Un épisode de la néobienséance dans les dictionnaires scolaires : le protocole de rédaction des exemples comportant un prénom[1]

Jean-Claude Boulanger

1. Le dictionnaire, dépositaire de la culture

Les dictionnaires se profilent à l’avant-plan des instruments d’acquisition du savoir sur la langue et sur la norme. Ces gros livres pleins de mots visent à assurer une meilleure intercommunication entre les membres d’une même communauté, à savoir les locuteurs qui se réclament de la culture décrite. C’est là l’une des dimensions diatopiques ou spatiales des recueils de mots. Les catalogues d’unités lexicales sont aussi des outils d’apprentissage qui visent à assurer la cohésion culturelle, car ils permettent, au-delà des barrières du temps qui passe, de pérenniser la compréhension des productions d’une société que sont les livres et les écrits, parfois les paroles, qui importent pour l’histoire d’une communauté et pour l’histoire universelle. C’est là l’une des dimensions chronologiques ou temporelles des répertoires lexicaux (v. Loffler-Laurian 1996).

En tant qu’émanation sociale, le dictionnaire est donc susceptible de refléter, à travers le programme qu’il trace, dans les choix effectifs qu’il propose, dans la méthodologie qu’il met en œuvre, l’état de la société dans la synchronie qui le voit émerger. Il devient un lieu naturel d’une actualisation sociale et il est lié à la triple contrainte du temps, de l’espace et des registres sociologiques (v. Rey 1995, 110). Il est clair qu’il doit viser à promouvoir la reconnaissance individuelle et collective, ainsi que l’unité culturelle. Sa norme et son contenu sont dictés par le groupe culturel dominant de la société productrice. Les valeurs symboliques et la rhétorique communautaire qu’il consigne tiennent naturellement quelque chose de l’anthropologie et de l’ethnologie. Ce qui atteste que le dictionnaire de langue est loin d’être étranger aux idées qui ont cours à un instant déterminé au sein de la collectivité. Au contraire, il est le dépositaire d’une partie fort importante de la culture humaine et, d’une certaine façon, il détient la clé du déchiffrement des arcanes de cette culture (v. Sousa 1996, 49). Il ne peut donc pas être assimilé sans nuance à une sorte d’« objet mou » (Pecheyran 1991, 39), qualificatif dont on l’affuble souvent. À l’opposé, il peut devenir un objet passablement subversif et controversé comme le montre quelques épisodes récents de la dictionnairique francophone (v. Boisvert, Boulanger, Deshaies et Duchesneau 1993). Par ailleurs, étant largement plébiscité par les publics auxquels il est destiné, le dictionnaire est bien autre chose qu’un vulgaire inventaire de mots jetés sur le papier dans l’ordre alphabétique et accompagnés de quelques renseignements fonctionnels. C’est aussi beaucoup plus qu’un livre banal, interchangeable avec n’importe quel autre.

2. Le dictionnaire, la geste sociale et l’école

L’identité culturelle est conditionnée, façonnée par la capacité d’adaptation et par la capacité d’expansion ainsi que par des résistances et des mouvements contradictoires devant ce qui risque de la déstructurer, de la déstabiliser, de la démolir ou de l’anéantir. Perçue sous l’angle d’une sémiotique, la culture convoque un système modelant sur lequel se fondent les individus pour définir leur vision du monde et ses divers fragments en vue de se positionner dans un espace, un territoire maîtrisé. Une identité culturelle et nationalitaire se fabrique autour d’une mémoire collective, et le dictionnaire est l’un de ces hauts lieux qui participe de la mémoire d’un peuple, même si c’est à travers la langue qu’elle se bâtit. Mais cette mémoire est aussi ce qu’on en fait.

De là le rôle primordial et la valeur exemplaire de la langue à l’école et dans la société afin de pouvoir la situer dans l’histoire, seul chemin pour meubler la mémoire sociale, qui est elle-même l’un des fondements édificateurs de l’identité d’un peuple. Une société qui masque ou évacue insensiblement l’histoire et son histoire linguistique est une société suicidaire. Une communauté sans mémoire linguistique et sans dictionnaire à tous les échelons de la progression scolaire se pose comme une collectivité sans défense ou un groupe écartelé, comme l’a été le Québec jusqu’à récemment, en raison justement de l’absence d’un ouvrage qui fasse consensus. Pour que la culture d’un peuple s’épanouisse, il faut impérativement qu’elle reste enracinée dans le passé. Il faut qu’elle demeure vivante, originale, et qu’elle se perpétue, c’est-à-dire qu’elle reste fidèle à ses origines et qu’elle soit en état permanent de créativité et d’évolution dans tous les domaines, y compris dans le champ de la langue. Ce qui revient à dire que « pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi » (Ricœur 1961, 451). Autrement dit encore, on ne peut concevoir son identité sans envisager en même temps son altérité. Penser un dictionnaire et son contenu, puis le réaliser ne sauraient, bien entendu, se faire hors de l’histoire nationale du public cible.

Les dictionnaires pour les enfants ou les dictionnaires d’apprentissage —sur la distinction entre les deux types de recueils, v. Lehmann 1991, 110-111— font partie de cette geste sociale qu’il faut écrire pour forger une mémoire et transmettre à travers elle les valeurs communautaires, une conception particulière du monde et un modèle idéologique idoine. Ils portent chacun leur historicité en ce sens que, comme tous les dictionnaires, ils sont traversés par l’Histoire et qu’ils contiennent cette histoire sociale en train de se faire, y compris les nouveaux évènements reliés à la nouvelle morale sociale. Il est donc impératif que le dictionnaire fasse partie de l’équipement de base de l’écolier qui se lance à la conquête de sa langue maternelle.

3. Le dictionnaire et la (néo)bienséance

En ces temps où dominent de nouveaux paradigmes sociaux, les dictionnaires tentent de concilier une multitude d’exigences réparties sur plusieurs niveaux : modernité et histoire, logique variationniste et norme de référence unique —qui mettent à mal la francophonie et le français international—, équité entre les sexes, ouverture sur le monde et empire interne, éradication des inégalités sociales, des stéréotypes sexistes ou ethniques, etc. Aussi, certaines vérités véhiculées par de nouvelles coordonnées sociales instaurées dans certains pays de l’hémisphère nord doivent-elles être maquillées sur le plan lexical et transformées en mots présentant toujours leur plus beau profil. De plus en plus, certaines zones vocabulairiques doivent être passées au crible d’un ensemble de critères de sélection et d’approbation qui reposent sur un ordre moral qui impose sa loi. Sur la base de ces facteurs dans lesquels le bien domine toujours le mal ou le réprouvé, des pans entiers du lexique sont escamotés des dictionnaires pour la jeunesse. Il en va ainsi des lexiques scatologiques, sexuels, offensants (jurons, blasphèmes, sacres...), etc. Ces registres de langue sont donnés comme peu conformes à la morale enfantine ou à celle que les éditeurs ou les lexicographes réprouvent (v. Boulanger 1994, 275). En fait, ce contrôle n’est que la poursuite de manières de faire de la lexicographie d’apprentissage ainsi qu’on le constate depuis une trentaine d’années. Sauf que des interventions externes se produisent de plus en plus souvent afin d’exercer ce contrôle dont les normes ont leur source en dehors du champ de la linguistique.

La barrière morale éditoriale s’interprète également autrement et à la lumière du phénomène foudroyant dénommé le politiquement correct ou la rectitude politique. Cette nouvelle règle de vie sociale a des prolongements immenses dans la langue, et la lexicographie est appelée à y faire face pour tenter de la gouverner. Les protocoles de rédaction des dictionnaires sont soumis à un examen sévère de la part de groupes sociaux érigés en juges qui exigent d’être parties prenantes dans les contenus. De sorte que des informations linguistiques pertinentes risquent de se voir éjectées des colonnes des dictionnaires sous la poussée de pressions externes caractérisant la correction politique. Le dictionnaire devient l’un des lieux obligés du rétablissement d’une caution bienséante et présente certains phénomènes sociaux sous un jour embelli, ou plutôt travesti. Sur la base de critères peu adaptés à l’objet dictionnairique, les lexicographes sont ou seront contraints, d’une part, d’exclure des éléments qui ont leur place dans les articles et, d’autre part, d’inclure des éléments qui ne sont pas normalement requis. C’est ainsi que la théorie et le faire du dictionnaire sont étroitement rattachés à ce que la dynamique de sa propre histoire le contraint d’inclure ou d’exclure (v. Meschonnic 1991, 15).

Mais qu’est-ce donc que la rectitude politique, que pour notre part nous préférons dénommer la néobienséance? Plusieurs voient ce phénomène comme un nouveau péril social qui est relatif aux effets délétères de toutes sortes de revendications et d’exigences liées à l’identité et à la reconnaissance qui mobilisent des microgroupes et dont l’expression la plus visible est celle où la victimisation règne en maîtresse. Les secousses sociales se prolongent naturellement dans le langage et celui-ci prend figure de discours délavés et ravalés par l’intermédiaire de mots qui moralisent et qui veulent ne pas dire (personne différemment douée « débile », personne physiquement défiée « handicapé », personne optiquement contrariée « myope », personne verticalement défavorisée « nain », citoyen socialement sinistré « pauvre »). Ce lexique fondé sur les structures lexicales complexes et sur l’hyperonymisation grandit chaque jour et il prend une place de plus en plus importante dans la communication quotidienne. L’essentiel de la parole néopolie n’est pas d’affirmer ce qui est vrai, mais de rendre vrai ce qui est énoncé. Corollairement, le dictionnaire devient ou deviendra porteur de ces néodiscours (v. Boulanger 1996b et 1997).

L’origine du PC remonte aux mouvements communautaires observés sur les campus américains vers la fin des années 1980. En pays américain, la néobienséance a une histoire déjà fort bien documentée. Sous le couvert linguistique et dictionnairique, elle peut être définie comme étant une stratégie de restrictions, d’inhibitions et de censure fondée sur un idéal d’équité sociale et exercée par un microgroupe afin d’influencer la pensée de toute la collectivité par le biais du langage et, dans son prolongement, du dictionnaire. La néopolitesse puise sa force dans le postulat que l’équité sociale doit s’allier à la règle qui édicté que la fin justifie les moyens. Avec comme conséquence que les principes fondamentaux de la démocratie se voient déshabillés du droit à la libre expression et à la solidarité collective au profit d’un rééquilibrage qui octroie désormais à certaines entités groupales le droit d’être plus égales que d’autres sous prétexte de rétablir des droits brimés ou de donner à ceux qui n’ont pas en puisant sans limites dans la musette de ceux qui se sont composés un capital de vie. La néo-orthodoxie est protéiforme dans ses manifestations, et souvent sournoise, car elle cache des pièges. Fréquemment soumise à l’arbitraire, elle cherche des moyens, qui sont d’ailleurs culpabilisants pour les « inclus », afin d’annihiler les différences, justifiables ou non, pour défendre les moins nantis et pour promouvoir les minorités au détriment des majorités qui, elles, doivent s’aplatir en raison d’un fort sentiment de culpabilité qu’on se charge d’entretenir à coups de discours virulents et de déclarations fracassantes. « Favoriser les groupes risque aussi d’entraver toute politique efficace puisque la société devient le terrain de confrontation d’intérêts particuliers, au lieu d’être celui de la recherche d’un intérêt général » (Todorov 1995, 96). L’égalité et la justice réclamées en toutes choses signifient dès lors qu’il faut reconnaître ces groupes des points de vue social et officiel, à savoir étatique et institutionnalisé, valoriser leurs souffrances, rétablir des faits en leur dispensant des privilèges et des traitements de faveur compensatoires et rassurants. Ainsi se trouvent identifiés les deux pôles majeurs de la néobienséance : la victimisation et l’individualisme, avec leur corollaire obligé, 1’« héroïsation » des victimes.

Dans la perspective langagière, le nivellement lexical s’impose. Il vise à éliminer les mots qui disent les normes autres et les déviances, les majorités et les minorités, les riches et les pauvres, les munis et les démunis, les inclus et les exclus, de sorte que le visage de la société soit dépeint comme égalitaire, neutre et sans aspérités.

C’est dans cette large perspective d’une nouvelle forme de la restauration lexicale, car il s’agit bien ici de néologie d’ordre défensif, que nous aborderons les dictionnaires scolaires pour enfants. Nous ne nous intéresserons pas vraiment au contenu linguistique qu’ils véhiculent, mais bien plutôt aux messages sociaux subliminaux qu’ils portent inscrits en palimpseste de la microstructure. Ainsi, la plupart des héros de l’univers narratif du Petit Robert des enfants [PRE] (aujourd’hui le Robert des jeunes [RJ]) occupent des fonctions et des emplois à caractère positif dans l’aventure de Motbourg : madame Hespel est ingénieur (ou ingénieure?), Angèle, l’institutrice, répare la voiture, etc. Il faut bien aussi qu’à côté des « bons », il y ait quelques « méchants ». Au Québec, ces personnages sont généralement bien perçus par les enseignants, sauf un, madame Harpie. Dans le lexique commun, le mot harpie signifie « Femme acariâtre, méchante, laide ». D’ailleurs, un seul des quatre dictionnaires pour enfants consultés pour la présente étude consigne le mot harpie dans sa nomenclature. Il s’agit de l’édition canadienne du Larousse maxi débutants 1986 [LMDÉC] qui l’exemplifie puis le définit ainsi : « Cette personne est une harpie, elle est très méchante et coléreuse ». Le personnage du PRE/RJ qui porte ce nom possède de nombreux défauts physiques et autres : madame Harpie est petite et boulotte, elle a des bajoues et une verrue sur le nez; elle ne connaît pas le sourire, elle houspille tout son entourage; elle est commère, soupçonneuse, avare, malhonnête, etc. (v. PRE 1988, 1132 et Lehmann 1991, 128). Sa seule qualité semble être son occupation : elle est en effet marchande de bonbons. Il est fort douteux que ce portrait très négatif d’une femme puisse être accepté dans les écoles du Québec. Son patronyme et la panoplie de ses défauts, qui rassemblent tous les stéréotypes du genre, seraient frappés d’interdit lexicographique au nom de la discrimination sexiste, physique et sociale. Seule son occupation de marchande de bonbons résiste aux foudres de la critique bienséante. Outre ces considérations sur la microstructure, nous sommes également conscient que le contenu de la macrostructure puisse subir les foudres de la censure. Mais pour l’immédiat, le parcours proposé sera essentiellement centré sur l’exemple lexicographique forgé.

4. Les dictionnaires scolaires

Aujourd’hui, le marché du dictionnaire scolaire destiné aux enfants de 7/8 à 12 ans est fort important. Selon Pierre Corbin, « le développement de la lexicographie destinée à la jeunesse de langue française est une des caractéristiques de la production contemporaine » (1991, 19). La plupart des grandes maisons d’édition de dictionnaires offrent une gamme de produits pour les enfants de cette catégorie d’âge (v. Lagane 1990 et Hausmann 1990). Dans le secteur économique, il règne donc en cette matière une très forte concurrence, d’autant que les éditeurs français mettent en circulation des éditions adaptées à différents contextes culturels francophones, notamment les environnements canadien, québécois ou nord-américain, selon l’envergure des visions politico-culturelles ou politico-éditoriales des entreprises (v. Ouimet 1996). C’est ainsi, que chacune à leur manière, les maisons d’édition Larousse, Hachette, Bordas et Robert diffusent leurs « juniors » en Amérique.

Les dictionnaires scolaires ont déjà une histoire. La place prépondérante qu’ils occupent dans le système pédagogique du français langue maternelle remonte à une génération. On peut dater cet envol du début des années 1960 (v. Gross 1989, 174). Mais ce n’est qu’à partir de 1972 que l’État français recommande le maniement du dictionnaire de manière obligatoire à l’école. En 1986, le marché français du dictionnaire pour les enfants (jusqu’à 15 ans) offre un catalogue d’une soixantaine d’ouvrages différents (v. Gross 1989, 174; aussi Corbin 1991, 19-20).

Au milieu des années 1960, Larousse révolutionnait en quelque sorte la lexicographie moderne en proposant un recueil de mots — le Dictionnaire du français contemporain [DFC] (1966) —représentant « une expérience d’application à la lexicographie de quelques grands principes de la nouvelle linguistique » (Lagane 1990, 1369). Les auteurs du DFC puisaient abondamment aux sources du distributionnalisme et du structuralisme pour en ordonner les contenus macro- et microstructurels. Parmi les protocoles inédits mis de l’avant, on s’est attaché à étudier la langue de manière scientifique sans parti pris normatif, c’est-à-dire que les auteurs ont privilégié l’observation du code linguistique dont les ondulations variationnistes doivent être considérées comme normales en fonction de la situation de communication. La langue est sociale, donc plurielle et multiforme par nature. Il n’y a alors rien d’étonnant à constater l’existence simultanée dans la langue de phénomènes complémentaires et en apparence contradictoires comme la stabilité et la variation, l’une et l’autre faisant partie de la langue nor-mée. Par ailleurs, le DFC assurait une certaine cohérence au code étant donné que la description était limitée à une synchronie reflétant l’état de langue circonscrivant les usages actualisés à l’époque.

Le protocole rédactionnel de la lexicographie scolaire est bien fixé par rapport à la démarche pour les adultes. L’envergure nomenclaturelle est réduite, le nombre d’entrées se situant dans un créneau de 18 000 à 20 000 unités. Les rubriques historiques (étymologie, datation) et la prononciation sont exclues. Les citations sont également écartées, sauf dans le PRE/RJ qui offre des extraits d’œuvres littéraires pour la jeunesse, de bandes dessinées, de fables, de chansons enfantines, de comptines, de charades, etc. (v. Lehmann 1993b, 205). L’accent est mis sur la définition et l’exemplification, auxquelles s’ajoute presque toujours l’iconostructure. Le cheminement normal procède donc du mot vers la définition, puis son exemplification, pour déboucher enfin sur l’illustration. Aucun dictionnaire de cette taille n’illustre d’ailleurs tous les mots concrets « illustrables » qu’il capte en son sein. Il n’entre pas dans notre intention de faire le point, ni le partage sur l’ordre de préséance de l’une sur l’autre de ces trois rubriques que sont la définition, l’exemple et l’iconographie (v. Lehmann 1991, 1993a et Rey-Debove 1993).

5. Le dictionnaire dans la classe

Dans le cadre de la classe, le dictionnaire scolaire est source d’activités à caractère linguistique : constat de l’existence du mot —le fameux être ou ne pas être dans de dictionnaire (v. Pecheyran 1991)—, compréhension des mots et de leurs sens et enrichissement du vocabulaire, apprentissage de l’orthographe, maîtrise des règles fondamentales du code écrit par l’entremise de la composition, de la rédaction de textes ou des devoirs, de manière à prendre conscience du système de fonctionnement de la langue. L’apprentissage global du français langue maternelle en est l’objectif ultime.

Au premier chef, ni le programme des dictionnaires pour les jeunes ni leur utilisation didactique ne visent la correction de la langue. Ils se situent tous deux beaucoup plus du bord de la norme objective (l’aspect quantitatif du vocabulaire) que du côté de la standardisation prescriptive (l’aspect qualitatif du lexique). Prioritairement, les ouvrages scolaires sont des dictionnaires de réception, en ce sens que les élèves y ont recours pour décoder la langue, pour interpréter les mots, pour lire et comprendre les textes. Ils ne sont pas des dictionnaires de production servant à l’encodage aux fins de scruter les modes de fonctionnement de la langue et de rendre évidente toute la mécanique de production du système. Christian Buzon critique cette vocation à sens unique des dictionnaires pour la jeunesse (v. 1983, 165-166).

C’est l’incompréhension qui pousse l’enfant à ouvrir un dictionnaire et à s’y mettre en quête de réponses pour apprendre, davantage que pour y effectuer une recherche critique sur la langue (v. Pecheyran 1991, 39). D’où la nécessité de dévoiler une langue représentative de la collectivité sociale à laquelle appartient l’élève. Car le dictionnaire est le lieu par excellence où le lexique, les mots se constatent le mieux : ils s’y déposent, s’y organisent, s’y fixent. L’apprentissage des règles fondamentales de la grammaire et de la syntaxe s’effectue dans un laps de temps relativement court. Mais le lexique reste toujours ondoyant, inachevé, car des mots meurent, d’autres s’usent, changent de sens tandis que d’autres encore naissent et se diffusent, prennent de nouveaux chemins. Tout au long de sa vie, l’enfant ne cessera jamais d’acquérir du vocabulaire. La langue ainsi mise en perspective comprendra les éléments qui la caractérisent géopolitiquement, socialement et culturellement, et qui la font distinguer de celle des autres groupes sociaux qui partagent quotidiennement le même idiome, mais qui vivent sur d’autres territoires éloignés et, de ce fait, qui ne parlent pas nécessairement la langue de la même manière, ni avec les mêmes mots, les mêmes sens ou les mêmes prononciations. Les dictionnaires pour les jeunes Français et les dictionnaires pour les jeunes Québécois ne sauraient être une même musique totalement partagée sans que des accords ne soient faussés, d’un côté comme de l’autre (v. Boulanger 1996a). La langue que doit emmagasiner le dictionnaire doit être celle qui se manifeste dans toutes les expériences quotidiennes de l’enfant, à l’école comme à la maison, tout autre statut donné au français dans le dictionnaire s’avérant déstabilisant pour le consulteur (Rey-Debove 1989, 20).

Plus que d’autres sans doute, les dictionnaires d’apprentissage québécois doivent refléter des contenus bien territorialisés, sans perdre de vue toutefois la double perspective dans laquelle s’inscrivent les écoliers, à savoir d’une part, l’importance de s’identifier comme locuteurs nord-américains de la langue française, d’autre part, la nécessité de s’assumer comme locuteurs universels de cette même langue, c’est-à-dire de faire en sorte d’échapper au danger du cloisonnement culturel.

5.1 La lecture de l’univers référentiel

En plus d’avoir une vocation linguistique, le dictionnaire scolaire est aussi un truchement qui mène à la connaissance du monde et de ses traditions. À la fois vérité sur le monde et sur la langue, il favorise l’accroissement du savoir sur les réalités concrètes et abstraites dénotées par les unités lexicales. Par conséquent, les dictionnaires dessinent une vision du fonctionnement de la vie et du monde qui laissera ses empreintes sur la future conception de l’univers que se créera l’enfant. À travers les mots imprimés sur le papier et les images qui les accompagnent, aux yeux de l’enfant, le dictionnaire réalise un grand pan de l’expérience du monde. Ainsi pourrait-on penser que le premier dictionnaire scolaire du primaire « doit d’abord proposer une vérité anthropologique et culturelle à la mesure de l’environnement des écoliers, avant que de proposer une vérité linguistique trop prescriptive ou coercitive » (Boulanger 1994, 267).

Dans le cheminement lié à la formation scolaire élémentaire, les questions du genre : « Qu’est-ce que c’est? », « À quoi ça sert? » précèdent de loin les interrogations sur le fonctionnement du système linguistique et sur les pièges et chausse-trappes de la langue. Au-delà ou en-deçà de leur vocation bien entendu langagière, les dictionnaires pour la jeunesse poursuivent comme objectif primordial de faire saisir, de faire appréhender l’environnement immédiat puis de mettre l’univers en correspondance avec les mots. On l’a précisé ci-dessus, pour les jeunes élèves, l’apprentissage des données sur la langue est davantage d’ordre quantitatif, l’enrichissement mémoriel du vocabulaire étant liée aux connaissances extralinguistiques cumulées simultanément. Il y a donc un parallélisme entre l’acquisition des mots et la thésaurisation du savoir sur le monde et sur ce qui le compose. Contrairement aux ouvrages pour les adultes, le but premier du dictionnaire scolaire n’est pas de permettre à l’enfant de travailler sur l’organisation des unités lexicales dans le cadre d’une hiérarchisation normative et sociodiscursive, orale et écrite. Car c’est un fait que, dans un dictionnaire général destiné aux adultes, la matière lexicale s’organise tout entière par rapport à une hiérarchie, aussi bien implicite qu’explicite, qui en fait le lieu le plus affirmé du lexique, et que la norme et le bon usage viennent canaliser sous des angles prescriptifs ou objectifs selon les programmes établis. Alors que l’enfant n’a pas encore acquis le réflexe du non-mot —ce qui n’est pas catalogué n’est pas considéré comme un mot— ou de la valeur de l’usage, même s’il peut avoir des soupçons ou une vague idée.

6. L’exemple forgé

L’exemple est l’une des rubriques articulaires qui favorise la perception des conditions d’emploi discursif des entrées. Dans la lecture métalinguistique ordinaire de l’article où il figure, il est une séquence autonyme (v. Rey-Debove 1993, 86). Si la définition généralise en fournissant les caractéristiques prototypiques de l’adresse, l’exemple spécifie, car il morcelle. Pour certains chercheurs, l’exemple forgé possède « n’importe quel contenu, mais de préférence un contenu singulier, plus représentatif de l’énonciation ordinaire qui possède une deixis (ego, hic et nunc) » (Rey-Debove 1993, 86). Généralement, dans la phrase exemple dans laquelle il est convoqué, le mot que l’on souhaite mettre en discours a son emploi usuel, normal, c’est-à-dire référentiel, comme il est souhaitable de le montrer dans le processus pédagogique d’apprentissage du vocabulaire. Mais tout en étant une projection référentielle, l’exemple ne correspond pas à une situation réelle. Il n’apparaît que comme une virtualité. Son statut sémiotique lui permet de simuler un contexte situationnel qui réduit le message aux seuls critères de vérité, conditions qui font que l’énoncé étant libéré de toute incidence contextuelle n’est ni vrai, ni faux (v. Martin 1989, 600). « L’exemple construit, dépouillant l’énoncé de tout renvoi à une situation réelle, conduit à un artefact qui n’est que le lieu du sens » (Martin 1989, 600). Mais parce qu’il est perçu par le destinataire comme un discours sur le monde, spécialement par l’enfant, l’exemple conserve une valeur de vérité qui reste en accord avec les symboliques sémio-culturelles de la société (v. Rey-Debove 1971, 264).

L’exemple particularise, on l’a déjà évoqué. Il détourne du sens. « Aucune phrase-exemple ne permet d’accéder au sens exact d’un mot, seule la définition peut le faire parce qu’elle généralise, alors que l’exemple particularise » (Rey-Debove 1988, IX). Le contenu singulier « ne peut restituer à coup sûr le contenu du mot défini » (Rey-Debove 1971, 300). La singularisation est en fait artificielle dans le dictionnaire, car du point de vue du lexicographe, l’exemple généré conserve toujours un cachet métalinguistique. En outre, même s’il puise dans l’expérience, il n’en demeure pas moins qu’il a été créé artificiellement puisqu’il est le fruit des acquis d’un rédacteur ou de plusieurs pour représenter un discours sur la langue. C’est dire qu’en dépit de son image référentielle et de sa portée singularisante, l’exemple conserve toujours quelque chose de l’abstraction globalisante de la définition (v. Buzon 1983, 163). Ainsi, l’exemple Cet hiver, il a beaucoup neigé, tiré de l’article neiger du Dictionnaire CEC jeunesse [DCECJ], est un pur produit de l’imagination des rédacteurs du dictionnaire. Tandis que la phrase « Cet hiver, il a beaucoup neigé. » rend compte d’un évènement qui s’est réellement produit au Québec au cours de l’hiver 1999. Les phrases exemples que l’on trouve dans la lexicographie enfantine « doivent être le résultat d’une construction, d’un “montage”, au sens où l’on dit que l’on “monte” une expérience » (Gross 1989, 177).

6.1 Les fonctions de l’exemple

Sur le plan linguistique, l’exemple s’inscrit souvent dans une phrase modèle, banale, attendue, conditionnant cependant les collocations, légitimant les associations de mots, les constructions syntaxiques, les cooccurrences, les valeurs phraséologiques, etc., des adresses. Mais surtout, l’exemple sert de double à la définition, quand il n’est pas une définition per se. Son rôle premier est donc d’ordre fonctionnel et sis au niveau du registre linguistique : grammaire, syntaxe et sémantique pour Gaston Gross (1989), syntagmatique, paradigmatique, rhétorique et pragmatique pour Robert Martin (1989). Les fonctions, les rôles et la typologie des exemples ont fait l’objet de plusieurs recherches (v. Martin 1989, Lehmann 1993a et Wooldridge 1995), tandis qu’Alain Rey a récemment retracé l’histoire du mot exemple (v. 1995).

Dans les dictionnaires pour la jeunesse, l’exemple possède aussi une fonction didactique évidente qui établit le pont entre la langue et le monde.

Si on l’approche en effet de manière extralinguistique, l’exemple plonge aussi allègrement dans le tissu social et culturel. Il contextualise des faits socioculturels dominants dans la synchronie que décrit le dictionnaire. Au-delà de son rôle (méta)langagier, l’exemplification pose de redoutables défis parce qu’elle est aussi une projection sur le monde. En tant que procédure d’accès au sens et à l’univers, c’est dans l’exemple que s’affirme le plus ou le mieux l’opposition binaire des mots et des choses. C’est donc par les exemples qu’« un dictionnaire de langue se prolonge tant soit peu en dictionnaire de “choses” » (Imbs 1971, XL) et qu’il rejoint le réel de l’expérience. De ce point de vue, l’exemple est irremplaçable dans un dictionnaire des jeunes. Il dispute souvent la première place à la définition afin de savoir quelle rubrique prédomine sur l’autre dans l’ordre de préséance des énoncés (v. Lehmann 1991, 114-116, 1993a et Rey-Debove 1993). Il a certes un poids déterminant dans le dispositif d’explication du monde. « Ses fonctions excèdent les fonctions habituellement dévolues à l’exemple du dictionnaire, puisqu’il prend en charge, de manière plus ou moins prononcée et de façon plus ou moins explicite, des informations sur le contenu du signe » (Lehmann 1993a, 67). Ce constat rejoint ce que Robert Martin (1989) range dans la catégorie des fonctions idéologiques de l’exemple, mais qu’il vaudrait mieux associer aux fonctions proprement référentielles, une fonction idéologique pouvant être aussi d’ordre linguistique, la norme par exemple. Sur un autre plan, lorsqu’il prend figure de texte narratif, comme dans le PRE/RJ, l’exemple acquiert une valeur pédagogique, psychologique et ludique indéniable (v. Lehmann 1993b, 204). À lui seul, l’intérêt psychologique et cognitif reconstruit les rapports entre les mots et l’environnement réel. « Le mot a donc un contexte qui est l’exemple, et l’exemple a un contexte qui est l’histoire recontée au fil des mots » (Rey-Debove 1991, 156).

Enfin, l’exemple possède à l’occasion une valeur strictement encyclopédique (v. Martin 1989, 604-605).

6.2 La formule exemplaire de l’exemple

Dans les dictionnaires destinés à des enfants, l’exemple doit être de préférence une phrase simple, mais complète. Le qualificatif simple ne signifie pas dépouillé de contenu ou simpliste, mais informatif et sans détour propre à masquer le message. Des exemples comme Jacques louche, cité dans le tableau 3 (v. plus loin), ou L’italien est la langue des Italiens (sous langue dans le DCECJ) sont à éviter (v. d’autres exemples vides dans Buzon 1983, 163). De fait, seule la phrase « est apte, en tant qu’exemple forgé, à simuler ce qui se dirait dans une situation réelle donnée » (Rey-Debove 1989, 21). Le discours non syncopé paraît plus naturel et, par-delà les assertions métalinguistiques qui y sont enchâssées, il parle aussi du monde et il le fait mieux que les fragments syntagmatiques isolés ne sauraient le faire, car les constructions syntaxiques sont réduites à leur stricte fonctionnalité sur le plan linguistique. L’exemple informe donc simultanément sur l’univers référentiel et sur le signe. L’énoncé qu’est l’exemple peut être dit duel. Il s’inscrit d’abord dans une lecture de premier niveau, qui est la référence au contenu; ensuite, sa lecture peut être seconde, à savoir d’ordre métalinguistique, car le signifiant (l’entrée) supporte un certain nombre de faits de langue. On retrouve ici ce que Josette Rey-Debove appelle la double lecture (v. 1971, 263). D’un côté, l’exemple est autonyme puisqu’il signifie ou connote son propre contenu linguistique et une ou des caractéristiques du discours qu’il module; de l’autre, les composantes qui le modèlent étant elles-mêmes en usage, elles ne sauraient être autonymes (v. Rey 1995, 103). Le lexicographe robertien voit dans l’exemple un double sémantisme, « l’un indirect, renvoyant à un signe du langage, l’autre direct, renvoyant à un contenu conceptuel ou à un référent » (Rey 1995, 103). Ce phénomène du dédoublement de la lecture est clairement attesté par la mise en évidence du mot d’entrée dans des exemples de certains dictionnaires scolaires. Deux des quatre dictionnaires utilisés pour cette recherche utilisent le principe méthodologique de la mise en relief. Il s’agit du DCECJ et du LMDÉC; les deux ouvrages du Robert, le Robert junior illustré [RJI] et son édition nord-américaine, le RJINA ne distinguent pas l’entrée dans l’exemple. Voici des exemples du mot musicien qui figurent dans ces quatre recueils.

6.3 Le passage de l’immanence langagière au monde

Le montage dont Gaston Gross parlait ci-dessus implique aussi que l’exemple est un « montrage » ou, dans une terminologie plus officielle, une monstration. Celle-ci se situe généralement hors du langage; elle est en prise directe sur le monde. En cela, elle s’oppose à la définition lexicographique (v. Martin 1989, 602). Ce qui différencie la définition de l’exemple, c’est en somme que l’établissement du sens est une démonstration logique, mais qui reste fondée sur la virtualité —la classe de référents—, tandis que l’exemplification est une monstration par laquelle un objet virtuel est concrétisé —l’un des objets du monde qui correspondent au prototype est extrait du lot. « La monstration du référent est en principe limitée à un objet singulier, notamment désigné par un nom propre; si elle vise une classe, la chose montrée n’en est plus qu’un exemple » (Rey-Debove 1993, 85). L’exemple s’oppose également à la définition en ce qu’il doit nécessairement inclure le défini tandis que la définition doit convenir au défini, à tout le défini et à lui seul, mais sans l’inclure. Nous ne traiterons pas ici du cas de la définition-phrase qui incorpore le signe, formule qui a effectué une percée remarquée dans le RJ (v. Lehmann 1991, 116-118).

Josette Rey-Debove (1993, 85) distingue trois types de monstration que nous ne faisons que signaler sans insister sur les détails :

  1. La monstration gestuelle qui suppose que le sujet indique quelque chose ou quelqu’un du doigt.
  2. La monstration imagière ou iconique que l’on trouve prioritairement dans les légendes des dictionnaires et des encyclopédies.
  3. La monstration sonore qui implique les onomatopées renvoyant au référent qui est un bruit.

6.4 La construction du monde et l’exemple

L’idéologie est une suite d’arguments dont on use pour convaincre les autres d’un point de vue sur quelque chose et pour justifier son identité, les particularités que l’on privilégie et la nécessité des objectifs que l’on propose, poursuit et défend. Le système idéologique dont le dictionnaire est empreint, car il en existe toujours un, déborde le cadre de l’article lui-même. Il peut se retrouver dans « tous les lieux de la description lexicographique et se couler dans certaines procédures du dictionnaire » (Lehmann 1989, 107). Les textes prédictionnairiques (préface, présentation, introduction...) sont les lieux les plus favorables à l’énonciation des prises de position sur la philosophie soutenue dans l’ouvrage. L’idéologie systémique contenue dans les articles est évidemment programmatique et nul dictionnaire un tant soit peu sérieux et scientifique n’en est exempt. La nature sémiotique et symbolique du texte dictionnairique recèle déjà en filigrane tous les traits pertinents de l’idéologie que les rédacteurs ou les éditeurs souhaitent faire passer (v. Rey 1995, 113).

Mieux que la plupart des autres énoncés articulaires, les exemples transportent la charge idéologique de la société et du groupe ciblés par le programme rédactionnel du dictionnaire. Pour certains, ils sont même la principale tête de pont lexicographique des idéologies et des jugements de valeurs (v. Rey 1995, 113). « C’est ainsi que l’appareil d’exemples d’un dictionnaire manifeste ou trahit des positions pédagogiques, éditoriales —voire commerciales— et en général idéologiques, autant et parfois plus que l’analyse des sens, les choix de nomenclatures, la politique définitionnelle » (Rey 1995, 104). Les choix qu’opère le lexicographe présentent en effet une image complète et souvent complexe des conceptions, des expériences et des croyances des individus qui forment la société. « De façon plus générale, on ne conçoit pas que les exemples, du moins par les présuppositions qu’ils véhiculent, soient en constante contradiction avec la vision du monde que le lexicographe peut supposer chez son public » (Martin 1989, 605). Au pays de la « dictionnairie », l’exemplification n’est jamais innocente. Pris globalement, les exemples trahissent les courants idéologiques privilégiés par les lexicographes (v. Wooldridge 1995, 16). D’ailleurs, ce phénomène n’est pas récent, tant s’en faut. La formule phrastique forgée et sciemment idéologique figure déjà dans la lexicographie du XVIIe siècle, César Pierre Richelet, Antoine Furetière et d’autres en ayant abondamment usé (v. Quemada 1967, 524-534).

7. Le registre civil de l’exemple dans les dictionnaires pour enfants

Bien qu’il y ait des rubriques plus propices que d’autres pour soutenir les représentations idéologiques, c’est celle de l’exemple qui servira ci-après de tertium comparationis pour scruter quelques aspects néobienséants dans le dictionnaire scolaire. La raison en est qu’en tant que discours sécrétant des informations sur le monde, l’exemple devient nettement probatoire « d’un fonctionnement gouverné par des règles sociales, jugé conforme à une sélection d’usages parmi d’autres qui sont, par le fait même, écartés : soit niés, éliminés, soit “marqués” » (Rey 1995, 110). Le discours social peut aussi évoluer, de nouveaux stéréotypes étant créés pour en éradiquer d’autres; la limite de tolérance peut aussi varier en fonction des territoires géographiques, ce qui est acceptable à Paris peut ne pas l’être au Québec, et vice-versa. Le rappel du caractère de madame Harpie, son occupation et son nom même dans le PRE/RJ sont des indices éloquents à cet effet.

Lorsqu’il comporte un ou des acteurs humains, l’exemple du dictionnaire pour les élèves est souvent structuré en deux parties : un protagoniste, sujet de la phrase, plus rarement l’objet (complément), et le message. L’exemple forme ainsi une sorte d’équation bipolaire reconnue comme telle et qui forge l’un des éléments du code métalangagier de la microstructure. Le premier pôle sera identifié comme étant l’envoi, le second comme étant le prédicat. Cette dernière portion du schéma binaire reprend le mot témoin, comme l’illustre la série d’exemples tirés de la lettre L du DCECJ (v. le tableau 1; c’est nous qui soulignons).

Tableau 1 : Modèles d’exemples à schéma binaire du DCECJ
Entrées Exemples
las Maxime a mal dormi, il se sent las.
lavabo Sophie se brosse les dents au-dessus du lavabo.
lit Denis et Bruno couchent dans des lits superposés.
ligne Le pêcheur attache sa ligne au bout d’une canne à pêche.
1. lire La pianiste lit les notes de la partition.
laboratoire Ce médecin et cette chimiste font des recherches dans un laboratoire.
lisière J’ai cueilli ces champignons à la lisière du bois.
se limiter Tu as trop de projets, il faut savoir se limiter.
lourdeur Il a trop mangé, il a des lourdeurs d’estomac.
livraison Elle attend avec impatience la livraison de son piano.
lier On lui a lié les mains avec une corde.
lilas Nous avons cueilli des branches de lilas.
layette Si vous voulez acheter des bavoirs, il faut aller au rayon de la layette.
lune Ils ont passé leur lune de miel à Venise.

Le tableau montre trois sous-catégories de ce type d’exemples lorsqu’il y a un protagoniste :

  1. Le sujet est nommé par son prénom → l’envoi a une propriété proprionymique.
  2. Le sujet est une dénomination générale → l’envoi a une propriété « communisante ».
  3. Le sujet est un pronom → l’envoi a une propriété anaphorique de substitution.

Le recours aux prénoms fait partie des protocoles didactiques des dictionnaires pour enfants lorsqu’il s’agit de contextualiser socialement les exemples et de faciliter l’apprentissage de la langue. En intervenant dans la phrase, les prénoms, et accessoirement les patronymes, permettent d’exposer toutes les potentialités référentielles, dépassant alors les modalités de fonctionnement linguistique. L’exemple construit sur la base d’un prénom est personnalisé de sorte que l’enfant y reconnaît un proche (camarade, ami, frère, sœur, cousin, cousine, père, mère, etc.), un membre de sa communauté, le tissu social multiethnique de son milieu de vie, son environnement scolaire, ainsi de suite. Par-dessus tout, il se reconnaît lui-même et il s’identifie au message quand c’est son propre prénom qui est utilisé. De là l’utilité de la palette très colorée des prénoms dans certains dictionnaires. Le prénom prend valeur d’autorité, de caution morale, de référence sécurisante en fonction du temps et de l’espace. Dans le PRE/RJ, chaque prénom, chaque nom jouent un rôle déterminé dans l’histoire qui est racontée en filigrane des mots. Cet ancrage énonciatif rend ainsi possible l’interprétation singulière de l’exemple et des proprionymes qui s’y incrustent (v. Lehmann 1991, 126). Dans les autres dictionnaires pour enfants, les prénoms et les noms servent à animer fictivement les phrases-exemples, mais ils ne sont pas de la fiction narrative comme dans le PRE/RJ. Dans les dictionnaires qui empruntent cette voie ou l’emprunteront, l’objectif ultime doit être de ne pas laisser le caractère narratif prendre le pas sur les besoins de la description de la langue, danger écarté des autres dictionnaires, puisqu’ils n’ont pas de contexte fictionnel avoué (v. cependant, le DCECJ dans lequel quelques prénoms sont toujours employés dans le même environnement réellement personnalisant).

7.1 L’écho des prénoms dans les exemples

L’étude des prénoms dans les exemples sera effectuée à partir de quatre dictionnaires pour enfants comparables et destinés à des écoliers du même niveau scolaire. Un est gallofrançais et trois sont adaptés au contexte nord-américain et largement diffusés au Québec.

7.1.1 Le Dictionnaire CEC jeunesse

Dans un dictionnaire comme le DCECJ, la palette des prénoms est très étendue afin de mieux personnaliser les messages portés par les énoncés exemples (v. le tableau 2 et l’annexe 1).

Tableau 2 : Prénoms dans le DCECJ (lettre L)
Masculins Féminins
Alain Jacques Agathe Isabelle
Arnaud Laurent Agnès Judith
Bernard Luc Alice Julie
Bruno Marc Anne Juliette
Cyril Mathieu Aude Laure
Daniel Maxime Axelle Linda
Denis Michel Barbara Lise
Éric Paul Béatrice Marianne
François Philippe Brigitte Marion
Frédéric Rémi Caroline Martine
Guillaume Stéphane Catherine Myriam
Hugues Thierry Céline Sabine
Christine Sandrine
Corinne Sophie
Dorothée Sylvie
Fanny Valérie
Hélène Virginie
Total : 24 Total : 34

Au total, il y a 60 prénoms cités dans la séquence L. Deux ne figurent pas dans le tableau, car ils peuvent être attribués aussi bien à des filles qu’à des garçons : Dominique [→ livrer, loyer] et Claude [→ lourdeur]. Ces prénoms ambigus ou « hermaphrodites » peuvent par ailleurs être très utiles au lexicographe qui peut en user dans une phrase en quelque sorte neutralisée du point du vue du décompte des noms féminins et des noms masculins (v. le DCECJ : Tous les mois, Dominique paie le loyer de son appartement). L’utilité est d’autant plus manifeste que le sens exprimé pourrait paraître discriminant ou constituer un stéréotype sexiste (v. le DCECJ : Claude ne comprend pas vite, quelle lourdeur d’esprit!).

Par ailleurs, d’autres noms apparaissent : deux identifient des personnages de contes (la fée Carabosse [→ légendaire], le petit Poucet [→ lieue]), un autre renvoie à un nom de famille (Gagné [→ lier]), un autre à un personnage historique (Jules César [→ légion]) et un dernier renvoie à un personnage littéraire (Tarzan [→ liane]).

7.1.2 Le Larousse maxi débutants, édition canadienne

Les prénoms permettent de mettre plus de vie et de couleur locale, la diversité délaissant la récurrence neutralisante des pronoms ou des substituts propriels répétitifs du genre Pierre, Jean, Jacques, Paul ou Marie, que l’on trouve en abondance, entre autres, dans le LMDÉC (v. le tableau 3).

Tableau 3 : Exemples comportant des prénoms archétypaux dans le LMDÉC (lettre L)
Entrées Exemples
laisser Depuis sa maladie, Pierre s’est laissé aller.
lassant Pierre raconte toujours les mêmes histoires, c’est lassant à la fin!
luné Jean est bien (mal) luné aujourd’hui.
lyrisme Jean m’a décrit son voyage avec lyrisme.
latin Jacques apprend le latin.
loucher Jacques louche.
lanceur Paul est lanceur de javelot.
léser Paul n’a pas eu la même part d’héritage que les autres : il a été lésé.
se lamenter Marie se lamente sur son sort à longueur de journée.
laquer Marie se laque les cheveux.
larme En nous quittant, Marie avait les larmes aux yeux.
lentement Marie mange lentement.
lucidité Marie a toute sa lucidité.

Mais il reste que même si le lexicographe recourt à des noms propres, ceux-ci acquièrent une valeur métalinguistique : ils renvoient anonymement à n’importe quelle personne vivant en n’importe quel lieu, à n’importe quelle époque. À la limite, il n’y a pas de différence fonctionnelle entre le prénom et le pronom (il/elle). Et un prénom vaut parfois l’autre comme l’illustrent les exemples suivants tirés de l’article lacer.

On peut sans conteste rapprocher le procédé de la proforme des définitions relationnelles (v. Dubois et Dubois 1971, 42-43).

Manifestement, ces prénoms sont des stéréotypes de la métalangue articulaire. On pourrait sans doute en dire autant des patronymes français comme Dupont, Durand et Martin ou des patronymes québécois comme Côté, Gagnon et Tremblay. Quoique étant de nature proprionymique, c’est-à-dire personnalisant, les prénoms et les noms possèdent néanmoins un caractère généralisant et archétypal. Ils servent de passe-partout. La lettre L du LMDÉC cumule 3 occurrences de Pierre, 4 de Jean, 2 de Jacques, 4 de Paul et 7 de Marie (v. l’échantillon du tableau 3). Mais aux yeux des jeunes élèves consultés pour savoir ce qu’ils pensaient de ces choix, ils répondent que ces prénoms sont associés à des « vieux » —père, mère, oncle, tante, amis des parents, quand ce n’est pas la génération des grands-parents qui leur vient en mémoire—, que ce n’est pas comme cela que s’appellent leurs amis ou leurs copains de classe. Le tableau 4 fournit le catalogue de tous les prénoms recensés pour la lettre L de ce dictionnaire (v. aussi l’annexe 2).

Tableau 4 : Prénoms dans le LMDÉC (lettre L)
Masculins Féminins
Jacques Patrick Aïcha Lori
Jean Paul Anne Lysa
Marc Pierre Brenda Maïté
Mehdi Sékou Chantal Maria
Pascal Yves Jeanne Marie
Judy Sandra
Line Sarah
Lise Sylvie
Total : 10 Total : 16

Au total, il y a 27 prénoms cités dans la séquence L du LMDÉC. Un ne figure pas dans le tableau, car il peut être attribué aussi bien à des filles qu’à des garçons : Dominique [→ se leurrer] (v. le commentaire du tableau 3).

Il faut remarquer que dans cette séquence, quelques prénoms sont à saveur exotique, question de se conformer aux exigences néobienséantes. Deux prénoms de garçons (Mehdi et Sékou) et deux prénoms de fille (Aïcha et Maïté) font référence à différentes communautés culturelles d’origine maghrébine, africaine, etc.

Par ailleurs, d’autres noms apparaissent : quatre renvoient à un nom de famille (Da Silva [→ laveur, lier], Dubois [→ légion], Dupont [→ liste], Durand [→ lopin]), un autre à une lignée familiale française (Bourbons [→ ligne]), deux autres à des personnages littéraires (Tarzan [→ liane], Ulysse [→ légendaire]).

Quelques entrées de l’annexe 2 semblent s’écarter de la lettre L, mais cela est dû au regroupement morphologique du LMDÉC qui tient compte des mots préfixés.

7.1.3 Le Robert junior illustré, édition française et édition nord-américaine

La distribution des prénoms dans la version française [RJI] et dans la version nord-américaine [RJINA] du Robert junior illustré est nettement contrastée par rapport aux deux témoins précédents.

Tableau 5 : Prénoms dans le RJI (lettre L)
Masculins Féminins
Alex Anne
Luc Flora
Yves Julie
Total : 3 Total : 3

Dans le RJI, il y a au total 6 prénoms cités dans la séquence L (v. aussi l’annexe 3). Par ailleurs, d’autres noms apparaissent : deux identifient des personnages d’un conte (le Petit Poucet et l’Ogre [→ lieue]), cinq renvoient à des personnages historiques (Jules César [→ légion], Christ [→ linceul], Molière [→ littérature], Newton [→ loi] et Albert Schweitzer [→ lépreux]) et un dernier cite un personnage littéraire (Sherlock Holmes [→ limier]).

Tableau 6 : Prénoms dans le RJINA (lettre L)
Masculins Féminins
Alex Anne
Luc Eve
Yves Sarah
Total : 3 Total : 3

Dans le RJINA, il y a au total 6 prénoms cités dans la séquence L (v. aussi l’annexe 4). Par ailleurs, d’autres noms apparaissent, deux identifient des personnages d’un conte (le Petit Poucet et l’Ogre [→ lieue]), six renvoient à des personnages historiques (Jules César [→ légion], Christ [→ linceul], Molière [→ littérature], Newton [→ loi], le cardinal Léger [→ lépreux] et Vierge [→ lampion]) et un dernier cite un personnage littéraire (Sherlock Holmes [→ limier]).

On remarquera qu’en passant de la France au Québec, Flora et Julie ont changé de prénoms pour devenir respectivement Eve et Sarah : la substitution s’est réalisée dans les mêmes articles (v. les annexes 3 et 4).

7.2 Là où les prénoms se métamorphosent en statistiques

Dans le DCECJ, sur 58 prénoms différents, 24 (41,38 %) sont masculins et 34 (58,62 %) sont féminins. Dans le LMDÉC, les chiffres se répartissent ainsi : sur 26 prénoms, 10 (38,46 %) sont masculins et 16 (61,54 %) sont féminins. Dans les deux RJI, la distribution montre un équilibre parfait : sur 6 prénoms dans chaque dictionnaire, 3 (50 %) sont masculins et 3 (50 %) sont féminins.

On retiendra de ce portrait statistique (v. le tableau 7) que les deux premiers dictionnaires privilégient une multiplication des prénoms et que les deux Robert préfèrent limiter la sélection. On peut aussi déduire que le DCECJ est plus ouvert sur les exemples personnalisants que sur les exemples anaphorisants ou com-munisants. Par ailleurs, les chiffres du DCECJ et du LMDÉC se ressemblent, les garçons occupant (environ) 40 % de la place et les filles (environ) 60 %, ce qui dépasse même les attentes du ministère de l’Éducation du Québec quant aux critères d’agrément des manuels scolaires. Le ministère souhaite en effet que la représentation féminine et masculine soit équilibrée (v. plus loin d’autres constats statistiques).

Tableau 7 : Distribution des prénoms : base individuelle (lettre L)
Dictionnaires Nombre Garçons Filles
DCECJ 58 24 41,38 % 34 58,62 %
LMDEC 26 10 38,46 % 16 61,54%
RJI 6 3 50,00 % 3 50,00 %
RJINA 6 3 50,00 % 3 50,00 %
Total 96 40 41,67 % 56 58,33 %

Si l’on pousse les comparaisons statistiques du côté des attestations articulaires (v. le tableau 8), les résultats paraissent encore plus éloquents. En effet, certains prénoms sont employés plus d’une fois dans la séquence témoin d’un même dictionnaire. La palme revient à Anne qui atteint 23 occurrences dans le RJINA. Pour un prénom de garçon, le total d’occurrences le plus élevé est de 11 apparitions. Le phénomène se produit deux fois pour Yves dans les deux RJI. Fait à signaler, parmi les 11 attestations, 10 sont relatives aux mêmes entrées (v. les annexes 3 et 4).

Dans le DCECJ, sur 77 citations de prénoms, 29 (37,66 %) sont réservées aux garçons tandis que 48 (62,34 %) identifient des filles. Dans le LMDÉC, les chiffres se répartissent ainsi : sur 45 attestations de prénoms, 20 (44,44 %) sont masculines et 25 (55,56 %) sont féminines. Dans le RJI, la distribution donne les résultats suivants : 72 occurrences de prénoms, dont 23 (31,94 %) sont masculines et 49 (68,06 %) sont féminines. Pour 73 citations, les chiffres du RJINA donnent respectivement : 25 (34,25 %) pour la gent masculine et 48 (65,75 %) pour la gent féminine.

Tableau 8 : Distribution des prénoms : base articulaire (lettre L)
Dictionnaires Nombre Garçons Filles
DCECJ 77 29 37,66 % 48 62,34 %
LMDEC 45 20 44,44 % 25 55,56 %
RJI 72 23 31,94% 49 68,06 %
RJINA 73 25 34,25 % 48 65,75 %
Total 267 97 36,33 % 170 63,67 %

Le rapprochement et la comparaison des tableaux 7 et 8 font ressortir la nette prédominance des prénoms féminins sur leurs homologues masculins et des statistiques comparables d’un ouvrage à l’autre. Dans le tableau 7, le constat n’est pas probant pour les dictionnaires Robert qui se livrent un match nul sur tous les plans. Il est plus évident pour les deux autres dictionnaires. Dans le tableau 8, les écarts sont immédiatement sensibles, les formes féminines prévalant dans une proportion d’approximativement 2 sur 3 dans trois dictionnaires sur quatre, le LMDÉC faisant exception. Dans ce recueil, les garçons gagnent plus de 5 points d’un tableau à l’autre grâce à Jacques, Jean, Paul et Pierre qui raflent 13 des 20 attestations dans les exemples (v. l’annexe 2). Dans les deux RJ, les auteurs ont clairement privilégié la multiplication des occurrences des mêmes prénoms plutôt que leur diversité. On constatera en outre que le DCECJ n’est plus le seul à favoriser l’exemple avec un envoi-prénom, le LMDÉC a lui aussi augmenté ses proportions par rapport au tableau 7. Quant aux deux RJI, ils se comparent avantageusement au DCECJ.

Sur la base de la lettre L et en s’appuyant sur le tableau 8, il est manifeste que dans ces quatre dictionnaires pour enfants, ce sont les prénoms de filles qui l’emportent haut la main sur leurs vis-à-vis masculins. Ces statistiques offrent ainsi le portrait le plus bienséant lorsqu’elles sont étudiées à la lumière des exigences ministérielles québécoises à l’égard de la représentativité féminine dans les dictionnaires. Dans la perspective gallofrançaise, le RJI présente les mêmes caractéristiques, ce dictionnaire obtenant même le score le plus élevé du corpus en ce qui regarde le visage féminin dans les exemples. Peut-être ces résultats doivent-ils quelque chose aux équipes de rédaction et de correction composées exclusivement de femmes, soit dix au total?

Une mise en commun des données compilées pour les quatre dictionnaires montre un total de 96 prénoms cités (v. le tableau 7). De ce lot, 40 sont affectés aux garçons et 56 aux filles, ce qui donne des pourcentages respectifs de 41,67 % et de 58,33 %. Une fois les prénoms tamisés, c’est-à-dire ramenés aux seuls noms de baptême différents, il reste 81 appellations : 32 (39,51 %) sont masculines et 49 (60,49 %) sont féminines. Pour ce qui est des occurrences articulaires (v. le tableau 8), les résultats globaux totalisent 267 apparitions : 97 (36,33 %) exemples avec un sujet masculin et 170 (63,67 %) avec un sujet féminin. Dans l’ensemble du quatuor de dictionnaires pour enfants, et sur la vase de l’étude de la lettre L, on peut conclure à une nette emprise des procédés identificatoires qui recourent aux formes féminines plutôt qu’aux masculines, aussi bien en ce qui a trait au nombre des prénoms qu’à leur fréquence de réemploi dans les exemples. La bienséance est bien respectée sous le chapitre des prénoms, les filles sont plus présentes que les garçons. Ces résultats demanderaient cependant à être corroborés par une étude des anaphores et des noms communs d’animés (v. les tableaux 11 et 12).

Sur les 32 prénoms masculins, seulement 6 sont partagés par deux dictionnaires ou plus; aucun ne figure dans tous les ouvrages.

Tableau 9 : Répartition des prénoms masculins communs
Prénoms DCECJ LMDEC RJI RJINA
Alex - - + +
Jacques + + - -
Luc + - + +
Marc + + - -
Paul + + - -
Yves - + + +

Sur les 49 prénoms féminins, seulement 5 sont partagés par deux dictionnaires ou plus; un seul figure dans tous les ouvrages.

Tableau 10 : Répartition des prénoms féminins communs
Prénoms DCECJ LMDEC RJI RJINA
Anne + + + +
Julie + - + -
Lise + + - -
Sarah - + - +
Sylvie + + - -

Chez les lexicographes, Anne s’avère le prénom féminin le plus populaire : il revient dans les quatre dictionnaires; tandis que chez les garçons, Luc et Yves se partagent l’honneur d’avoir été sélectionnés par trois équipes de rédacteurs. Le couple le plus célèbre est celui formé d’Anne et d’Yves avec 42 et 23 occurrences respectivement pour l’ensemble du corpus, ce qui témoigne encore davantage de la claire domination des filles : Anne obtient d’ailleurs presque deux fois plus de visibilité qu’Yves.

L’apparente prédominance de la présence féminine dans les exemples est cependant modulée par une répartition différente des pronoms singuliers il et elle. Un balayage comparatif dans le corpus fournit les résultats suivants, toujours pour la séquence L.

Tableau 11 : Répartition des pronoms il et elle dans les quatre dictionnaires
Dictionnaires Nombre il elle
DCECJ 103 56 54,37 % 47 45,63 %
LMDEC 34 21 61,76 % 13 38,24 %
RJI 174 109 62,64 % 65 37,36 %
RJINA 162 87 53,7 % 75 46,3 %
Total 473 273 57,72 % 200 42,28 %

Lorsque l’on calcule la distribution sur la base des pronoms, les il l’emporte assez nettement sur les elle. Si on regarde l’ensemble des occurrences articulaires, le recours au pronom masculin survient dans presque 3 cas sur 5. Dictionnaire par dictionnaire, le DCECJ et le RJINA ont des statistiques comparables, l’équilibre en pourcentage étant à peu près atteint; tandis que le LMDÉC et le RJI ont des résultats qui se rapprochent, mais ils donnent un avantage certain au pronom masculin.

Si la comparaison met en correspondance les tableaux 8 et 11, le contraste est évident : les sujets féminins dominent dans le tableau 8, alors que dans le tableau 11, ce sont les sujets masculins qui l’emportent.

Si l’on fusionne maintenant les chiffres des tableaux 8 et 11, on obtient les résultats suivants (v. le tableau 12).

Tableau 12 : Répartition des prénoms et des pronoms il et elle dans les quatre dictionnaires
Dictionnaires Nombre Garçons [prénoms + pronoms] Filles [prénoms + pronoms]
DCECJ 180 85 47,22 % 95 52,78 %
LMDEC 79 41 51,9% 38 48,1 %
RJI 246 132 53,66 % 114 46,34 %
RJINA 235 112 47,66 % 123 52,34 %
Total 740 370 50,00 % 370 50,00 %

Les résultats fusionnés montrent un écart maximum de 7,32 % en faveur des garçons dans le RJI tandis que le LMDÉC possède l’écart le plus réduit, soit 3,8 %, toujours en faveur des garçons. Dans le DCECJ et le RJINA, les écarts respectifs sont de 5,56 % et de 4,68 %, mais cette fois c’est en faveur des filles. D’ailleurs, à peine 0,5 % sépare les deux dictionnaires pour chacune des catégories (garçons : 47,22 %/47,66 %; filles : 52,78 %/52,43 %).

Enfin, tous territoires, toutes maisons d’édition, tous prénoms et tous pronoms confondus, et sur la base de l’échantillon de la lettre L, la place articulaire occupée par les garçons et les filles est partagée équitablement. On ne pouvait espérer mieux dans les dictionnaires à vocation scolaire.

8. Conclusion : le dictionnaire, une mosaïque lexico-sociale

Le dictionnaire et la grammaire ne sont pas des livres ordinaires. On ne saurait les confondre aisément avec d’autres. La grammaire est en amont de la langue, le dictionnaire en aval. Par ailleurs, le dictionnaire, petit ou grand, est d’une nature moins spéculative que la grammaire. Il est moins architecturé et complexe qu’elle ne l’est. Même si le texte grammatical est segmenté, il forme un chaîne continue dont chaque composante est dépendante des autres, comme les pièces d’une charpente. Quant à lui, le dictionnaire a une forme, une structure, un texte, un code grammatical et une métalangue qui lui appartiennent en propre et qui en font un genre littéraire de plus en plus remarqué. Son texte est morcelé, fragmenté, mais il se présente comme un tout dont la cohérence est assurée par un programme dont l’un des pôles est la récursivité. Ce caractère macro- et microstructurel rend chaque paragraphe indépendant d’un autre; une trame sert cependant de navette rhétorique. Ce qui fait qu’en dépit de l’autonomie articulaire, chaque parcelle ou tesselle est solidaire des autres. Cet aspect discontinu malgré l’ordre alphabétique —qui est en fait un désordre linguistique—, son centrement sur le lexique et son visage référentiel le rendent plus ouvert sur le monde et à l’écoute de son évolution. C’est plus encore le fait des dictionnaires pour enfants dont la vocation ne peut être détachée de l’apprentissage des mots et des choses. Il y a en effet, entre le mot, objet du discours, et la chose, objet du monde, une relation dialectique qui construit la relation référentielle (v. Buzon 1983, 159).

Sur le plan du langage, le discours lexicographique dessine une image de certains usages de la langue qu’il choisit de décrire. Il lui est impossible de circonscrire le portrait intégral des usages, ni même de fournir une image partielle ou gauchie de la langue. Il ne saurait que proposer un extrait des usages, pour lesquels il se veut cependant le plus exhaustif possible, compte tenu des publics ciblés et des programmes élaborés (v. Rey 1995, 95).

Sur le plan social, les répertoires de mots conservent les traces linguistiques de l’arborescence des faits relatifs à une époque et à un espace bien singularisés. Ils sont donc loin d’être de simples instruments pédagogiques neutres que les enseignants utilisent à toutes sortes de fins didactiques non programmées, et souvent sans posséder eux-mêmes la préparation minimale nécessaire pour bien maîtriser le dictionnaire et en enseigner correctement le maniement. La valeur spéculaire des recueils de mots et leur symbolique sociale les distinguent de nombre d’autres écrits sur la langue, les grammaires notamment. Les références culturelles qu’ils recensent prennent aussi valeur de modèles et elles donnent une coloration idéologique à chaque dictionnaire qui reflète à sa manière l’univers qui entoure les êtres humains. Les quelques facettes de la néobienséance arrimées aux proprionymes et scrutées succinctement dans cette contribution n’en sont qu’une suite de manifestations parmi d’autres.

Ces images d’Épinal glanées au fil des pages des dictionnaires dans la sphère des exemples construits manifestent très clairement que la (néo)bienséance est l’un des éléments extralinguistiques majeurs qui domine les programmes établis par les lexicographes. Elle régit largement l’univers dictionnairique dans lequel baignent les enfants en phase de scolarisation. Tout est pensé et réalisé pour qu’ils adhèrent à une vision idéalisée du monde. Et c’est bien ainsi, car les enfants auront suffisamment le temps d’observer les heurs et les malheurs du monde, et de s’en étonner.

9. Bibliographie

9.1 Linguistique

9.2 Dictionnaires

Annexes

Annexe 1 : Prénoms suivis des entrées dans le DCECJ (lettre L)
Masculins Entrées Féminins Entrées
Alain loin Agathe lisière
Arnaud lentille Agnès loyal
Bernard loyer Alice 1. loup
Bruno lit Anne légèrement; long
Cyril lapsus Aude 1. livre
Daniel lettre; livrer Axelle 3. loup
Denis lit Barbara lier
Éric lance-pierres; ligne Béatrice lassitude
François se lever; loger Brigitte lent
Frédéric linteau Caroline larme; lobe
Guillaume lymphatique Catherine 2. lot
Hugues loterie Céline lâcher; léger
Jacques lancinant Christine laisse
Laurent louveteau Corinne laisser; leçon
Luc lui Dorothée liste
Marc levée; lutte Fanny lorgnette
Mathieu langue Hélène laideur; 2. lire
Maxime las Isabelle livrer
Michel lagon; lumière Judith louange
Paul longueur Julie librairie; lunette
Philippe loin Juliette lucide
Rémi lancer Laure léger
Stéphane luthier Linda limonade
Thierry 1. lire Lise loisir
Marianne 1.louer
Marion lèvre
Martine luge
Myriam léger
Sabine lécher
Sandrine lacer; littérature
Sophie lavabo; lion; longtemps; lui
Sylvie langueur; lecteur; longueur
Valérie long; lucidité; lurette
Virginie leçon
Total : 24 Total : 29 Total : 34 Total : 48
Annexe 2 : Prénoms suivis des entrées dans le LMDÉC (lettre L)
Masculins Entrées Féminins Entrées
Jacques latin; loucher Aïcha lauréat
Jean s’aliter; reluire; luné; lyrisme Anne lunette
Marc lucide Brenda lubie
Mehdi leçon Chantal 2. lire; longtemps
Pascal las; lecture Jeanne latiniste
Patrick licence Judy lettre; lui
Paul lanceur; 1. le; léser; éloignement Line lacer
Pierre laisser; lassant; licencié Lise léger; luge
Sékou lettre Lori relancer
Yves long Lysa langue
Maïté 1. lieu
Maria 2.lire
Marie là; se lamenter; laquer; larme; lentement; longueur; lucicité
Sandra 1. lieu
Sarah lycéen
Sylvie lingerie
Total : 10 Total : 20 Total : 16 Total : 25
Annexe 3 : Prénoms suivis des entrées dans le RJI (lettre L)
Masculins Entrées Féminins Entrées
Alex lait; largement; 1. livre; longer; loup Anne lâcheur; laisser; lamentable; langue; las; laver; leçon; lecture; léger; lent; léser; librairie; livrer; long; lourdaud; lucide
Luc laïc; lambin; laver; leçon; légèrement; lexique; lourd Flora lacer; lâcher; larme; lavabo; lécher; léger; légèrement; légèreté; lentement; levant; lier; linotte; lit; loir; lui; lunatique; luxer
Yves lambeau; langue; lapsus; lettre; lien; livrer; lorgner; loucher; lui; lune; lynx Julie lacet; laisser; lancer; langue; large; laver; 2. le; légèrement; 1. lever; libéral; lien; lier; livrer; loucher; loyal; luné
Total : 3 Total : 23 Total : 3 Total : 49
Annexe 4 : Prénoms suivis des entrées dans le RJINA (lettre L)
Masculins Entrées Féminins Entrées
Alex largement; longer; loup; lunatique Anne lâcheur; laisser; lait; lamentable; langue; las; laver; lecture; léger; léser; 1. lever; liaison; libéral; librairie; lien; lier; lit; 1. livre; livrer; long; lorgner; lourdaud; lucide
Luc lac; lambin; lasso; lavabo; laver; leçon; légèrement; lisière; lourd; lunette Eve lacer; lâcher; laïc; larme; lécher; léger; légèrement; légèreté; levant; lexique; lier; lit; lui; luxer
Yves lambeau; langue; lapsus; leçon; lettre; lien; livrer; loucher; lui; lune; lynx Sarah lacet; laisser; lancer; langue; large; laver; 2. le; légèrement; livrer; lovai; luné
Total : 3 Total : 25 Total : 3 Total : 48
Annexe 5 : Prénoms dans le RJI et le RJINA (lettre L)
RJI RJINA
Masculins Féminins Masculins Féminins
Alex Anne Alex Anne
Luc Flora Luc Ève
Yves Julie Yves Sarah
Total : 3 Total : 3 Total : 3 Total : 3

Note

[1] Cet article dérive d’une communication préparée conjointement avec mesdames Monique C. Cormier et Catherine Ouimet de l’Université de Montréal et présentée au Colloque « La journée des dictionnaires » qui s’est tenu à l’Université de Cergy-Pontoise (France) le 19 mars 1997. Le texte ne reprend qu’une partie de l’exposé. Les aspects qui ne concernent pas l’onomastique ont été laissés de côté. Le contenu a par ailleurs été considérablement enrichi, notamment en ce qui a trait au rôle et à la signification de l’exemple dans les dictionnaires scolaires.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (1999). « Un épisode de la néobienséance dans les dictionnaires scolaires : le protocole de rédaction des exemples comprenant des prénoms », Romanistik in Geschichte und Gegenwart, vol. 5, no 1, p. 67-95. [article]