Lexique, n° 11. Lille, Presses universitaires de France, 1993, 279 p. [Les prépositions: méthodes d’analyse]

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Au cours de la dernière décennie, les problématiques de recherche et de réflexion ont été l’objet de plusieurs remaniements dans la plupart des champs d’activité des sciences du langage. Les mutations de la sémantique lexicale, une meilleure compréhension des procédures référentielles et la motivation du sens ont, entre autres, fourni de nouvelles pistes fructueuses pour l’examen circonstancié des prépositions. Ce numéro de Lexique propose à son tour une série de six études approfondies portant sur quelques prépositions qui ont en commun de caractériser l’espace. Les relations spatiales ainsi que la dérivation d’autres emplois qui entretiennent un rapport avec la motivation initiale relient toutes les contributions à ce thème de l’espace. Le cadre des analyses passe par la phrase, lieu d’émergence du sens. Les auteurs des articles tentent d’identifier toutes les variables productrices de sens. Ils cherchent à reconnaître le rôle du lexique, de la détermination et de l’aspect, ainsi qu’à discerner certains phénomènes comme la prototypie, la stéréotypie, les figures, les scénarios.

Les travaux sont polarisés autour de deux sous-thèmes :

  1. L’espace et le temps : les articles sur la préposition dans, perçue dans une perspective disjonctive, et sur les couples prépositionnels avant/après, sur/sous, comparés à partir de considérations oppositives.
  2. Les syntagmes nominaux complexes qui sont abordés sous l’angle syntaxique —l’article sur N1 + de + N2— ou sous l’angle morphosyntaxique —l’article sur N1 + à + N2. Ce sous-thème fusionnne plusieurs perspectives dont les imités lexicales complexes (ULC) et les phraséologismes sont les phares qui attirent davantage notre attention.

Deux des fonctions primordiales des prépositions sont ainsi détaillées et explorées en profondeur : la localisation spatiale et temporelle, la mise en relation des noms entrant dans la composition des nouvelles unités lexicales fédérées grâce aux joncteurs.

Ce compte rendu met l’accent sur quelques aspects du deuxième sous-thème qui touche de plus près les intérêts des langues de spécialité (LSP), à savoir les ULC terminologiques. Les contributions d’Inge BARTNING et de Pierre CADIOT portant respectivement sur de et sur à seront retenues en priorité. Les quatre premiers articles sont le fruit des recherches de Claude VANDELOISE (« Les analyses de la préposition dans : faits linguistiques et effets méthodologiques »), d’Anne-Marie BERTHONNEAU (« Avant/après. De l’espace au temps »), de Jean-Claude ANSCOMBRE (« Sur/sous : de la localisation spatiale à la localisation temporelle ») et de Denis MAUREL (« Reconnaissance automatique d’un groupe nominal prépositionnel. Exemple des adverbes de date »). Dans chacun de ces articles, le lecteur trouvera ample matière à réflexion.

Les deux articles à caractère plus terminologique traitent de la configuration N1 + prép. + N2, l’une des formules binaires types que Louis Guilbert a si justement circonscrites dans les années 1970 dans le cadre précis de la syntagmatique des LSP. Les deux études envisagent cependant le schéma de l’unité complexe ou compositionnelle d’une manière beaucoup plus large puisque les auteurs considèrent les interprétations syntagmatiques de manière plus extensive du point de vue sémantique. Leur approche du syntagme est globale et saussurienne en ce qu’ils ne s’arrêtent pas uniquement à l’examen des ULC sémantiquement univoques.

Inge BARTNING : « La préposition de et les interprétations possibles des syntagmes nominaux complexes. Essai d’approche cognitive », pp. 163-191.

Cette étude fouillée de la préposition de est centrée sur le syntagme nominal (SN) complexe construit à l’aide de N1 + de + N2, structure dans laquelle « le rôle du complément adnominal introduit par de (= CAD) est d’identifier le référent du N1 en établissant une relation particulière entre ce référent et celui de N2 » (p. 163). Essentiellement, I. B. cherche à savoir si la préposition ou le joncteur de peut être le support de n’importe quelle relation de sens entre les composantes nominales des architectures et comment le sens de ces relations peut être propagé. Elle analyse également le rôle de de dans l’interprétation de n’importe quel syntagme nominal produit à l’aide de cette préposition. L’étude est basée sur trois modes d’interprétation qui fondent les relations ou les connexions entre les deux noms du SN : l’interprétation prototypique (ex. : la gentillesse de Paul), l’interprétation discursive (ex. : la jeune fille des livres), l’interprétation pragmatique (ex. : la maison de l’architecte). La chercheuse montre que dans chaque cas « la fonction [le sens?] essentielle de la préposition de est de véhiculer une relation qu’elle ne code pas mais qu’elle emprunte au SN lui-même ou au contexte linguistique ou extralinguistique » (p. 243). Cette fonction instaure une instruction spécifique de mise en relation, de connexion entre les pôles N1 et N2 du complexe lexical.

L’analyse tridimensionnelle est plus proprement syntactico-grammaticale que morphosyntaxique en ce qu’elle s’arrête exclusivement

sur les modélisations syntagmatiques accidentelles ou occasionnelles, comme dans les trois exemples cités au paragraphe précédent, et non sur les ULC figées des terminologues dans lesquelles on observe une fusion sémantique beaucoup plus « conglomérée »

entre les composantes du modèle N1 + de + N2 (ex. : point de vue, pomme de terre, repris de justice, rideau de fer, tennis de table). Ainsi, Bartning privilégie une approche grammatico-sémantique plutôt qu’une analyse qui traiterait les constructions N1 + de + N2 sous l’angle syntactico-sémantique, perspective qui envisage plus nettement l’unicité conceptuelle, le sens du groupe nominal étant alors associé à une notion unique.

Pierre CADIOT : « À entre deux noms : vers la composition nominale », pp. 193-240.

L’auteur part du principe que certaines prépositions servent à nouer une relation entre deux noms fécondant parfois une dénomination, c’est-à-dire une ULC. Il se situe à l’intersection de la syntaxe et de la morphologie, à la conjonction de la formation de complexes lexicaux —appelée dans l’article la composition nominale—, à savoir des formes à composantes lexicales multiples et dont l’ensemble est sémantiquement figé, et des syntagmes libres ou de discours. Les différents paramètres qui participent à la définition des ULC N1 + à + N2 sont scrupuleusement évalués. p.C. examine les distributions variables des propriétés de figement, de compositionnalité, etc., du schéma binaire privilégié. Il fait une mise au clair des principales notions théoriques : la catégorisation, la contextualisation, l’opposition description/nomination, la compositionnalité sémantique. Il scrute en priorité certains modules linguistiques comme la morphologie, la syntaxe et la sémantique, délaissant pour l’instant les approches sémiotique et cognitive.

Il ressort de l’étude que, dans certains cas, la catégorisation pose le syntagme construit N1 + à + N2 comme un hyponyme de N1, qui est le mot de la base dérivative du SN (ex. : verre à pied : un verre à pied est un verre), tandis que dans d’autres circonstances, il n’existe pas de corrélation hyperonymie/hyponymie entre la base et l’ULC complète (ex. : flûte à champagne, une flûte à champagne n’est pas une flûte). La recherche met également en évidence la relation sens/référence : quels sont les liens qui unissent les composantes des ULC à partir du sens de chacun des mots pris isolément et qui bâtissent l’unité monoréférentielle? La démonstration est faite que, le plus souvent, le syntagme signifie toujours plus que la banale addition de ses unités constituantes. L’ULC devient une entité propre qui a une autonomie de fonctionnement, à condition toutefois qu’un sens admissible y soit greffé. Elle échappe ainsi à sa formulation spécifique; elle ne reproduit pas une séquence mathématique simple dont la signification se déduirait naturellement de la suite de mots. Si elle est formellement réductible à des imités associables à des entrées de dictionnaire, donc indépendants les uns des autres (ex. : champagne, de, flûte, pied, verre), elle demeure irréductible au plan sémantique. En s’unissant, les segments convoquent et incorporent dans l’ensemble des ondulations sémantiques autres qui densifient le sens de la nouvelle entité ainsi confectionnée avant de le verrouiller.

La préposition-joncteur à est une instruction de qualification tandis que la préposition de est quantificatrice (ex. : un verre à vin, à côté de un verre de vin). L’analyse des aspects d’ordre morphologique est volontairement restreinte à l’article déterminant de N2 et à celui du nombre de ce même N2.

L’hypothèse syntaxique (voir le paragraphe 4, pp. 216-232) consiste à cataloguer et à expliciter brièvement une batterie de tests discriminants pour la notion de « nom composé », que, pour notre part, nous préférons dénommer unité lexicale complexe, qui devient ULC en abrégé. Une vingtaine de tests sont catalogués et explicités. Cela vaut la peine de les énumérer : l’extraction, le détachement à droite, les adverbes « fréquentatifs », les paraphrases prédicatives, les négations/interrogations partielles, la pronominalisation de N1, l’ajout d’un complément prépositionnel, l’ajout d’épithètes à N1, le second test des adjonctions d’adverbes, la coordination des N2, la surcomposition (linéarité et hiérarchie), l’anaphore de N2, la troncation par métonymie partie/tout, l’équivalence avec un nom simple —il faut entendre ici la synonymie à caractère purement lexical—, l’équivalence avec des mots dérivés —il faut entendre ici la synonymie à caractère morpholexical—, l’équivalence de à + N2 avec des adjectifs ou des participes passés —il faut entendre ici la synonymie à caractère syntactico-lexical—, la « montée », la supplétion de à par avec ou pour, l’énoncé d’appartenance et l’énoncé d’inclusion (assimilé à des appels métalinguistiques du genre : ce qu’on appelle, ce qui est le nom de, etc.). Les douze premiers tests sont d’ordre distributionnel ou transformationnel tandis que les quatre suivants s’appuient sur une analyse de type paraphrastique.

En conclusion de son étude, l’auteur explique comment les syntagmes N1 + à + N2 remplissent une fonction basique qui consiste à « construire des désignateurs pour des sous-classes intentionnelles de N1 » (p. 232). Le tableau synthèse de la page 233 illustre bien qu’il existe deux types principaux de N1 + à + N2 qui ont une fonction compositionnelle, c’est-à-dire la capacité de modeler des ULC, le type à/POUR et le type à/AVEC, autrement dit la possibilité pour à de faire l’objet d’une substitution par les prépositions pour ou avec, chacune menant à des classifications opérationnelles distinctes ou sous-classses.

Du strict point de vue des savoirs techniques et scientifiques —les terminologies—, il est intéressant de constater que les études menées sur les ULC par les spécialistes des LSP ont jusqu’à maintenant surtout favorisé les mots pleins sémantiquement —et cela pour des raisons conceptuelles et onomasiologiques— au détriment des mots grammaticaux (prépositions, déterminants, etc.), les joncteurs « incolores », pour reprendre le mot du texte de présentation de ce recueil d’articles thématiques. De fait, les pivots prépositionnels assument et assurent le lien syntaxique et ils sémantisent

les unités qui structurent les N1 + à/de + N2. Ils font ici l’objet de deux incursions bien organisées, extrêmement utiles à l’avancement des connaissances en terminologie, en particulier pour le repérage automatique des ULC, et révélatrices du fonctionnement du français général aussi bien que du français des domaines de l’expérience.

Le territoire des ULC est de mieux en mieux circonscrit tandis que leur géographie syntaxique est bien mise en évidence par l’exploration des rôles respectifs des composantes sémantiques —en particulier, les noms, les verbes, les adjectifs— et des composantes fonctionnelles —les prépositions, les déterminants. Linguistes et terminologues peuvent désormais opérer une jonction fort pertinente. Ces avancées nouvelles ne sont pas négligeables quand on connaît la difficulté de reconnaître puis de « découper » manuellement ou automatiquement les ULC (ou syntagmes, lexies complexes, composés, etc.) dans les textes de LSP pour en faire des entrées dans un dictionnaire thématique.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1993). « Lexique, no 11. Lille, Presses universitaires de France, 1993, 279 p. [Les prépositions : méthodes d’analyse] », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 6, no 2, p. 196-202. [compte rendu]