GAUDIN, François (1993): Pour une socioterminologie. Des problèmes sémantiques aux pratiques institutionnelles, coll. « Publications de l’Université de Rouen », n° 182, Rouen, Université de Rouen, 255 p.

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Depuis une décennie, la terminologie s’efforce d’élargir ses horizons d’observation et ses champs d’action afin d’atteindre à une envergure globale qui dépasse le seul terme, c’est-à-dire l’éternelle équation qui associe une dénomination et une notion, et sa mise en cage dictionnairique. Parmi les principales percées dans les nouvelles zones d’introspection on remarquera plus précisément le surgissement des intérêts pour la phraséologie et l’arrimage au social, ce dernier se réalisant par le biais des acquis de la sociolinguistique. En outre, sur le plan des méthodes, la poussée informatique a, bien entendu, révolutionné les démarches et joué un rôle capital en tant que ressource technologique pour améliorer la recherche et la performance des terminologues. Vue sous l’angle de la phraséologie, la terminologie est envisagée de plus en plus comme une science du langage qui déploie des propriétés spécifiques, ce qui l’enracine encore plus dans le terreau linguistique. Sous l’angle de la sociolinguistique, elle intègre toute la palette des discours professionnels sans écarter les vrais utilisateurs de ces vocables, et cela elle le réalise dorénavant à priori et non plus à postériori.

Il était donc prévisible que la socioterminologie émerge du magma terminologique et qu’elle s’érige en sous-discipline de la discipline mère, puis qu’elle fasse l’objet de recherches doctorales et savantes. Le livre dont il est ici rendu compte est le premier ouvrage qui prenne ce secteur pour objet d’étude.

L’attestation la plus ancienne connue du terme socioterminologie remonte à 1981 (v. p. 67). Je crois avoir été le premier observateur à l’employer prévoyant ainsi son émergence logique dans le sillage de l’aménagement linguistique. De fait, le terme aménagement contenait déjà en germe toute une série de formations en socio-. Par ailleurs, depuis quelques années la série de dérivés construits avec ce morphème est provignante. On en prendra pour exemples sociolexicographie et sociophonétique. Manifestement, il y a une « sociologisation » des différentes branches de la linguistique. Repris et peaufiné par

Yves Gambier, le vocable socioterminologie entreprend sa véritable carrière vers 1986; il devient alors « une désignation programmatique » (p. 67); un signifié précis rejoint un signifiant encore frileux et lui donne de l’épaisseur. Le domaine ayant pris son envol, le terme connaît depuis une heureuse fortune. Les recherches qu’il a suscitées et celles qu’on lui associe fédèrent rapidement des écoles ou préférablement des cercles de réflexions dont les plus et les mieux animés sont certainement celui de l’Université de Rouen, inspiré par le regretté Louis Guespin et poursuivi par François Gaudin, et celui de l’Université de Turku, sous la houlette d’Yves Gambier. L’année 1994 aura vu la consécration dictionnairique du terme socioterminologie. Il figure en effet dans le plus récent dictionnaire de linguistique, le Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage, ouvrage publié par Larousse en 1994.

Comme le laisse bien voir le titre prudent et prospectif du présent livre, la socioterminologie participe désormais d’une réflexion centrale dans l’ensemble du processus de l’aménagement linguistique. Après tout, le terme n’a d’existence réelle qu’en discours et tout discours est ancré dans un groupe social. Le livre de François Gaudin propose une vision élargie de la terminologie. En liant les pratiques langagières à caractère spécialisé aux pratiques sociales de même niveau, il était naturel qu’on découvre en bout de ligne une science fusionnante : la socioterminologie.

La première partie du livre (p. 21-70) est une évocation historique orientée vers les grandes lignes de force au travers desquelles dominent les pratiques officielles de la terminologie, c’est-à-dire les institutions francophones perçues comme les autorités qui sont à la source des législations linguistiques caractérisant certaines sociétés occidentales depuis vingt ans. L’étude de François Gaudin prend donc comme point de repère le détour des années 1970 et non le point de départ wüstérien des années 1930, où l’on situe traditionnellement l’acte de naissance d’une discipline linguistique dénommée terminologie. Lorsque les origines russes et autrichiennes de la terminologie sont évoquées, c’est pour fournir un peu de recul, de profondeur à ce qui suit. Le pôle d’attraction majeur de la francophonie est rapidement centré sur son faciès nordiste d’où a surgi un modèle venu du froid : l’aménagement linguistique québécois, avec ses prolongements par delà l’Atlantique, d’abord du côté de la Belgique avant d’être focalisé sur la France. L’approche de l’auteur est générale, globalisante. L’histoire de la terminologie québécoise est très bien documentée et résumée jusqu’à son objectif ultime, la francisation des entreprises. L’aspect institutionnel et le contexte législatif français à l’égard de l’activité terminologique sont aussi soignés, des origines de l’AFTERM (cf. la loi française de 1975) jusqu’à la mise sur pied du Centre de terminologie et de néologie, créé dans la foulée du Premier sommet francophone tenu à Québec en 1987.

Pour l’auteur, la socioterminologie est fille de la sociolinguistique. Elle en a hérité bien des acquis conceptuels et méthodologiques. Toute la première section de l’essai est orientée par les travaux qui. tantôt fondés sur des considérations législatives, tantôt sur des avancées de la linguistique, ont façonné un corps scientifique en la personne de la terminologie. Mais c’est la socioterminologie qui lui octroie sa vraie personnalité, son âme. François Gaudin reconnaît bien qu’au Québec, la terminologie institutionnelle n’a pas vécu en autarcie, qu’elle n’a jamais perdu de vue les besoins socioprofessionnels. De fait, la terminologie est sociale, non seulement dans son esprit, mais dans sa lettre : « [...] c’est dans le cadre d’institutions administratives, politiques ou économiques, que la terminologie s’est développée » (p. 77). Hors de cet environnement, la terminologie ne peut être perçue que comme un simple satellite de la lexicologie ou de la lexicographie. On saura gré au linguiste rouennais d’avoir montré l’importance et l’influence de la terminologie québécoise pour l’ensemble du monde francophone, notamment. Le chercheur démontre bien ce que cette terminologie doit non seulement à ses propres penseurs, mais aussi à quelques figures marquantes de la France, particulièrement à Louis Guilbert et Alain Rey. Sans leur influence de lexicologues-lexicographes, sans leur ouverture sur l’univers lexical toujours en expansion, la terminologie de langue française ne serait pas devenue un corps de doctrine aussi bien structuré.

La deuxième partie du livre (p. 71-115) est un examen critique des principaux axes fondateurs de la théorie ou des théories du grand paradigme terminologique. François Gaudin plonge au cœur des relations entre le signifié et le concept, entre les unités lexicales et les connaissances qu’elles servent à véhiculer. L’analyse critique est menée en confrontant la terminologie à des disciplines extralinguistiques comme « l’épistémologie, l’histoire des sciences et des techniques, la sociologie des sciences » (p. 118) auxquelles on adjoindra la philosophie analytique.

L’auteur creuse les rapports de parenté entre le terme et la lexie. Il tente de circonscrire les caractéristiques du terme, analyse qui l’amène à envisager aussi le concept et les perspectives onomasiologiques. Dans sa distinction entre le signifié et le concept, il précise bien que le signifié renvoie au système de la langue tandis que le concept —ou la notion— est partie prenante du système ordonné des connaissances. Ces distinctions permettent de glisser vers la métaphore, autre phénomène d’envergure dans les LSP, et de reprendre la sempiternelle opposition entre l’homonymie d’un côté et la polysémie et la monosémie de l’autre. Sauf que cette fois, l’autopsie du concept et des processus métaphoriques conduit à affirmer que la polysémie est une propriété naturelle du signifiant et que loin d’être une tare ou une anomalie, elle est une conséquence du fonctionnement praxémique de la langue. En fait, c’est le réglage du vocabulaire scientifique et technique par l’entremise de la sanction de normalisation qui devient une convention métalangagière et qui, en

corollaire, crée l’obligation de la monosémie. La standardisation biaise les comportements naturels des mots. D’autres remises à niveau touchent les régularisations linguistiques, c’est-à-dire les cloisonnements par domaine. François Gaudin a ici raison de défendre l’idée que les LSP ne forment qu’un spectre de continuités dont les liens sont parfois extrêmement ténus, parfois plus relâchés. Mais il ne saurait plus être question de traiter les domaines comme des singularités, comme des zones protégées par une enceinte sans ouverture. D’ailleurs, le terme domaine gêne de plus en plus les socioterminologues qui lui préfèrent désormais sphère d’activité.

La troisième partie (p. 117-211) est la plus riche du livre. C’est là que l’auteur dévoile, en dix chapitres, ses pistes pour la mise au monde d’une véritable socioterminologie. On trouve dans ce volet le second indice d’une science en train de prendre corps. En effet, il est question de l’édification d’une socioterminologie et non de la socioterminologie, d’un modèle en train de s’instituer et non d’une matrice unique déjà formée. Cette approche dans l’indéfini mène le chercheur à se pencher sur les acquis de la sociolinguistique, principalement en référence aux travaux de Bakhtine.

Sur un autre plan, la justification du rapport entre la terminologie et la connaissance est fondée sur les recherches d’Adam Schaff sur la solidarité de la pensée et du langage. Le mot surgit au centre des discours puisque c’est lui qui donne accès au concept. Ce qui implique la néologie comme l’une des pierres angulaires de la terminologie. Les néologismes attestent de l’apparition du nouveau et le transportent dans la communication. On comprendra mieux alors que la néologie doit être liée au milieu et que sa réussite repose sur ce lien indissociable et indispensable. La nouveauté lexicale entraîne aussi une problématisation

de la normalisation. François Gaudin propose, avec combien de justesse, de resituer le phénomène de la néologie dans la perspective paradigmatique plutôt que de le concentrer sur la simple création de mots isolés afin de répondre à un seul besoin immédiat, comme cela se fait souvent en traduction. La néologie est beaucoup plus affaire d’équipement du système linguistique qu’une béquille lexicale permettant de marcher droit pendant un moment, c’est-à-dire de forcer le locuteur à se plier à une norme souventefois artificielle.

Tout au long du livre, l’approche de l’auteur est nettement linguistique. La terminologie est vue comme une branche des sciences du langage —même si elle n’intéresse pas toujours les linguistes— avec en son centre les unités lexicales et leur(s) sens; elle n’est pas envisagée uniquement comme le résultat lexical —le terme— qui impose l’obligation de s’entendre aux plans industriels, socioprofessionnels, etc., par l’entremise des différentes opérations de désignation des concepts, de création des termes et de leur normalisation institutionnelle. La confrontation ultime est alors celle de la pratique des mots avec celle de la pratique sociale et celle de la pratique institutionnelle afin d’oplimiser la circulation des connaissances ainsi cumulées. En devenant aussi une socio-, la terminologie traverse le matériau linguistique brut pour partir à la recherche du rapport au monde, qui est son avers obligé. En regard, la lexicologie peut se permettre de fonctionner sur deux axes prioritaires, la forme et le sens.

Dans ce livre, à la fois synthèse et dessein prospectiviste, les pistes de recherche abondent tandis que la diversification des analyses et des angles d’éclairage construit un véritable kaléidoscope qui sert à cerner les limites d’une socioterminologie naissante, modélisée à partir des acquis d’une école sociolinguistique française, afin d’en sonder toutes les assises, tant les irréfutables relations avec la linguistique que les rapports variés d’ordre extralinguistique, avec, bien entendu, le pôle social comme principale force motrice. Pour l’auteur, la « socioterminologie est donc, à l’image de la sociolinguistique, une terminologie remise sur ses pieds » (p. 67). Plus même, c’est nettement l’avenir de la terminologie qui est en jeu. Elle doit se dépêtrer du terme et du concept, les dépasser, seul moyen de devenir vraiment une linguistique. Cette entreprise de dépassement mise en route vers 1985-1986 lui permet déjà de se doter d’une épaisseur historique et diachronique. Jusque-là, si on avait senti l’exigence de dépasser la synchronie, ce n’était que prémonition ou proposition hasardeuse, pour ne pas dire fantaisiste. Désormais, les dimensions du temps (l’histoire et la diachronie) sont soudées au présent synchronique de toute terminologie. D’ailleurs, la terminographie n’est-elle pas une activité séculaire mise en œuvre dès le Moyen Âge alors que les travaux glossographiques foisonnaient? De fait, seule la dénomination présente quelque caractère de nouveauté, si l’on excepte certains aspects méthodologiques plus scientifiques aujourd’hui.

En clair, la synthèse et la représentation proposées par François Gaudin reviennent à dire que faire de la socioterminologie « c’est aussi ouvrir des lexiques, des dictionnaires, consulter des normes, des banques de données, lire des textes de lois linguistiques et porter un regard critique qui soit informé linguistiquement » (p. 181). Les propositions du socioterminologue qu’est l’auteur servent à construire un modèle linguistique qui lie le social (les conditions de la pratique et ses réceptions) et la terminologie classique (le terme et la notion, ainsi que toute la recherche qui leur est associée).

Les objectifs de François Gaudin étaient de remémorer rapidement un grand pan de l’histoire de la terminologie, d’examiner le développement des pratiques et des théories dans trois foyers francophones nordiques, le Québec, la Belgique et la France, de comparer des dispositifs législatifs qui gouvernent l’emploi de la langue française. Cette triade l’a conduit à constater combien le contexte sociolinguistique, c’est-à-dire non seulement linguistique et social, mais aussi culturel et politique, est partie intégrante du vaste champ des études terminologiques. Le livre montre à quel point la terminologie pratique et théorique ne saurait être indépendante de la connaissance du terrain qu’elle explore et des pratiques langagières multiples qu’elle cherche à secourir, à modifier, à aménager.

De fréquentes associations avec la théorie praxématique et avec la sociologie des sciences renouvellent les constats sur la maturation d’une dimension cruciale de la terminologie que j’avais baptisée la socioterminologie, il y a plus d’une décennie maintenant. L’auteur a gagné son pari qui consistait à interroger la validité d’un certain nombre d’outils théoriques qui paraissaient pouvoir nourrir les réflexions doctrinales. C’est de l’intérieur même des sciences du langage qu’il a entrepris de questionner les pratiques terminologiques en matière de sémantique, de néologie et de normalisation. La boucle se referme sur elle-même : les LSP ressortissent de la linguistique et de la société. Les terminologies sont engendrées par des besoins sociaux aux fins d’une réinjection dans les multiples discours sociaux, d’une mise en circulation dans une communauté sociale qui en aura l’usage. Termes et stratégies de discours sont donc indissolublement solidaires. En somme, le livre de François Gaudin montre comment les sociolectes et la socioterminologie ont opéré leur jonction.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1995). « GAUDIN, François (1993) : Pour une socioterminologie. Des problèmes sémantiques aux pratiques institutionnelles, coll. « Publications de l’Université de Rouen », no 182, Rouen, Université de Rouen. 255 p. », Meta : Journal des traducteurs, vol. 40, no 1, p. 133-137. [compte rendu]