Le traitement des emprunts dans la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française

François Parent (Université Laval)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
Monique C. Cormier (Université du Québec à Montréal)

L’Académie française s’impose depuis plus de trois siècles comme l’autorité en matière de norme prescriptive du français : elle publiait son premier dictionnaire en 1694 et elle en est aujourd’hui à sa 9e édition. Dans la préface de cette édition, l’Académie juge qu’une « institution qui maintient les mots est en même temps gardienne des valeurs qu’ils expriment » (DAF9 : x). Un tel discours laisse croire que l’Académie considère jouer un rôle de premier plan dans la protection de la langue et de la société française. À une époque où plusieurs estiment que la suprématie de l’anglais représente une menace pour l’intégrité du français, l’analyse du traitement microstructurel que cette institution réserve aux anglicismes est d’un intérêt évident. Mais avant d’aborder le sujet de l’anglicisme, il convient d’examiner le phénomène de l’emprunt en général. Ainsi, à des fins de comparaison, les italianismes, les hispanismes, les lusitanismes et les néerlandismes font eux aussi partie du corpus. Ce corpus a été constitué à partir du DAF9 en ligne, dont la nomenclature, à l’instar de celle de la version papier, s’arrête pour l’instant à l’article mappemonde. Les emprunts sémantiques ont été exclus pour ne retenir que les emprunts formels, c’est-à-dire l’emprunt des signifiants. Dans cette contribution, le terme emprunt désigne donc toujours emprunt formel.

Le corpus compte environ[1] 559 entrées consignées en tant qu’anglicismes formels, tandis que les italianismes sont au nombre de 677, les hispanismes de 213, les lusitanismes de 58 et les néerlandismes de 141. Au total, le corpus représente plus de 1 648 entrées, ce qui correspond à environ 6 % de l’ensemble de la nomenclature du dictionnaire, qui comporte quelque 28 735 entrées. Le tableau ci-dessous répartit les emprunts faits par le français aux cinq langues mentionnées entre le XIIIe et le XXe siècle d’après la rubrique étymologique du DAF9.

Tableau 1 : Emprunts du français à l’anglais, à l’espagnol, à l’italien, au néerlandais et au portugais à partir du XIIIe siècle (selon le DAF9)
XIIIe XIVe XVe XVIe XVIIe XVIIIe XIXe XXe Total
Anglais 6 14 6 18 50 103 256 185 559
Espagnol 5 4 7 75 54 31 51 21 213
Italien 31 48 50 201 102 99 91 24 677
Néerlandais 20 23 22 18 33 28 12 3 141
Portugais 1 1 5 25 22 7 7 7 58

Deux parties composent cet article. La première examine le discours tenu dans la préface sur les emprunts. La seconde porte sur le métalangage employé par le DAF9 pour décrire les entrées considérées comme des emprunts. Cette dernière partie propose un classement de la formulation métalinguistique employée par l’Académie pour cette description. Les résultats fournis devraient permettre de tirer des conclusions sur la réception par les académiciens des emprunts formels, notamment des anglicismes.

1. Discours préfaciel sur l’empruut

L’« avertissement » de 1992 signale que, « [e]n un temps, le nôtre, où, de toute évidence, la connaissance du latin et du grec se raréfie, parce qu’ils sont, hélas, de moins en moins enseignés, il nous est apparu d’un réel intérêt de rappeler, fût-ce brièvement, que la plupart de nos vocables plongeaient leurs racines, profondément, dans ces deux langues anciennes » (DAF9 : XV). Fidèle à la tradition de formation des mots du français, l’Académie préconise la fondation de la néologie « sur les racines grecques et latines qui ont fourni la plupart de nos mots “savants” » (DAF9 : XVI), tout autre procédé risquant de faire perdre au français sa physionomie. De tels propos suggèrent que l’emprunt aux langues modernes est à proscrire. Pourtant, le discours préfaciel ne s’inquiète pas outre mesure des emprunts qui menacent le français qui, d’après l’Académie, conserverait son unité. Sa vitalité et sa préservation seraient donc tributaires de l’Académie, qui s’en porterait garante depuis plus de trois siècles : « si, pour tout dire, elle a pu conserver santé et qualité, cela est l’effet de la surveillance continue qu’exerce sur elle l’Académie depuis trois siècles et demi. » (DAF9 : X).

Néanmoins, les académiciens considèrent les emprunts comme un facteur d’enrichissement du français. Aussi s’estiment-ils « plus accueillants qu’on ne le prétend, considérant que la langue est moins menacée par l’extension du vocabulaire que par la détérioration de la syntaxe » (DAF9 : xii). Ils consentent à cautionner l’emploi des mots étrangers qui répondent à deux critères : l’usage et l’absence d’un « honnête mot français » (DAF9 : XII) pour désigner une notion donnée[2] : « Par [l]es notations étymologiques, le lecteur pourra également constater les nombreux emprunts faits, à travers le temps, aux langues étrangères les plus diverses, emprunts qui ont enrichi la nôtre et qui rappellent, s’il en était besoin, sa nature, tout à la fois, et sa vocation de langue européenne et universelle » (DAF9 : XVI).

Reste désormais à voir comment les académiciens d’aujourd’hui concrétisent formellement ce programme dans leur dictionnaire, particulièrement en ce qui a trait au métalangage lexicographique employé pour décrire un emprunt.

2. Le métalangage du DAF9 : formulations de base

Le métalangage employé par l’Académie pour marquer les emprunts n’est pas systématique : il se présente dans l’ensemble sous au moins 16 formules différentes (voir le tableau 2).

Tableau 2 : Métalangage du DAF9 à propos des emprunts
Anglais Néerlandais Italien Espagnol Portugais Total
adapté 15 5 18 0 0 38
altération 3 2 0 7 1 13
apparenté 0 0 1 0 0 1
calque / décalque 6 0 4 0 0 10
d’après 24 0 3 0 0 27
du / de l’ nd[3] nd nd nd nd nd
emprunté 367 112 454 178 53 1 164
francisation 12 1 8 0 0 21
issu 5 4 2 3 0 14
locution 1 0 2 0 0 3
mot 103 4 42 21 2 172
pour traduire 2 0 1 1 0 4
réfection 1 0 1 0 0 2
sous l’influence 18 3 12 0 1 34
sur le modèle 10 0 3 0 0 13
utilisé 1 0 0 0 0 1
Total[4] 568 131 551 210 57 1 517

On constate que, pour marquer l’anglicisme, l’Académie privilégie la formulation emprunté, qui compte 367 occurrences sur 568, ce qui correspond à environ 65 % de l’ensemble des formulations employées. Plus du tiers des anglicismes est donc marqué par une douzaine de formules différentes, ce qui constitue un haut taux d’hétérogénéité. La deuxième formule la plus fréquente —mot (de l’) anglais— se retrouve sous 103 entrées, ce qui représente un peu plus de 18 % des cas. Les 11 autres formulations se partagent les 17 % restants. Leur fréquence varie de 1 (utilisé, réfection, locution) à 24 occurrences (d’après).

Le métalangage qui marque les emprunts aux autres langues à l’étude se rapproche de celui que l’Académie utilise pour marquer les anglicismes. En ce qui concerne les néerlandismes, la formulation emprunté se retrouve 112 fois sur 131, ce qui représente un peu plus de 85 % des cas, tandis que les 15 % restants sont couverts par les formules adapté (4 %), mot (du) néerlandais (4 %), issu (4 %), sous l’influence (3 %), altération (2 %), francisation (1 %). Sur les 551 formules employées pour signaler les 677 italianismes comptabilisés, le terme emprunté compte pour 82 % des cas, comparativement à 8 % pour la formule mot (de l’) italien, de sorte que les 12 autres formulations utilisées ne constituent que 10 % des occurrences. Il n’y a que 5 formulations employées pour signaler les 210 hispanismes comptabilisés : emprunté est employé dans 85 % des cas et mot (de l’) espagnol, dans 10 % des cas. Issu, altération et pour traduire se partagent les 5 % restants. Finalement, 4 formulations marquent les 57 lusitanismes comptabilisés; emprunté s’applique dans 93 % des cas, tandis que mot (du) portugais, altération et sous l’influence constitue les 7 % qui restent. Il ressort de ce décompte que le marquage des emprunts est des plus inconstants. Il est également curieux de constater que là où la palette varie nettement le plus, c’est pour l’anglais (15/16 formulations) et l’italien (14/16 formulations), les deux plus grandes langues prêteuses dans l’histoire du français. Ensuite, le nombre de formules utilisées chute à 8 pour le néerlandais, à 6 pour l’espagnol et à 5 pour le portugais.

3. Modalisation des formulations de base

La diversité des formulations d’emprunts, qui ne sont ni classées ni définies par l’Académie, illustre un manque de systématisation chez les lexicographes de cette institution. Cette lacune est accrue par la modalisation de ces formulations, précision sur les emprunts qui augmente à 72 le nombre de formulations. 5 types de modalisation sont possibles : la modalisation historique, la modalisation hypothétique, la modalisation hypothético-historique et la modalisation géo-sociolectale.

Modalisation historique

La modalisation historique précise si l’emprunt s’est effectué à un certain stade historique, exprimé notamment par les termes vieil, moyen ou moderne de la langue prêteuse :

L’information historique s’énonce de manière encore plus complexe lorsqu’elle précise le degré d’emprunt. Le transit de l’emprunt est le plus souvent signalé par la modalisation par

l’intermédiaire; l’expression utilisé en est employée aussi quelquefois. On retrouve deux degrés d’emprunts. Le premier correspond à celui de la langue qui se trouve à l’origine de l’emprunt, tandis que le second est celui de la langue par l’intermédiaire de laquelle un mot parvient au français :

Modalisation hypothétique

Les modalisateurs peuvent également porter sur le caractère hypothétique de l’information signalée; des termes tels que peut-être, probablement et sans doute sont alors utilisés, avec une nette prédominance d’emploi de probablement et peut-être. Quelquefois, les auteurs marquent une hésitation entre deux possibilités par les termes soit de... soit de... et ou.

Modalisation hypothético-historique

Certaines modalisations combinent les caractères historique et hypothétique de l’information :

Modalisation géo-sociolectale

En d’autres cas, la marque d’emprunt peut être précisée par une marque géographique et/ou une marque sociolectale :

Modalisation morphologique

Enfin, toutes ces formulations peuvent servir d’expansion à des classificateurs de type morphologique tels que composé et dérivé :

Les résultats fournis par l’analyse démontrent que la méthode employée par le DAF9 pour marquer les emprunts n’est pas systématique. L’Académie ne définit nulle part la convention utilisée pour ce marquage. Elle ne distingue pas l’héritage historique (l’arrivée d’un mot étranger en français par évolution phonétique) du passage d’un mot d’une langue à l’autre (l’emprunt lui-même). Une telle lacune risque de troubler le lecteur dans l’interprétation du discours métalinguistique. Il conviendrait d’expliciter les nuances qu’expriment ces formulations et d’uniformiser le métalangage. L’encombrement métalinguistique alourdit considérablement la description de l’usage et trouble la cohérence qu’exige l’accomplissement du mandat de prescription dont s’investit l’Académie.

4. Jugement normatif des académiciens à l’égard des anglicismes

La définition de l’anglicisme que donne le DAF9 ne manifeste pas de jugement de valeur et relève formellement de l’observation de l’usage tel que le perçoit l’Académie depuis le XVIIe siècle en présentant l’anglicisme comme un phénomène relatif à l’étymologie ou à la lexicologie : « [t]ournure propre à la langue anglaise. Spécialt. Une telle tournure employée dans une autre langue » (s.v. anglicisme). En revanche, les académiciens se servent du terme anglicisme sans tenir compte du fait qu’il relève de normes différentes, l’une renvoyant à l’observation de l’usage et l’autre, à la prescription. En outre, les deux exemples illustrant la définition de l’anglicisme dans le DAF9 manifestent déjà cette confusion en écartant l’anglicisme envisagé selon une perspective objective au profit d’une perspective prescriptive. La valeur prescriptive du premier exemple présente un jugement normatif positif à l’égard de l’anglicisme : « Dire que “l’on contrôle un territoire” pour dire que “l’on en est maître” est un anglicisme entré dans la langue ». Pour sa part, le second relève d’un jugement normatif négatif : « “Réaliser” pour “se rendre compte” est un anglicisme à éviter » (s.v. anglicisme). Cette confusion dans la conception de l’anglicisme apparaît d’ailleurs dans l’ensemble des 8 articles contenant le terme anglicisme, puisque les recommandations d’exclusion qui s’y trouvent, comme dans l’exemple suivant, confèrent à l’anglicisme une connotation négative que sa définition ne mentionne pas :

Seuls angliciste et gazole ne comptent aucune remarque négative.

5. Conclusion

En somme, le métalangage employé par l’Académie pour décrire un emprunt en tant que phénomène d’évolution linguistique ne suit aucune méthode systématique. Cette désorganisation, qui s’étend à l’ensemble de l’ouvrage, témoigne, dans la pratique de la lexicographie par l’Académie, de l’absence d’une démarcation nette entre norme objective et norme prescriptive. Aussi, de telles lacunes rendent-elles difficile le soutien d’une position prescriptive valable en ce qui a trait à un anglicisme donné.

Bibliographie

Notes

[1] L’approximation dans le dénombrement des entrées relève du procédé automatique d’extraction, qui comporte une faible marge d’erreur.

[2] Notons que l’Académie ne fait aucun commentaire sur la Commission générale de terminologie et de néologie, bien qu’elle en soit membre de droit . [Rapport d’activité de la Délégation générale à la langue française (DGLF), 1999, Annexe 1, partie 2]

[3] L’indicatif nd (non dénombré) indique que les emprunts marqués par du et de l’ n’ont pas été comptabilisés, étant donné les difficultés que posent l’extraction automatique de telles séquences.

[4] Ce tableau note le nombre d’occurrences des formulations signalant un emprunt. Certains articles regroupant plus d’une formulations, les totaux de ce tableau diffèrent de ceux du précédent, qui portait sur le nombre d’emprunts.

Référence bibliographique

PARENT, François, Jean-Claude BOULANGER et Monique C. CORMIER (2003). « Le traitement des emprunts dans la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française », dans Nicolas Gallant et Wim Remysen (dir.), Actes des XVIes Journées de linguistique, Québec, Université Laval, Centre interdisciplinaire de recherches sur les activités langagières, coll. « Publication B », no 223, p. 1-10. [article]