aussi s’aligner sur le principe de la structure nom + adjectif évoqué plus haut. Deux raisons justifient cette proposition :

  1. Les notions sous-jacentes sont tellement proches et dépendantes l’une de l’autre —il s’agit, en effet, de la même énergie, la seconde étant plus spécifique, car elle implique que cette énergie circule dans l’organisme— qu’il faut les dénommer à l’aide de termes voisins et situés dans un rapport d’hyperonyme à hyponyme, autrement dit de générique à spécifique, de manière que leur degré de parenté conceptuelle soit immédiatement transparent.
  2. La notion d’ « énergie circulant dans l’organisme » requiert une dénomination explicite qui laisse voir un degré de précision notionnelle plus élevé. Le déterminant organisme (ou *organique) vient spécifier le sens du syntagme; la relation entre le terme et la notion est ainsi plus perceptible.

Le besoin de précision s’exprime également dans l’exemple suivant, qui contredira le principe que le terme le plus court —critère de maniabilité— doit toujours être favorisé. À l’heure actuelle, les équivalents français les plus usuels des termes zang et fu sont organes et entrailles. Un meilleur rapport terme/notion exigerait que l’on précise ces unités en les dénommant organes-trésor et entrailles-atelier. Les dénominations allongées deviennent plus significatives, les organes ayant pour fonction d’emmagasiner l’énergie fabriquée par les entrailles. « Le composé N[om]-N[om], dit aussi mot-tandem, est une des caractéristiques des langues fonctionnelles contemporaines non esthétiques, dans la mesure où il y a accent sur la concision. C’est le cas en langue technoscientifique, en langue usuelle et en langue de la réclame et de consommation » (Kocourek 1991 : 133). Les deux termes suggérés reflètent adéquatement, par leur structure, la notion chinoise qui leur correspond. En ce qui a trait à l’orthographe, il faudrait aussi choisir parmi les quelques variantes suivantes :

Emprunts au chinois Mots français
fu entrailles-atelier
entrailles atelier
entrailles-ateliers
entrailles ateliers
zang organes-trésor
organes trésor
organes-trésors
organes trésors

4.3 Quelle francisation pour les emprunts?

Les propositions d’aménagement normatif en faveur de l’intégration des termes pinyins dans le vocabulaire français de l’acupuncture nous forcent à nous demander jusqu’où doit aller la nationalisation des emprunts, surtout lorsque la langue de référence fonctionne d’une manière totalement différente de la langue d’accueil. Il a déjà été fait état que les sinismes ne se plient pas à la loi du nombre grammatical par l’ajout d’un -s lors de leur réemploi en français. Les formes, toutes des substantifs dans la langue d’arrivée possèdent déjà leur marque du pluriel, mais c’est celui de la langue de départ, comme c’est le cas des mots inuit, pluriel de inuk en inuktitut ou de fedayin, pluriel de fedaïen arabe. Un seul terme fonctionne normalement en français et c’est king qui fait kings au pluriel. Il serait préférable de normaliser la plurialisation de tous les emprunts par l’ajout d’un -s. Cette marque en ferait des mots bien français et elle éviterait toute tergiversation. « Admettre des mots étrangers n’est donc ni une catatrosphe ni une trahison envers nos traditions. Le tout est de les adapter de telle sorte qu’ils s’assimilent au reste du vocabulaire français et n’y fassent pas figure d’éléments erratiques » (Sauvageot 1978 : 141).

En revanche, du point de vue linguistique, il ne serait pas de bon ton de pousser l’intégration jusqu’à préférer les termes pinyins qui démontrent une plus grande adaptation phonétique et graphique au français, tels tsang (zang), fou (ju), tchi ou t’chi (qï), tching pié (jing bie), pour la seule et unique raison qu’ils risqueraient d’être rejetés systématiquement par les spécialistes; ceux-ci n’affectionnent que les termes pinyins officiels, dans le but avoué de respecter le domaine, qui est chinois, et aussi parce qu’ils croient que s’ils étaient les seuls termes utilisés dans les textes français, cela éviterait beaucoup d’erreurs de traduction et d’interprétation. Corollairement, on peut imaginer que cette opacité lexicale protège la spécialisation du domaine, qu’elle entretient l’aura et le mystère dont aiment s’entourer certains chercheurs, particulièrement lorsque la science provient d’horizons lointains qui font rêver les humains ordinaires.

5. Conclusion

La description de quelques caractéristiques du vocabulaire de l’acupuncture a fait ressortir deux grandes dominantes dans la gestation, la formation et le fonctionnement de cette terminologie : la multiplicité des formes synonymiques et la présence permanente et marquée des emprunts à la langue chinoise —les sinismes. Il résulte des observations que ni la synonymie, ni l’emprunt et son palimpseste, le calque, ne peuvent être systématiquement éliminés des terminologies qui prennent leur source dans des langues étrangères et qu’il faut transposer en français. L’aménagement peut s’accomplir intelligemment et harmonieusement, et sans que l’éradication des synonymes ait pour résultat une sécheresse lexicale qui répondrait trop froidement à la fameuse équation de l’univocité : un terme ⇔ une notion. De trop nombreuses considérations extralinguistiques entrent enjeu pour que la pratique obéisse aveuglément aux règles de la théorie. Nul n’est censé ignorer la loi, mais il arrive parfois qu’il faille l’interpréter ou que les circonstances conduisent les parties à les réviser ou à les amender pour le bien-être des citoyens. Patients et praticiens de l’acupuncture seront sans doute en harmonie au sujet de la nécessaire convivialité des mots chinois et des mots français pour bien structurer le vocabulaire de ce noble et très ancien domaine des connaissances humaines.

Bibliographie

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude et Gaétane LAVIGNE (1994). « Quelques caractéristiques du vocabulaire de l’acupuncture », Terminology. International Journal of Theoretical and Applied Issues in Specialized Communication, vol. 1, no, 1, p. 17-40. [article]

Abstract (anglais)

The authors study a few characteristics of French acupuncture vocabulary. Their observations are based on a corpus of texts gathered from approximately twenty works. The contacts between two languages with extremely divergent systems give rise to many borrowings, thereby increasing the number of synonyms in the receptor language, in particular given the necessity to Romanize the writing system of the borrower language. Transcribing Chinese ideograms into French causes virtually insurmountable phonological spelling, grammatical, morphological, syntactic and other difficulties. Synonymy and borrowing are described critically by use of a Romanization protocol. They are examined from the standpoint of language planning and the internal functioning of an emerging terminology, partially based on foreign lexical units. A few directions are proposed to facilitate the standardization of this LSP vocabulary.

Keywords: Acupuncture, borrowing, calque, hybrid words, language planning, pinyin, standardization, synonymy, transcription, word formation