Les régionalismes et la Francophonie dans le Dictionnaire de l’Académie française

Anne Rouleau (Université de Montréal)
Hélène Gauthier (Université de Montréal)
Monique C. Cormier (Université de Montréal)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

L’Académie française, fondée en 1635 par le Cardinal de Richelieu, a pour principale mission, à cette époque, d’uniformiser et de fixer la langue. On convient alors que le moyen le plus propice à cette réalisation sera l’élaboration d’un dictionnaire dont la première édition paraîtra en 1694. La langue représentée dans le Dictionnaire de l’Académie françoise dédié au Roy est celle de la Cour et des honnêtes gens, c’est-à-dire le bel usage. De cet usage, sont exclus les archaïsmes, les néologismes, les termes scientifiques et techniques ainsi que les parlers régionaux. En effet, au XVI? siècle, c’est le parler de la région parisienne qui est privilégié. D’ailleurs, selon le grammairien Vaugelas, celui qui codifie la norme de référence à l’époque, les « [...] façons de parler des Prouinces [...] corrompent tous les iours la pureté du vray langage François » (1970, X). Cette vision des choses perdurera jusqu’à une date récente, puisque les huit premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française [DAF] ne répertorient les régionalismes qu’en nombre limité.

Selon Jean-Claude Boulanger (1985, 131), le régionalisme se définit comme « [t]out fait de langue (mot, expression, ou leur sens) propre à l’un ou à l’autre des français intra- ou extrahexagonaux, à l’exception du français de la région parisienne qui constitue le français central ou de référence[1] ». D’après lui (1985, 141), seuls quelques régionalismes intrahexagonaux étaient admis dans les dictionnaires généraux français avant 1975. Les régionalismes extrahexagonaux, quant à eux, étaient exclus. Depuis ce temps, certains régionalismes extrahexagonaux, en particulier ceux du Québec, de la Belgique et de la Suisse, ont été recensés dans les dictionnaires. Nous tenterons de vérifier ces trois principes dans le Dictionnaire de l’Académie française, dictionnaire normatif publié depuis plus de trois cents ans.

1. Les huit premières éditions du Dictionnaire de l’Académie

Selon Pierre Rézeau (1998, 262), les huit premières éditions contiennent très peu de régionalismes.[2] Les préfaces demeurent d’ailleurs muettes sur ce sujet. Cependant, contrairement aux dires de Pierre Rézeau (1998, 262) et de Christian Schmitt (1977, 225), l’édition de 1694 recense quelques régionalismes. Il en est de même pour les sept éditions ultérieures (voir le tableau 1).

Tableau 1 : Les régionalismes dans les huit premières éditions du Dictionnaire de l’Académie
mots sens expressions total
Première édition (1694) 7 7 1 15
Deuxième édition (1718) 11 14 2 27
Troisième édition (1740) 10 17 1 28
Quatrième édition (1762) 28 20 1 49
Cinquième édition (1798) 24 23 0 47
Sixième édition (1835) 27 26 0 53
Septième édition (1878) 34 26 0 60
Huitième édition (1932-1935) 20 18 1 39

On remarque, dans le tableau 1, que des régionalismes, bien qu’en nombre peu élevé, sont présents dans chacune des éditions.

Comme aucune marque diatopique de type « régional », « dialectal » ou « nom du pays » n’est présente dans ces éditions et que l’identification des régionalismes se trouve dans les définitions, la méthode utilisée pour le recensement consistait à chercher dans le corps des articles à partir de quelques mots-clés (voir le tableau 2) et de quelques toponymes (voir les tableaux 3 à 8). L’utilisation d’un cédérom du DAF a facilité cette opération.

Tableau 2 : Mots-clés
dialectal, dialectes
endroits (certains, plusieurs, quelques)
États (certains, plusieurs, quelques)
patois
pays (certains, plusieurs, quelques)
provinces (certaines, plusieurs, quelques)
régions (certaines, plusieurs, quelques)
régional, régionaux
se dit à / aux / dans / en
Tableau 3 : Provinces de l’Ancien Régime (France)
Alsace
Angoumois
Anjou
Artois
Aunis
Auvergne
Béarn
Berry
Bourbonnais
Bourgogne
Bretagne
Champagne
Comtat Venaissin
Comté de Nice
Corse
Dauphiné
Flandre et Hainaut
Foix
Franche-Comté
Guyenne et Gascogne
Île-de-France
Languedoc
Limousin
Lorraine
Lyonnais
Maine
Marche
Nivernais
Normandie
Orléanais
Picardie
Poitou
Provence
Roussillon
Saintonge
Savoie
Touraine
Trois-Évêchés
Tableau 4 : Regroupement de régions et autres lieux (France)
Bordeaux
Méditerranée
Midi
Nord (de la France)
Parties de France / de la France
Pyrénées
Sud (de la France)
Tableau 5 : Pays et régions de la Francophonie (Europe)
Albanie
Belgique
Bulgarie
Hongrie
Lituanie
Luxembourg
Macédoine
Moldavie
Monaco
Pologne
République tchèque
Roumanie
Slovénie
Suisse
Val d’Aoste
Tableau 6 : Pays, régions et autres lieux de la Francophonie (Amériques)
Acadie
Amérique
Antilles
Canada
Guyane
Haïti
Louisiane
Québec
Tableau 7 : Pays, régions et autres lieux de la Francophonie (Afrique)
Afrique
Algérie
Bénin
Burundi
Burkina Faso
Cameroun
Cap-Vert
Comores
Congo
Côte d’Ivoire
Djibouti
Égypte
Gabon
Guinée
Liban
Madagascar
Maghreb
Mali
Maroc
Maurice
Mauritanie
Moyen-Orient
Niger
Pays arabes
République centrafricaine
Ruanda ou Rwanda
Sahara
Sénégal
Tchad
Togo
Tunisie
Zaïre

Tableau 8 : Pays et régions de la Francophonie (Asie)

Cambodge
Extrême-Orient
Indochine
Laos
Viêt-nam

Nous avons d’abord cherché, comme le montre le tableau 2, des expressions générales du type « certains pays », « plusieurs pays », « quelques pays », « se dit à », « se dit au(x) », « se dit dans » et « se dit en ». Ensuite, nous avons passé en revue les provinces de la France énumérées au tableau 3, comme « Anjou », « Bretagne », « Normandie » et « Provence », et certains regroupements de régions présentés au tableau 4, comme « Midi » et « Sud ». Enfin, nous avons regardé, comme le montrent les tableaux 5 à 8, des pays, des régions et d’autres lieux extérieurs à la France susceptibles d’abriter des populations francophones. Par exemple, « Amérique », « Afrique », « Belgique », « Canada » et « Suisse »[3].

Dans les cinq premières éditions, la majorité des régionalismes recensés sont identifiés par des expressions générales du type « dans quelques provinces », « en quelques endroits », etc. (64 % des cas, en moyenne). Par exemple (Académie française 2001, s. p.) :

Édition 1694

PATACHE. s. f. Sorte de vaisseau leger dont on se sert ordinairement pour le service des grands navires, pour aller à la découverte, & envoyer des nouvelles en diligence. Une patache d’avis.

On appelle aussi, Patache, en quelques endroits De petits bastiments pour la garde des rivieres, des passages où on leve quelques droits.

Édition 1762

ESSUCQUER. v. a. Terme usité dans quelques Provinces, pour dire, Tirer le mout d’une cuve. Il est temps d’essucquer cette cuve.

La situation change à partir de la sixième édition, où les marques sont en général plus précises (59 % contre 41 % d’expressions générales) (voir le tableau 9). Par exemple :

Édition 1878

CLOSERIE. s. f. Il se dit, principalement en Bretagne, d’Une petite exploitation rurale, dont le tenant ne possède pas de boeufs de labour.

Édition 1932-1935

TAMBOURINAIRE. n. m. Nom donné en Provence à Celui qui joue du tambourin.


Tableau 9 : Types de marques
Nombre de régionalismes Marques générales Marques précises
Première édition 15 9 (60%) 6 (40%)
Deuxième édition 27 20 (74 %) 7 (26%)
Troisième édition 28 20 (71 %) 8 (29%)
Quatrième édition 49 30 (61%) 19 (39 %)
Cinquième édition 47 26 (55 %) 21 (45 %)
Sixième édition 53 22 (42 %) 31 (58 %)
Septième édition 60 22 (37 %) 38 (63 %)
Huitième édition 39 17 (44 %) 22 (56 %)

Les provinces de la France sont relativement peu représentées. Seules quelques-unes ont fourni des régionalismes au Dictionnaire de l’Académie : la Bretagne, la Corse, la Flandre, la Normandie et la Provence auxquelles on ajoutera la ville de Bordeaux. Par exemple (Académie française 2001, s. p.) :

Édition 1762

BASTIDE, s. f. Nom qu’on donne en Provence aux maisons de plaisance.

Des regroupements de régions offrent également quelques régionalismes (« Méditerranée », « Midi », « Nord de la France »), régions auxquelles on adjoindra la zone des Pyrénées.

Édition 1932-1935

GARIGUE. n. f. Il se dit, dans certaines provinces du Midi, des Landes ou terres incultes.

Notons que les régions du Sud sont beaucoup plus représentées que les régions du Nord dans le Dictionnaire (27 régionalismes contre 7), ce qui ne laisse pas d’être étonnant!

Quant aux régionalismes extrahexagonaux, ils sont peu nombreux. De la première à la troisième édition, la seule marque rencontrée est « Amérique ». Par exemple (Académie française 2001, s. p.) :

Édition 1718

PLANTATION, s. f. On appelle ainsi dans l’Amerique des establissements que des Colonies envoyées d’Europe font dans des terres qu’elles défrichent & où elles plantent des canes de sucre, de tabac, & c.

À partir de la quatrième édition apparaissent les indicatifs « Canada », « Hollande et Pays-Bas » et « Suisse ». Par exemple (Académie française 2001, s. p.) :

Édition 1762

AMMAN, s. m. Titre de dignité qu’on donne en Suisse aux Chefs de quelques Cantons.

Édition 1835

ORIGNAL, s. m. Nom que l’on donne à l’élan, dans le Canada.

« Antilles », « Belgique » et « Guyane » s’ajoutent à la cinquième, « Afrique » et « Hongrie » à la sixième et « Algérie » à la septième. « Afrique », « Belgique », « Guyane » et « Suisse » disparaissent de la huitième édition (ils seront toutefois réintroduits dans la neuvième). Par exemple (Académie française 2001, s. p.) :

Édition 1835

MARABOUT, s. m. Nom donné, dans quelques contrées de l’Afrique, à un prêtre mahométan attaché au service d’une mosquée.

Édition 1878

SANTON, s. m. Nom d’une sorte de moines chez les mahométans.

Il se dit aussi, en Algérie, d’Un petit monument contenant le tombeau d’un santon.

Bref, très peu de régionalismes sont inclus dans les huit premières éditions du Dictionnaire de l’Académie. Aucun principe directeur n’a pu être dégagé quant aux critères d’enregistrement des régionalismes et il semble que ces derniers soient admis un peu au hasard. En matière de régionalismes, l’Académie respecte donc à peu près intégralement la politique éditoriale qui prône le rejet de ces formes.

2. La neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie

La neuvième édition marque une coupure certaine avec la tradition représentée dans les huit premières éditions. Dans la foulée de l’idéologie francophone, l’Académie adopte une nouvelle politique éditoriale en ce qui a trait aux régionalismes. Pour la première fois, on constate, par les textes introductifs de l’ouvrage, que l’institution s’ouvre réellement à la réalité francophone « hors Paris »; ainsi, la Préface de 1986 stipule que « [l]a francophonie, réalité neuve, est une communauté de fait, qui peut devenir, un jour, communauté de droit » (Académie française 1997a, 481). Maurice Druon, dans l’Avertissement de 1992, aborde aussi ce thème en affirmant que, « [préoccupation nouvelle, mais désormais permanente, la Francophonie, au long de nos travaux, est toujours présente à notre esprit » (Académie française 1997b, 497). Selon Gabrielle Quemada (1997, 508), l’ouverture de la Compagnie à la Francophonie coïncide en fait avec l’élection, en 1983, du Sénégalais Léopold Sédar Senghor à l’Académie française.

Quant à la présence de régionalismes intra- et extrahexagonaux dans le Dictionnaire, l’Avertissement de 1992 signale que l’Académie « s’est gardée d’exclure certains mots d’emploi régional, et [qu’]elle a donné accueil à des vocables tantôt conservés et tantôt inventés dans divers pays du vaste espace francophone, considérant qu’ils étaient de nature à enrichir la langue commune » (Académie française 1997b, 497).

La neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie, dont les deux premiers tomes ont été publiés respectivement en 1992 et 2000[4], renferme effectivement un nombre beaucoup plus important de régionalismes que les éditions précédentes. La proportion demeure tout de même faible : environ 0,8 % (215 régionalismes recensés sur un total de 25 524 entrées pour les tomes 1 et 2). Les tableaux 10 et 11 regroupent les mots clés et certains des toponymes utilisés pour la recherche des régionalismes dans la version en ligne des deux premiers tomes de la neuvième édition du Dictionnaire.[3]

Tableau 10 : Mots-clés
dialectal, dialectes
endroits (certains, plusieurs, quelques)
États (certains, plusieurs, quelques)
francophones, francophonie
patois
pays (certains, plusieurs, quelques)
provinces (certaines, plusieurs, quelques)
régions (certaines, plusieurs, quelques)
régional, régionaux
se dit à / aux / dans / en
Tableau 11 : Régions de la France
Alsace
Aquitaine
Auvergne
Basse-Normandie
Bourgogne
Bretagne
Centre
Champagne- Ardenne
Corse
Franche-Comtd
Haute-Normandie
Île-de-France
Languedoc-Roussillon
Limousin
Lorraine
Midi-Pyrénées
Nord-Pas-de-Calais
Pays de la Loire
Picardie
Poitou-Charentes
Provence-Alpes-Côte-d’Azur
Rhône-Alpes

Le tableau 12 présente la répartition de ces régionalismes.

Tableau 12 : Régionalismes de la 9e édition du DAF
mots sens expressions total
Général
certains pays 2 3 1 6
certaines régions 6 0 0 6
régional 32 20 2 54
dialectal 4 1 0 5
France

Anjou et Touraine

1 0 0 1
Auvergne 2 0 0 2
Béam et Bigorre 1 0 0 1
Bordelais 0 1 0 1
Bretagne 2 1 0 3
Jura 0 1 0 1
Méditerranée 1 0 0 1
Midi 2 6 1 9
Normandie 1 1 0 2
Picardie 0 1 0 1
Provence 7 3 1 11
Nord de la France 1 1 0 2
Sud et Centre de la France 1 0 0 1
Sud-Ouest 2 0 0 2
Europe
Belgique 4 4 2 10
Belgique et Luxembourg 1 0 0 1
Belgique et Nord de la France 6 1 0 7
Belgique et Suisse romande 0 1 0 1
Grande-Bretagne 2 0 0 2
Hongrie 0 1 0 1
Pologne 0 1 0 1
Suisse 5 3 1 9
Val d’Aoste 1 0 0 1
Afrique, Maghreb et Moyen-Orient
Afrique 8 11 0 19
Algérie et Tunisie 1 0 0 1
Égypte 1 1 0 2
Maghreb 1 1 0 2
Maroc 2 0 0 2
Pays arabes 1 0 0 1
Sahara 1 0 0 1
Sénégal 1 1 0 2
Amérique
Antilles 0 1 0 1
Canada 15 15 6 36
Canada et Antilles 0 1 0 1
Guyane 0 1 0 1
Haïti 1 0 0 1
Louisiane 1 0 0 1
Autres
Alsace et Suisse 0 1 0 1
Belgique, Suisse et Canada 0 1 0 1
TOTAL : 117 84 14 215

D’après le tableau 12, environ le tiers des régionalismes sont identifiés par les marques « régional » ou « dialectal » ou par une expression générale (« certains pays » et « certaines régions »). En voici des exemples (Académie française s. d., s. p.) :

ESQUICHER v. tr. XVIIIe siècle, au sens de « jouer sa carte la plus faible pour éviter de faire la levée »; XIXe siècle, au sens actuel. Emprunté du provençal esquicha, « comprimer, presser », de l’ancien provençal esquissar, « déchirer, presser ».

Régional. Comprimer, presser, serrer. Esquicher des voyageurs dans un car.

BESSON, -ONNE n. XIIIe siècle, au pluriel, beçons. Du latin populaire *bisso, -onis, dérivé de l’adverbe bis, « deux fois ».

Vieilli. Dialectal. Jumeau, jumelle. Adjt. Son frère besson. (On dit aussi Bosson.)

MALARD n. m. XIIe siècle. Dérivé de mâle.

Nom donné au mâle du canard sauvage. Par ext. Dans certaines régions, se dit aussi du canard domestique mâle. (On écrit parfois Malart.)

Quant aux deux tiers restant (marques à caractère toponymique), ils se répartissent comme suit : France (18 %[6]), Amérique (19 %), Europe (16 %), Afrique, Maghreb et Moyen-Orient (14 %). Du côté de la France, comme pour les huit premières éditions, le Sud fournit plus de régionalismes que le Nord (28 contre 11). Le Sud comprend l’Auvergne, le Béarn et le Bigorre, le Bordelais, la Méditerranée, le Midi, la Provence, le Sud et le Sud-Ouest, Le Nord, quant à lui, regroupe l’Alsace, l’Anjou et la Touraine, la Bretagne, le Jura, la Normandie, la Picardie et le Nord. Pour ce qui est de l’Amérique, le Canada est le pays le plus représenté avec 38 régionalismes. En Europe, les deux pays qui offrent le plus de régionalismes sont la Belgique (20) et la Suisse (12). L’Afrique se démarque des autres catégories, car la majorité des régionalismes recensés portent la marque « Afrique » et non le nom d’un pays en particulier. Ainsi, les dires de Jean-Claude Boulanger (1985, 141) se confirment à propos du fait que les régionalismes extrahexagonaux admis dans les dictionnaires de langue proviennent surtout du Québec (l’Académie emploie « Canada »), de la Belgique et de la Suisse.

En ce qui a trait à la façon d’identifier les régionalismes, deux cas de figure se présentent. Ils peuvent être assortis d’une marque générale ou d’une marque toponymique précisant la région ou le pays d’où provient l’unité lexicale (Académie française s. d., s. p.) :

BÉLOUGA ou BÉLUGA n. m. XVIe siècle. Emprunté du russe béluga, dérivé de bielyi, « blanc ».

1. ZOOL. Esturgeon de grande taille que l’on trouve surtout dans la mer Caspienne et la mer Noire. La pêche au bélouga. En apposition. Esturgeon bélouga. Par ext. Régional. Nom donné à de nombreuses espèces de grands poissons, tels que les thons et les requins, ainsi qu’au dauphin et aux espèces voisines. — GASTRON. En apposition. Caviar bélouga, caviar à très gros grains, fourni par l’esturgeon bélouga. Ellipt. Du bélouga, du caviar de bélouga.

HUITANTE adj. numér. cardinal inv. et n. m. inv. XUe siècle, oitante. Issu du latin octoginta, de même sens.

En Suisse romande Quatre-vingts.

Il arrive aussi que l’indication soit donnée dans la définition, comme c’était le cas dans les huit premières éditions du Dictionnaire (Académie française s. d., s. p.) :

ACCROIRES n. m. pl. XVIIe siècle. Emploi substantivé du verbe accroire.

Se dit au Canada pour désigner des fables, des mensonges. Il raconte des accroires à son petit frère : il lui a dit que les poissons parlaient.

Cette variété de présentations, qui entraîne un certain manque d’uniformité, a été critiquée par Pierre Rézeau (1998, 264-265).

Nous analyserons maintenant plus en détail une catégorie de régionalismes, les canadianismes, dans la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie.

3. Les canadianismes dans la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie

Nous nous sommes penchés en particulier sur le traitement des canadianismes (ou québécismes) puisqu’il s’agit de la seule catégorie de régionalismes que nous pouvons étudier adéquatement, étant nous-mêmes des locuteurs du français québécois. Le tableau 13 donne la liste des canadianismes du Dictionnaire de l’Académie :

Tableau 13 : Canadianismes du Dictionnaire de l’Académie
accroires caler draver fournaise
achaler chicoter draveur frasil
acre claque épinette fricot
arrachis Chambre des Communes être d’équerre habitant
autoneige coureur des bois érablière honorable
aveindre croustilles premier étage huard
barrer débarbouillette étriver intergouvememental
blanchon débourrer fardoches ligne
broche piquante dîner (nom et verbe) ceinture fléchée
brunante drave foresterie

Des 38 canadianismes recensés dans le Dictionnaire, deux sont considérés comme familiers (caler et être d’équerre). Toutefois, il semble que d’autres canadianismes de cette liste relèvent également du registre de langue familier. En effet, les mots achaler, chicoter et fournaise sont marqués familiers dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui [DQA], paru en 1992. Dans ce dernier dictionnaire, le mot fournaise est d’ailleurs critiqué. Nous avons aussi vérifié le traitement de ces mots dans deux dictionnaires généraux français, le Nouveau Petit Robert [NPR] de 1993 et le Petit Larousse grand format [PL] de 1992. Fait étonnant, tous les mots marqués familiers dans le Dictionnaire de l’Académie ou dans le DQA sont absents du NPR et du PL, à l’exception de fournaise, relevé par le NPR. On pourrait donc penser que les régionalismes québécois de registre familier sont rejetés du NPR et du PL.

Par ailleurs, nous croyons que les mots accroires, débourrer (que l’Académie marque tout de même comme rare) et étriver, ainsi que l’expression broche piquante font également partie de la langue familière. Les mots étriver et débourrer sont d’ailleurs absents du NPR, du PL et du DQA, alors que accroires et broche piquante sont absents du NPR et du PL mais présents dans le DQA (sans marque). Il est donc étonnant que de tels mots trouvent place dans le Dictionnaire de l’Académie.

D’autres canadianismes sont absents des trois dictionnaires que nous avons consultés (NPR, PL et DQA) : arrachis, aveindre et fricot. Il serait intéressant de connaître les sources que l’Académie a utilisées pour choisir ces canadianismes, qui sont d’un emploi très rare au Canada, sinon sortis de l’usage, alors qu’elle en a ignoré d’autres beaucoup plus connus (par exemple, le sens canadien du mot bleuet est absent du DAF).

Certains des canadianismes relevés peuvent par ailleurs être considérés comme historiques ou folkloriques : coureur des bois, ceinture fléchée et la famille drave, draver, draveur. L’Académie ne donne toutefois aucune indication au sujet de cette caractéristique. Les autres dictionnaires examinés fournissent, quant à eux, certaines précisions à ce sujet.

Les autres canadianismes inclus dans le Dictionnaire (24 = 63 %) ne semblent pas poser problème. En effet, la plupart sont présents dans les trois dictionnaires consultés (NPR, PL et DQA) ou dans au moins deux d’entre eux. Le mot croustilles est le seul qui ne se retrouve ni dans le NPR ni dans le PL.

Nous avons également constaté des erreurs dans le traitement de trois canadianismes (accroires, caler et honorable). Dans le cas de accroires, l’exemple choisi est mal construit (Académie française s. d., s. p.) :

ACCROIRES n. m. pl. XVIIe siècle. Emploi substantivé du verbe accroire.

Se dit au Canada pour désigner des fables, des mensonges. Il raconte des accroires à son petit frère : il lui a dit que les poissons parlaient.

En effet, la structure correcte est faire des accroires et non raconter des accroires.[3] La même situation se présente pour le mot caler (Académie française s. d., s. p.) :

CALER v. intr. et tr. XIIe siècle, transitif, « baisser la voile »; XIIIe siècle, intransitif. Emprunté de l’ancien provençal calar, « abaisser », du grec khalan, « détendre, laisser aller, abaisser (le mât) ».

A. V. intr. MARINE. En parlant d’un navire. Enfoncer dans l’eau. Ce bateau cale trop pour arriver à quai. Ce bâtiment ne cale pas assez. Avec un complément interne. Ce bateau cale un mètre d’eau, sa carène enfonce d’un mètre dans l’eau. Fam. Au Canada. Le camion a calé dans la boue, il s’y est enfoncé. Fig. et fam. Échouer, être recalé. Il a calé à son examen.

Le mot caler n’est pas usité dans ce cas; on utilise plutôt le mot couler (par exemple : « Il a coulé son examen de chimie »). Enfin, le mot honorable ne s’emploie pas comme le présente l’Académie (Académie française s. d., s. p.) :

HONORABLE adj. XIIe siècle. Emprunté du latin honorabilis, « digne d’être honoré », employé comme titre honorifique en bas latin, dérivé de honorare (voir Honorer).

1. Qui mérite d’être honoré, considéré. Il est de famille honorable. Il est né de parents honorables. C’est un homme, une femme honorable. L’honorable compagnie. Spécialt. S’emploie comme terme de civilité, en particulier dans le langage parlementaire, et parfois ironiquement. L’honorable orateur qui vous a précédé à cette tribune. Mon honorable collègue. Mon honorable contradicteur. Honorable correspondant, se dit d’un agent secret. Subst Au Canada. Un honorable, un député, un sénateur, un ministre.

Le mot n’est pas utilisé avec un article indéfini, mais plutôt avec l’article défini l’ : « L’honorable Untel, député de la circonscription Unetelle ». Ce dernier emploi est d’ailleurs critiqué dans le Grand Dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française.

4. Conclusion

L’Académie, dans les huit premières éditions de son Dictionnaire, recense peu de régionalismes et il semble qu’elle le fasse de façon aléatoire. La neuvième édition, quant à elle, est plus accueillante face aux régionalismes : elle s’ouvre à la Francophonie. Nous avons également remarqué, en étudiant les canadianismes, que le choix et la description microstructurelle des régionalismes laissent parfois à désirer. Cependant, il est difficile d’évaluer la pertinence des régionalismes retenus, puisque aucune règle n’est établie par la Compagnie quant à l’inclusion des mots provenant de différentes régions ou de différents pays. Enfin, les dires de Maurice Druon se confirment dans une certaine mesure : l’Académie est en effet plus ouverte aux régionalismes dans la neuvième édition. Mais deux constats émergent. Premièrement, la langue privilégiée demeure toujours celle de la région parisienne. Deuxièmement, les erreurs dans le choix et le traitement des canadianismes amènent à se poser de sérieuses questions sur l’intérêt réel de l’Académie pour la variation linguistique. De là à parler d’opportunisme idéologique, il n’y a qu’un pas vite franchi!

Annexe : Canadianismes classés

DAF DQA NPR PL
Familiers
accroires
achaler fam.
broche piquante
caler fam.
chicoter fam.
débourrer rare
être d’équerre fam. fam.
étriver
fournaise fam.
parfois critiqué
Rares ou inconnus
arrachis
aveindre
fricot
Folkloriques ou historiques
ceinture fléchée ... à l’occasion de ...qui ne se porte ...qui se porte au
divertissements plus qu’aux festival
populaires carnavals et fêtes...
coureur des bois Histoire ou vieilli autrefois
« Bien classés »
acre
autoneige
barrer
blanchon
brunante
Chambre des Communes
claque
croustilles
débarbouillette
dîner (nom et verbe)
drave
draver
draveur
épinette
érablière
fardoches
foresterie
frasil
habitant vieilli ou péj.
honorable
huard
intergouvememental
ligne
premier étage

Bibliographie

Notes

[1] Bien qu’il ne soit pas lui-même parfaitement uniforme.

[2] Les régionalismes recensés par la Compagnie entrent dans deux catégories différentes : d’une part, les mots ou sens d’usage régional qui correspondent à une réalité strictement régionale et, d’autre part, les mots ou sens qui ont un équivalent en langue dite standard. La recherche que nous avons menée ne tenait toutefois pas compte de ces deux catégories; nous avons étudié tous les régionalismes recensés par l’Académie, peu importe leur type.

[3] Nous avons utilisé la liste des pays de la Francophonie pour effectuer nos recherches. Bien qu’étant conscients que le concept de « francophonie » n’existait pas à l’époque, nous avons repris cette liste afín de nous assurer que tous les pays susceptibles de compter des francophones parmi leur population étaient présents.

[4] Le tome 1 (A à Enzyme) contient 14 024 mots et le tome 2 (Éocène à Mappemonde), 11 500 mots.

[5] Les pays, régions et autres lieux de la Francophonie ont également été passés en revue (voir les tableaux 5 à 8).

[6] En fait, les régionalismes portant les marques « régional » et « dialectal » pourraient aussi entrer dans la catégorie « France ». Dans ce cas, les régionalismes hexagonaux formeraient 48 % de tous les régionalismes recensés.

[7] Bélisle (1979) dit justement que le mot ne s’emploie qu’avec faire.

Référence bibliographique

ROULEAU, Anne, Hélène GAUTHIER, Monique C. CORMIER et Jean-Claude BOULANGER (2003). « Les régionalismes et la Francophonie dans le Dictionnaire de l’Académie française », Romanistik in Geschichte und Gegenwart, vol. 9, no 1, p. 33-48. [article]

Résumé

L’époque classique favorise le bel usage linguistique de la Cour et des honnêtes gens de Paris, à savoir « la pureté du vray langage François » (Vaugelas). Dans cette optique, le projet du Dictionnaire de l’Académie française (1694) excluait certains types de mots de la nomenclature comme les archaïsmes, les néologismes, les termes techniques et scientifiques, le vocabulaire des parlers régionaux, etc. Malgré cette prise de position éditoriale à propos du rejet de certaines catégories d’unités, le DAF puise quand même à ces réservoirs lexicaux. L’article explore la zone des régionalismes retenus dans les neuf éditions du dictionnaire des Immortels. En effet, bien qu’ils soient présents en nombre limité, des régionalismes sont bel et bien répertoriés et décrits dans le DAF. Leur nombre augmente régulièrement d’une édition à l’autre, notamment dans la neuvième édition qui marque un rupture de la politique éditoriale par rapport aux éditions précédentes, l’Académie se positionnant désormais favorablement vis-à-vis de la francophonie contemporaine. Les auteurs passent en revue les différentes stratégies de traitement des régionalismes dans le DAF ainsi que le vocabulaire métalinguistique employé pour réaliser cette description.