Pour dire aujourd’hui
Jean-Claude Boulanger
« [...] la langue française n’est pas fixée et ne se fixera point. Une langue ne se fixe pas. [...] Toute époque a ses idées propres, il faut qu’elle ait aussi les mots propres à ces idées. Les langues sont comme la mer, elles oscillent sans cesse » (Victor Hugo, Préface de Cromwell, 1827).
Sans mots nouveaux, sans le recours à la création lexicale permanente et ouverte pour exprimer la modernité et rendre compte des changements sociaux, une langue n’a guère d’avenir.
L’effervescence lexicale
Pour une société, posséder une langue riche et vivante, complétée par des instruments de référence comme les dictionnaires et les grammaires, est un préalable à toute forme d’expression par la littérature, de diffusion par les arts et de progrès par les sciences, les technologies et les techniques. Aujourd’hui, comme hier, la configuration de tous les champs du savoir et les comportements quotidiens sont assujettis à la néologie, à la créativité lexicale incessante et vigilante, spontanée ou aménagée.
Le processus linguistique fondamental qui consiste en la production de formes et de sens inédits dans le vocabulaire est appelé néologie. Né au XVIIIe siècle, le mot a véhiculé jusqu’à récemment une connotation péjorative avant d’être réhabilité dans le cadre de l’écologie des langues de spécialité et de l’aménagement linguistique. Le résultat concret de la création de mots prend la figure du néologisme. La formation des mots fait appel à des procédés variés qu’on peut ramener à trois grandes catégories : la néologie morphologique (exemplier, parentalité), la néologie sémantique (naviguer, tunnel) et la néologie d’emprunt (bagel, boulgour). La néologie permet d’arrimer des mots nouveaux à ceux qui sont déjà usuels. Au premier chef, les innovations lexicales visent à satisfaire les immenses besoins dont les origines sont généralement d’ordre extralinguistique afin de nommer des concepts, des objets qui naissent sans discontinuer et sont mis en circulation. Aucun néologisme n’est gratuit; il existe toujours au moins une raison qui peut expliquer ou justifier l’émergence des unités nouvelles. Celles-ci peuvent être nécessaires parce que les objets sont nouveaux (alicament, cybercafé, morphing); elles peuvent dénommer des concepts jusque-là sans appellation (cigarettier, cuisiniste, praticité); elles peuvent être inflationnistes, créant ainsi une synonymie plus ou moins efficace (la série e-mail, courrier électronique, mél (en France), courriel (au Québec), c.é./cé); elles peuvent relever de l’euphémisme néobienséant (Québec : adulte en émergence « adolescent », itinérant « sans-abri »; France : senior « aîné »); elles peuvent être volontaristes, à savoir provenir d’une intervention institutionnelle (baguel, cédérom, coquetel, exemples illustrant des orthographes inédites); elles peuvent être fantaisistes (cervoling, photocopillage, truckstore); etc. Bien entendu, les raisons peuvent se chevaucher et des mots changer de catégorie au fur et à mesure qu’ils se diffusent dans l’usage (le mot photocopillage a perdu son caractère fantaisiste).
Les milieux créateurs
La néologie est aussi bien associée au savoir commun (employabilité, militance) qu’aux savoirs d’experts (DVD-Rom, bohrium). Dans le premier cas, elle est inhérente à la langue générale tandis que dans le second cas, elle se rapporte aux langues de spécialité. Les deux sont d’ailleurs en osmose constante, de nombreux termes techniques empruntant le chemin de la langue générale en produisant de nouveaux sens (galaxie, surfer), tout comme des mots de la langue commune prêtent leur concours aux langues de spécialité (accompagner, client). À chaque époque, des zones du vocabulaire deviennent plus productives que d’autres. C’est le cas aujourd’hui du vocabulaire de l’informatique, plus particulièrement du segment qui concerne l’autoroute de l’information, du vocabulaire relié à l’environnement urbain (recyclage des déchets), de la féminisation du langage dans certains pays francophones (torero → torera)... En langue générale, on a observé, au début des années 1990, une explosion de vocables reliés à la néobienséance langagière, autrement dit à la langue qualifiée de « politiquement correcte ».
Un rapide décompte des ajouts au Petit Larousse illustré entre 1995 et 2000 fournit les résultats suivants : 319 formes nouvelles —dont 80 unités lexicales complexes et 48 emprunts— et 88 sens nouveaux. Au cours de ces six années, les domaines les plus productifs furent l’informatique (inforoute, Internet), l’alimentation, la santé et la médecine, la vie en société, les sports et les loisirs. Les deux premiers secteurs sont aussi les plus grands fournisseurs d’emprunts, l’informatique puisant essentiellement à l’anglais américain tandis que l’alimentation importe ses mots de plusieurs langues. Tous ces néologismes sont le signe évident des intérêts et des préoccupations actuelles des sociétés contemporaines occidentales. Ces domaines rejoignent le plus grand nombre et ils font référence à une société dont les acteurs disposent d’abondants biens matériels, de temps et d’argent. On y perçoit également le revers, à savoir un écart grandissant entre les « munis » et les « sinistrés sociaux », pour utiliser deux néologismes néobienséants.
Le lexique d’une langue n’est jamais clos, jamais figé, jamais en veilleuse. Il forme un ensemble ouvert, toujours soumis à une expansion infinie et à de multiples chambardements. Des mots s’usent et meurent, d’autres se dédoublent en acquérant des sens nouveaux (courriel, nom masculin devient adjectif variable en genre) ou en produisant des dérivés (courriéliser, courriéliste) tandis que de nombreux autres naissent à partir de la fécondation interne ou ils immigrent des langues étrangères. Et tous ces mots nouveaux prennent place dans le système du français où ils comblent des lacunes ou se posent en concurrents de vocables existants. La créativité lexicale forme l’une des composantes essentielles et sans doute la plus sensible de l’avenir d’une langue. Elle sert à capter instantanément l’état d’une société.
Les « bougés » de la langue
Toute révolution sociale appelle une révolution lexicale et le retour en force de la néologie comme principal moteur de l’évolution linguistique. L’histoire du français est jalonnée de périodes de stagnation lexicale —le XVIIe siècle— et de périodes durant lesquelles il s’est fortement façonné et enrichi sous la poussée sociale, au XVIe siècle, à la fin du XVIIIe et durant la seconde moitié du XXe, notamment. La langue est ainsi mise au service de la société, tout comme la société doit utiliser adéquatement la langue pour exprimer ses besoins. Cette nécessaire connexion entre le langage et le changement social n’est pas toujours acceptée sans réserves, elle provoque parfois des résistances qui portent à un purisme excessif et à la méfiance devant l’emprunt et le calque lexical. Dans la double perspective de la francophonie et de la participation au monde contemporain, choisir le français, c’est accepter la néologie comme support principal d’évolution de la langue et comme stratégie d’intervention pour procéder à un aménagement linguistique d’envergure. Toute langue est capable de tout nommer et elle en possède les ressources morphologiques. La décision de fonctionner dans sa langue et d’en exploiter les capacités est alors strictement de l’ordre de la volonté collective.
Les quelques pistes reliées à la néologie évoquées ci-dessus montrent comment le tissu d’une langue est tramé de mots généraux et techniques inédits formés à partir d’un arsenal morphologique disponible et exigeant. Il en va de même pour les variétés de langue comme le français québécois qui active les mêmes mécanismes de création (anti-démarreur, exemplier, homardier, véloroute, vélotourisme). Certains néologismes auront une vie éphémère (robertisable, truckstore), d’autres parviendront à la lexicalisation et seront consignés dans les dictionnaires (courriel, échéancier, récréotourisme), seul lieu de la reconnaissance officielle des mots. Dans un contexte moderne effervescent, la créativité lexicale illustre à merveille comment les mots et leurs sens sont mobiles et changeants, comment ils se moulent à la vie elle-même pour témoigner de l’état des sociétés. À chaque instant, la langue bouge, car si le français en venait à se fixer, il se scléroserait et son destin serait rapidement réglé, il deviendrait une langue morte. Mais son bouillonnement incessant demeure la preuve qu’il peut affronter victorieusement les grands défis sociaux et lexicaux d’aujourd’hui et de demain.
Référence bibliographique
BOULANGER, Jean-Claude (2000). « Pour dire aujourd’hui », Infolangue, vol. 4, no 1-2, printemps, p. 14-15. [article]