Itinéraires croisés des emprunts en alimentation : « Les années Petit Robert »

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
Anna Malkowska (Université Laval)

« Le Robert est un observatoire de la langue et non un conservatoire » (Alain Rey, cité dans Les années Petit Robert, 1999 : 3)
« [...] les mets, très variés, sont vendus au poids, à raison de petites portions de salades, algues, taboulé, humus, nouilles japonaises, guacamole, pois, chiches, lasagne, choufleurs au gratin, quiche aux poireaux, seitan, tofu, feuilleté aux algues, pizzas aux légumes, etc. » (La Presse, 2 mars 1995, p. B5).

1. Les emprunts

La naissance des mots est conditionnée, dans bien des cas, par des facteurs sociaux, aussi bien au regard de la langue générale que dans le champ des vocabulaires d’experts. Il en va de même des emprunts qu’une langue accueille. Historiquement, une part du lexique français est redevable à des contacts de langues, ou mieux à des contacts de cultures, parfois fort éloignées les unes des autres, contacts qui font que certains mots sont pris au vol par des voyageurs qui les rapportent de leurs périples en terre étrangère. Parfois, ce sont les immigrants qui transplantent des mots de leur terroir dans leur pays d’accueil. Lorsqu’une culture s’intéresse à un objet d’une autre culture et qu’elle s’approprie cet objet, souvent, le mot suit. L’unité importée est appelée emprunt ou mot étranger.

L’emprunt, on le sait, est l’une des voies de l’enrichissement d’une langue. Il ne semble pas y avoir de langues qui auraient évolué à l’abri de l’emprunt. Décrit simplement, le processus de l’emprunt consiste à récupérer un signe dans une langue étrangère pour l’intégrer dans sa propre langue. On peut emprunter le signe complet, soit la forme et le sens (spaghetti), ou on peut emprunter la forme seule (cracker « biscuit salé ») ou le sens seul (Québec : danoise « brioche »; de l’anglais danish (pastry)). Le résultat lexical ou sémantique de cette démarche est lui aussi appelé emprunt. L’emprunt est donc un mécanisme usuel et normal auquel recourt une langue dans son parcours évolutif. Tantôt on juge l’emprunt comme indésirable, tantôt on le juge nécessaire. Il ne laisse personne indifférent. Dans certaines sociétés, il est fortement critiqué. L’emprunt peut être fait à une langue vivante (anglais, italien, japonais), à une langue morte (latin, grec ancien), à une langue peu diffusée (afrikaans, suédois, néerlandais) ou à une variété d’une langue étrangère (corse, brésilien, par rapport au français). Dans tous ces cas, l’emprunt est dit externe. Si pour une langue donnée, il provient d’un état ancien de cette langue (ancien français : fiable., disparu de l’usage ou devenu un archaïsme littéraire, puis repris vers 1968) —perspective diachronique— ou de l’une de scs variétés géographiques (Québec : courriel, motoneige) —perspective diatopique—, on parlera alors d’un emprunt interne.

Un certain nombre d’emprunts sont destinés à une carrière dictionnairique. Ce passage du statut de mot du lexique au statut de mot du dictionnaire est soumis à un rituel qui aboutit à un conditionnement articulaire qui détermine le sort de ces unités en français. Nous avons voulu examiner le traitement accordé au contingent des emprunts relevant du domaine de l’alimentation faits par le français au cours du dernier tiers du XXe siècle et depuis le début du XXIe siècle. Le périple s’amorce en 1967 et il s’achève en 2006. Le navire affrété pour accomplir le voyage à travers les mers lexicales portait le nom de Petit Robert [PR] lors de son lancement en 1967; depuis 1993, il a été rebaptisé du nom de Nouveau Petit Robert [NPR].

2. « Les années Petit Robert »

Le Petit Robert est né en 1967. En cette année 2007, il fête donc ses quarante ans, un âge où on se retourne sur sa vie pour établir un ou des bilans. Dans une sorte de livret autobiographique intitulé « Les années Petit Robert », publié d’abord en 1999, puis réédité en 2006, le Petit Robert fait écho à son odyssée à travers quarante années de langue française. L’opuscule ru cense « les mots et sens nouveaux apparus dans la langue française depuis 1960 » (Drivaud 1999 : 3), palmarès dans lequel les mots étrangers occupent une place prépondérante. Dans cette compilation, les mots sont regroupés chronologiquement par décennie et, à l’intérieur de chaque décennie, ils sont classés par thèmes. De nombreux domaines sont à la source des nouveautés lexicales. « L’électronique des années 60 permet l’essor de l’informatique des années 70, qui permet à son tour l’explosion du multimédia et la révolution des télécommunications des années 80, avant l’essor d’Internet » (Drivaud 2006 : 3-4). Autour de ces domaines scientifiques et techniques, d’autres secteurs d’activités plus ou moins spécialisés émergent et entrainent un fleuve de néologismes. On pense à la décolonisation, à Mai 68, aux loisirs, aux modes de vie (les babas ont pris langue avec les « bobos » tandis que bio rime opportunément avec santé et que environnement entre en conjonction avec récupération —déjà abrégé en récup—, glacier, ours blanc et planète). Non seulement l’environnement et les préoccupations pour l’avenir de la planète sont-ils devenus l’affaire de tous, mais ces mots se marchandent maintenant politiquement et ils occupent une place centrale dans les programmes des partis politiques. C’est dans le sillage de ces intérêts nouveaux que moult néologismes ont fleuri et réclament maintenant leur place dans les dictionnaires.

Sur la base du petit livret robertien, il a paru intéressant de poursuivre un examen entrepris en 2003 et de retracer les itinéraires d’un extrait de ces contingents de néologismes que sont les emprunts qui ont surgi dans le lexique du français et dont les chemins ont croisé des innovations indigènes, néomots que le Petit Robert a capté pour la postérité (voir Boulanger, Francœur et Cormier 2003). L’ouverture sur le monde a entrainé la mondialisation des marchés et l’explosion des technologies reliées à l’information comme l’Internet, l’ordinateur portable et le téléphone portable. Parallèlement, des secteurs d’activités moins spécialisés comme l’alimentation et le tourisme se sont aussi ouverts à tous. « [L’]internationalisation de l’alimentation » (Drivaud 2006 : 3) est l’une de ces portes ouvertes sur le monde, tandis que « les grands mouvements du tourisme, en rétrécissant le monde, rendent les langues plus poreuses » (Rey-Debove et Rey 2006 : XVIII). Et quand on parle de mondialisation, on aborde la question des mots qui voyagent avec les choses et on évoque le phénomène de l’emprunt. Dans la sphère de l’alimentation, les mots orbitent autour de la planète et ils se posent en tous lieux, au gré des choses qu’ils servent à dénommer et des goûts ou de la curiosité de chacun. Nous analyserons quelques aspects de ce phénomène en étudiant les emprunts faits par le français dans le domaine de l’alimentation entre 1967 et 2006. Le terme alimentation est pris ici dans un sens très large. Il englobe les aliments (fruits, légumes, condiments et assaisonnements, poissons, etc.), les plats et les préparations, les boissons, les ustensiles, etc.

Un rapide examen des emprunts relevant de ce champ pour la période couverte a montré que l’anglais qui trône au sommet des langues prêteuses dans la majorité des domaines scientifiques et techniques, n’a pas la même aura dans ce secteur. La palette des langues est beaucoup plus colorée. Il apparait qu’en ce domaine, ce ne sont pas la puissance technologique, la mainmise scientifique ou le poids de l’économie qui deviennent des forces centrifuges et déclenchent le phénomène de l’emprunt. L’alimentation est un de ces territoires éclatés où les emprunts sont des atomes libres circulant au gré des modes, des goûts, des voyages et atteignant à une véritable internationalisation. Ils forment une classe de mots caractérisés par quelques traits de comportement qui leur donnent une place particulière dans la mouvance générale des mots migrateurs.

3. Le corpus et les langues prêteuses

Nous avons extrait du NPR 2007, version sur cédérom, les emprunts du domaine de l’alimentation, au sens large, qui sont dates entre 1967 et 2006 (date de publication du NPR 2007). Un premier criblage a donné un total de 72 mots, chiffre qui se réduit à 71 en fait; car un mot possède deux graphies.

Tableau 1 : Criblage des emprunts du NPR 2007 : l’alimentation
antipasti
arabica
bagel
basmati
blaff
brownie
brunch
cappelletti
carpaccio
cheeseburger
cheese-cake
chouchen
chouchenn
cookie
cox
crumble
darjeelmg
expresso
falafel
farfalle
fast-food
fudge
fugu
fusilli
guacamole
halal
hoki
houmous
jonagold
kiwi
knack
lassi
maki
maracuja
margarita
mesclun
mezze
miso
mojito
nashi
nem
nugget
pancetta
panettone
panini
penne
pesto
pita
pizzaïolo
plancha
rigatoni
robusta
romanesco
sanioussa
sashimi
surimi
sushi
taboulé
taco
lapas
tartiflette
tempura
tex-mex
tiramisu
tofu
tonic
trévise
tzatziki
vintage
wasabi
wok
yakitori
TOTAL : 72 mots [71 mots différents + 1 variante; les mots en gras ont été éliminés. Restent 66 mots formant le corpus.]

L’identification des langues prêteuses n’est pas toujours simple. Si on trouve bien des noms de langues comme l’anglais et le japonais, on trouve aussi des sous-types ou variétés de langues (l’anglais → l’anglais dominicain , l’espagnol → l’espagnol de Cuba; le chinois → le cantonais), des identificateurs doubles sans qu’on sache si on a affaire à la même langue (par exemple, le grec et le grec ancien : le mot grec employé seul signifie-t-il « grec moderne »?), des langues régionales de France (l’alsacien, le breton), un dialecte roman du Sud (le provençal), une langue morte (le latin) et des formulations générales dans lesquelles aucun nom de langue n’est précisé (par exemple, mot indien du Brésil, mot hispano-américain, mot régional de la Savoie). Dans un premier temps, nous avons écarté les emprunts internes ou régionalismes (jonagold : français canadien; tartiflette; mot de la Savoie) et les mots venus des langues régionales de France (knack : alsacien; chouchem ou chouchen : breton) ainsi que du provençal (mesclun). Ces mots sont notés en italique dans le tableau 1. Le solde est constitué de 66 emprunts externes (voir le tableau 1). Nous avons ensuite uniformisé les différentes façons d’indiquer les noms de langues en privilégiant les noms génériques. Les 66 mots du corpus sont donc regroupés sous 15 langues (voir le tableau 2).

Tableau 2 : Les langues prêteuses
LanguesNombre de mots
anglais16
arabe3
chinois1
espagnol5
grec3*
hindi3
italien16
japonais11
latin2
maori1
indien1
nahuatl1
turc2*
vietnamien1
yiddish1
TOTAL 67 [= 66]
* Un mot est donné comme venant de deux langues : le grec et le turc, d’où le total de 67 mots au lieu de 66.

Les langues les plus généreuses sont l’anglais, l’italien et le japonais qui accaparent 43 des 66 emprunts, soit 65% du total. L’espagnol est dans la moyenne avec 7,8% tandis que les autres langues logent au bas du classement et se partagent le quart restant (27%). Les langues européennes ou d’origine européenne (l’anglais américain) arrivent au premier rang des continents. L’anglais, l’italien, l’espagnol et le grec génèrent 41 des 66 emprunts, soit 62% du total. Ces statistiques ne tiennent pas compte du turc, du yiddish et du latin. Le continent asiatique est dominé par le japonais qui exporte 11 mots (16,6%). Le chinois n’a généré qu’un seul emprunt. Le résidu appartient aux autres continents. Il est à remarquer qu’aucune langue africaine n’a été à la source d’emprunts.

Le NPR s’enrichit annuellement d’un certain nombre de mots, y compris les emprunts. Pour chaque mot, il dresse un portrait historique qui s’amorce avec l’acte de naissance du mot, c’est-à-dire sa date d’apparition dans le lexique. Dans notre calendrier, les années les plus productives furent : 1970 avec neuf arrivées, 1980 avec sept arrivées et 1990 avec cinq arrivées. Les 45 mots restants se répartissent sur une courbe oscillant de un à quatre emprunts annuellement. Cependant il arrive que pour certaines années, on observe un fort ralentissement des importations lexicales. Les années creuses furent 1974, 1978, 1981, 1982, 1996, puis de 1999 à 2006 alors qu’aucun emprunt dans le domaine de l’alimentation n’est signalé. Pourtant, il semble tout à fait plausible que des mots aient été empruntés au cours de ces années. La longue disette lexicographique de 1999 à 2006 peut s’expliquer par la prudence exercée vis-à-vis de l’intégration des emprunts, les mots étant gardés en réserve jusqu’à ce que leur statut soit évalué quant à leur intégration (durée, dispersion, reparution) et qu’on leur accorde un laissez-passer pour accéder à la nomenclature. On pourrait aussi croire qu’il y a tout simplement eu un ralentissement naturel dans le processus de transfert de tels mots. Une répartition statistique par décennie robertienne montre une relative stabilité pour les trois premières décennies et elle met en évidence la rareté de ce type d’emprunt pour la dernière tranche temporelle.

Par ailleurs, lorsque l’on classe les mots par thème, on observe qu’une correspondance est établie entre un sous-domaine de l’alimentation et une langue donnée. Pour les quatre langues ayant fourni cinq mots ou plus, on peut identifier un thème dominant :

4. Les territoires microstructurels

Nous examinerons quelques facettes du traitement de ces emprunts dans les articles du NPR, notamment la section de la rubrique historique consacrée aux datations, les renseignements de nature grammaticale et les indices d’intégration de ces emprunts en français, soit la productivité morphologique, le comportement graphique et l’enrichissement sémantique.

4.1. Les données calendaires ou dataires

Les mots naissent chez l’individu puis ils sont reconnus socialement par le groupe, ce qui leur ouvre les colonnes des dictionnaires. Les emprunts suivent la même trajectoire. H existe donc un moment où l’emprunt est fait, un moment où les linguistes s’aperçoivent de son existence et un moment où le lexicographe enregistre ce témoignage lexical sur la foi que la société en a entériné l’usage. Trois moments qui ne correspondent pas toujours au même repère temporel. Si on peut saisir parfois avec certitude le moment X du passage du mot d’une langue à une autre, il faut te témoignage tangible de l’écrit pour attester de l’existence réelle du mot (moment Y) et encore attendre le moment Z pour la mise en dictionnaire. Par exemple, les mots Internet et Web se sont répandus à la fin des années 1980 et au début des années 1990, respectivement. Dans le NPR 2007, le premier porte la date de « vers 1995 » et le second celle de « 1994 ». Une recherche dans les textes journalistiques nord-américains et européens en français à l’aide de la base Biblio Branchée[1] vient moduler quelque peu ces dates. Les sources écrites attestent la forme Internet dès 1988 et elles confirment que Web nait bien en 1994. Quant à l’enregistrement lexicographique, il est plus tardif, répondant en écho au décalage bien connu entre l’arrivée d’un mot nouveau dans la langue et sa reconnaissance sociale par le dictionnaire.

Tableau 3 : Du triptyque dataire
Mots Attestations dans l’usage écrit (lexique) Intégration dans les dictionnaires
BBrQc BBrFr Dates du NPR
Internet ou internet Novembre 1988 Novembre 1988 Vers 1995 PLI 1996 [publié en 1995] : section des Npr (le mot commence par une majuscule)
PLI 2000 [publié en 1999] : section des Nco (le mot commence par une minuscule)
NPR : 1999
web Février 1994 Octobre 1994 1994 PLI 1998 [publié en 1997] : section des Nco (le mot commence par une minuscule)
NPR : 1999

Le tableau révèle que le mot Internet a d’abord été considéré comme un nom propre (Npr) par le Petit Larousse illustré [PLI]. Il lui faudra attendre quatre ans avant de rejoindre la section des noms communs (Nco) dans le même dictionnaire. On remarquera aussi le décalage important entre la naissance de ce mot et son enregistrement dans les dictionnaires. Sur la base des nouvelles sources documentaires, le délai d’attente fut de sept ans dans le cas du PLI —1996 identifie le millésime publié en 1995. Il fut de onze ans dans le cas du NPR. L’attente fut moins longue dans le cas de web : trois ans avant d’entrer au PLI —2000 identifie le millésime publié en 1999— et quatre ans avant d’accéder au NPR. Le temps de réaction varie d’un dictionnaire à l’autre. Ainsi, le mot blogosphère— sans doute emprunté à l’anglais— attesté au Québec depuis juin 2002 (141 occurrences dans BBr) et en France depuis avril 2003 (399 occurrences clans BBr) ne figure pas encore dans le NPR, ni dans le PLI; il est présent clans le Dictionnaire Hachette 2007 [DH] (publié en 2006). Le terme intensiviste date d’avril 1989 au Québec (75 occurrences dans BBr) tandis qu’en France il est attesté depuis avril 1998 (15 occurrences dans BBr), mais il est toujours en attente de dictionnarisation.

Le décalage entre le moment où l’emprunt est fait et le moment de la mise en dictionnaire amène à préciser ce que les dictionnaires entendent par mot nouveau. Deux facettes ou interprétations sémantiques sont à concevoir. D’abord, le mot est nouveau sur le plan lexicologique; c’est le néologisme en langue qui vient enrichir le lexique à l’instant de sa création. Ensuite, le mot est nouveau sur le plan lexicographique, à savoir qu’on l’ajoute à la nomenclature d’un dictionnaire lors d’une mise à jour ou d’une réédition. Il y a donc une différence à faire entre le mot nouveau dans le lexique et le mot nouveau dans les colonnes d’un dictionnaire. Ces deux conceptions entraînent l’inévitable décalage de temps et la multiplication des dates quand vient le moment de statuer sur le caractère néologique ou lexicalisé d’une forme. Si on écarte la datation première, c’est-à-dire la date de l’invention idiolectale, on retiendra qu’un mot peut être accompagné de trois générations de dates.

L’étude détaillée des rapports calendaires sera poursuivie à partir des 16 italianismes du corpus.

Par rapport au PLI, le tableau atteste que le NPR a l’exclusivité de 7 des 16 mots et que parmi les 9 mots communs, 3 sont entrés d’abord dans le NPR (penne, pesto, pizzaïolo), 5 ont accédé d’abord au PLI (carpaccio, expresso, pancetta, panini, trévise) et 1 a été consigné la même année (tiramisu). Il montre aussi des écarts assez importants entre l’apparition des mots et leur prise en considération par les lexicographes. On peut déduire également qu’un mot capte par un dictionnaire est rapidement repêché par le concurrent. Un écart de trois ans ou moins vaut pour 6 des 16 mots. L’étonnant écart de 16 ans pour pancetta s’explique mal.

Tableau 4 : Le spectre calendaire des italianismes
Mots Biblio Branchée Datations dictionnairiques Dates d’entrée au dictionnaire
Québec France NPR FQS NPR[2] PLI[3]
antipasti 1991 1990 1980 1997
antipasto 1990 1993 1980
cappelletti 1992 1994 1994 2002
carpaccio 1988 1987 1973 1973 1988 1987
expresso 1986 1987 1968 1968 2000 1997
farfalle 1992 1994 1995 2002
fusilli 1988 1990 1993 1982 2002
pancetta 1989 1996 1992 1983 2005[4] 1989
panettone 1989 1990 1990 2000
panini 1990 1988 1986 1986 1997 1996
penne 1990 1991 1987 1987 2002 2004
pesto 1989 1992 1990 1990 2003 2005
pizzaiolo 1996 1990 1980 1995 1997
rigatoni 1988 1991 1990 1990 2002
romanesco 1991 1998 1993 2006[5]
tiramisu 1989 1989 1990 1990 1995 1995
trévisc 1989 1997 1984 1984 1993 1984

Parmi les 66 mots du corpus dates de 1967 à 1998 —aucun mot n’est daté de 1999—, 28 n’avaient pas encore de niche dictionnairique dans le NPR 2000 (voir le tableau 5).

Tableau 5 : Le purgatoire des mots
Mots Datations du NPR Entrée au NPR Écarts temporels
bagel1983200421
cappelletti199420028
cox19912006[6]15
crumble1987200417
darjeeling1989200617
falafel1985200621
farfalle199520027
fudge1970200636
fusilli1993200211
hoki199720069
houmous1991200615
lassi1976200529
maki199820068
margarita1980200424
mezze1975200530
miso1977200528
mojito1980200424
nashi1988200113
pancetta1992200513
penne1987200215
pesto1990200414
plancha1993200512
rigatoni1990200212
romanesco1993200613
samoussa1988200416
tzatziki1990200414
wasabi1994200410
wok1980200222

Ils ont été consignés selon le calendrier suivant :

L’attente la plus longue a été de 36 ans (1970 à 2006 pour fudge) tandis que la plus courte fut de 7 ans (1995 à 2002 pour farfalle). La durée moyenne d’attente est de 16,9 ans. Parmi les 15 mots qui patientent 15 ans et plus, 4 viennent de l’anglais, 3 de l’hindi, 2 de l’espagnol et du turc et 1 de l’arabe, du yiddish, du grec, de l’italien et du chinois. Parmi les 13 mots restants, ceux qui patientent le moins viennent de l’italien (7 mots) et du japonais (3 mots). Curieusement, aucun mot anglais n’attend moins de 15 ans. Les quatre mots anglais du tableau ont attendu en moyenne 22,5 ans.

On peut s’interroger sur ce qui active le processus de captation dictionnairique. L’une des raisons est certainement l’augmentation de la fréquence d’usage sans que l’on connaisse exactement quel est le seuil à atteindre avant que le néologisme lexical bascule dans la liste des ajouts d’un dictionnaire. Une autre raison pourrait trouver sa justification dans le fait qu’un dictionnaire concurrent consigne le mot qui est ainsi récupéré ultérieurement. On pourrait aussi émettre l’hypothèse qu’au départ, certains mots sont jugés comme étant de nature plutôt spécialisée et qu’on attend une éventuelle banalisation qui entraînerait une diffusion sociale élargie, ce qui justifierait le catalogage. La prudence exige aussi de la patience afin de mesurer le degré de vitalité du mot ou sa pérennité, un mot éphémère n’ayant pas sa place dans les colonnes des dictionnaires. Enfin, il est plausible que la subjectivité du lexicographe joue un rôle.

Si on revient au tableau 4 et aux italianismes, on constate que la plupart des datations documentaires québécoises et françaises sont en adéquation, sauf pour quelques mots. L’écart est de 1 à 2 ans pour 10 des 16 mots du NPR. L’écart le plus prononcé entre les dates d’attestation est de 8 ans (trévise). Par ailleurs, les dates repérées dans la documentation québécoise sont plus anciennes dans 11 cas tandis que 4 cas favorisent la France et qu’il y a match nul pour tiramisu. Quant aux datations fournies par le NPR et celles du dictionnaire en préparation à l’Université de Sherbrooke[7] (Québec), deux mots ressortent du lot en faveur du projet québécois.

Par ailleurs, les sources journalistiques permettent de reculer quelques dates d’apparition. Ces reculs de quelques années paraissent futiles, mais dans le contexte concurrentiel actuel, chaque bataille remportée donne un avantage scientifique à l’entreprise qui est la plus à jour, avantage qui prend aussi des couleurs commerciales.

Deux remarques au sujet de ces constats : premièrement, les archives des dictionnaires sont relativement à jour, les écarts constatés étant plutôt minimes; deuxièmement, la consultation plus systématique des sources documentaires québécoises, belges, suisses, etc., pourrait s’avérer avantageuse pour les dictionnaires français. Certains mots plutôt fréquents sont toujours en attente de dictionnarisation dans le PLI : antipasti, cappelletti, farfalle, fasilli, panettone, rigatoni et romanesco.

4.2. Les voies du transit

Outre la question des strates relatives aux datations des « mots nouveaux », il faut parcourir les voies de l’emprunt. Certains mots passent directement de la langue prêteuse dans la langue receveuse : it. macaroni → franç. macaroni (1659); it. spaghetti → franç. spaghetti (1893). D’autres font un détour par une ou deux autres langues : malais kacu → port. cacho → franç. cachou (1651); algonquien wapiti → angl. amér. wapiti → franç. wapiti (1860); algonquien pakau → angl. amér. pecan → franç. pécan (1930).

Le cheminement des emprunts n’est pas toujours linéaire, tant s’en faut. On peut constater que tel ou tel mot est passe d’une langue à l’autre, par exemple de l’italien au français (it. chianti → franç. chianti 1791), et que son usage est généralisé dans la langue d’accueil. Mais il est aussi possible qu’un mot soit emprunté par deux variétés de la même langue à des moments différents, par des voies différentes et pour des raisons différentes. Deux exemples illustreront ce phénomène : bagel et wok.

Apparemment, ces deux mots ont pénétré deux fois en français. Retraçons leur parcours. Le NPR indique que la date d’apparition de bagel est 1983 et il précise que cette date provient d’une source québécoise. On peut présumer qu’il s’agit du Dictionnaire historique du français québécois [DHFQ] puisque les dates correspondent. Dès 1988, le mot bagel figurera à la Gazette officielle du Québec à titre de mot traité par la Commission de terminologie de l’Office de la langue française. En 1992, il sera dûment répertorié dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui [DQA]. Quant à wok, il est également consigné dans le DQA en 1992. On peut donc croire que ces deux mots furent pendant un temps des « québécismes ». En fait, tel fut leur statut jusqu’au moment où la France les a empruntés ou réempruntés. Mais où furent-ils puisés? Dans leur langue d’origine, dans le DHFQ, directement à l’anglais américain? Résultent-ils d’un amalgame de ces possibilités? En ce qui a trait au NPR, l’hypothèse la plus vraisemblable pour bagel est le croisement de deux sources : en raison de la concordance des dates et du commentaire sur le Québec, la datation semble provenir du DHFQ tandis que les données étymologiques sont tirées d’une source européenne. L’hypothèse est moins certaine pour wok. Par ailleurs, le décalage entre le moment de la publication du DHFQ et celui de l’enregistrement dans le NPR, en 2004 pour bagel et en 2002 pour wok, ne simplifie pas les choses. Sans compter que le lexème bagel est vivant depuis longtemps en France. Pour le constater, il suffit de circuler dans le quartier du Marais à Paris pour voir ce mot affiché sur les chevalets ou les vitrines des commerces, ce quartier accueillant une forte concentration de commerçants d’origine juive.

L’hypothèse des cheminements différents mériterait une recherche plus approfondie, car plusieurs mots relèvent de ce type de traitement composite. Ainsi, le NPR date le mot pita de vers 1970, information comportant la précision suivante : « au Québec ». Pour les mots pesto et romanesco, le NPR donne deux dates, soit 1993 et 1990 pour pesto et 1996 et 1993 pour romanesco; les dates les plus anciennes faisant référence au Québec (pesto) et au Canada (romanesco), respectivement.

On pourrait multiplier les exemples de la circulation croisée des emprunts. Le mot pizza est sans doute aussi l’un de ces mots qui a pénétré en français de France en 1868 en venant directement de l’italien tandis que le français québécois a pu le prendre à l’anglais américain qui l’a emprunté aux Italiens installés aux États-Unis. Les deux mécanismes ont pu aussi s’enchâsser. Les traditions « pizzériennes » européennes et nord-américaines sont trop différentes pour que la souche de l’emprunt soit la même et que le mot se soit répandu au Québec en passant seulement par la France. Les ingrédients qui entrent dans la confection d’une pizza, les noms des types de pizzas, tout est différent. La pizza garnie ou la pizza du chef n’ont guère de parenté avec la pizza napolitaine ou la pizza Margharita. Le consommateur a maintenant le choix entre une pizza à pâte ou à croûte épaisse (pizza nord-américaine) et une pizza à pâte ou à croûte mince, ce qui a entraîné la formation de l’unité complexe pizza européenne. Et l’œuf à cheval se fait totalement invisible en Amérique du Nord, qui en a pourtant vu d’autres en matière culinaire. L’élément de base de la pizza nord-américaine est le pepperoni. Or, suivre la carrière de ce mot, c’est suivre la carrière culturelle de la pizza. Les sources documentaires attestent le mot pepperoni dès 1989; en réalité, il est plus ancien, car pepperoni amorce sa vie lexicographique en 1988 dans le Dictionnaire du français plus [DFP]; par la suite, il figurera dans la première édition du DQA en 1992. Il est demeuré quasi absent des dictionnaires français. À l’heure actuelle, il n’est consigné qu’au PLI qui l’a introduit dans sa nomenclature en 2005 (=PLI 2006) tout en l’identifiant comme québécisme; il ne se trouve ni dans le NPR 2007 ni dans le DH 2007 ni dans le Dictionnaire culturel en langue française [DCLF].

D’autres termes italiens usuels au Québec, et parfois en France, tels bruschetta, focaccia, linguine ou linguini et spaghettini, entrent dans cette catégorie des emprunts ayant suivi un double parcours et qui mériteraient une place dans les dictionnaires généraux français. En ce moment, sauf pepperoni, aucun de ces mots ne figure dans les quatre dictionnaires mentionnés au paragraphe précédent. Leur fréquence d’emploi dans BBr les destine cependant à une carrière dictionnairique. Signalons toutefois que spaghettini fait partie de la nomenclature du DQA depuis 1992.

Selon BBr, le mot bruschetta est apparu dans les journaux québécois en 1992 (201 occurrences entre 1992 et 2006) et en 1991 dans les journaux français (78 occurrences de 1991 à 2006). Le mot focaccia est apparu au Québec en 1993 (67 occurrences de 1993 à 2006); en France, la date est la même, mais la fréquence est moindre (27 occurrences). Le mot linguine mériterait une étude à lui seul. On le trouve au Québec dès 1989, mais il est en concurrence avec linguini qui l’a en fait précédé dans le temps (1986).

Tableau 6 : La France ou l’Amérique?
Mots Franqus BBrQc BBrFr
Dates Dates Occurences Dates Occurences
bruschetta 1992 201 1991 78
focaccia 1993 67 1993 27
linguine 1982 1989 195 1993 76
linguini 1986 149 1995 29
pepperoni 1975 1989 225 1995 13
spaghettini 1982 1985 60 1998 14

De plus, diverses formules bien attestées sont utilisées pour former le pluriel de ces deux mots, soit des linguine (invariable) ou des linguines (BBrQc : 36 occurrences; BBrFr : 7 occurrences), soit des linguini (invariable) ou des linguinis (BBrQc : 53 occurrences; BBrFr : 1 occurrence). Quelques emplois de linguine et de linguini au singulier renvoient au mets et non à la substance (les pâtes). En ce qui a trait au genre, il est clair que le mot liguine est féminin en France, comme en témoigne la quasi-totalité des occurrences, tandis qu’il est masculin au Québec (la très grande majorité des attestations). Le mot pepperoni est apparu au Québec en 1989 (1989 à 2006 : 225 occurrences dans BBrQc); en France, BBrFr l’atteste en 1995 (1995 à 2006 : 13 occurrences au total), mais le mot est souvent cité comme xénisme (contexte de la restauration américaine). Enfin, le mot spaghettini est apparu au Québec en 1985 (60 occurrences dans BBrQc); en France, BBrFr l’atteste en 1998 (14 occurrences au total). Ces statistiques tiennent compte des emplois au singulier et au pluriel. Ainsi, les dix occurrences françaises de spaghattini identifient un pluriel, ce pluriel étant celui de la langue prêteuse. Les quatre attestations qui restent rendent compte du pluriel francisé, soit spaghettinis. Au Québec, si la majorité des occurrences de spaghettini désignent un pluriel, on trouve aussi quelques attestations au singulier : un spaghettini désigne le plat ou le mets. Le pluriel intégré des spaghettinis est assez fréquent (15 occurrences sur 60). Les dates d’apparition mentionnées dans FQS sont : 1982 pour linguine (linguini n’est pas daté) et spaghettini, et 1975 (dans le Fichier lexical du Trésor de la langue française au Québec) pour pepperoni. FQS n’a pas retenu les mots bruschetta et focaccia.

L’antériorité québécoise en ce qui a trait à la datation de certains mots consignés dans les dictionnaires français, tels bagel, pepperoni, pesto, pita et romanesco, ou de certains mots non consignés dans ces dictionnaires, tels focaccia, linguine ou linguini et spaghettini, pourrait être liée au fait que ces mots ont suivi une trajectoire qui aurait pu passer par l’anglais américain avant de passer en français québécois. Des neuf mots étudiés ici —dix si on inclut bruschetta—, seuls bruschetta et romanesco sont ignorés des dictionnaires de l’anglais américain. On trouve même dans ces ouvrages des variantes; par exemple pitta pour pita, peperoni pour pepperoni. De même, l’emprunt antipasti est concurrencé au Québec par la forme antipasto qui pourrait avoir transité par l’anglais. Quoique le mot figure au Larousse gastronomique [LG] de 1984 sous la forme antipasto. Le mets est présenté comme étant étranger : « En Italie, hors-d’œuvre froid ». C’est cette forme que les dictionnaires de l’anglais consignent. Mais ces hypothèses peuvent être tempérées à partir d’une autre perception, soit celle de la valeur spécialisée de ces mots. Ainsi dans l’article pâte du LG 1984, le tableau 4 atteste les mots cappelletti, farfalli (voir farfalle), penne et rigatoni. Apparaissent aussi les noms linguine et spaghattini. Dans la légende de la photo des pâtes, on trouve d’autres attestations, par exemple, la variante capelletti et la forme farfalle. De quoi semer la confusion chez les lexicographes devant la masse documentaire qu’il faut gérer.

4.3 La langue d’appartenance ou la nationalité

Le constat du transir d’un emprunt par une autre langue et celui du double emprunt soulèvent des questions.

Du point de vue de la langue d’accueil, à quelle langue appartiennent les mots ayant vraisemblablement transité par l’anglais ou par une autre langue? Perdent-ils leur statut premier? La réponse n’est pas simple. Ainsi, abordés sous un certain aspect, les exemples ci-dessus sont bien des mots italiens, mais ils ne furent pas empruntés à cette langue; examinés sous un autre aspect, ce sont des mots anglais puisqu’ils pourraient avoir été pris à cette langue dans laquelle ils ont pu être diffusés par des locuteurs italiens de la diaspora vivant en Amérique. Un autre exemple illustrera ce problème. Le DHFQ précise que le mot wapiti provient de l’algonquien et que l’anglais l’a emprunté à cette langue. Lorsque le français l’a pris à l’anglais a-t-il emprunté un algonquianisme ou un américanisme? Et wok en français québécois, est-il un mot chinois ou américain? Ou un mot américain redevenu chinois depuis son entrée au NPR? Et pepperoni, est-il un anglicisme ou un italianisme?

Les datations des trois mots étant plus anciennes au Québec qu’en France, peut-on s’autoriser à parler de québécismes? À tout le moins, de québécismes d’origine puisque ces mots ont aussi cours en France. Quand le NPR dit « d’abord au Québec » ou « d’abord au Canada » (voir bagel, pesto, romanesco), il fait du Québec/Canada le lieu de création d’un mot qui deviendra panfrancophone. Et à qui la France emprunte-t-elle ces mots? Et l’emprunt est-il externe ou interne?

5. L’adaptation de l’emprunt : la chaîne et la trame

L’emprunt ne surgit pas par génération spontanée, il provient de quelque part, d’une contrée plus ou moins lointaine, d’un lieu plus ou moins exotique ou d’une terre toute proche. Considéré dans la perspective de la langue d’accueil, l’emprunt est un intrus, pour reprendre la formule de Louis Deroy (voir 1980 : 214). Un intrus, puisque le mot étranger arrive revêtu de ses habits nationaux ce qui lui donne une physionomie « étrange » ou une couleur exotique. Parfois, on tente de l’intégrer ou de l’accommoder au lexique de la communauté d’accueil, lexique déjà fortement peuplé. Comme toute nouveauté, l’emprunt perturbe le système de la langue qui le reçoit, il le bouscule et il en dérange l’équilibre. Quels avatars un tel mot doit-il connaître avant de se fondre dans le système de la langue cible? Combien de temps faut-il pour qu’un mot étranger acquière le statut d’un mot indigène? Il n’existe pas, semble-t-il, de recettes toutes faites. Et nombre d’emprunts fonctionnent parfaitement en français sans avoir été digérés par l’orthographe, la morphologie ou la grammaire.

Quel que soit le périple qu’un emprunt doit accomplir, le domaine de l’alimentation se révèle particulièrement apte à accueillir des mots étrangers aux formes exotiques aussi variées que les choses qu’ils désignent. Ce domaine semble transcender les frontières linguistiques et géographiques. Le phénomène de la mondialisation facilite des échanges entre cultures et entre langues très diversifiées. Dans un tel contexte, l’emprunt se faufile sans peine, du moins en apparence, dans les milieux culturels les plus variés. Dans les diverses sociétés, on cherche des accès à l’autre afin de le mieux connaitre, et l’alimentation constitue incontestablement l’un des moyens de s’imprégner des habitudes culturelles des autres. Elle donne lieu à bien plus qu’une simple accumulation de noms de plats sur un menu ou d’aliments dans un livre de recettes. Elle est l’un des véhicules les plus représentatifs du comportement quotidien d’un groupe communautaire. Quel étranger ne s’est jamais fait poser l’incontournable question sur le plat traditionnel dans son pays? Simple et sincère curiosité, intérêt pour la chose culinaire, goût pour l’exotisme, plusieurs explications sont possibles.

L’histoire de la langue française est jalonnée de ces témoins culinaires. Des épices et des condiments ramenés des Croisades médiévales au fast-food et à la pizza d’aujourd’hui, les mots de la gastronomie n’ont pas cessé de traverser les frontières. Où qu’on vive, on aime manger à l’orientale (cuisine japonaise, chinoise, vietnamienne, etc.), à l’italienne, à la mexicaine, et même à l’américaine, question d’explorer le monde étrange des habitudes alimentaires de l’autre, de vivre des expériences ou de mieux comprendre les cultures. Et sans vouloir prospecter les profondeurs de l’être humain, on ne peut pas faire fi des raisons de nature psychologique lors de l’analyse des processus d’intégration de ce type d’emprunts en français.

5.1 De l’étrangeté à la familiarité

Devant l’emprunt, ce qui frappe d’abord, c’est l’étrangeté des combinaisons sonores à l’oral et l’étrangeté des formes graphiques à l’écrit. Les emprunts sans empreintes étrangères sont rares. Le corpus de 66 mots ne fait état que de trois formes qui se coulent dans le moule naturel du français, soit taboulé, dont la forme française rend méconnaissable l’origine arabe, trévise, le seul mot italien du corpus qui soit francisé, et vintage, qui peut dissimuler son origine anglaise grâce à sa prononciation à la française [vɛ̃taʒ] et à la présence du suffixe -age; les autres mots gardent tous des traces de leur origine étrangère. Force est de constater que les emprunts à l’italien arrivent avec leurs a, e, i ou o finals, comme dans pancetta, farfalle, panini ou carpaccio. Quoi de mieux pour faire italien, sinon les rafales de consonnes doubles comme dans cappelletti, pancetta ou pizzaïolo? Et que dire des mots anglais qui, à part vintage, laissent paraître sans équivoque leurs origines anglo-saxonnes en cumulant les voyelles doubles comme dans cheeseburger, cheese-cake ou fast-food! Les langues orientales de leur côté ne sont pas en reste. Après avoir été soumis au processus de translittération, les mots japonais se rassemblent autour du quatuor de voyelles formé du a, du i, du o et du u que les consonnes k et sh viennent assembler comme dans boki, yakitori, nashi et sushi. Par la translittération, on tente de représenter le plus fidèlement possible les sons étrangers à l’aide de signes graphiques français. Mais le procédé ne conduit pas nécessairement à la francisation intégrale. Il conserve parfois des motifs qui rappellent l’origine des mots et suggèrent leur valeur universelle, freinant ainsi l’intégration totale au système du français. Dans les exemples ci-dessus, le tissu graphique qui sert à confectionner ces mots est donc formé d’une chaîne japonaise et d’une trame française. Il n’y a apparemment pas de raison pour que dans les mots venus du japonais les voyelles se répartissent en cascade autour de la lettre k et du digramme sh qui ne mènent pas une carrière graphique bien aventureuse en français. Ces lettres auraient la réputation de « faire japonais », un exotisme graphique questionnable sur le plan linguistique, mais qui semble efficace sur le plan psychologique.

Les mots kabuki, kakémono, kaki, kamikaze, karaoké et karatéka seraient l’objet de controverses si l’on s’avisait de franciser leurs graphies comme suit : *cabouqui, *caquémono, *caqui, *camiquase ou *camicase, *caraoqué et *caratéca. De même, dans les mots empruntés au japonais, le graphème u se prononce tantôt [y] comme dans futon et surimi, tantôt [u] comme dans fugu, sushi et tempura et tantôt il a la double prononciation comme dans tofu, prononcé [tɔfu] en France et [tɔfy] au Québec. Quant au sh, on le prononce toujours [ʃ] comme dans sashimi, shogun et sushi. Par ailleurs, la translittération oblitère souvent les pléthores de variantes graphiques. Au résultat, le sentiment linguistique d’un usager de la langue française ne le décevra pas : ces mots sont reconnus comme étant étrangers, même s’il arrive que la langue d’origine soit mal identifiée. Un sondage non scientifique effectue auprès de treize locuteurs en janvier 2007 et portant sur quinze emprunts appartenant au domaine de l’alimentation confirme les observations (voir le tableau 7). De manière à avoir un aperçu assez large, nous avons pris soin de choisir des représentants lexicaux appartenant à trois familles de langues, soit le groupe germanique, le groupe roman et le groupe slave. Il est à noter que trois des quinze mots ont été sélectionnés en dehors du corpus.

Tableau 7 : Les mots témoins de l’enquête
antipasti
arabica
baba
bagel
basmati
mesclun
pesto
pita
samovar
sushi
taboulé
tartiflette
tiramisu
trévise
vintage

Parmi les quinze mots, trois sont intégrés aux normes graphiques du français : taboulé, trévise et vintage. Sept locuteurs identifient trévise comme français, cinq identifient vintage comme français tandis que taboulé garde son caractère étranger pour les quinze témoins. La connaissance des référents joue sans doute un rôle dans ces évaluations. Le taboulé est maintenant répandu et son origine n’est plus un mystère. Les douze autres mots du questionnaire ont tous été classés comme des mots étrangers, que le mot vouvoie les couleurs habituelles du français (mesclun, samovar) ou qu’il les tutoie (bagel). Quant aux mots comme tzatziki et yakitori qui ont un caractère nettement xénique, peut-on faire l’hypothèse qu’ils sont intraduisibles, incalquables ou inadaptables?

Par ailleurs, certains mots étrangers sont stigmatisés. La plupart du temps, ce sont les mots anglais. Dans le NPR, la marque anglicisme accompagne neuf des seize mots du corpus provenant de l’anglais, soit les mots brunch, cheeseburger, cheese-cake, cookie, fast-food, fudge, nugget, tonic et vintage. Ce sentiment d’écart n’est pas ressenti devant les emprunts provenant d’autres langues. Les causes de la stigmatisation sont historiques et elles reposent souvent sur des facteurs extralinguistiques comme le pouvoir politique, le poids économique, les développements techniques et scientifiques, la domination culturelle, etc. Le prestige de la langue véhicule à la fois une image positive et l’idée d’intrusion qui vient perturber profondément la langue d’accueil. Comme l’italien au XVIe siècle, l’anglais est aujourd’hui senti comme une menace pour l’avenir du français, alors que toutes les autres langues ne sont pas perçues comme des forces perturbatrices. Le cortège des emprunts faits à ces langues n’entame pas la précellence du français, au contraire ils en constituent des ornements bien vus, des enrichissements bien reçus. Ces langues exercent peu d’influence et elles savent garder leur place. Quant à lui, l’anglais est trop visible; il agace et il attire sur lui la désapprobation. Et les jugements viennent souvent de ceux qui le maîtrisent le mieux. Ces prises de position à l’égard de l’anglais demanderaient une exploration plus poussée. Il faudrait notamment s’interroger sur les motivations des emprunteurs, car c’est la l’une des sources du problème, aucune langue n’en force une autre à puiser dans son patrimoine linguistique.

Quoi qu’il en soit, sur le plan linguistique, la forme étrangère témoigne de ce désir d’identifier l’autre, de garder un indice visuel et graphique de cet ailleurs où se sont forgés les mots qui servent à désigner tous ces mets, ces condiments, ces ustensiles, ces boissons, ces desserts, etc., qui caractérisent des cultures différentes, mais que l’on cherche à connaître, puis à s’approprier. L’art de la cuisine et la vitrine de ses produits forment un creuset qui porte la marque des contacts culturels et qui incite les voyageurs et les migrants à transporter ces mots dans leurs bagages.

Le français accueille volontiers les mots étrangers —sauf dans le cas de certains mots anglais— tout en leur permettant de conserver leurs habits d’origine. Ce comportement est-il partagé par d’autres langues, confirmant ainsi l’idée d’universalité évoquée par Josette Rcy-Debove et Alain Rey? Une mise en parallèle de douze emprunts, dont un provient de l’extérieur de notre corpus (spaghetti), permettra de vérifier les ondulations graphiques susceptibles d’influencer l’intégration des emprunts et de mesurer la force de résistance des mots voyageurs dans sept langues (voir le tableau 8; le signe ∅ identifie la langue d’origine du mot).

Tableau 8 : Le faciès de mots étrangers dans plusieurs langues
Mots Langues
Allemand Anglais Catalan Espagnol Italien Polonais Tchèque
carpaccio carpaccio carpaccio carpaccio carpaccio carpaccio carpaccio
darjeeling darjeeling darjeeling darjeeling darjeeling darjeeling darjeeling
maki maki maki maki maki maki maki maki
miso miso miso miso miso miso miso miso
nashi nashi nashi nashi nashi nashi nashi NAŠI
pesto pesto pesto pesto pesto pesto pesto
sashimi sashimi sashimi sashimi sashimi sashimi sashimi sashimi
spaghetti spaghetti spaghetti ESPAGUETI ESPAGUETIS spaghetti ŠPAGETY
sushi sushi sushi sushi sushi sushi sushi SUŠI
tzatziki TSATSIKI/ZAZIKI tzaiziki tzatziki tzatziki tzatziki DZADZIKI/CACIKI tzatziki
wok wok wok wok wok wok wok wok
yakitori yakitori yakitori yakitori yakitori yakitori yakitori yakitori

L’exercice de comparaison est très instructif et très édifiant. Il révèle que dans la majorité des cas, les mots étudiés gardent sensiblement la même physionomie aussi bien dans les langues germaniques que dans les langues romanes ou slaves. L’accueil réservé à ces mots par des langues différentes manifeste le même comportement : la volonté transcommunautaire de signaler toujours et partout les origines étrangères de ces mots, sans pour autant les stigmatiser. Ce phénomène d’universalisation du signifiant semble défier le mythe de la tour de Babel. Et s’il y a internationalisation de la forme à partir de la langue d’origine, on peut présumer qu’il y a également internationalisation de la chose désignée.

Les colonnes de mots montrent les correspondances évidentes d’une langue à l’autre. De plus, à quelques exceptions près, les graphies d’origine sont conservées par la langue d’accueil[8] ce qui peut constituer un signal quant à la prononciation qu’il faut privilégier, à savoir celle de la langue prêteuse.

Lorsque l’emprunt est translitéré, il semble y avoir une préférence pour établir un lien transparent entre la graphie et la prononciation, le lien se voulant le plus universel possible. À titre d’exemple, en italien, en catalan et en espagnol, le graphème k, pourtant sporadique dans ces langues, est choisi pour rendre le son [k] dans les mots translitérés des langues asiatiques ou venant du grec, établissant ainsi une équipollence entre le graphème et le son. Les mots maki, tztaziki, wok et yakitori témoignent de ce protocole d’adaptation, ce qui évite les variations graphiques. De même, en polonais, le graphème c est employé dans carpaccio pour indiquer que la prononciation italienne en [k] est conservée [kaʀpatʃjo]. Cette association entre le graphème c et le son [k] est inhabituelle dans cette langue, le graphème c correspondant à la prononciation [ts] comme dans cel [tsɛl] « but » et cebula [tsɛbula] « oignon ». En ce qui a trait aux italianismes, il semble y avoir un consensus quant à l’emprunt intégral, y compris la conservation des voyelles finales. Là où il y a adaptation, c’est surtout pour répondre à des contraintes phonologiques, celles-ci se répercutant sur les graphies. C’est le cas du e prosthétique devant le s initial suivi d’une consonne en espagnol et en catalan : spaghetti → espagaetis et espagueti, respectivement. Quelques autres changements affectent les mots : en allemand, tzatziki se voit concurrencé par zaziki et tsatsiki tandis qu’en polonais, il est concurrencé par dzadziki ou caciki. Enfin, le tchèque semble privilégier les graphies indigènes : naši, špagety et suši sans pour autant condamner les formes étrangères correspondantes.

Ces correspondances entre langues peuvent aussi avoir d’autres causes. Par exemple, on ne peut pas écarter l’hypothèse que des emprunts n’aient pas suivi un parcours linéaire et qu’ils aient été faits à une langue qui avait elle-même emprunté ces mots à la langue d’origine. L’emprunt d’un emprunt renforcerait le caractère de permanence de la graphie originelle. En fin de compte, le processus de transfert d’un mot d’une langue à l’autre peut s’accomplir suivant une infinité d’itinéraires. On évoquera les scénarios les plus plausibles.

La volonté de conserver l’image exotique de ces mots se reflète également dans la prononciation qui reste proche de celle de la langue d’origine. À titre d’exemple, selon le NPR, en France, le mot bagel se prononce [beɡœl] ou [baɡœl]; les deux prononciations ont aussi cours au Québec. Au vu de ces prononciations, trois remarques s’avèrent indispensables : d’abord, l’environnement graphique exigerait la prononciation à la française [baʒɛl]; ensuite, les prononciations [beɡœl] et [baɡœl] ont amené l’Office québécois de la langue française à proposer la graphie baguel en 1988, graphie qui ne s’est pas diffusée; enfin, la prononciation privilégiée par le NPR est très proche de la prononciation anglaise, ce qui donne du poids à l’hypothèse de l’emprunt à l’anglais plutôt qu’au yiddish.

5.2. La pluralité des genres et la singularité du pluriel

Si la forme de l’emprunt demeure plutôt intacte, d’autres facettes du fonctionnement linguistique concernent l’intégration, en particulier le genre et le nombre. Il semble pertinent d’analyser maintenant le traitement grammatical réservé aux emprunts, notamment l’attribution du genre et la formation du pluriel. Les douze mots du tableau 8 ont été repris et huit autres mots choisis au hasard dans le corpus ont été ajoutés. Les renseignements grammaticaux relatifs aux vingt mots ont été vérifiés dans le NPR 2007 (voir le tableau 9).

Tableau 9 : Le traitement grammatical de quelques emprunts dans le NPR
Mots Genre Pluriel
arabica n.m. Absence d’exemple au pluriel.
carpaccio n.m. Absence d’exemple au pluriel.
darjeeling n.m. Absence d’exemple au pluriel.
guacamole n.m. Absence d’exemple au pluriel.
maki n.m. Exemple explicite : Makis au thon.
maracuja n.m. Absence d’exemple au pluriel.
miso n.m. Absence d’exemple au pluriel.
nashi n.m. Exemple explicite : Des nasbis.
pancetta n.f. Absence d’exemple au pluriel.
pesto n.m. Absence d’exemple au pluriel.
pita n.m. Absence d’exemple au pluriel.
samoussa n.m. Absence d’exemple au pluriel.
sashimi n.m. Exemple explicite : Un assortiment de sashimis et de sushis.
spaghetti n.m. Exemple explicite : Des spaghettis à la tomate.
sushi n.m. Exemple explicite : Des sushis et des sashimis.
tempura n.f. Exemple explicite : Les sushis et des tempuras;
trévi se n.f. Absence d’exemple au pluriel.
tzatziki n.m. Absence d’exemple au pluriel.
wok n.m. Absence d’exemple au pluriel.
yakitori n.m. Absence d’exemple au pluriel.

Le tableau 9 permet de constater que les vingt mots d’origine étrangère bénéficient d’un traitement grammatical à la française dans le NPR. Tout mot doit avoir une catégorisation lexico-grammaticale, à savoir appartenir à une partie du discours. Tous les mots du tableau sont des substantifs. La répartition entre le genre masculin et le genre féminin est fondée sur quelques principes. Les sept mots qui se terminent par i prennent le genre masculin; la terminaison o appelle aussi le genre masculin, de même que les finales consonantiques, tandis que la finale a entraîne tantôt le masculin, tantôt le féminin. Le genre de l’emprunt peut être le même que dans la langue d’origine, lorsque la distinction des genres existe dans la langue prêteuse, bien entendu. Par exemple, en italien pancetta est féminin et pesto est masculin; lors de leur passage au français, les deux mots ont conservé leur genre d’origine. De même, le nom de lieu italien Gorgonzola a pris le genre masculin lorsqu’il s’est lexicalisé sous la forme de l’éponyme gorgonzola; le français a importé le nom commun avec son genre. L’attribution de la marque du genre peut reposer sur un élément qui joue un rôle classificateur, par exemple un déterminé (dans café arabica, arabica détermine le nom masculin café; en conséquence, lors de la réduction par aphérèse, il adopte son genre).

Le genre peut varier suivant les aires linguistiques de la langue d’accueil (linguine, mozzarella et ricotta sont féminins en France tandis que minestrone est masculin; au Québec, linguine est masculin —quelques rares attestations au féminin—, minestrone, mozzarella et ricotta possèdent les deux genres, mais le féminin de minestrone et le masculin de mozzarella et ricotta, qui sont d’usage fréquent, font parfois l’objet de critiques. Le catalogage du genre est soumis également à des contraintes particulières quand la langue prêteuse comporte plus de deux genres, à savoir le masculin, le féminin et le neutre. Quand ils migrent en français, les mots allemands appartenant au genre neutre comme das Chromosom ou das Heroin doivent s’ajuster en conséquence : les emprunts chromosome et héroïne prennent respectivement le genre masculin et le genre féminin.

L’analyse grammaticale de tous les emprunts du corpus révèle qu’à une exception près, le processus d’intégration grammaticale de ces mots au regard du pluriel ne diffère en rien de celui des mots forgés à même le matériel morphologique interne. À l’intérieur de l’article dictionnairique, l’absence d’indication sur la formation du pluriel signifie qu’il est régulier, c’est-à-dire formé par le simple ajout d’un s, comme dans cardiologue, écolier, histoire ou tablette. Si la règle et le protocole éditorial sont bien assimilés par les locuteurs pour ce qui est des unités internes, il reste que dans le cas des emprunts, le doute peut s’installer ou donner lieu à des interrogations du genre : « Cuisinons-nous dans des woks ou des wok, mangeons-nous des misos ou des miso, buvons-nous des darjeelings ou des darjeeling? ». En raison des hésitations historiques quant au pluriel qu’il faut privilégier lorsqu’il s’agit des emprunts, le choix se portant parfois sur la règle de la langue prêteuse (angl. brunch : plur. des brunches, all. lied : plur. des lieder) ou prônant le pluriel francisé (angl. brunch : plur. brunchs, all. lied : plur. lieds), une décision doit être prise quant à l’indication du pluriel des noms et des adjectifs dans les articles. Les tergiversations ont eu des conséquences sur la stabilité des règles du pluriel et elles peuvent perturber la maîtrise de la langue. Pour la formation du pluriel des emprunts, il serait plus logique de s’aligner sur la règle générale du français qui consiste à ajouter un s au mot plutôt que de recourir à toutes les tables grammaticales des langues prêteuses. Le pluriel des emprunts doit être régi par le code de la langue d’accueil et non pas par celui de la langue donneuse. Ce mécanisme de régularisation contribuerait à la domestication des emprunts.

Les dictionnaires seraient avisés de fournir systématiquement le pluriel de chaque mot emprunté en tête d’article. Il serait également opportun de donner systématiquement un ou des exemples des emplois pluriels. Dans l’échantillon ci-dessus, cet important renseignement fonctionnel n’est fourni que dans six cas —dont cinq mots japonais terminés par i— sur vingt. Pour l’ensemble du corpus, il est signalé dix-sept fois sur soixante-six, soit dans un peu plus de 25% des cas. C’est peu. Et les lexicographes n’exposent pas leur politique éditoriale à ce sujet. Et là où ce pluriel n’est pas donné —tout en n’étant pas interdit!—, il ne faudrait pas conclure qu’il se construit par analogie avec les mots souches du français. À titre d’exemple, dans BBr, on trouve les pluriels suivants pour le mot lied : plur. des lied (invariable), des lieds, des lieder (pluriel allemand), des lieders. La confusion entraîne des hypercorrections de sorte que dans BBr on trouve des attestations de l’emploi du singulier un lieder. Il en va de même pour les paires de mots linguine/linguini et antipasto/antipasti qui sont soumis à une véritable valse-hésitation quant à leur pluriel.

Parmi les emprunts du corpus, seul antipasti reçoit un traitement spécifique : en effet, le NPR le traite comme un nom masculin pluriel. Le singulier correspondant est antipasto. En outre, la définition du mot le place en contexte italien, « Assortiment de hors-d’œuvre froids [...] servi en Italie à l’apéritif ou au début du repas » pouvons-nous lire dans le NPR. Serait-ce à dire que la chose se cachant derrière le mot n’a pas traversé les frontières italiennes, qu’elle n’est pas encore inscrite dans les mœurs culinaires des francophones? De manière plus plausible, il apparait que te NPR est en retard sur l’actualité. Par ailleurs, il a déjà été fait écho à l’emploi de la variante antipasto au Québec (voir le tableau 4). Selon le NPR, nous serions donc en présence d’un xénisme dont la singularité serait trahie par la graphie, par la définition et par le traitement grammatical, un trio qui est déterminant dans les étapes de la mue d’un emprunt.

6. La productivité morphologique et sémantique des emprunts

« Un mot étranger, dès le moment où il sert de base à une dérivation selon le système morphosyntaxique français est véritablement intégré à notre langue » (Guilbert 1975 : 97). La productivité dérivationnelle ou sémantique constituerait alors la preuve par excellence de l’intégration des emprunts. Sans vouloir remettre en question la position de Louis Guilbert, force est de constater que cette capacité de production dans le cas de certains emprunts est souvent étique, pour ne pas dire quasi inactive. Tel est le cas de notre corpus de 66 mots.

Sur le plan morphologique, on repère quelques nouvelles formes dans la documentation québécoise, notamment des dérivés, mais surtout des abrégements. Le mot brunch pourrait être à l’origine de bruncher et bruncheur; il est possible aussi que l’on ait affaire à des calques à partir de l’anglais. Trois mots s’abrègent, soit cheeseburger (→ cheese), cheese-cake (→ cheese) et fast-food (→ fast). Un seul autre mot du corpus est touché par la bande par la morphologie; il s’agit de pizzaïolo qui est d’usage au Québec, mais qui est concurrencé par le pseudo-anglicisme familier pizzaman (BBrQc 1993). Même s’il ne fait pas partie du corpus, le mot pizza mérite un bilan. Il s’abrège en pizz (BBrQc 1993) ou pizze (BBrQc 2003) et il entre dans la construction d’un mot-valise : pizzaghetti (attesté en 2000 dans BrQc). Parmi les mots convoqués dans cette étude, celui qui est le plus riche du point de vue de la productivité morphologique est spaghetti. Il n’est pas membre du corpus, mais il vaut la peine de parcourir sa descendance. Le mot spaghetti est en effet à l’origine du mot-valise qu’on vient de mentionner, d’une unité lexicale complexe (spaghetti italien « à la bolognèse », attesté en 1991 dans BrQc) et d’une cascade d’abréviations : spag (attesté en 1995 dans BBrQc, mais déjà consigné en 1992 dans le DQA); spagate (attesté en 1989 dans le Dictionnaire des canadianismes [DC]); spagatte (attesté en 1999 dans BBrQc); spaghatte (attesté en 1999 dans BBrQc); spaguette (attesté en 2000 dans BBrQc, mais consigné en 1989 dans le DC). On trouve aussi spaghetti dans différentes formations complexes obéissant au modèle : spaghetti à la [...]. Hors du champ culinaire, il a produit western(-)spaghetti, forme dans laquelle il prend le sens de « italien ». C’est là tout son héritage après plus de cent ans d’usage en français. Emprunté en 1893, il mettra du temps avant d’être répertorié dans les dictionnaires. Il fera son entrée dans le Nouveau Petit Larousse illustré [NPLI] dans la refonte de 1924. L’article est court : « spaghetti n. m. pl. (mot ital.). Macaroni très mince et sans trou ». La genre prochain de la définition est plutôt surprenant, d’autant que la définition même de macaroni en fait presque un xénisme : macaroni : « Pâte de fine farine moulée en tubes longs et creux, qui est un des mets favoris des Italiens ». Au fil du temps, la définition de spaghetti évoluera; dans le PLI 2007, le mot est défini : « Pâte alimentaire originaire de Naples, en forme de bâtonnet long et fin ».

La question des variantes graphiques peut être rattachée à la morphologie. De fait, les variantes graphiques des mots du corpus sont plutôt rares. L’élargissement des sources documentaires dépouillées donne quelques maigres résultats.

Sur le plan sémantique, seulement cinq des 66 mots du corpus sont polysémiques, à savoir arabica, cookie, fast-food, fudge et vintage; deux monosèmes ont cependant un sous sens, soit carpaccio et maracuja. Aucun polysème n’a plus de deux sens. Le mot le plus riche est vintage dont le deuxième sens possède un sous-sens. Les extensions de sens se sont faites dans le domaine même de l’alimentation pour arabica, fast-food et fudge. Sur un total de douze sens et de trois sous-sens produits par ces mots, deux sens et un sous-sens n’appartiennent pas à l’alimentation. Il s’agit de cookie (sens 2 : informatique) et vintage (sens 2 : mode; sens 2, sous-sens : photographie). Il est fort probable que les deuxièmes sens de cookie, fast-food, fudge et vintage soient de nouveaux emprunts et que seul arabica ait produit un nouveau sens en français. La marque anglicisme qui coiffe les sens vient raffermir, sinon confirmer cette hypothèse.

Les 66 emprunts n’ont donné que quelques dérivés et abréviations, ils n’ont laissé aucune locution et à peine entrouvert de nouvelles pistes sémantiques. Cette faible productivité des emprunts en alimentation est-elle normale ou le fruit du hasard? Il est difficile de trancher sans élargir le corpus. Toutefois, le facteur temps qui aurait dû jouer en faveur du redéploiement morphosémantique de certains mots n’a eu aucun impact, sinon celui de confirmer que ce vocabulaire a un faible taux de rendement interne, même après de longues années de fonctionnement dans la langue française. Le caractère universel de ces unités ne semble pas suffire pour leur garantir une longue descendance ou des collatéraux!

Il n’en demeure pas moins que ces mots font désormais partie du système de la langue française où ils ont été accueillis. Sans jamais s’y fondre complètement, ils ajoutent une couleur particulière au paysage linguistique, un paysage qui a toujours connu une diversité remarquable. Ces quelques emprunts d’allure exotique ne font que témoigner de la vitalité de la langue française et ils illustrent bien que le français n’est pas une langue en déclin et en train de perdre son âme sous la poussée envahissante des mots étrangers. C’est une langue pleine de ressources et qui est en mesure de se protéger, à condition qu’on y mette un peu de bonne volonté. Le contingent d’emprunts raisonnablement accommodés est le signe de la souplesse formelle du français et de sa capacité à participer à l’universel. Et s’il est vrai que la langue est le miroir de la société, elle remplit bien son rôle dans une communauté où les influences culturelles se sont ainsi manifestées et enchâssées en permanence au cours de l’histoire. Les 66 emprunts et les quelques exemples puisés en dehors du corpus ont pris langue avec le français et, loin de précipiter sa chute ou de le mettre en danger d’extinction, ils en montrent les forces vives et ils activent les mécanismes de domestication forgés au cours des siècles, justifiant la place de la langue de Molière dans le concert des nations.

Bibliographie

[Note : Plusieurs éditions et tirages du (Nouveau) Petit Robert ont été utilisés pour cette contribution. Aussi, afin de ne pas allonger la bibliographie, nous n’incluons pas les références détaillées de chaque édition ou tirage. N’apparaissent que les références du premier PR (1967) et du NPR 2007 (2006). Il en va de même pour le Petit Larousse illustré. Seule l’édition de 2007 est retenue.]

Notes

[1] Les archives de Biblio Branchée qui ont été consultées couvrent les dates extrêmes suivantes : début le 1er janvier 1980, fin le 31 décembre 2006. Cette base de textes journalistiques intègre des journaux québécois [= BBrQc] et européens (Belgique, France, Suisse) [= BBrFr].

[2] Nous remercions Danièle Morvan et Marie-Hélène Drivaud du Robert pour l’aide qu’elles nous ont apportée dans l’établissement de cette série de dates, de même que pour celles du tableau 3.

[3] Les dates correspondent à l’année de publication et non au millésime.

[4] Cette date correspond au millésime 2006.

[5] Cette date correspond au millésime 2007.

[6] Les années 2005 et 2006 sont celles des dates de publication du dictionnaire; elles correspondent aux millésimes NPR 2006 et NPR 2007, respectivement.

[7] Ce projet est couramment dénommé FRANQUS [FQS], c’est-à-dire « Français québécois, usage standard ».

[8] Les mots pour lesquels il y a eu une adaptation ou des ajustements graphiques apparaissent en petites capitales dans le tableau 8.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude et Anna MALKOWSKA (2008). « Itinéraires croisés des emprunts en alimentation: Les années Petit Robert », dans Jean Pruvost (dir.). Dictionnaires et mots voyageurs : les 40 ans du Petit Robert : de Paul Robert à Alain Rey / Les Journées des dictionnaires de Cergy 2007, Eragny-sur-Oise, Éditions des Silves, coll. « Actes de colloque », p. 103-136. [article]