Gaudin, François et Louis Guespin (2000) : Initiation à la lexicologie française. De la néologie aux dictionnaires, coll. « Champs linguistiques. Manuels », Bruxelles, Éditions Duculot, 358 p.

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Depuis quelques années, la lexicologie revient à la mode dans le champ éditorial de la linguistique. Quatre ouvrages d’initiation ont été offerts à l’appétit du public depuis 1997, soit ceux de Marie-Françoise Mortureux (1997), d’Aïno Niklas-Salminen (1997), d’Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet (1998) et de Roland Éluerd (2000). Voici le dernier-né de la série : Initiation à la lexicologie française. De la néologie aux dictionnaires. Comme l’indique son sous-titre, ce livre revendique une double valeur puisqu’une moitié de son contenu est consacrée à la lexicographie et l’autre à la lexicologie. La section proprement lexicologique est elle-même partagée entre le lexique traditionnel, c’est-à-dire socialement reçu, et le néolexique, à savoir la néologie. Les auteurs proposent donc une lecture délimitée du mot : à une extrémité se situe le dictionnaire, lieu privilégié de refuge et de consécration pour les mots, à l’autre extrémité se pose la néologie, porte d’accès au lexique. Le sous-titre du livre véhicule bien cette approche.

La partie réservée au dictionnaire ouvre la démonstration. Deux chapitres qui sont presque d’égale importance traitent de la lexicographie française. D’abord, un parcours historique arrimé à la Renaissance et s’achevant sur les dictionnaires informatiques récents; ensuite, une incursion à l’intérieur du dictionnaire d’aujourd’hui qui est l’occasion de typologiser les répertoires, d’explorer l’organisation interne des articles (la macro- et la microstructure), de faire escale du côté de la sémantique (la hiérarchisation des sens et la définition) et qui se termine par l’exploration du monde des exemples et des citations.

La partie dévolue à la lexicologie est ancrée dans les découvertes saussuriennes que sont le signe et le schéma binaire langue/parole. Les chercheurs pénètrent ensuite au cœur de la sémantique; leurs réflexions portent alors sur les principales relations lexicales : l’homonymie, la synonymie, la polysémie et l’antonymie. Puis, c’est sur le problème du mot, surtout la forme, que s’orientent les analyses. L’unité lexicale est présentée de manière graduée : le mot simple (fillette), le mot composé (porte-bagages), le mot complexe (chaise longue), le phraséologisme (intenter un procès) et la locution (peser ses mots). Les derniers chapitres traitent des deux dimensions de la néologie : la créativité formelle, y inclus les emprunts aux langues étrangères, et la créativité sémantique. Une introduction historique précède les analyses du fonctionnement linguistique interne.

Une quinzaine d’exercices accompagnés de leurs corrigés sont proposés en fin d’ouvrage. Ils sont suivis d’un récapitulatif chronologique de vingt-quatre dictionnaires qui ont contribué à l’édification d’une histoire de la lexicographie française, de Robert Estienne en 1539 au Nouveau Petit Robert de 1993. Une bibliographie bien ventilée permet aux lecteurs de se constituer une bonne bibliothèque de titres pour cheminer de la lexicographie à la lexicologie. Un index cumulatif des noms propres et des concepts clôture le livre.

Le premier chapitre offre une brève histoire de la lexicographie française et rappelle les sources très lointaines du genre. Ce panorama historique est très synthétique et il est sans faute, les auteurs effectuant de brefs arrêts descriptifs aux principaux carrefours temporels. Plusieurs commentaires d’articles viennent illustrer les principes et méthodes lexicographiques des différentes époques. Pour chaque période découpée, les auteurs raniment quelques figures-clés : Robert Estienne, Jean Nicot, César Oudin pour la lexicographie empirique des xvie et xviie siècles; Pierre Richelet, Antoine Furetière, l’Académie française, Trévoux, Louis Moréri, Pierre Bayle pour la période qui va de 1638 à 1728; l’Encyclopédie pour le cœur du xviiie siècle; les piliers Émile Littré et Pierre Larousse, ainsi que l’oublié Maurice Lachâtre, pour le siècle des dictionnaires, le xixe; les travaux des grandes entreprises Larousse et Robert pour la période contemporaine.

Ces balises chronologiques forment des points de repère historiques et elles font émerger les noms des grands bâtisseurs de dictionnaires, d’hier à aujourd’hui. Les auteurs se sont intéressés aux planètes importantes de la galaxie dictionnairique. Ils offrent aussi quelques belles pages lucides sur la description lexicographique du français québécois actuel. Quelques pages aussi sur les désormais incontournables rapports entre le dictionnaire et l’informatique, avec une pointe du côté des « dictionaroms ».

Indiscutablement, il existe un « genre dictionnaire » qui se distingue de tout autre genre textuel. Le chapitre deux analyse l’architecture, la grammaire et la rhétorique du dictionnaire d’aujourd’hui. Il propose d’abord un coup d’œil typologique qui va du non linguistique au plus linguistique : l’encyclopédie, le dictionnaire de proprionymes, le dictionnaire de terminologie, enfin le dictionnaire général monolingue et bilingue. Les sous-chapitres décrivent les caractéristiques de chaque groupe. Puis, l’organisation générale est analysée à partir des axes classiques que sont la macro- et la microstructure. Les auteurs disent que le bloc-entrée comporte « le mot traité, l’entrée, la prononciation, les renseignements historiques et les indications grammaticales » (p. 118). Je n’entérine pas sans critique ce regroupement. D’habitude, le bloc-entrée ne correspond qu’aux données en caractères gras et à ses flexions morphématiques et/ou à sa ou ses variantes, le cas échéant. Les autres renseignements appartiennent à d’autres catégories de rubriques canoniques. Celles-ci sont d’ailleurs décrites successivement et succinctement. Mais c’est surtout sur les rôles de la définition et sur l’arborescence sémantique des articles que se fixent les réflexions, le sens étant au cœur de la lexicographie. De même, les auteurs présentent différentes approches de la définition plus qu’ils en élaborent une typologie.

Le chapitre trois amorce la partie lexicologique du livre. Il rappelle quelques grands concepts saussuriens comme le « système de la langue », le « signe », la « langue » et la « parole », l’« arbitraire » et la « motivation », etc. Il s’agit d’un bon panorama de ces idées fondatrices.

Le chapitre quatre est consacré aux relations lexicales, c’est-à-dire à l’analyse des significations. Quelques figures de ces relations lexicales, qui sont aussi des interférences, sont étudiées : l’homonymie, la synonymie, l’antonymie, l’hyperonymie, la polysémie. Enfin, l’analyse s’arrête sur les rapports partie/tout. Dans ce chapitre, l’homonymie est mise en relation avec le dictionnaire; elle est alors confrontée à la polysémie. La synonymie est également mise en communication avec les descriptions lexicographiques. Ces trois éléments que sont l’homonymie, la synonymie et l’antonymie permettent d’étudier respectivement les relations fondées sur l’identité des formes (l’homonymie), sur la quasi-identité des sens (la synonymie) et sur l’opposition des signifiés (l’antonymie). Du côté de l’hyperonymie, les chercheurs montrent qu’elle forme un couple avec l’hyponymie, et que ce type d’association introduit un rapport hiérarchique dans le lexique. Au centre du chapitre, c’est la polysémie qui est scrutée. À l’aide du dictionnaire, G. et G. étudient les stratégies lexicographiques pour discriminer la polysémie et l’homonymie. Ce chapitre est donc à cheval sur la lexicologie et la sémantique, tout en considérant que la sémantique ne peut se passer de mots (les signifiants), pas plus que la lexicologie n’est indépendante du sens (le signifié).

Le chapitre cinq s’attaque au problème du mot. Le mot est l’objet de la linguistique, plus proprement de la lexicologie, mais c’est une créature insaisissable, évanescente. À moins d’en concrétiser les figures dans les dictionnaires. C’est la facette formelle du mot qui est examinée ici. Les auteurs montrent comment le mot simple (carte), le mot composé (mandat-carte) et le mot complexe (carte postale) répondent à des conceptions qui, chez les linguistes, sont plus divisantes que rassembleuses. G et G cherchent à cerner les critères de délimitation de l’unité lexicale et les conditions de sa décontextualisation pour en faire des formes canoniques reconnues par les locuteurs en tant que « mot traditionnel » ou « mot lexicologique ». Il y a donc des différences entre le mot lexicologique et le mot lexicographique, mais cette dimension n’est pas creusée ici. (Sur ce sujet, voir Jean-Claude Boulanger, La nature et le dessin des mots dans les dictionnaires de langue, Cicle de confèrencies i seminaris 9798, Universitat Pompeu Fabra, Barcelone, 2000.)

L’examen critique de la conception du mot est surtout focalisé sur les travaux d’André Martinet et ceux de Bernard Pottier. Les auteurs font aussi une incursion du côté de la sémantique pour en scruter le rôle dans le figement des formes simples, composées, complexes et locutionnelles. Mais c’est surtout l’unité lexicale complexe qui retient l’attention, en particulier par le rappel de quelques tests de reconnaissance de telles formes, comme l’insertion, l’expansion, la commutation, l’anaphore…

Le chapitre six propulse le problème du mot dans le champ du lexique en devenir, à savoir vers la néologie. Deux concepts-clés, celui de « néologie » et celui de « néologisme », sont ramenés dans l’actualité lexicologique, qu’ils n’auraient jamais dû quitter d’ailleurs. Ce volet est amorcé par un court rappel historique à propos des principaux mots de la famille du terme néologie; vient ensuite le rapport de la néologie avec l’idéologie linguistique, puis avec l’histoire : périodes fastes sur le plan de la créativité, langues pourvoyeuses d’emprunts, et corollairement de calques, etc.; enfin, quelques efforts individuels ou collectifs devant la création sont énumérés, notamment en chimie au xviiie siècle.

La suite passe du procédé, la néologie, au résultat lexical, le néologisme, dont toutes les figures sont passées en revue. La question de la lexicalisation est mise en correspondance avec le dictionnaire qui sert de référence pour attester de la nouveauté du mot et de son état d’intégration sociale et linguistique.

Les chapitres sept et huit explorent la néologie morphologique, en commençant par la dérivation (chapitre sept), puis en poursuivant avec la composition, les abréviations et les emprunts (chapitre huit). La néologie interne et la néologie externe — l’emprunt et son extension, le calque — ne sont pas distinguées. La typologie reprend prudemment une classification largement utilisée et opératoire.

Les auteurs font une bonne mise au point de l’idée de « composition » qui recouvre « un ensemble de phénomènes lexicaux très hétérogènes » (p. 279) comme le mot composé traditionnel (lave-glace), le composé savant (chromatographie) et l’unité complexe (moulin à café). Mais l’accent est davantage mis sur les formes complexes, qui sont resituées dans les cheminements de Ferdinand de Saussure, d’Émile Benveniste et de Louis Guilbert, ces trois linguistes édifiant un bel héritage. La typologie proposée pour ce segment, celle des composés (mots composés et mots complexes), s’éloigne un peu de la tradition guilbertienne par certains de ses intitulés comme N + de + GN (nom + de + groupe nominal). Enfin, un paragraphe est consacré aux mots-valises tandis que l’emprunt et le calque sont bien revisités.

Le chapitre neuf porte sur la néologie sémantique, en particulier sur les phénomènes de la métaphore et de la métonymie, les deux principaux modes d’enrichissement par le sens. Le calque sémantique est convoqué dans ce chapitre et bien défendu comme recours créatif en français, à condition toutefois de pondérer l’utilisation de ce mécanisme de formation.

La néologie par conversion ou la dérivation impropre, ou plus savamment l’hypostase, est rangée dans cette partie. Il ne me paraît pas opportun de classer dans la conversion le nom propre et les noms de marques déposées qui se lexicalisent en noms communs (voir à la page 315). Au départ, les proprionymes et les noms déposés ne sont généralement pas gratifiés d’une appartenance à une partie du discours, de même qu’ils ne revendiquent pas de signification. Ces deux propriétés ne s’acquièrent que lors de l’éponymisation ou de la communisation, c’est-à-dire lors du passage dans la catégorie des noms communs, ce transfert s’identifiant à la lexicalisation, à savoir l’arrivée d’une forme nouvelle — d’un sens inédit aussi — dans le lexique. Alors que les mots convertis ne constituent pas de nouveaux signifiants. Par exemple, lorsque le mot poubelle, qui est issu du nom du préfet de la Seine Eugène-René Poubelle, s’est imposé en français en 1890, il a constitué une addition morphosémantique au stock lexical existant. En plus, il a été rangé dans la catégorie des substantifs féminins variables en nombre. Ainsi, il serait préférable de ranger ce groupe de signes dans la néologie formelle et établir une sous-catégorie appelée lexicalisation des noms propres, ce qui justifie mieux la sémantisation de formes asémantiques au départ. Enfin, une dernière remarque au sujet de la lexicalisation des noms de personnes et des noms de marques déposées. Il n’est pas exact de dire : « Plus rarement, un nom de personne devient un nom commun » (p. 315). Au contraire, le lexique et les dictionnaires fourmillent de telles lexicalisations, dites éponymiques, comme le démontrent Jean-Claude Boulanger et Monique Cormier dans un livre à paraître intitulé : Le nom propre dans l’espace dictionnairique général.

En conclusion, ce livre réconcilie la lexicologie avec la linguistique et il met en communion la lexicologie avec la lexicographie. Il présente ces deux disciplines comme l’avers et le revers d’une même médaille, le mot. Les auteurs s’ouvrent timidement, mais intelligemment, sur la francophonie extérieure à la France; ils n’ignorent pas les technolectes; mais, surtout, ils ramènent la néologie dans le giron de la langue générale, elle qui était le fief d’études provignant davantage dans des perspectives terminologiques ces dernières années. C’est tout ce parcours qu’indique à point nommé le sous-titre de l’ouvrage De la néologie aux dictionnaires, et cela malgré la réalité du déroulement des chapitres qui cheminent des dictionnaires à la néologie! Mais qu’il boucle le circuit dans un sens ou dans l’autre, le lecteur en ressentira les mêmes effets enrichissants.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2002). « Gaudin, François et Louis Guespin (2000) : Initiation à la lexicologie française. De la néologie aux dictionnaires, coll. « Champs linguistiques. Manuels », Bruxelles, Éditions Duculot, 358 p. », Meta : Journal des traducteurs, vol. 47, no 1, p. 134-138. [compte rendu]