L’Académie française, un instrument politique au service de l’instauration d’une norme

Annie Chrétien (Université de Montréal)
Hélène Gauthier (Université de Montréal)
Monique C. Cormier (Université de Montréal)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Selon André Collinot et Francine Mazière (1997 : 8), l’impression que le français moderne est né au XVIIe siècle tient du fait qu’à cette époque, une compagnie royale, l’Académie française, s’est vue confier la mission d’unifier la langue et de la consigner dans un dictionnaire. Par conséquent, le choix de la norme qui a présidé à la confection du Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy (1694), instrument de la reconnaissance officielle du français, aura une influence sur la perception de la langue pour les siècles à venir. Le programme éditorial prévoira une norme élitiste tandis que les régionalismes et les autres formes d’écarts seront laissés pour compte lors des travaux de description de la langue.

La France unificatrice

Au début des années 1630, la France fait face à des résistances et à des contradictions intérieures tant politiques, religieuses que linguistiques. Pour renforcer le royaume, le cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII, met alors en œuvre une politique centralisatrice qui vise l’unification et l’harmonisation du pays.

La fondation d’un État centralisé fort exige, entre autres, l’uniformité de la langue. En effet, au début du XVIIe siècle, la grammaire, la syntaxe, la prononciation et le vocabulaire du français sont fluctuants. De plus, le latin, l’italien et les parlers régionaux lui font encore concurrence (Pastoureau, 1994 : 80). Pour favoriser et uniformiser le français, Richelieu adopte ce qu’on pourrait appeler une politique linguistique, d’une part, pour régulariser la langue administrative des provinces et, d’autre part, pour fixer la langue du pays entier : toute la France parlera le même français. Bref, la fixation de la langue fait partie intégrante de la politique centralisatrice de l’État : établir le français, c’est établir la France.

Par ailleurs, la politique de Richelieu a des visées à l’intérieur comme à l’extérieur du royaume. En effet, pour le cardinal, l’unité, la pureté et le prestige de la langue ne sauront manquer de faire voir au monde la grandeur et la force de l’État et, par conséquent, d’encourager le rayonnement du pays entier. Son entreprise réussit puisque, dès la seconde moitié du siècle, la France domine l’Europe continentale et le français, son ambassadeur, devient, aux dires du grammairien d’Allais (cité dans Brunot, 1917 : 137), la langue « la plus estimée et la plus universelle de l’Europe ».

Les lettres au service de l’État

Pour l’aider à accomplir l’unification langagière de la France, Richelieu a l’idée de fonder un corps officiel ayant pour mission de « servir la cause de la langue et des lettres françaises » (Matoré, 1968 : 80). Ayant eu vent, par son secrétaire Boisrobert, au début des années 1630, de l’existence d’une petite assemblée où quelques hommes de lettres se rencontrent pour discuter de divers sujets, Richelieu propose de faire de leur cercle un corps régi par une autorité publique (Pellisson et d’Olivet, 1989 : 13). Devant leur accord, l’Académie française est officiellement créée en 1635 par lettres patentes du roi Louis XIII. Le cardinal en devient le protecteur et le chef.

Née des prétentions centralisatrices de Richelieu, l’Académie française sert donc, dès ses premiers instants, la politique hégémonique de la France du XVIIe siècle. Son rôle se poursuit également sous le protectorat de Louis XIV et du sous-protecteur Colbert, qui succède à Richelieu (Collinot et Mazière, 1997 : 21).

Le sceau d’une mission

En instituant l’Académie, on veut stabiliser la langue française comme le pouvoir français doit lui-même être stabilisé par un pouvoir royal centralisé. Ainsi, comme en témoignent les Statuts et Règlements de la Compagnie, le rôle unificateur de l’Académie française constitue le principe même de sa fondation. Le Statut 24, « qui formule la raison d’être de l’Académie, lui prescrit sa mission et fonde son autorité » (Note 1, Statut 24, Académie française, 1998b : s.p.), insiste sur la fonction prescriptive de la Compagnie :

« La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. »

On confie à la Compagnie la mission de faire appliquer la norme qu’elle aura établie. Le Statut 26 précise les moyens à prendre pour y arriver : « Il sera composé un dictionnaire, une grammaire, une rhétorique et une poétique sur les observations de l’Académie » (Académie française, 1998b : s.p.). Dans les faits, seul un dictionnaire est réalisé au XVIIe siècle[1].

L’Académie tient sa légitimité du fait qu’elle est mandatée par l’État pour instituer une norme et, par là même, débarrasser la langue, selon Richelieu, « des ordures qu’elle avait contractées ou dans la bouche du peuple ou dans la foule du Palais et dans les impuretés de la chicane, ou par les mauvais usages des courtisans ignorants, par l’abus de ceux qui la corrompent en l’écrivant [...] » (cité dans Collinot et Mazière, 1997 : 17).

L’union des forces

Dans la France du XVIIe siècle, la langue, ainsi encadrée par l’Académie, devient une « institution royale, instrument de gloire militaire et de pouvoir politique » (Collinot, 1985 : 14). Un extrait de l’épître dédié au roi et figurant dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy (1694) (Académie françoise, 1997a : 24) montre d’ailleurs la complémentarité du travail de l’Académie et de l’État :

« [N]ous ne doutons point que le respect qu’on aura pour une Langue que vous aurez parlée, que vous aurez employée à dicter vos resolutions dans vos Conseils, & à donner vos ordres à la teste de vos Armées, ne la fasse triompher de tous les siecles. La superiorité de vostre Puissance l’a desja renduë la Langue dominante de la plus belle partie du monde. Tandis que nous nous appliquons à l’embellir, vos armes victorieuses la font passer chez les Etrangers, nous leur en facilitons l’intelligence par nostre travail, & vous la leur rendez necessaire par vos Conquestes [...]. »

L’ambition centralisatrice de Richelieu, qui fait de la langue un outil politique pour la gloire de la France, s’incarne dans la constitution de l’Académie. En effet, la Compagnie, pour le profit du royaume, est investie d’une mission d’unification langagière L’imposition d’une langue commune nécessite alors l’institution d’une norme qui, du reste, exclut d’emblée toutes les variations régionales et presque toutes les variations sociales.

Le dictionnaire, moyen privilégié pour imposer la norme

Les statuts fondateurs de l’Académie précisent que, pour fixer l’usage, pour donner des règles à la langue afin de la rendre pure et éloquente, il est nécessaire de se munir d’outils linguistiques. Le dictionnaire apparaît comme le moyen privilégié pour remplir cette mission. La préface du Dictionnaire de Trévoux (1704) (cité dans Quemada, 1967 : 202) insiste en effet sur l’utilité des dictionnaires en matière de norme :

« Ainsi l’autorité de l’usage quelque décisive qu’elle soit en fait de Langue, ne décidera jamais rien, tant que cet usage demeurera vague et indéterminé : Le point est donc de le fixer, et c’est ce que fait un Dictionnaire, et ce qui en montre la nécessité. »

En décidant de la nomenclature de la langue, du sens des mots et de certaines règles de grammaire, le dictionnaire crée donc, d’une certaine façon, la langue (Collinot, 1990 : 81). Il détermine ce qui est français et ce qui ne l’est pas. Ainsi, en 1637, la Compagnie entreprend la confection d’un tel ouvrage qui, publié en 1694, devient le premier dictionnaire normatif de la langue française (Quemada, 1997 : III).

Le triomphe du bel usage

À l’époque classique, deux usages se côtoient et se chevauchent : le bel usage mondain et le bon usage savant. Le bon usage tend cependant à s’imposer autour de 1670 (Quemada, 1967 : 205). Par conséquent, parce que les premiers dictionnaires monolingues français ne sont publiés qu’à partir de 1680, on pourrait croire à tort que le bel usage en est absent. Pourtant, il semble qu’il ne soit pas rare qu’après cette date, les deux usages puissent être associés dans un même ouvrage lexicographique (Quemada, 1967 : 204), donc que le bel usage survive.

En fait, l’Académie choisit le bel usage comme norme de référence officielle sur la foi de « critères sociaux et esthétiques dominants » (Quemada, 1998 : 63) à l’époque. Comme l’explique Bernard Quemada (1967 : 205) :

« Le bel usage s’attache à la langue au même titre qu’aux manières ou aux sujets de préoccupations : il représente l’une des clés de la réussite sociale, il est le préalable indispensable pour qui veut s’initier à la vie de la Cour. »

Par l’entremise de son dictionnaire, la Compagnie tente donc d’imposer à tous ceux qui parlent français l’usage de la Cour, des poètes et des orateurs, bref, l’usage du petit groupe des honnêtes gens.

Selon l’académicien Vaugelas, le bel usage correspond à « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » (Vaugelas, 1970 : II). Pour le réputé « greffier de l’usage », la parole des honnêtes gens prime sur l’écrit qui n’est, du reste, que le reflet de l’oral (Vaugelas, 1970 : II). En effet, à la Cour, une élite, à laquelle les femmes appartiennent, « constitue le modèle de langue et de goût sur lequel se fondent les écrivains », qui de toute façon écrivent pour elle (Caput, 1986 : 44). Bref, l’écrit s’inspire de l’oral.

Dans les faits, force est de reconnaître que le bel usage ne valorise le parler que d’une faible partie de la population. Par son dictionnaire, l’Académie exclut les régionalismes dans l’espoir de les voir ultimement disparaître au profit d’une langue française inspirée de la Cour qui serait commune à tous. Pourtant, l’unification de la langue est loin d’être achevée. En effet, cent ans plus tard, douze pour cent seulement de la population parle un français « standard » (Collinot, 1985 : 11).

La norme du Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy (1694)

Dans la préface de la première édition de son Dictionnaire, l’Académie décrit la norme sur laquelle elle se fonde. En effet, elle dit s’être « retranchée à la Langue commune, telle qu’elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l’employent; Ce qui comprend tout ce qui peut servir à la Noblesse & à l’Elegance du discours » (Académie françoise, 1997b : 28-29).

La Compagnie royale valorise l’usage contemporain de la Cour au détriment de celui de la bourgeoisie et du « bas peuple » et met de côté les régionalismes (Kibbee, 1999 : 24-25). En fait, parce qu’elle rejette tous les éléments de la langue qui n’entrent pas dans le bel usage, il semble que l’Académie se fonde sur une norme d’exclusion. Par conséquent, son Dictionnaire élimine les archaïsmes, les termes d’emportement ou qui blessent la pudeur, les néologismes et les termes des Arts et des Sciences.

L’Académie exclut d’abord les vieux mots, « qui sont entièrement hors d’usage », car elle veut représenter la langue dans sa synchronie, soit « dans cet estat où la Langue Françoise se trouve aujourd’huy » (Académie françoise, 1997b : 28). Par contre, elle conserve, en les marquant toutefois, les mots vieux qui sont encore en usage, les mots qui commencent à vieillir et, du fait du classement par racines, les archaïsmes qui sont primitifs d’autres mots en usage. Comme l’illustre la préface (Académie française, 1997b : 31-32) :

« Quoy qu’on se soit proposé en general de ne point employer les vieux mots dans le Dictionnaire, on n’a pas laissé d’y en conserver quelques-uns, sur tout quand ils ont encore quelque usage, en les qualifiant de Vieux; & l’on n’a pas mesme voulu oublier ceux qui sont tout à fait hors d’usage, lors qu’ils sont Primitifs de quelques mots receus & usitez. On a eu soin aussi de marquer ceux qui commencent à vieillir, & ceux qui ne sont pas du bel usage, & que l’on a qualifiez de bas ou de style familier selon qu’on l’a jugé à propos. »

Par ces commentaires, on remarque que même des mots vieux qui ne sont pas du bel usage peuvent se trouver dans le Dictionnaire. Du fait des restrictions qu’elle ajoute, l’Académie semble légitimer la présence de n’importe quels vieux mots, même ceux du mauvais usage qui ne sont ni primitifs ni couramment employés par les honnêtes gens. Voici quelques exemples de mots répertoriés par la Compagnie (Académie française, 1998a : s.p.) :

« AISEMENT. s.m. Commodité. Il est vieux & bas. Il ne se dit que dans cette façon de parler. A vostre bon point & aisement. à vos bons points & aisements, pour dire, A vostre commodité. Il signifie aussi, Un privé. Aller à l’aisement.
« EMBESOGNÉ, ÉE. part, du verbe. Embesogner, Qui n’est plus en usage. Bien occupé, & qui a bien de la besogne & bien des affaires; comme, Cet homme est bien embesogné. il fait l’embesogné. Il est vieux & bas.
« TRUANDAILLE. s.f. Nom collectif. Ceux qui truandent. Ce n’est que de la truandaille. Il est vieux & bas. »

Ces vieux mots ne sont ni primitifs ni du bel usage. En fait, ils semblent avoir été recensés parce qu’ils sont encore employés dans certaines façons de parler. Bref, l’Académie ne paraît pas très restrictive en ce qui concerne les archaïsmes puisque pour une raison ou pour une autre, de nombreux vieux mots, même bas, sont répertoriés dans l’ouvrage. Nous sommes ici en présence d’un exemple de distanciation entre le discours de présentation du dictionnaire et le contenu réel des articles.

Le Dictionnaire rejette également les « termes d’emportement ou qui blessent la Pudeur » sous prétexte que « les honestes gens évitent de les employer dans leurs discours » (Académie française, 1997b : 32). Toutefois, des mots et des expressions du genre se sont glissés dans le dictionnaire, le faisant ainsi s’écarter du bel usage.

Le Dictionaire des Halles, ou Extrait. du Dictionaire de l’Académie francoise, ouvrage anonyme[2] publié en 1696, expose d’ailleurs certaines expressions qui ne devraient pas être recensées par la Compagnie. Ainsi, on y dira ironiquement (Anonyme, 1696 : s. p.) :

« Comme l’Académie a pris de la Cour & du Palais certaines façons de parler, qui sont propres des gens du Barreau, elle a emprunté sagement des Halles tous les Proverbes qui y sont en usage, & elle a consulté apparemment les Harangeres qui excellent dans ce langage; il y a mesme lieu de croire qu’elle a consulté aussi les Gadoüars sur certaines locutions, qui ne sont gueres usitées que parmy eux : par exemple, s’embrener dans une affaire; il a chié dans ma malle. Les autres Dictionaires, je parle des Latins, des Italiens, des Espagnols, aussi-bien que des François, n’ont garde d’estre si riches ny si fleuris. On ne trouve point tant de gentillesses dans le Dictionaire de Robert Estienne, ny dans celuy della Crusca. Le public ou la populace doit sçavoir bon gré à Messieurs de l’Académie, des soins qu’ils ont pris en sa faveur : car non seulement il ne leur a pas échapé un proverbe, mais ils repetent plusieurs fois les mesmes, afin que cela fasse une sensation plus profonde & plus forte. Ainsi Jocrisse qui mene les poules pisser, est sous poule & sous pisser. »

Voilà qui en dit long sur les choix de l’Académie.

En outre, les académiciens évitent de recenser les néologismes. En effet, selon la préface (Académie françoise, 1997b : 32), « elle a esté si scrupuleuse sur ce point, qu’elle n’a pas mesme voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventez, ni de certaines façons de parler affectées, que la Licence & le Caprice de la Mode ont voulu introduire depuis peu ». On remarque toutefois que la Compagnie se laisse une marge de manœuvre pour accueillir les mots nouveaux en précisant omettre « plusieurs » et non pas « tous » les néologismes. Bref, une fois de plus, elle laisse la porte ouverte aux mots qui ne sont pas du bel usage.

Par exemple, si on s’en tient à la liste des néologismes apparus à la fin du XVIIe siècle présentée par Ferdinand Brunot (1913 : 460-514), sur 120 mots nouveaux commençant par la lettre C, 47 se trouvent dans le Dictionnaire de l’Académie, soit près de 40 %. Aucun n’est marqué comme nouveau. En fait, seul le mot TARTUFE porte une telle mention (mot nouvellement introduit) dans le Dictionnaire. Bref, l’Académie paraît relativement ouverte aux néologismes, sans toutefois les présenter comme tels.

Enfin, parce qu’ils ne relèvent pas du bel usage, les termes des arts et des sciences sont en principe absents de l’ouvrage. D’ailleurs, pour suppléer à cette exclusion, l’académicien Thomas Corneille publie, en 1694, Le Dictionnaire des Arts et des Sciences. Cependant, encore une fois, sous prétexte que certains mots et expressions entrent parfois dans la conversation, en d’autres termes, qu’ils appartiennent au bel usage, la Compagnie ajoute qu’elle « n’a pas creu devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort communs, ou qui ayant passé dans le discours ordinaire, ont formé des façons de parler figurées » (Académie françoise, 1997b : 32). Elle donne comme exemple des expressions tirées du vocabulaire de l’escrime, de la fauconnerie, du style dogmatique, des finances et de la pratique du palais, telles Je luy ay porté une botte franche, tirée de l’escrime, et Ce jeune homme a pris l’Essor, qui relève de la fauconnerie (Académie françoise, 1997b : 32). Il y a donc, une fois de plus, des exceptions.

Cependant, outre les termes des Arts et des Sciences qui peuvent relever du bel usage, on en trouve également qui ne devraient pas, selon la logique de la préface, se trouver dans le Dictionnaire. L’Académie recense, par exemple, des termes de marine qui, selon Bouhours (Brunot, 1913 : 424), ne peuvent être employés que par les matelots. En effet, il est interdit aux personnes du monde et aux écrivains d’utiliser ces mots dans le discours ou dans des ouvrages non spécialisés. Il leur faut plutôt user de périphrases. Ainsi, on trouve dans le Dictionnaire de l’Académie françoise ESTIME et PAR LE TRAVERS (Académie française, 1998a : s.p.) :

« ESTIME, se dit, En termes de marine, Du calcul que le pilote a fait tous les jours du chemin du Navire, afin de pointer la carte, & de juger à peu prés du lieu où il est.
« PAR LE TRAVERS. Maniere de parler dont on se sert en termes de marine, pour dire, A la hauteur, dans le mesme degré de latitude. La flote estoit par le travers du cap de bonne Esperance. »

Ces termes relèvent sans conteste des Arts et des Sciences. En fait, preuve en est que Thomas Corneille les recense dans son ouvrage (Corneille, 1968 : t. 1, p. 399-400 et t. 2, p. 515) :

« ESTIME s. f. Terme de Marine. Jugement du chemin qu’un Vaisseau peut avoir fait, & du parage où il se rencontre. Un sage Pilote pour bien faire son estime, examine, tous les jours la route qu’il a tenuë, le vent qui a regné, & quel a esté le sillage du Vaisseau [...].
« TRAVERS, s. m. [...] On dit en termes de Mer, Se mettre par le travers, Mouiller par le travers, pour dire, vis-à-vis, à l’opposite. »

Remarquons qu’il s’agit des mêmes acceptions dans les deux ouvrages.

Une norme assouplie?

À la lumière de ces observations, on constate avec Ferdinand Brunot (1913 : 45) « qu’on trouve dans le Dictionnaire des phrases contraires à ce bon usage dont il s’agissait de donner le code ». En acceptant certains archaïsmes, des termes blessant la pudeur, des néologismes et des termes des Arts et des Sciences, on peut se demander si l’Académie adopte une attitude souple vis-à-vis du bel usage ou si cette souplesse apparente n’a pas échappé à son contrôle. Quoi qu’il en soit, à l’époque de la parution du Dictionnaire de l’Académie françoise, on a reproché à la Compagnie son manque de purisme et cet éloignement de son projet normatif (Brunot, 1913 : 49).

Dans l’ensemble, l’Académie respecte assez bien ses choix quant à la norme de référence. Cependant, les écarts entre ce qui est annoncé dans la préface et ce qui se réalise effectivement dans le Dictionnaire sont peut-être le résultat du fait qu’il s’agit d’un ouvrage collectif, conçu par plusieurs académiciens dont les idées sur la langue ne correspondent pas toujours entre elles et avec celles du rédacteur de la préface, François Charpentier. De surcroît, plusieurs responsables, aux idées bien différentes, se succèdent pour diriger les travaux : Vaugelas, pendant onze ans, de 1639 à 1650; Mézeray, pendant 32 ans, de 1651 à 1683 et Régnier-Desmarais, pendant onze ans, de 1683 à 1694. Comme le soulignent Simone Benhamou et coll. (1997 : 21) :

« La disparité des membres de l’Académie, l’indifférence de certains d’entre eux aux problèmes lexicographiques (sinon leur incompétence en matière de langue), l’hétérogénéité des niveaux culturels, des idées et des options ont pesé lourdement sur une réalisation demeurée imparfaite. »

De plus, le Dictionnaire est confectionné sur une période de 60 ans, de 1637 à 1694, donc à travers plusieurs courants d’idées sur la langue. Prenons à témoin le passage de la valorisation du bel au bon usage vers 1670. En outre, la langue elle-même évolue durant cette période.

Conclusion

L’œuvre de l’Académie ne fait pas autorité dès sa parution et elle s’impose davantage par le prestige associé à la Compagnie royale que parla valeur de son contenu (Brunot, 1913 : 42). En effet, selon Ferdinand Brunot (1897 : 696), « [e]n existant, [l’Académie] agissait, fût-elle demeurée impuissante à produire ». Bref, il semble que l’héritage de l’Académie réside dans la définition et la représentation d’une norme davantage que dans son imposition. En effet, l’important pour l’Académie est d’amener l’idée de l’existence d’une langue commune à tous, et c’est au moyen d’une norme qu’elle y parvient. D’ailleurs, selon Bernard Quemada (1967 : 213), malgré le manque de purisme qu’on reproche à son dictionnaire en 1694, « c’est bien sur le caractère restrictif de l’ouvrage que sera fondée [sic] de la façon la plus constante l’essentiel du mérite et de la réputation qui lui furent reconnus [...] ».

Enfin, que l’Académie ait réellement unifié et fixé le français ou non importe peu : tout ce qu’il lui fallait était d’éveiller le sentiment linguistique de la France en personnifiant l’idée d’une langue polie, normalisée et commune à tous : le beau langage, le françois.

Bibliographie

Notes

[1] D’ailleurs, mis à part un dictionnaire (paru en neuf éditions), seule une grammaire est publiée à ce jour.

[2] Attribué à Artaud (Mazière, 1998 : 186).

Référence bibliographique

CHRÉTIEN, Annie, Hélène GAUTHIER, Monique C. CORMIER et Jean-Claude BOULANGER (2002). « L’Académie française, un instrument politique au service de l’instauration d’une norme », dans La représentation de la norme dans les pratiques terminologiques et lexicographiques, Actes du colloque tenu les 14 et 15 mai 2001 à l’Université de Sherbrooke dans le cadre du 69e Congrès de l’Acfas, Montréal, Office de la langue française, coll. « Langues et sociétés », no 39, p. 171-182. [article]