Une lecture socioculturelle de la terminologie

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

1. La mouvance de la terminologie

Au vu et au su des événements récents dans l’univers de la terminologie, en particulier la baisse d’intérêt des pouvoirs publics, la très grande importance prise par les technologies informatiques et le déploiement des industries de la langue, j’ai songé un instant que le concept de « socioterminologie », dont il va être ici question, était vraisemblablement un autre masque ou un nouveau dérivatif destiné à ranimer le feu de la terminologie. Car, il faut bien le constater, du moins au Québec, il existe une certaine désaffection, sinon une certaine démission face au projet social mis en route il y a vingt ans afin de nationaliser la langue de travail. Les causes en sont multiples et, pour la plupart, négatives : les autorités publiques relâchent leur attention, les institutions officielles n’ont pas préparé de relève professionnelle, les entreprises ont d’autres priorités économiques, l’incitation législative s’est substituée à la coercition, la francophonie est en veilleuse au plan international, etc. (voir aussi Gambier 1991 : 8). Le seul argument positif serait le constat que la francisation du Québec est chose faite, complétée, et que les maîtres d’œuvre puissent crier mission accomplie. Or c’est loin d’être le cas : l’aménagement terminologique québécois n’est pas entièrement réalisé, tant s’en faut.

Cette vision personnelle, et sans doute trop pessimiste, du projet terminologique laurentien m’a amené à concevoir des titres chocs pour présenter ce numéro des Cahiers de Linguistique Sociale. En voici un échantillon d’où n’est pas exclue une certaine nostalgie :

J’envisageais donc des hymnes à la gloire de la terminologie, une sorte d’enterrement de première classe, le bilan comptable de l’œuvre accomplie par une génération de terminologues. Mais après avoir bien parcouru et assimilé les textes qui forment le présent recueil, l’optimisme et la dynamique qui s’en dégagent m’ont forcé à réexaminer l’avenir de la terminologie sous un angle plus positif et plus prospectif. Quoique étant en crise, la terminologie est loin d’être moribonde; au contraire, elle a entrepris une grande mouvance qui amène à concevoir positivement ces transformations. Bien entendu, ici et là elle perd du terrain, tandis qu’ailleurs, elle fait des gains. En certains lieux, elle stagne, ailleurs, elle est dynamisée, elle s’ouvre sur des voies nouvelles comme celle de ses rapports plus étroits avec le social. De nouvelles écoles de pensée, des avenues d’analyse inédites, des « alternatives » logiques assurent la continuité. D’où un titre et un discours que je veux plus avenant et plus conforme aux développements futurs.

2. Un parcours longuement balisé

Les complexes sociaux d’ordre professionnel sont au cœur de ce recueil de contributions qui s’arrête sur la science terminologique. Les auteurs enquêtent sur les interactions sociales qui ont prise sur la terminologie. La société y est perçue simultanément comme une force productrice et comme un réceptacle des contingents de termes. Ceux-ci sont considérés à travers les filtres, les barrières érigées par l’interactivité des lois qui gouvernent les groupes sociaux, en particulier les groupes-cibles que sont les utilisateurs de technolectes.

Il y a déjà dix ans, le terme socioterminologie apparaissait dans la littérature scientifique pour désigner les interrelations constatées dans les étapes qui jalonnent une expérience d’aménagement linguistique. Je crois avoir été le premier à l’employer dans le cadre d’un compte rendu d’un livre sur l’aménagement linguistique : « Les réflexions de l’auteur [Jean-Claude Corbeil] s’articulent autour du concept “aménagement linguistique” qui suppose des interventions de type linguistique (axées autour de deux pôles primordiaux : la sociolinguistique et la socioterminologie) [...] » (Boulanger 1981 : 11; aussi Boulanger 1982 : 176). Cette première attestation connue de socioterminologie est pour ainsi dire isolée, sans contour définitionnel précis car l’environnement notionnel demeure encore flou, si ce n’est que la distinction entre la langue générale et la (les?) langue spécialisée y est affirmée. La sociolinguistique est en relation directe avec la langue générale tandis que la priorité socioterminologique est accordée aux LSP.

Depuis ce temps, les pratiques intensives de la terminographie et la mise en livres des théories et des méthodologies de la terminologie ont mené à l’accumulation de savoirs sur ces sujets ainsi qu’à l’instrumentalisation sous la forme d’une multitude de dictionnaires disponibles sous formats traditionnels ou sur supports informatisés. Parallèlement à l’élaboration d’outils pratiques, les écrits et les rencontres scientifiques consacrés à la terminologie foisonnent; les nombreuses bibliographies et les calendriers d’événements en témoignent abondamment. En outre, la formation des terminologues est maintenant sanctionnée par des diplômes universitaires de premier, de deuxième ou de troisième cycle. Le passage par le circuit de l’enseignement supérieur est devenu une chose si banale dans les établissements, notamment au Québec, que l’on oublie parfois que la terminologie a tout juste atteint sa majorité en tant que discipline d’enseignement et comme matière obligatoire dans certains programmes de linguistique.

Vingt années d’exercices sur un terrain fertile ont été surtout concentrées sur ce qu’on pourrait dénommer la mise à feu de l’arsenal terminologique en ce sens que l’intérêt premier était dirigé simultanément sur l’élaboration de produits dictionnairiques de LSP et sur la formation de spécialistes de la terminographie et des LSP. Durant cette longue campagne de production et de formation, fort peu d’attention fut prêtée à l’implantation des technolectes dans l’usage énonciatif des groupes-cibles. Une trop stricte compartimentation chronologique des plans d’aménagement linguistique explique probablement ce phénomène. Car il n’y a aucun doute que la stratégie socioterminologique était envisagée dès le départ (voir Auger 1986 : 51). L’analyse des conséquences ne pouvait logiquement que suivre les étapes réparties sur une échelle temporelle.

Quelques résultats sur les effets de l’implantation commencent à peine à être connus. Le terrain est libre pour la multiplication des études sur les stratégies de mise en discours dans les circonstances réelles de l’usage professionnel des terminologies, pour l’observation suivie de leurs fonctionnements discursifs au quotidien, surtout dans les lieux où la concurrence linguistique apparaît menaçante, comme c’est le cas du français avec l’anglais. Nul doute que ces problèmes retiendront les chercheurs au cours de la décennie 1990. On matérialisera alors l’existence de la socioterminologie, comme les acteurs de la décennie 1980 ont focalisé leurs efforts sur la terminologie en tant que mécanique privilégiée pour procéder au changement linguistique dans une société donnée. Ces recherches et ces praxis se sont faites dans les « laboratoires de l’État » (Y. Gambier). Avec l’autopsie des stratégies d’implantation se posent les problèmes du fonctionnement discursif en milieu professionnel. Car il y a une marge entre la production des termes en langue et la production des discours qui en tiennent compte d’une manière efficace. De là émergent les nombreuses préoccupations des futurs socioterminologues.

Les études et les recherches de ce type ne font que concrétiser des phénomènes déjà présents en filigrane dans tout le processus d’aménagement linguistique. Sauf que jusqu’à récemment, il n’a pas été nécessaire de vraiment distinguer la notion de « socioterminologie » par une dénomination appropriée. L’heure du rendez-vous n’était tout simplement pas encore venue. Mais tous les stratèges étaient conscients et convaincus qu’il y aurait un rendez-vous quelque part dans le temps.

Pendant vingt ans, l’axe de la production terminographique a prévalu sous l’étiquette terminologie. Puis, récemment, une première scission s’est opérée aboutissant à la reconnaissance du couple terminologie/terminographie (voir Gambier 1989). À l’heure présente, l’observation du rendement, c’est-à-dire l’insertion du terme dans le discours technolectal a naturellement entraîné la terminologie à dévoiler de nouvelles batteries. La mise en évidence de l’inséparable imbrication avec l’usage a provoqué une nouvelle distinction qui s’est faite naturellement : celle du couple terminologie/socloterminologie (voir Gambier 1991).

Après un demi-siècle de progrès en matière de terminologie, un corps de doctrine a été fondé. Il repose sur une filiation tout à fait conforme à un cheminement naturel et chronologique qui a conduit de la pratique isolée et le plus souvent individuelle et à des fins personnelles (la terminographie) à la théorisation structurante et souvent institutionnalisée (la terminologie) puis à l’insertion communautaire ayant des objectifs identitaires (la socioterminologie). La pensée organisatrice suit donc les constructions successives des multiples métalangues spécialisées et leur passage dans les discours idoines. Le cheminement parait tout à fait logique et il serait dommage de tomber dans le piège de l’anachronisme. Il ne pouvait y avoir de socioterminologie active avant que d’entériner l’existence du corps terminologique comme discipline linguistique à part entière et d’accumuler des savoirs métalangagiers ou métanotionnels sous la forme de réservoirs dictionnairiques (voir le tableau ci-après).

terminographie terminologie socloterminologie
pratique Individuelle ou collective théorisation, méthodologisatlon et formation analyse des rapports de force en milieu socioprofessionnel
instrumentalisation spontanée ou aménagée (dictionnaires terminologiques, banques) documentarisation linguistique (livres, articles, thèses...) Intégration discursive de la terminologie/-graphie (lonctiontlonnement, usage)
depuis toujours depuis un quart de siècle de manière systématique (±1970) à partir de maintenant (±1990)

Cette compartimentation linéaire n’a d’autre objectif que de permettre une vision architecturée de tous les linéaments de la terminologie. Dans le cadre de ses activités, le terminologue œuvre simultanément sur une praxis (élaboration de dictionnaires terminologiques), sur une théorie à plusieurs dimensions (par exemple : la néologie, la normalisation, les interférences lexicales) et il se préoccupe de son groupe-cible puisqu’il façonne socioterminologiquement ses instruments de francisation, de catalanisation, etc., qu’il mesure à l’aune des utilisateurs (voir ici même la plupart des contributions). Cette trinité n’est fragmentable que théoriquement; autrement, elle est indissociable. L’imbrication est tout à fait naturelle puisque la terminologie ne peut réussir que si elle résulte d’une profession de foi sociale. Toute forme de politique qui prône la terminologisation devrait tenir compte du paramètre social.

À un milieu donné correspond une manière particulière de faire de la terminologie. Aussi la socioterminologie gallofrançaise ne saurait être identique à la socioterminologie québécoise, ne serait-ce qu’en raison de l’arrière-plan politico-linguistique, des institutions à vocation aménagementale, des programmes de formation universitaire structurés différemment, des cultures à colorations variées, des territoires différents, etc. L’uniformisation d’une socioterminologie francophone est bien évidemment une utopie, un luxe de pensée abstraite auquel on peut toujours rêver en couleurs, comme cela se dit au Québec. La variation terminologique est aussi nécessaire et évidente que la variation lexicale ou linguistique observée pour toute langue fragmentée dans le temps, dans l’espace et dans la société. Ces variations diachroniques, diatopiques et diastratiques forment l’essence même de la socioterminologie.

Pour les Québécois, les rapports entre la terminologie en tant que discipline du terme et de la notion ont depuis longtemps débordé les frontières lexicales pour s’arrimer au duo composé de l’aménagement linguistique et de l’aménagement terminologique. La nécessité du projet social et national précède le recours à la terminologie qui n’est que le mode d’exécution pour parvenir au changement linguistique envisagé dans une société donnée. Ce ciment a été, en Amérique francophone, une série de lois (voir Corbeil 1980) et de décisions institutionnelles (voir Boulanger 1986) qui ont abrité tous les gestes terminologiques. Tout ralentissement, toute hésitation, tout retour en arrière, si légers soient-ils, risquent de compromettre le calendrier de changement.

À partir du moment où les lois faiblissent, qu’elles s’amollissent, que la tolérance s’installe, le projet social perd sa cohésion et ses acquis sont en danger. Dans ce secteur sensible, il ne faut pas grand-chose pour rompre l’équilibre et renverser la vapeur. Il est clair que lorsque l’indispensable soutien législatif se relâche, la terminologie s’expose à perdre la partie et à voir son pouvoir générateur d’un certain usage attendu s’annihiler sous l’effet de forces contraires. Bien des sociétés ont constaté que lorsque la coercition législative cède le pas à l’incitation, rien ne va plus. Paradoxalement, à l’heure où les laboratoires linguistiques universitaires accueillent la terminologie dans leur cénacle, les pouvoirs politiques diminuent leurs exigences face à l’application des lois à caractère linguistique.

Ainsi donc, il serait erroné de penser ou de prétendre que le concept de « terminologie » est isolé d’autres composantes des sciences du langage, encore moins de celles qui concernent les rapports avec les usagers, donc au premier chef avec la société. Les priorités accordées à l’action terminographique ou à la réflexion relative au corps de doctrine et à la mise en place des institutions interventionnistes ont pu laisser croire que les utilisateurs étaient tenus dans l’ombre. Or ce ne fut pas le cas. Le phénomène se reproduit aujourd’hui alors que l’apparent silence de la terminologie est marqué par l’émergence fulgurante des technologies de la langue sous l’influence de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Les industries de la langue, puisque c’est d’elles qu’il s’agit, débordent même les frontières de la terminologie; c’est tout le dossier linguistique d’une société qui est touché (voir Corbeil 1990). Il est encore trop tôt pour savoir si les industries de la langue sont une nouvelle échappatoire, un cul de sac terminologique, une nouvelle fragmentation ou un miroir aux alouettes. Mais avant tout, il faut bien se garder que la socioterminologie en devenir masque à son tour le patrimoine de la langue en ne donnant la priorité qu’à la seule composante sociale du duo.

3. Les concepts terminologiques de la socioterminologie

Le collectif de contributions rassemblées ci-après témoigne de cette tentative de cerner l’émergence d’une socioterminologie à faire, c’est-à-dire plus prospective que rétrospective. C’est aussi une lecture socioculturelle gallofrançaise de la terminologie que proposent la plupart des auteurs. Les références à d’autres socioterminologies, notamment québécoise, ne sont cependant pas fortuites. Elles attestent de la vigueur d’un ensemble d’interventions sociales francophones sur les LSP. Le Québec et la France se partagent une même langue; mais leurs cultures générales, technologiques, techniciennes, scientifiques... diffèrent. À une langue partagée correspondent donc des cultures distinctes qui suscitent naturellement des terminologies variables pour désigner parfois les mêmes choses. Ces évidences furent souvent bien bousculées jusqu’ici par des tentatives d’uniformisation francophones (voir A. Hermans). Des projets sociaux différents entraînent des stratégies adaptées ainsi que des étapes d’avancement qui peuvent diverger. Ce qu’il faut mettre au point, ce sont des principes généraux d’une socioterminologie basée sur la mosaïque francophone. Dans l’analyse pratique des situations, les approches varieront sans que les assises rassemblantes soient remises en cause.

On cataloguera dans ce recueil une série de préoccupations et de thèmes récurrents que j’essaie de dégager et de présenter sans ordre prioritaire ou sans idée préconçue. Pas un seul des thèmes n’est exclusif à un auteur.

3.1. Le domaine

Le domaine en tant que sphère d’activité professionnelle est scruté par plusieurs intervenants, notamment par Y. Gambier qui le considère sous deux facettes qui remettent en lumière le caractère non univoque de cette notion lorsqu’on l’étudie au plan pratique et que l’on tente d’effectuer des répartitions pures. L’auteur envisage l’étiquette linguistique ou le niveau d’emploi socioprofessionnel et l’étiquette documentaire qui sert de moyen pour accéder à une information sur une LSP. Les auteurs qui traitent du sujet discutent de la partition des savoirs en cases étanches sans possibilité d’interaction.

Le classement par domaines n’a qu’un objectif pratique pour la recherche, réduction qui n’a guère été contestée jusqu’à récemment alors que l’on a commencé à considérer un domaine comme la résultante de plusieurs savoirs connectés entre eux dès l’origine (ex. l’intelligence artificielle, les biotechnologies). F. Gaudin critique aussi le réductionnisme des secteurs de compétence professionnelle qui font, l’objet d’un ordonnancement à des fins documentaires et le plus souvent extralinguistiques comme c’est le cas pour des besoins institutionnels, par exemple les conventions collectives, la répartition des tâches de travail, etc. Le programme terminologique est ici mis en cause dans la perspective où le présupposé social doit être à la source de tout projet aménagemental (voir Y. Gambier).

3.2. Le terme

Avec la notion, le terme forme le nœud de toute recherche terminologique. Il est impossible de le concevoir comme un être autarcique car il est toujours accompagné de ses satellites morphologiques (par exemple la néologie, l’emprunt), sémantiques (par exemple la synonymie, la monosémie) ou lexico-syntaxiques (par exemple le calque, le syntagme). La théorie du terme idéalisé se heurte constamment à la pratique régulatrice des bricolages quotidiens et interactifs (L. Guespin) qui ne débouchent pas toujours sur la réduction au représentant lexical unique, sans concurrence aucune. L’opposition sociale brise souvent cette volonté d’idéalisation lexicale (voir aussi le paragraphe sur la normalisation).

Tout terminologue qui rassemble des cohortes de termes souhaite qu’ils soient opérationnels lorsqu’ils sont injectés dans les milieux utilisateurs. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. De nombreuses terminologies demeureront artificielles, strictement confinées aux livres ou aux dictionnaires. Les ouvrages terminologiques et les répertoires d’officialismes (termes normalisés ou recommandés par une instance officielle, le plus souvent gouvernementale, voir Boulanger 1989a et 1989b) sont remplis de termes en principe idéaux pour les ateliers, les laboratoires, les bureaux; mais ils sont très fréquemment rejetés ou ignorés par la communauté professionnelle. Nombre d’entre eux sont condamnés au panthéon dictionnairique sans espoir de carrière active. D’où le coup d’oeil de Y. Gambier sur le conflit permanent entre la théorie de la terminologie et sa pratique socio-discursive. A. Assal, A. Hermans et L. Guespin déduisent aussi que le terme n’est terme qu’en vertu d’une suite de statuts imbriqués : celui du texte-discours, celui du créateur du texte, celui du destinataire-décodeur, celui de la situation interdiscursive ou interdisciplinaire, ainsi de suite. Tous ces paramètres sont profondément ancrés dans la société qui les manipule.

3.3. La normalisation

Ce grand chapitre central de la terminologie est abordé par A. Assal. Les facteurs sociaux tels le lieu de travail, le lieu géographique, le niveau de responsabilité jouent un rôle considérable dans le fragile équilibre de la normalisation, qu’on peut considérer sous deux aspects. D’abord comme un processus d’intervention linguistique enclenché par le milieu producteur des terminologies, les officines officielles; ensuite comme résultat de ce processus, à savoir l’implantation proprement dite dans le milieu utilisateur pour qui les efforts de la linguistique aménagementale n’arrivent pas nécessairement en tête des préoccupations. De là surgissent des conflits et s’impose l’action des forces sociales dans les mécanismes d’acceptation ou de rejet des propositions. Pour L. Guespin, cette opposition, dont le schéma de base est binaire, débouche irrémédiablement sur la socioterminologie. D’où aussi le retour de l’éternelle question qui consiste à savoir si la langue appartient aux linguistes ou aux usagers.

La normalisation exploite toujours l’interdit (le re-dire, mis sous contrôle normé) et l’absence lexicale (le non-dit, dont la facette la plus apparente est la néologie). L’intervention par la standardisation se veut réductrice et épuratrice alors que la culture dans son ensemble se veut diversificatrice (voir A. Hermans). Il existe donc un conflit permanent entre les deux forces antagonistes. Les normes fonctionnent lorsque les opinions des producteurs et celles des utilisateurs concordent, lorsqu’elles se rejoignent puis fusionnent. C’est l’un des rares moments où la contestation sociale est nulle. Dans ces circonstances, la langue influence alors véritablement le changement social. Savoir-faire et savoir-dire s’unissent au bénéfice de la société (voir A. Assal).

L’aménagiste normalisateur s’associe à une superstructure idéologique d’un environnement donné, à son groupe dominant qui impose toutes les politiques, y compris celles qui ressortissent à la langue et, plus spécifiquement, à la norme. La politique langagière est sans doute celle qui fragilise le plus tout édifice construit sur des codes. Ce rapport des forces sociales hiérarchisées verticalement retient l’attention de A. Assal dans la perspective de la socioterminologie de la normalisation. V. Pierzo s’intéresse au même problème de la standardisation qu’elle resitue dans une dimension sociologique, la sociologie contemporaine étant perçue ici comme un apport à la socioterminologie. Selon cette vue, le travail sur le terrain permet au terminologue d’atténuer les effets prescriptifs exagérés de certaines propositions normatives. Toute terminologie est élaborée pour donner une assise à une science, à une technique et pour lui assurer un avenir, pour la faire vivre en la propageant par la communication à autrui. Sans ce passage à la socialisation, la terminologie n’a d’autre existence que livresque, dictionnairique et elle ne peut que « rejoindre la comète des langues inventées » (Gambier 1991 : 8).

3.4. La synchronie

La synchronie est réexaminée à la lumière de l’histoire par L. Guespin. Bien que leur usage soit synchronique, l’évaluation des terminologies est inséparable du fil diachronique. Il serait relativement malsain de faire l’économie de l’histoire, tout particulièrement de l’histoire des sciences, des techniques et de celle des différentes formes de production. F. Gaudin effectue aussi un arrêt sur la facette diachronique par le biais de la néologie.

3.5. L’idéalisation du discours

L’idéalisation du discours scientifique ou le réductionnisme linguistique est souligné par plusieurs auteurs, entre autres Y. Gambier et L. Guespin. Le rejet de la polysémie, mise ici en rapport avec l’homonymie, le rejet de toute synonymie et la méfiance à l’égard de l’ambiguïté ne correspondent absolument pas aux réalités du véritable discours professionnel, fût-il normalisé à l’extrême. Les diktats de la normalisation n’ont jamais eu raison des forces sociolinguistiques quand vient le moment de l’énonciation spontanée.

3.6. La métaphore

La métaphore sert de point d’ancrage à F. Gaudin pour l’examen de la conception que la terminologie peut se faire de la science, de la technique et de l’industrie ainsi que des pratiques langagières et sociales qui s’y déploient. C’est dans le magma des domaines aux contours fluctuants, sources de conflits et sujets à bien des cautions, que la métaphore se faufile allègrement grâce à une habile alliance entre les disciplines aux frontières incertaines ou apparentées. Certaines filiations sémantiques d’un vocabulaire à l’autre sont ainsi favorisées.

3.7. La profession

La terminologie comme profession ou métier entraîne la reconnaissance d’un certain statut aux terminologues dans la hiérarchie des travailleurs de quelques pays. Sur la base d’une enquête de la Société des traducteurs du Québec, G. Otman passe en revue les tâches accomplies par un terminologue. Il assimile le travail du terminologue à un métier. Alors qu’au Canada et au Québec, on parlera davantage de profession car le terminologue y occupe un rang de professionnel dans l’échelle des salariés. Cette petite nuance dans la perception des responsabilités du terminologue semble indicatrice de l’importance sociale de la discipline en Amérique et en France.

4. Conclusion : la socioterminologie, c’est pour quand?

Selon L. Guespin, la « terminologie a manqué les rendez-vous que lui proposait la linguistique ». Tout en respectant cette opinion gallofrançaise et à la lumière d’une longue expérience de terrain dans un environnement québécois, il me semble plus réaliste de dire que l’heure du rendez-vous n’était tout simplement pas encore arrivée. Jusqu’à ce jour, la terminologie, tous horizons confondus, a produit des cumuls de termes en nombre incalculable. Elle a généré de la langue au sens saussurien. Mais elle fut, il est vrai, fort peu ordonnatrice de discours bien éprouvés socioprofessionnellement parlant. Pour beaucoup, la terminologie a d’abord été et elle est toujours une pratique dictionnairo-normative, c’est-à-dire une tentative de raccourci entre l’émergence spontanée des sociodiscours professionnels et leur consignation dans des réservoirs lexicographiques par les langagiers.

Pour l’heure, la terminologie approche de ce lieu de rendez-vous souhaité. Elle s’apprête à franchir un nouveau seuil. D’où certaines impasses révélées par les collaborateurs de ce collectif, notamment devant la linguistique colorée par une accumulation de savoirs sociolinguistiques. Les propositions variées de socioterminologiser les LSP arrivent à point nommé. C’est très bientôt qu’auront lieu les rendez-vous souhaités, surtout les rendez-vous avec les linguistes. La socioterminologie s’orientera vers certains objectifs prioritaires tels un examen des mécanismes de communication des savoirs, l’échange des savoir-faire par transmission orale aussi bien qu’écrite, les influences territoriales sur les terminologies cernant un domaine commun et élaborées dans une langue d’où la variation linguistique n’est pas exclue.

Il se pourrait que la socioterminologie soit un pont nécessaire jeté entre deux rives, celle de la terminographie en tant que pratique consignatrice, descriptive et normative et celle de la terminologie en tant que source d’aménagement linguistique. Ce pont dont on souhaite la construction, il y a bien longtemps que les architectes aménagistes en ont dessiné les plans et qu’ils les ont livrés aux exécutants des travaux. La socioterminologie rendue visible pourra éviter (peut-être?) de faire de la terminologie et de la terminographie deux solitudes, chacune ayant ses propres rapports avec la société. Car nul doute que l’entreprise de la terminologie relève de la société au départ et à l’arrivée, et non de l’individu. Son usage est d’abord d’ordre social et non idiolectal. C’est là que se révèle l’incontournable socioterminologie dont il faut découvrir toutes les couleurs si riches de promesses et d’espoirs.

Bibliographie

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1991). « Une lecture socioculturelle de la terminologie », Cahiers de linguistique sociale, no 18, p. 13-30. [article]