Synonymie, néonymie et normalisation en terminologie
Jean-Claude Boulanger (Office de la langue française)
J’ai choisi d’examiner le texte de monsieur Alain Rey de manière à éclaircir un certain nombre de rapports troubles et rarement évoqués à ce jour. Il ressort nettement que dans l’exposé de A. Rey il y a une tentative de poser côte à côte et, par le fait même, d’opposer les éléments suivants : linguistique, terminologie, lexicographie (générale et terminologique). Chacun des éléments est dégagé d’un ensemble où ils étaient fondus et parfois confondus. Ce sont les progrès des connaissances en terminologie en tant que science ou discipline qui ont permis de situer chacune de ces trois branches de la connaissance dans un cadre qui leur soit propre, de révéler leurs particularités et de recréer le faisceau des liens qui les unissent. Chacun de ces éléments peut être séparé de l’autre, être autonome, mais ils sont par ailleurs inséparables, constituant un tout lorsqu’il s’agit d’analyse. Autrement dit, il paraît inconcevable de travailler en terminologie sans se frotter ou s’être frotté à la linguistique et à la lexicographie.
Un autre argument qui relève de préoccupations internes à la terminologie m’a fourni la matière de ce commentaire. Il s’agit des remarques métalinguistiques ou métaterminologiques que l’on rencontre continuellement dans tous les textes et qu’on entend dans toutes les discussions de tous les colloques, à savoir la non-fixation du vocabulaire de notre propre discipline, malgré les rares recueils normalisés ou en voie de normalisation, travaux qui s’effectuent surtout sous les auspices de l’ISO. Il n’y a pas encore de concertation en la matière. À la fin de ce colloque, on pourra compiler les nombreuses précautions oratoires des intervenants. L’un aura préféré utiliser concept, l’autre notion, l’un choisira définitoire, l’autre définitionnel, ainsi de suite. Nous sommes des maniaques de la précision linguistique certes, mais surtout chacun est obsédé par ses propres vues, ses besoins particuliers, sans grande chance de concession ou de conversion aux idées des autres, sauf après un échange d’arguments convainquants ou une lutte acharnée. Aussi mes propos seront-ils pour la plupart métaterminologiques tout en illustrant à loisir les thèmes de ce colloque. Bien de nos mots sont synonymes ou presque (notion/concept; terme/terminologisme), bien de nos mots sont peu ou prou définis (définition, synonymie). Ainsi le titre même de l’exposé de A. Rey constitue-t-il une chaîne parfaite : synonymie est un vieux terminologisme dont le lexicographe retrace brièvement l’origine; néonymie tente de s’enchâsser depuis quelques années dans le lexique terminologique; orthonymie est encore un néologisme idiolectal à propos duquel des remarques surgiront vraisemblablement très bientôt et qui régleront peut-être son avenir comme terme. Synonymie est « normalisé », c’est-à-dire accepté et reconnu par tous d’une manière plus ou moins implicite, néonymie est recommandé ou critiqué (dans le sens de « soupesé ») par quelques autorités, orthonymie arrive dans le décor supporté par la réputation de son inventeur, condition qu’il ne faut pas négliger dans l’implantation d’un nouveau terme.
En quelque sorte ce commentaire sera le revers pratique et complémentaire de l’exposé théorique de A. Rey. Un cas d’analyse interne. Sur la base de la minitypologie des systèmes notionnels esquissée par Rey, quelques autres remarques émailleront mon intervention. Cela m’a semblé une manière pertinente de trouver le lien, le rapport qui unit ou sépare synonymie, néonymie et normalisation terminologique.
D’entrée de jeu dans l’exposé de A. Rey, la perche était tendue à qui se préoccupe de néologie puisque le titre fusionne ni plus ni moins le problème que je désire examiner : néonymie est-il le synonyme d’un autre terme et est-il normalisé ou normalisable? L’apparition du terme dans le titre de l’exposé incite au voyage à l’intérieur de la terminologie; il est complété par l’invitation de l’auteur à discuter des avantages et des inconvénients de ce terme nouveau, c’est-à-dire en somme de scruter sa définition et les synonymes qui l’entourent puis de porter un jugement sur la possibilité ou sur l’opportunité de le normaliser.
La première occurrence du terme néonymie est marquée par des guillemets dans le texte de Rey (p. 281, 2e par.), à l’exemple des éléments linguistiques nouveaux qui apparaissent pour la première fois dans un texte : le marquage signifie la distanciation par rapport à l’innovation lexicale : distanciation linguistique, distanciation personnelle du créateur, acceptation sous réserve, rejet ou encore attente. Par ailleurs, néonymie est inséré dans le titre entre deux termes qui ont eux-mêmes peu de concurrents synonymiques jusqu’à ce jour. Ainsi en consultant quelques dictionnaires (de langue, de linguistique et de synonymie) pour le terme synonymie, on ne peut guère retenir que le terme équivalent comme synonyme de synonymie. Mais sans grande conviction. Peut-être s’agit-il là de l’une des rares familles de mots ou de termes où l’entente terminologique est quasi totale. Du moins jusqu’à ce que quelqu’un s’en avise de trop près! A. Rey introduit dans son discours un néologisme pour désigner l’activité normalisatrice : orthonymie. Ce faisant, il fait prendre conscience de la nécessité de structurer cette activité ce qui conduira inévitablement à en subdiviser puis identifier par d’autres néologismes les phases de déroulement. Des créneaux terminologiques à combler sont donc prévisibles.
Curieusement, les termes synonymie et normalisation qui appartiennent autant à la terminologie qu’à la linguistique, ne sont normalisés par aucune autorité, si ce n’est sous la forme de quelques recommandations ou de projets de norme en voie d’élaboration. La littérature linguistique qui se penche sur ces problèmes est rare et attendue. Néonymie quant à lui est un terme apparu récemment (deux ou trois ans) dans le discours des terminologues qui sentaient le besoin de distinguer une fois de plus les concepts de « langue générale » et de « langue terminologique ». À ma connaissance, néonymie n’a pas encore ébranlé le discours des linguistes, qui continuent à reconnaître l’ancienne terminologie, étant donné que leurs regards portent davantage sur la langue en général. On peut donc penser que dans les réflexions des linguistes sur la terminologie, le flottement entre néologie et néonymie perdurera encore un moment. Il n’y a pas de systématisation dans son emploi. Il ne peut s’agir d’un hasard, mais bien plutôt d’une hésitation, ou d’une décision de laisser le terme le plus récent en liberté jusqu’à ce qu’une autorité le prenne en charge et l’assume en le répandant.
Ce que je veux examiner et décrire, c’est le caractère ou le degré de synonymie du terminologisme néonymie lorsqu’il est mis en rapport avec le terminologisme néologie. Les remarques qui suivent concernent également les dérivés immédiats des deux termes, comme néologisme, néoloque, néonymie, néonymiste. Ces observations seront en outre des indices idéologiques de la nécessité de reconnaître ou de normaliser ces termes; à tout le moins de déterminer pour chacun des fonctions propres. Pour l’instant, l’apport ne sera que descriptif. Je ne fais que recenser les possibilités sous la forme de scénarios. À partir de ces exemples, on pourra extrapoler pour d’autres secteurs de la terminologie ce qui peut se produire lorsqu’une innovation linguistique est insérée ou tente de s’insérer dans le système. L’ordre des remarques n’est nullement prioritaire.
Jacques Cellard écrit que néonyme « tend à remplacer néologisme, ancien et classique, mais isolé, alors que néonyme [...], prend place dans la série très productive : synonyme, homonyme, patronyme, toponyme, etc. » (500 MN, p. 77). Il donne donc le terme comme synonyme quasi absolu de néologisme, si l’on excepte le critère temporel qui les sépare. Il montre que le terme le plus récent est une création synchronique motivée linguistiquement, c’est-à-dire que ses composantes étymologiques sont transparentes (néo- « nouveau » et -nyme (onoma) « nom »). De plus, cette réfection permet d’inscrire l’élément nouveau dans un paradigme productif alors que néologisme demeure plus isolé, du moins dans cette catégorie de termes linguistiques (cf. par ailleurs la productivité des dérivés linguistiques en -isme : régionalisme, argotisme, canadianisme, étatsunisme, etc.). Le raisonnement décrit ici pour néonyme vaut bien entendu pour néonymie en face de néologie. On reprocherait donc à néologisme et à néologie leur vieillesse, leur caractère classique et diachronique.
Cette alerte conduit, par lien de cause à effet, à remotiver les anciens termes, c’est-à-dire à retrouver le sens étymologique de néologie (néo- « nouveau » et -logie (logos) « discours ») pour lui redonner le sens original et littéraire du 18e siècle. Enfin, Cellard ne stipule pas si ses remarques font la distinction entre la langue générale et les langues terminologiques.
L’équation signifie ici qu’un terme ancien, moins adéquat cède sa place à un plus jeune qui paraît plus apte à exprimer la notion sous-jacente.
D’autres linguistes-terminologues (termino-linguistes) croient que l’usage de néonymie devrait être restreint à la langue terminologique tandis que néologie verrait son aire d’emploi circonscrite a la langue générale. En spécialisant les termes ou en leur donnant des définitions légèrement différentes, on sort carrément du domaine de la synonymie pour déboucher sur un nouveau problème soit celui de la hiérarchisation des éléments. On peut supposer que dans ce cas néonymie et néologie deviendraient des cohyponymes auxquels il faudrait trouver un générique ou un hyperonyme. Cet élément hypothétique, pour l’instant inexistant, recouvrirait la langue générale et la langue terminologique. Quel serait ce néo-quelquechose?
D’autres encore pourraient suggérer que néologie soit l’hyperonyme ou le générique de néonymie qui serait alors, cantonné au rôle d’hyponyme ou de spécifique tant pour la langue générale que pour la langue terminologique. Il ne serait alors plus question de synonymie puisque néologie jouerait le même rôle envers néonymie que fleur envers tulipe.
On pourrait aussi songer à néologie comme hyperonyme de néonymie tout en restreignant le sens de celui-ci à la langue terminologique. Une case vide resterait à remplir et c’est celle de la langue générale. Il faudrait alors créer un nouveau terme cohyponyme de néonymie, un autre néo-quelquechose. Ce cas constitue une variante du précédent.
Alain Rey distingue encore un autre palier. La néologie correspondrait au besoin et aux procédés d’enrichissement du langage, d’augmentation du stock lexical d’une langue (p. 290). Elle pourrait alors renvoyer à une activité linguistique proprement théorique. Tandis que la néonymie se cantonnerait au besoin et aux procédés de désignation des choses (p. 290). Elle serait donc davantage une activité pratique, industrielle en quelque sorte tout en demeurant tributaire de la terminologie et de la néologie, de la linguistique en somme. La néologie serait donc le versant linguistique potentiel puisqu’elle serait en rapport avec le lexique, les structures linguistiques, etc. La néonymie constituerait le versant terminologique actantiel, la réalisation concrète de la néologie sous la forme des unités multiformes que sont les syntagmes, les symboles, les formules, etc. La néologie génère les règles d’augmentation du lexique d’une langue, la néonymie transforme ces règles en produits lexicaux et terminologiques. En un sens, la néonymie serait subordonnée à la néologie. Cette hiérarchisation permet de retrouver le couple activité (néologie) / production ou réalisation (néonymie). Il reste à déterminer si ces distinctions valent pour la langue générale et pour la langue terminologique.
Ces cinq comportements devant un phénomène notionnel illustrent les principaux thèmes du colloque. La terminologie comme beaucoup de sciences et de techniques élabore sa terminologie interne à mesure qu’elle se développe. Il est superflu de rappeler que bien des discussions tournent court ou s’éternisent par manque de consensus entre les intervenants. Il n’est pas un seul colloque, une seule rencontre où l’on n’entende proposer un terme nouveau pour faire progresser notre discipline. Que cela soit bien ou mal, cela demeure un fait observable. Bon an mal an la terminologie terminologique s’enrichit, son vocabulaire se précise, certains de ses vieux termes sont relégués dans les fichiers des collectionneurs de mots ou de termes ou simplement oubliés.
On nous permettra une remarque supplémentaire à propos de néonymie et du dérivé néonyme. Le raffinement terminologique et sémantique peut tendre vers une telle perfection que certains objecteront que néonymie et néonyme ne sont pas satisfaisants. Étymologiquement néonymie et néonyme incluent nom, mot et terme (ou terminologisme). Il serait peut-être plus juste d’utiliser néoterme ou néoterminoloqisme plutôt que néonyme lorsqu’il est question de terminologie?
Pour se distancer de la linguistique générale et par esprit d’indépendance, la terminologie a donc développé de son côté une terminologie nouvelle de manière a spécifier son champ d’activité. Ainsi, au cours des récentes années, on a vu apparaître des distinctions capitales entre des appellations comme :
- lexicoloqie → terminologie
- lexicoqraphie → terminographie
- néologie → néonymie
- mot → terminologisme
- sociolinquistique → socioterminologie
Comme on l’aura constaté, l’état de pénétration de ces unités dans l’usage varie. Certaines s’implantent rapidement dans les habitudes langagières, d’autres sont freinées par des résistances gui n’ont pas toujours des origines linguistiques et objectives. Tantôt, l’arrivée d’une unité nouvelle peut raffermir le système, tantôt elle peut le déstabiliser (cf. par exemple le problème très actuel de la féminisation des titres, problème sur lequel il n’y a pas lieu d’épiloguer maintenant).
Ainsi pour reprendre l’exemple du couple néologie/néonymie, le lexicographe sera à son tour intéressé par ces phénomènes car il est devant la redoutable tâche de sélectionner les unités pour son dictionnaire. Quelles seront ses attitudes devant ces deux unités ainsi que devant leurs dérivés les plus immédiats.
- Il peut les prendre en charge toutes les deux, ce qui amènera une modification sémantique de néologie dans les dictionnaires et sans doute une révision du réseau analogique, s’il y a lieu.
- Il peut conserver le statu quo, c’est-à-dire ne rien changer à la description actuelle et rejeter néonymie parce que le terme est trop récent, trop spécialisé ou peu cautionné par les publics qu’il concerne.
- Il peut rejeter néonymie comme terme mais ajouter à néologie le sémantisme particulier de néonymie augmentant donc le nombre de sens de néologie dans les dictionnaires.
À toutes fins pratiques, le lexicographe devra modifier l’équilibre de la microstructure de l’article néologie sous peine de prendre du recul en face de la réalité.
L’exposé de Alain Rey jette sous le pic de la recherche et de la réflexion un certain nombre d’autres problèmes terminologiques qui méritaient un peu plus de lumière. Il conviendra d’approfondir cette matière brute dans un avenir rapproché puisque les résultats acquis permettront de cerner davantage notre discipline et de la mieux définir. On notera que jusqu’à maintenant la grande majorité des recherches étaient générales, les questions posées également. Désormais, l’atomisation, la dissection sont de rigueur pour mieux comprendre et mieux connaître la terminologie comme discipline. Les mécanismes généraux identifiés sont mis à nu et scrutés jusque dans leurs moindres parcelles. On passe de l’atome aux composantes même du noyau, comme on est passé de l’informatique à la microinformatique. La terminologie est désormais une structure éclatée. Elle apprendra ainsi à mieux se connaître afin de perfectionner ses méthodes.
Ainsi dans la communication du lexicographe robertien, la terminologie dans son ensemble doit céder le pas à la socioterminologie, à l’analyse interne des théories et des pratiques de la terminologie en tant que système langagier intégré à l’ensemble des systèmes d’études de la langue. Somme toute, il s’agit d’un raffinement dans le sens d’approches multiples des objets terminologiques aboutissant à des résultats multiples applicables en tout ou en partie à chaque type de conceptualisation, à chaque microsystème de termes.
Plus vulgairement, A. Rey révèle que l’étude de la synonymie en terminologie variera et produira des résultats différents selon que l’objet terminologique est envisagé du point de vue des sciences pures, exactes ou appliquées, du point de vue des sciences humaines, du point de vue des techniques ou des technologies, etc. L’étude théorique et pratique de la synonymie devra tenir compte de ces facteurs différenciateurs. Auparavant et traditionnellement, la synonymie englobait tout autant la langue générale que la langue terminologique. Les linguistes ne songeaient guère à effectuer des distinctions devenues aujourd’hui de rigueur.
Le parallèle est donc fait entre la synonymie vue par les linguistes et la synonymie abordée par le biais de la terminologie où elle s’appuie sur des « classes référentielles et des valeurs de vérité » (p. 287). En linguistique, la synonymie est observée d’une manière extérieure, descriptive et sans intention d’intervention normalisatrice ou régulatrice ou « orthonymique » et de manière à produire des règles, des principes, des méthodes, des théories. En terminologie, au contraire, l’intention de départ est subjective, prescriptive et pratique. Il s’agit de réduire à tout prix les pléthores synonymiques. La mise en branle d’un processus de régulation réductif a pour but ultime de déboucher, tout au moins dans l’idéal, sur l’objet terminologique unique. L’opération de « dégraissage » des appellations multiples pour une notion est si fortement implantée dans les travaux de terminologie, qu’elle ressemble à un combat à finir où le seul survivant sera la manifestation de la loi du plus fort et de la raison d’intervenir. Le processus de normalisation ou d’orthonymie est évidemment lié à des facteurs d’ordre intellectuel, sociohistorique et sociopolitique dont les incidences restent cependant linguistiques. Mais malgré les désirs d’atteindre l’équation idéale (une notion = un terme), il faut considérer comme exceptionnels les cas où on y parvient en terminologie, car les « rapports de l’homme au monde passent par l’attribution de signes aux objets de la connaissance et de la pratique » (p. 288) mais selon des perspectives variées qui accréditent les formulations ou les désignations multiples, autrement dit synonymiques.
- Dans les systèmes hypothético-déductifs (mathématiques, logique), la normalisation est en apparence spontanée, interne en quelque sorte, c’est-à-dire sans l’étape de purgatoire que nécessite le mûrissement de certains groupes de termes dans d’autres terminologies où l’on n’arrive plus à choisir, entérinant la synonymie par l’inertie et l’érigeant presque en système. Les systèmes évoqués ici sont tenus de fonctionner en continu et ils ne laissent pas le temps aux variantes synonymiques de s’installer. Étant donné le nombre limité d’usagers, le consensus est plus rapide et la régularisation interne plus aisément contrôlable.
- Dans certaines sciences expérimentales et humaines, la synonymie interthéorique est plus attendue étant donné la multiplicité des points de vue et des théories qui sont fortement liés à des idéologies. Celles-ci vont parfois si loin que la subdivision en sous-écoles est inévitable, chaque maître défendant sa façon de voir, la particularisant. La particularisation constitue une reconnaissance par les autres groupes, un moyen d’identifier l’un par rapport à l’autre, d’être indépendant en somme. Mais en même temps, elle rompt le consensus, elle écarte l’entente collective. Ainsi de certains synonymes en linguistique, en psychanalyse et en terminologie, sans que l’énumération de ces domaines soit restrictive.
- Dans les sciences naturelles où il s’agit avant tout de comparer et de classer, la synonymie semble plutôt liée à des strates temporelles, entraînant ce que Alain Rey appelle la synonymie diachronique. Les causes peuvent en être la survie des anciens noms, la concurrence interlinguistique (latin, grec, français, etc.), l’évolution conceptuelle amenant des façons nouvelles de comparer et de classer. La synonymie qui est ici la plus évidente est donc celle qui est installée verticalement dans le temps, illustrant une autre tendance ou particularité de la synonymie en terminologie. Une synonymie horizontale (synchronique) existe également dans ces sciences. Elle se fait alors de la langue naturelle à la langue pseudonaturelle ou artificielle; des formules, des symboles, des graphiques sont opposés aux terminologismes qui se déroulent linéairement dans l’espace.
- Dans les terminologies techniques et technologiques, la distinction se situe dans le caractère non naturel de l’objet de la connaissance. Autrement dit, l’objet ou les procédés sont des produits de l’intervention humaine. Ils sont artificiels, des artefacts qui résultent de la manipulation humaine. La communication est ici subordonnée à la multiplicité des niveaux socioprofessionnels, sociotechniques et sociotechnologiques. La communication est orientée tous azimuts : la technique et ses produits touchent tout le monde tandis que les sciences exactes, les systèmes théoriques purs n’atteignent en général qu’une faible partie du public et, qui plus est, du public instruit des choses. Des couches temporelles de tout à l’heure, on passe à des strates humaines, à des catégories qui vont de l’inventeur en passant par le producteur pour aboutir à l’utilisateur, sans qu’il y ait interruption dans l’échelle. Cette autre synonymie est à la fois verticale et horizontale, c’est-à-dire qu’elle dépend de la sociohiérarchisation des intervenants et qu’elle se répand dans l’espace, soit sur un même territoire, soit sur des territoires différents. À chaque niveau, les conditions de la communication changent. On dénomme d’abord la notion, puis on la redénomme ou on la codénomme, etc. On peut en trouver des milliers d’exemples dans la terminologie de l’alimentation et dans celle plus récente de la vidéo, par exemple.
- Dans les terminologies discursives données comme exemples par Alain Rey, en l’occurrence la philosophie et le droit, un voile laisse croire à certains utilisateurs que ces discours se rapprochent de la langue générale et qu’ils sont limités à des langages naturels dans lesquels il y a peu de contrôle sur la synonymie. Dans le premier cas, celui de la philosophie, la conceptualisation est permanente, mouvante. La langue y est rarement fixée ou fixable, produisant de la synonymie par absence de cohérence, par ambiguïté de la chose ou de la notion. Alors que pour le droit, qui relève d’une conceptualisation quasi fixée au préalable, au moment même de l’élaboration du discours la normalisation s’installe. Cette prescription de départ rejette ou paraît rejeter la synonymie. Il y a cohérence interne en apparence et s’il y a ambiguïté c’est pour le décodeur qui est peu familier avec ce langage légal. En droit, on quitte presque le langage naturel pour accéder au langage devenu semi-artificiel, précodé.
Alain Rey a jeté quelque lumière et posé quelques jalons nécessaires pour élaborer une typologie de la synonymie qui sort chapeautée par la terminologie et non plus uniquement du ressort de la linguistique. La nouveauté consiste à avoir disséqué la terminologie seule pour constater que le fonctionnement de la synonymie varie suivant la catégorie de données terminologiques à laquelle le chercheur a affaire : systèmes purs, sciences expérimentales, sciences naturelles, terminologies techniques, terminologies discursives. Certains systèmes notionnels excluent certains types de synonymies pour ne conserver que le gant qui leur va. Des types universels existent sans doute, mais le constat qui demeure laisse voir qu’en terminologie il n’y a pas qu’un seul système de termes mais des systèmes de termes. Il reste à le prouver par l’analyse pratique de ces systèmes variés et à l’aide de corpus étoffés.
Dans son troisième volet qui est réducteur en quelque sorte, le lexicographe aborde la normalisation qu’il souhaite appeler désormais orthonymie. La facilité à normaliser est fonction du système de notions abordées ainsi que de facteurs qui dépendent du nombre et de la qualité des locuteurs visés. En fait, les terminologies techniques s’avèrent sans doute les plus difficiles à réduire du fait de leur entière dépendance de la pratique sociale et du fait qu’elles sont le produit d’activités illimitées. En regard de cela, la normalisation des mathématiques est presque simple tout comme celle du droit : dénommer, c’est normaliser en même temps. Dès l’origine de l’objet, les règles sont stipulées, intransgressables. Souvent même elles sont préalables 3 l’acte de nommer et surveillées par des castes dans lesquelles tous les membres sont complices. Dans le cas des sciences expérimentales, la particularisation des recherches et l’esprit d’indépendance appellent le retour à l’entente, au collectif, seul lieu d’efficacité de la communication. Il faut alors réduire le plus possible les écarts et les cas particuliers et déboucher en conséquence sur une socialisation propre à faciliter la communication. Le recours à la normalisation s’impose alors. La plupart des sciences naturelles ont édicté au cours de leur histoire des règles de normalisation ou d’uniformisation. Des organismes et des comités nationaux et internationaux veillent à l’application et au respect des règles ce qui empêche la diffusion des synonymes inutiles. Le caractère interlinguistique de beaucoup de ces terminologies est un critère important dans la non-prolifération des synonymes; de même il facilite l’acte de normalisation. Pour ce qui est des terminologies discursives comme la philosophie, la théologie, la normalisation y semble peu présente ou peu utile, ces discours ne cherchant pas à se figer.
Somme toute, on pourrait se demander si la normalisation ou l’orthonymie dont l’utilité est incontestable est le meilleur moyen d’éliminer la synonymie? À son tour la normalisation construit une hiérarchie en identifiant des modalités d’emploi des termes, elle ne fait pas disparaître les termes concurrentiels non admis par des groupes ou par des clans. La question qu’il faudrait examiner est celle qui consiste à savoir si la normalisation existe elle aussi à des degrés divers, comme la synonymie, si elle peut être envisagée comme un phénomène dont l’application est généralisable dans toutes les circonstances terminologiques sous prétexte que l’intervention coercitive la plus efficace provient d’un organisme international ou de l’État.
Référence bibliographique
BOULANGER, Jean-Claude (1983). « Synonymie, néonymie et normalisation en terminologie », dans Diane Duquet-Picard et Marian Bugara-Adshead, Problèmes de la définition et de la synonymie en terminologie : actes du Colloque international de terminologie, Université Laval, Québec, 23-27 mai 1982, Québec, GIRSTERM, p. 311-327. [article]