Lexique, n° 16, Villeneuve d’Ascq (France), Presses universitaires du Septentrion, 2004, 272 p. [La formation des mots : horizons actuels]

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Sous l’œil attentif et vigilant de Pierre Corbin (P. C.), les responsables de ce numéro de la revue Lexique ont réuni huit contributions portant sur le thème de la morphologie constructionnelle. Conçu dans l’optique et dans le prolongement des travaux de Danielle Corbin (D. C.), ce collectif ranime les recherches de la disparue, il recrée des interactions entre les chercheurs ayant travaillé auprès d’elle et il se veut un hommage à sa mémoire.[1]

Le premier article (Pierre Corbin, p. 9-52) sert à établir une passerelle entre le numéro 10 de la revue Lexique paru en 1991, et lui aussi consacré à la formation des mots,[2] et le présent numéro. Quels changements observe-t-on dans le domaine à l’étude depuis 1991? Premièrement, le qualificatif constructionnelle remplace le terme dérivationnelle pour caractériser l’approche de la morphologie préconisée par l’équipe de chercheurs et pour rejoindre le titre du livre de Danielle Corbin : Le lexique construit. Méthodologie d’analyse.[3] PC s’attache ensuite à retracer le parcours réflexif de DC. Il rappelle, entre autres, que la chercheuse était convaincue que le lexique a une part de construit et qu’il procède de l’ordre, malgré le désordre apparent dont il semble être l’objet. D’où le désir de restituer cet ordre et de le modéliser, « s’agissant du lexique construit » (p. 11). PC repart sur les traces historiques de DC pour retrouver les sources de sa pensée, pour relater ses développements subséquents et pour exposer les infléchissements de ses orientations. Il établit la place que DC a occupée dans le cénacle des morphologues européens, qu’elle influença grandement, et dans celui des Nord-Américains, peu perméables à ce qui vient d’ailleurs. Il évalue l’état de la morphologie en linguistique depuis dix ans. Il constate qu’un effort sensible de réflexion existe, promu notamment par DC, et que cette réflexion s’insère dans une dynamique collective comme ce fut le cas à Lille. L’article est une sorte de synthèse de l’œuvre de DC et de son rayonnement scientifique, du constat de l’émergence des intérêts pour la morphologie, y compris les critiques de quelques approches passéistes, et de l’identification des thèmes porteurs que sont la productivité morphologique, la « constructionnalité » du lexique et la détermination des limites de la morphologie flexionnelle. En fin de parcours, PC compare les contenus des deux numéros que la revue a consacrés à la formation des mots : le numéro 10 était monothématique et il portait sur la suffixation; celui-ci est multithématique et il explore la préfixation, la suffixation, la syntaxe, la sémantique et la phonologie. Enfin, l’auteur fait une présentation générale des contributions réunies qu’on pourrait coiffer du titre Aux frontières de la morphologie (voir p. 30) puisque les collaborateurs mettent le domaine en correspondance avec d’autres disciplines de la linguistique. Il achève son article en évoquant les applications lexicographiques des modèles générés par DC dans deux dictionnaires en préparation, le Dictionnaire dérivationnel du français et le Dictionnaire des affixes dérivationnels du français.

Le second texte (p. 53-66) est l’œuvre de Danielle Corbin; il est donc posthume. Il porte sur les deux dictionnaires cités ci-dessus. L’auteur détaille le programme de réalisation de ces ouvrages qui se présentent en fait comme des expériences de l’application de la théorie de la formation des mots qu’elle a élaborée avec son équipe. Le Dictionnaire des affixes [...] se veut « une mise en forme lexicographique d’une partie de la grammaire qui régit la construction des unités lexicales » (p. 54). La nomenclature s’élève à environ 250 affixes. Chaque article tracera un portrait en huit points de chaque élément de formation. Quant à lui, le Dictionnaire dérivationnel [...] « représente l’application de cette grammaire à la description structurelle et sémantique des mots construits » (p. 54). La nomenclature est orientée vers le lexique actuel tandis que la macrostructure se réclame des familles morphologiques des mots. Chaque article comprendra quatre rubriques : l’histoire, la morphologie, la structure, la sémantique. DC expose aussi les grandes articulations de la morphologie constructionnelle, jadis la morphologie dérivationnelle. Puis des détails sont fournis sur chacun des répertoires projetés qui seront en quelque sorte des métadictionnaires. DC explique comment son approche, d’abord fondée sur la grammaire générative lexicaliste, a glissé vers un cadre plus accueillant, soit celui d’une sémantique des mots construits, permettant ainsi une description adéquate et explicite des lois, des principes et des mécanismes qui gouvernent le façonnement des mots et l’acquisition des sens.

La troisième contribution (Dany Amiot, p. 67-83) convie le lecteur au pays des préfixes-prépositions comme sur(-), sous(-), contre(-), etc., afin de déterminer à quelle catégorie appartiennent réellement ces éléments, les affixes ou les prépositions, ou de voir s’ils n’ont pas un statut hybride. L’entrée en matière consiste à présenter un classement des préfixes. Ils sont de trois ordres : 1. Ceux qui ne sont jamais des morphèmes autonomes (in-); 2. Ceux qui ne sont pas autonomes en français, mais qui le furent en latin ou en grec (extra-, hyper-); 3. Ceux qui peuvent être ou ne pas être autonomes et agir en tant que prépositions ou adverbes (sans(-), sous(-)). Les cas 2 et 3 sont étudiés plus en profondeur et plusieurs éléments sont analysés. Le continuum entre la classe des préfixes et celle des prépositions est démontré.

Le quatrième article (Françoise Kerleroux, p. 85-123) porte sur les objets des opérations morphologiques de construction, c’est-à-dire sur « la nature des unités qui servent de bases dans les opérations de construction morphologiques » (p. 85). Il s’agit donc de distinguer entre le lexème, qui appartient au niveau morphologique, et le mot grammaticalisé ou « word » —ce choix terminologique de retenir un emprunt à l’anglais agace à plus d’un titre, malgré la justification de la page 87—, qui appartient au niveau syntaxique. Ces deux entités théoriques différentes trouvent leur source dans les travaux de p.H. Mattews et leur confirmation dans ceux de M. Aronoff. L’article aborde ensuite la règle de l’apocope : ses propriétés formelles et interprétatives. Puis la chercheuse traite de l’« apocopabilité » des noms déverbaux se terminant en -tion. Une autre partie de ce texte discute de la distinction entre le lexème —l’unité lexicale-type— et le « word » —l’unité lexicale-instance— dans les grammaires lexicalisées. Puis, il est fait état du comportement des suffixes à partir de l’étude de l’élément -eur afin de déterminer quelle est la règle qui préside à la construction des noms déverbaux. Ce suffixe a été choisi en raison de sa forte productivité, de sa prototypicité et du fait que la règle constructionnelle ne soit pas évaluative.

Le cinquième texte (Denis Delaplace, p. 125-158) scrute les aspects morphologiques de la substitution par déformation avec apocope. L’auteur explique qu’il est nécessaire de considérer l’intervention de paramètres de nature morphologique lorsque l’on veut décrire les phénomènes d’apocope. Il est question ici de la réduction des mots par effacement d’un ou de plusieurs éléments finals, disparition non imputable à des causes phonétiques comme dans renard > r’nard. Trois des aspects morphologiques retiennent l’attention : 1. La déconstruction des mots savants construits (écologiste > écolo); 2. Les points de rupture souvent situés à l’intersection des morphèmes (super- carburant > super); 3. La reconstruction des apocopés fondée sur cinq procédés de formation :

Une attention toute spéciale est portée à la finale -o sans que l’on sache vraiment quel est le statut de cet élément. Est-ce un suffixe, une voyelle finale...? Puis le sous-ensemble particulier des unités en -ion est étudié pour en dégager les stratégies pour apocoper les déverbaux de cette famille de mots.

Le sixième article (Marc Plénat et Michel Roché, p. 159-198) aborde le sujet de la suffixation décalée. L’étude est conduite à partir du suffixe occitan -ièr/-iéra. La suffixation décalée se distingue de la suffixation en chaîne et de la formule de la suffixation composée ou étendue. Une chaîne se produit lorsque le mot A sert de base au mot B, qui sert à son tour de base au mot C, comme dans les mots français îleîlotîlotier ou dans les mots occitans noga « noix » → nogat « nougat » → nogatièr « marchand de nougat ». Mais il existe des cas sans enchaînement comme gat « chat » → gaton « chaton » ou gatonièra « chatière », ce dernier dérivé ne prolongeant pas ga- ton. Le segment -on- du dernier mot est un interfixe qui n’intervient pas dans l’établissement du sens, et qui, par ailleurs, n’a pas de valeur sémantique propre. Le mot gatonièra est identifié à un « suffixé décalé », car il y a présence d’un interfixe à « caractère neutre » (p. 162), c’est-à-dire dépourvu d’une signification propre. Cela n’empêche pas cet élément de fonctionner ailleurs comme un suffixe (voir gaton). De même, -atièr n’est pas une simple variante de -ièr; il constitue plutôt la « forme élargie du suffixe » (p. 164). Une discussion est menée sur le statut de ce type d’élément intercalé, l’interfixe. Des questions sont posées : l’élément possède-t-il un ou des sens, a-t-il un rôle fonctionnel ou catégoriel? D’autres surgissent. Ainsi, si un élément interfixal comme -on- est asémantique alors que le suffixe -on est manifestement doté d’un sens, peut-on dire qu’il s’agit réellement du même morphème? L’analyse dérive ensuite du pôle morphologique vers le pôle prosodique et segmental, à savoir du côté de la phonologie. Les auteurs expliquent d’abord les causes du conditionnement prosodique. Ils détaillent les caractéristiques de cette distribution des phénomènes phonologiques. Pour ce faire, ils se fondent sur la théorie de l’optimalité et sur le nombre de syllabes qui composent un mot dérivable ou dérivé. Puis le conditionnement segmental est explicité à partir des consonnes finales qui figurent à la fin de la lexie de base. Les analyses portent sur les lieux et sur les modes d’articulation de ces consonnes. Au résultat, les chercheurs démontrent que la suffixation décalée repose aussi sur des assises de nature phonologique.

La septième contribution (p. 199-229) est l’œuvre de Georgette Dal, Nabil Hathout et Fiammetta Namer. Ces auteurs abordent la morphologie constructionnelle sous l’angle de sa connexion avec le traitement automatique des langues (TAL), une visée qui n’est pas théorique, comme dans les autres textes, mais applicative. La première section de l’article rappelle les disciplines liées à la morphologie constructionnelle tandis que la deuxième présente un projet nommé MorTAL (morphologie pour le TAL). On récapitule d’abord ce qu’est le TAL : objectifs, types de traitement, domaines d’application, etc. Puis, on fournit des détails sur le projet, en s’arrêtant notamment sur l’utilisation que la recherche d’informations et la fouille des textes —deux domaines d’application du TAL— peuvent en attendre. La fouille des textes est aussi appelée analyse de l’information dans les textes. La suite décrit quelques expériences de recherche comme celle portant sur les mots en -able, -ité et -is(er), consignés ou non dans les dictionnaires. Au résultat, la recherche a produit 2691 unités lexicales construites avec ces suffixes et absentes des dictionnaires, la majorité d’entre elles appartenant aux « langues dites de spécialité » (p. 214). Par la suite, les textes ont démontré l’existence d’environ 20% de ces unités lexicales construites informatiquement. Trois remarques au sujet de ces résultats : premièrement, le corpus dictionnairique étant restreint à des dictionnaires généraux, le Petit Robert électronique et le Trésor de la langue française, il faut s’attendre à ce que les mots ainsi suffixés et relevant des technolectes, particulièrement dans le cas des X-ité et des X-is(er), fassent partie des exclus des dictionnaires témoins puisque le contenu de ceux-ci est centré sur la langue générale; deuxièmement, les lexicographes généralistes ne retiennent qu’une faible partie des mots construits avec -able qui sont attestés, surtout quand ils ont un sens qui est compositionnel ou prédictible, c’est-à-dire une définition qui s’aligne sur la formule « qui peut être + verbe » (il en va de même pour les adverbes en -ment); troisièmement, il faudrait distinguer les formes lexicalisées des néologismes, ces derniers étant rigoureusement sélectionnés avant d’être candidats à une mise en cage dans des dictionnaires. Ces exemples d’analyse de cas montrent le rendement de la recherche « morTALienne ».

Dans la dernière contribution, Georgette Dal (p. 231-263) discute de l’ouvrage de Bernard Fradin (B. F.) intitulé Nouvelles approches en morphologie (2003). Le texte est divisé en deux temps : un compte rendu du livre, puis une réflexion sur « les règles de construction des lexèmes » (p. 231). Dans le compte rendu, il est rappelé que la morphologie prenait comme base/support tantôt le morphème, tantôt le lexème. L’auteur expose ensuite l’approche adoptée par BF, à savoir la morphologie constructionnelle ou l’ancrage lexical de la morphologie. Quant aux règles de construction des lexèmes, elles reposent sur les catégorisations lexicales majeures que sont le nom, l’adjectif et le verbe. Quelques exemples de « suffixes » sont passés en revue, tels -et(te), -ifi-, -issime. Ce dernier suffixe s’associe souvent à des anthroponymes, donc à des « noms » (p. 251). Il vaudrait la peine ici de distinguer ce que veut dire le terme noms. On semble l’utiliser comme s’il avait la même valeur dans les expressions nom commun et nom propre. Or la production de dérivés suffixaux à base de noms propres est phénoménale, suffisamment remarquable, en tout cas, pour qu’on discrimine dans les catégories, les bases communisées et les bases proprielles, et cela en raison de l’ambiguïté relative au statut du nom propre en linguistique. Une base proprielle a-t-elle le même comportement qu’une base communisée? Est-elle rattachable à une partie du discours? Quand on parle de morphologie, il semble que cette distinction devrait être envisagée, car elle permettrait de discuter du rôle du nom propre dans la formation des mots. Autrement dit, les unités proprielles sont-elles des lexèmes et, si oui, possèdent-elles la même étiquette catégorielle que les lexèmes communisés? Cela suppose aussi que les noms propres sont porteurs de sémanticité puisque les règles de la formation des mots s’appuient sur les dimensions sémantiques ou pragmatiques des lexèmes. « [...] les règles de construction de lexèmes sont avant tout guidées par le sens » (p. 255). Dans les mots construits à base de noms propres, il y a présence du sens à l’arrivée, c’est évident; mais au départ, y a-t-il un sens? Cela reste à voir quand on fait affaire avec des « lexèmes (?) propriels »! À quel moment du transfert du nom propre dans le lexique commun le sens se forge-t-il? Comment se motive-t-il par rapport au nom propre singularisé sur lequel l’affixe vient se greffer?

En conclusion, on rappellera que le présent numéro de Lexique était prévu pour 1999, mais des circonstances diverses ont empêché les responsables de mener à terme plus tôt le projet de publication de cette série de réflexions denses sur la morphologie. C’est donc Pierre Corbin qui a pris la relève et qui a mis la dernière main au manuscrit afin de rendre disponibles les textes « pensés » par Danielle Corbin et ses collaborateurs. Lors de la lecture, il faut tenir compte de ce décalage entre la confection des articles et leur actualité en 2004, moment de la publication de la revue. D’ailleurs, plusieurs auteurs soulignent cet écart temporel entre l’instant de la conception des articles et celui de leur diffusion. Pour certains, bien des choses ont changé. Mais l’important était de rendre hommage à Danielle Corbin et de mieux faire connaître les travaux qu’elle dirigeait avec une grande compétence et une passion certaine pour la linguistique, en particulier pour la morphologie. On ne peut nier que les recherches dont il est rendu compte ici attestent bien « la solidité conceptuelle et la richesse empirique » (p. 10) des pistes morphologiques ouvertes par Danielle Corbin.

Notes

[1] Danielle Corbin est décédée à Lille le 6 août 2000.

[2] Le titre était : La formation des mots : structures et interprétations.

[3] Au moment de la préparation de ce compte rendu, Pierre Corbin s’affairait à l’édition de ce livre.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2006). « Lexique, no 16, Villeneuve d’Ascq (France), Presses universitaires du Septentrion, 2004, 272 p. [La formation des mots : horizons actuels] », Estudis romànics, vol. 28, p. 428-432. [compte rendu]