Un épisode des contacts de langues : la néobienséance langagière et le néodiscours lexicographique
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
« Serait-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d’eux on pense?
Et quand on a quelqu’un qu’on hait ou qui déplaît,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est? » (Molière, Le Misanthrope, acte 1, scène 1).
1. L’ondoiement social et la vague néolexicale
Certaines vérités véhiculées par les nouveaux paradigmes sociaux ne sont plus bonnes à transformer en mots, ceux-ci étant désormais perçus comme fort peu bienséants. Mieux vaut alors éviter ces vocables « gerbatoires » dans la communication. Dans les cercles du politiquement correct où priment ces positions, des attitudes et, corollairement, des mots sont à l’origine de levers de boucliers, d’interdictions et d’ostracismes multiformes. Sous l’impulsion de certains groupes de pression, une nouvelle gymnastique langagière est née récemment. Ces groupes s’érigent en microsociétés et ils se protègent par des codes de comportement dont l’une des facettes est linguistique, ou mieux lexicale. On crie de plus en plus souvent au scandale au vu et au su de certains mots ou sens usuels installés dans les dictionnaires depuis des lustres. La parole devient jérémiades incessantes. On découvre tout à coup que les mots tuent, qu’ils encouragent la haine, le racisme, le sexisme, la différence, l’exclusion. Et ces mots qui deviennent les porte-étendards, sinon les responsables, de toutes les misères communautaires doivent être extirpés des colonnes des dictionnaires comme s’ils étaient des galeux, des mélanomes, ou pire des métastases, à la source de tous les cancers sociaux. Par le fait même, l’une des fonctions traditionnelles du dictionnaire qui consiste à décrire avant tout est contestée. En conséquence, on se demande si le recueil de mots peut continuer à jouer son rôle objectif de texte culturel même en intégrant des mots qui stigmatisent un groupe ou une personne? En élevant le révisionnisme lexical au niveau de l’exigence impérative, les microsociétés œuvrent du même coup à effacer l’histoire, croyant ainsi éliminer les maux, noyer les malheurs et enrayer toute suspicion automatique de mal penser chez les autres. Troquer des vocables pour d’autres ne change pas les mentalités, n’améliore pas les jugements, les attitudes et les comportements, n’efface pas les malaises, les malentendus, les peurs et les préjugés. Comme si les excès de langage constatés étaient plus pervers que les faits qu’ils dénoncent : le sexisme, l’homosexualité, le racisme exacerbé, la violence, la discrimination, la pauvreté, les maladies, le chômage endémique, l’intolérance, etc. Comme si la vision, même manichéenne, d’un monde amadoué, meilleur, égalitaire était plus torve que les déformations des réalités que certains discours officiels ou qui se réclament des autorités servent à la population tambour battant. En réalité, en enserrant les membres d’une communauté dans des catégories plus restreintes caractérisées par des « sèmes » comme la race, l’ethnie, le sexe, etc., le PC privilégie nettement une forme d’essentialisme identitaire réducteur qui est conforté par un imaginaire conservateur et traditionaliste (v. Haroche/Montoia 1995, 26).
2. La culture de la déploration et le culte du gémissement
L’heure est à la réflexion sur la place, la valeur et le poids des dictionnaires dans une société de plus en plus teintée de rectitude ou de correction politique, concept que je dénommerai préférablement par l’étiquette de néobienséance et par quelques autres synonymes, en attendant qu’une forme émerge du lot et fasse consensus. De fait, la terminologie reliée au phénomène met d’ores et déjà une foule de termes en concurrence : politically correct, politiquement correct, PC, rectitude politique, correction politique, novlangue, néobienséance, néoconformisme, néo-orthodoxie, néopolitesse, etc. À un titre ou à un autre, les cinq premières expressions dérivent du terme anglais Political Correctness qui s’est lui aussi infiltré en français sous la forme de l’emprunt direct. Cette influence de l’anglais ne s’arrête pas là. Elle sourd en filigrane d’une bonne partie du néolexique en train de naître, particulièrement sous la forme du calque lexical syntagmatique (v. plus loin). L’unité novlangue est quant à elle une résurgence orwellienne, tandis que les quatre dernières appellations préfixées en néo- sont des propositions plus récentes.
La néobienséance a déjà son histoire aux États-Unis (v. Boulanger 1997). Elle puise sa force dans les principes de l’équité sociale alliée à la règle que la fin justifie les moyens, ce qui en soi peut être parfois honorable. En revanche, on pourrait s’interroger sur ce qui justifiera la fin? En émergence récente au Québec et en France, le mouvement n’a guère mis de temps à envahir la langue. En plaidant pour une égalité sans nuance, la néo-orthodoxie remet en cause des principes fondamentaux de la démocratie, comme la liberté d’expression et la solidarité collective, afin de prôner un rééquilibrage qui donne désormais à certains groupes phénotypiquement défavorisés le droit d’être plus égaux que d’autres sous prétexte que l’oppression dure depuis longtemps. Le mot d’ordre consiste à se donner bonne conscience tout en faisant dériver la mauvaise conscience en direction de ceux d’en face, les opposants, que l’on identifiera comme des « inclus », pour faire pendant à la notion d’« exclus ». Le seuil de la tolérance zéro est noté dans tous les agendas, y compris dans les moyens de communication tel le langage. Le phénomène prend parfois des dimensions insoupçonnées. Ainsi, à l’Université des sourds à Washington, on s’affaire maintenant à corriger les signes jugés discriminants en leur substituant d’autres gestes plus nobles, plus égalitaires et plus consensuels. Il est désormais interdit de signaler le mot japonais en faisant le geste des yeux bridés avec les petits doigts étirant la peau au coin des yeux ou d’écraser le nez avec son pouce pour indiquer le mot Noir, il est aussi défendu de signifier le vocable homosexuel en agitant la main droite. Des associations de sourds poussent même l’exigence du révisionnisme en dénonçant l’opération chirurgicale consistant à installer un implant cochléaire aux enfants sourds. « En arrachant ainsi de “jeunes innocents” à leur culture et à la langue des signes, la médecine pratiquerait la “purification ethnique”, rien de moins » (Coignard / Lanez 1995, 58; v. aussi TB 1996, 170). Dans le même ordre d’idée, récemment un quotidien montréalais publiait un court article dans lequel une lectrice demandait de modifier l’expression dialogue de sourds parce qu’elle « véhicule une perception erronée de la surdité » (La Presse, 10 février 1997, p. B-3). Ailleurs, on voudrait que Beethoven soit un « musicien afro-européen » (TB 1996, 31). À l’automne 1991, le musée d’Histoire naturelle de Washington fermait temporairement sa salle d’anthropologie. La raison en est que l’on voulait refaire l’Australopithèque à l’image de ses origines. « Désormais, l’hominidé africain aura la peau noire, conformément aux conclusions des scientifiques » (TB 1996, 26). Le catalogue des anecdotes pourrait s’allonger jusqu’à former une encyclopédie de la néopolitesse. Ces exemples montrent à quel point la stratégie antithétique de la rectitude a quelque chose de démagogique, car le subterfuge trouve sa justification dans le principe démocratique de l’adhésion générale au droit à l’équité, principe incontestable en soi. Le déferlement et le détournement des mots qui « défrisent » sont quant à eux contestables, car en dénonçant l’idée de hiérarchie et d’inégalité dans la culture politique libérale, le néoconformisme s’attaque davantage aux expressions verbales qui disent l’exclusion qu’aux causes réelles qui provoquent les mises à l’écart des individus.
Sous le couvert linguistique, la néobienséance peut se définir comme étant une stratégie de restrictions, d’inhibitions et de censure fondée sur un idéal d’équité sociale et exercée par un microgroupe afin d’influencer le comportement de toute la collectivité par le biais du langage. « Dans la pratique, la démarche revient simplement à ériger une belle et puissante autocensure à des fins de bonne conscience élégante » (LFT 1993, 7). Le nivellement lexical élimine alors les normes et les déviances, les majorités et les minorités, les égalités et les inégalités, de sorte qu’il ne reste qu’une masse d’êtres indifférenciés et indifférenciables, qu’un terrain plat, néanmoins miné. Le PC est la quête d’un nouvel équilibre entre des pouvoirs dont les impacts diffèrent. C’est l’un des mécanismes de défense et d’illustration des droits de revendication de toute minorité —les exclus— qui s’oppose à une majorité —les inclus— par l’entremise d’une recodification du langage. Le discours devient alors prisonnier des craintes des uns et des volontés des autres. « Ce langage, qui dans l’attaque enfle jusqu’au grotesque, se fait tout petit et timide dans l’approbation, et cherche des mots qui ne puissent véhiculer la moindre connotation dépréciative » (Hugues 1994, 37). Comme si l’élévation verbale créait des révolutions sociales. D’une part, la nouvelle parole refuse les valeurs symboliques traditionnelles du langage (vieux, vieillard), tandis que d’autre part, et contradictoirement, elle les survalorise (aîné, senior). La langue néobienséante est celle du discours arasé et régalé qui ne veut offenser personne et qui exige de la part du locuteur une connaissance très subjective de ce qui peut être accepté. Ainsi les différentes perceptions de la série de synonymes suivants : euthanasie, suicide assisté, interruption volontaire de vieillesse, IVV. D’où les conflits potentiels ou réels entre la justesse et la rigueur objective des mots disponibles pour parler de quelque chose ou de quelqu’un et la réception souvent partiale du message. Nouvelle étoile des moyens de censure bien-pensante qui traque, condamne, bannit et substitue des mots jugés indicibles comme cancer, la néobienséance dessine une autre forme d’hégémonie dans laquelle règne un ensemble complexe de règles subtiles et proscriptives à l’égard de certains dicibles hier encore bien banals. Des micro-sociolectes dans lesquels régnent l’hyperonymisation et les segments phrastiques sont en voie de se fédérer (v. plus loin « Les règles de la versification néobienséante » et l’Annexe).
Dans certains domaines extrêmement sensibles, au lieu de rivaliser dans la compétence et l’excellence, les gens qui en viennent à manquer d’estime de soi et de confiance en leurs moyens, tentent de se valoriser par l’étalement de leurs faiblesses, de leurs déficiences, de leurs défauts —physiques ou autres— plutôt que de se projeter vers l’avant par leurs qualités ou leurs forces. La position de victime transforme l’individu en héros auquel il faut absolument s’identifier, comme si c’était une question de survie. Examinant les divisions humaines à l’intérieur des ensembles géopolitiques, Tzvetan Todorov porte un œil critique sur les divisions internes. « Au nom d’un combat pour la différence et la pluralité, on aspire à la constitution de groupes plus petits mais plus homogènes : un Québec où l’on ne rencontre que des francophones, un dortoir où l’on ne croise que des Noirs. C’est là un des résultats paradoxaux —et pourtant prévisible— de la politique des quotas : introduite pour assurer la diversité à l’intérieur de chaque profession, elle accrédite au contraire l’idée d’homogénéité au sein de chaque groupe ethnique, racial ou sexuel. La différence n’est pas une valeur absolue, mais elle est tout de même préférable à l’enfermement frileux à l’intérieur de l’identité » (1995, 97). Bien entendu, l’homme sensé ne se satisfera jamais de l’inégalité. Mais, pour reprendre la pensée d’Alexis de Tocqueville, lorsque « l’inégalité des conditions est la loi commune de la société, les inégalités les plus marquées ne frappent pas le regard; mais quand tout est presque au même niveau, les plus légères sont assez marquées pour le blesser. Il en ressort que le désir d’égalité devient plus insatiable à mesure que l’égalité est plus complète » (cité dans Hughes 1994, 27). En somme, vouloir imposer l’égalité en réduisant l’altérité, c’est déjà admettre une part d’inégalité chez soi.
L’égalité et la justice réclamées signifient alors qu’il faut reconnaître socialement et officiellement ces groupes et leurs souffrances, que le rétablissement des faits ou les dédommagements passent par l’attribution de certains privilèges légaux, de dérogations, de réparations ou de traitements de faveur compensatoires et rassurants, comme la discrimination positive par exemple —dont on commence à redouter l’effet boomerang, en Californie notamment. Quand on s’y attarde le moindrement, les objectifs de la néo-orthodoxie sont évidents : en cherchant à effacer, éliminer, triturer des mots porteurs d’une mémoire très ancienne, bonne ou mauvaise, on veut en réalité éradiquer le passé, rayer l’histoire et mettre ainsi en panne le véhicule de l’idéologie qu’est le langage et sa permanence qu’est le dictionnaire. La police de la pensée s’installe et les répercussions sur le langage et sur le paysage dictionnairique ne se font pas attendre. Dans le sillage de Machiavel, il faut diviser pour régner. Les nouvelles dénominations comme personne de petite taille, personne verticalement défavorisée, personne défiée verticalement (nain), personne différemment proportionnée (obèse) ou personne déplacée (réfugié) sont des « correctismes » proposés pour nommer autrement les minorités ici pointées et leur faire gravir un barreau dans l’échelle de la considération sociale jusqu’à la fusion avec la majorité. Ces « politicismes » censurent explicitement les mots qu’ils remplacent, ils cautionnent l’injustifiable et « héroïsent » les victimes. Cette stratégie de la restauration lexicale améliore-t-elle la réalité concrète? En cherchant à endiguer l’image négative, le lexique PC verse très souvent dans l’ambiguïté et l’amphibologie. « Chaque équivoque, chaque malentendu suscite la mort; le langage clair, le mot simple, peut seul sauver de cette mort. Le sommet de toutes les tragédies est dans la surdité des héros » (Camus 1963, 340). Pendant qu’en face, l’individu ordinaire —on n’ose plus dire normal— se définit désormais par la négative, comme celui qui n’a pas telle ou telle déficience physique ou intellectuelle, tel ou tel statut hors norme, qui n’est pas dans telle ou telle situation d’exclusion pour cause de non-conformité quelconque, car il est inclus lui. Un inclus que l’on tente par ailleurs souvent de « muettiser » en lui contestant le droit de parole sur ce qu’il n’est pas. L’individu socialement favorisé n’a plus le droit de critiquer les groupes défavorisés sous le prétexte qu’il ne fait pas partie des exclus.
3. La nouvelle vulgate linguistique
Certains vocables se voient interdire les portes des dictionnaires, rien là de nouveau (v. Boulanger 1986). D’autres servent à dénommer des objets ou des phénomènes tabous ou tabouisés à l’aide de moyens détournés. Dans ce cas, on se réfère à l’euphémisme, c’est-à-dire à des mots utilisés pour dire de manière polie et recevable socialement, ce qui, autrement, gênerait, choquerait ou blesserait une personne, un groupe. Plusieurs euphémismes se fraient même un chemin jusqu’au dictionnaire. Ainsi de personne âgée noté sous vieillard dans le Nouveau Petit Robert [NPR], Contrairement à l’euphémisme qui jette un voile de pudeur sur la réalité et qui demeure relativement inoffensif tout en étant rarement permanent, l’un chassant l’autre après un temps de concurrence synonymique (vieux/vieillard → personne du troisième âge → personne âgée → aîné, senior, personne expérimentée; vendeur d’automobiles → conseiller), le correctisme est d’un autre ordre. Il pousse à leur maximum la langue de bois et la dérobade; il apparaît comme une bouée de sauvetage providentielle sur le plan lexical, car le phénomène de la rectitude langagière est une stratégie réfléchie et bien conditionnée. La langue PC n’est qu’une approche psychologique du discours, car elle donne l’impression que la tolérance à l’égard des différences et des minorités est plus grande. Elle est une émanation des groupes de pression ayant des objectifs et des idées bien arrêtés. En ce sens, elle dépasse l’euphémisme, tout en s’inspirant des mêmes moyens langagiers. À la différence près, que l’euphémisme ne déséquilibre pas le reste du lexique qu’il bouscule. Tandis que le politicisme fait basculer la norme. C’est à cette croisée des chemins que s’érige la frontière entre l’euphémisme et le néovocabulaire. Quand on dit par exemple que les étudiants étrangers doivent désormais être dénommés des étudiants internationaux, qu’arrive-t-il aux étudiants du cru? Au Québec, si l’on parle des étudiants pure laine, on renforce encore plus la différence, et l’opprobre supposé passe d’un groupe à l’autre. Plus même, l’adjectif étranger qui est délaissé se pare d’un connotation négative. Appelons encore comme témoins deux autres exemples, les correctismes malentendant et malvoyant. En se substituant respectivement à sourd et à aveugle, ces mots se veulent tolérants et respectueux. Or ils portent en eux leur antonyme et ils mettent davantage en évidence les déficiences que sont la surdité et la cécité parce qu’ils créent et concrétisent des opposés (1’« entendant » et le « voyant ») qui composent en réalité la majorité d’une population. Ils renforcent la norme alors que l’objectif visé est justement le contraire, à savoir valoriser un microgroupe, le microlecte et une micronorme. En cherchant à proposer une norme parallèle, les nouvelles dénominations creusent l’abîme davantage. Elles laissent croire que la personne qui possède ce handicap n’est pas sourde ou aveugle, mais qu’elle entend ou voit, un tant soit peu. Les nuances, les degrés de surdité ou de cécité disparaissent. De fait, la capacité auditive ou visuelle, si ténue soit-elle demeure marginalisée puisqu’elle est prise en défaut par la signification du préfixe mal-. Ces exemples parmi cent autres possibles sont l’illustration du paradoxe de la « mélioration » lexicale envisagée et souhaitée par la stratégie néodiscursive. L’aboutissement finit toujours par rejoindre le sens premier des mots. Mais les microgroupes se refusent à l’analyse sémantique logique et basique. C’est dans ce genre de détournement que la stratégie mesure sa réussite. Le discours rongé par la rectitude et par l’euphémisme absurde devient autodestructeur. L’instrument même de la pensée est contaminé et la discrimination sociale augmente encore plus. On n’a jamais vu de mot régler un problème social : le terme assurance-emploi ne garantit un emploi à personne, réingénierie repousse restriction, coupure ou réorganisation pour jouer leur rôle dans le cercle normatif tout en empruntant un visage angélique. En faisant appel à la conscience et à la culpabilité sociales, la rectitude s’immisce dans le comportement langagier des locuteurs. Plus que tout autre phénomène linguistique dans l’histoire, elle cherche à modeler la pensée afin que les manières de dire changent radicalement, y compris pour parler du passé que l’on cherche à révisionner. La langue frelatée conduit à la confusion des valeurs et à l’amnésie collective. La néobienséance veut faire croire que la justice sociale passe par l’élimination du vocabulaire incriminé. En obtenant quelque résonance, la rectitude en arrive à infléchir la norme lexicale et à perturber la description lexicographique. Le spectre de la peur et du désaveu guette les lexicographes. Si des mots ne doivent plus être écrits ou prononcés, si des choses ne doivent plus être évoquées en raison de leur caractère offensant ou discriminatoire à l’égard d’une minorité ou d’un groupe, par opposition à une majorité, de quoi le dictionnaire de demain sera-t-il fait, de quoi devra-t-il rendre compte, et comment? Somme toute, faut-il réécrire les dictionnaires, imaginer une musique lexicographique inédite?
4. Les règles de la versification néobienséante
Les manifestations de la rectitude langagière court-circuitent la norme interne du français. L’influence étrangère, à savoir celle de la société américaine, donc de l’anglais, se fait également sentir dans la diffusion en français de ce néolexique (anglais domestic engineer > français ingénieure domestique; v. aussi la fréquence des mots formés avec le participe adjectif défié < anglais challenged). Ces mots nouveaux se déroulent comme des syntagmes, des séquences phrastiques qui empruntent souvent des allures de définition (Noir → personne mélanoderme). Les mots complexes autodéfinitionnels et les synonymes hyperonymiques caractérisent ainsi le vocabulaire qui réfère à une théorie de combats sociaux dans lesquels se démènent les locuteurs.
Comme tout autre vocabulaire, le lexique néobienséant privilégie quelques mécanismes de formation et il est marqué par quelques traits dominants qui seront maintenant scrutés. L’étude est menée à partir d’un petit corpus d’environ 175 unités recueillies par des étudiants dans le cadre d’un cours de lexicologie donné à l’Université Laval à l’hiver et à l’automne 1996. Les unités lexicales proviennent du dépouillement de journaux, de revues, de textes administratifs, de dictionnaires, etc., aussi bien français que québécois.
♦ La nominalisation des participes présents, mécanisme déjà ancien et usuel aussi bien en langue générale que dans les technolectes (v. apprenant, doctorant, laborant).
malentendant | → sourd |
malvoyant | → aveugle |
♦ La sélection du mot personne comme mot de base dans la formation d’unités lexicales complexes. Ce mot est le genre prochain, l’hyperonyme par excellence puisqu’il neutralise tout le segment, y compris les différences entre les sexes. À sa droite, viennent des déterminants assimilables aux différences spécifiques de la définition logique aristotélicienne. L’élément person s’utilise beaucoup en anglais, comme dans person living with AIDS. De là à y voir une structure calquée en français, il n’y a qu’un pas, vite franchi.
PERSONNE à l’élocution alternative | → bègue |
PERSONNE ambulatoirement différente | → boiteux |
PERSONNE différemment douée | → débile, arriéré |
PERSONNE mélanoderme | → Noir |
PERSONNE métaboliquement différente | → cadavre, mort |
PERSONNE vivant avec le VIH | → sidéen |
♦ L’insertion d’un adverbe de manière dans le complexe lexical marquant le type d’écart entre les inclus et les exclus, c’est-à-dire dénotant les oppositions fondamentales entre les groupes. Le mot différemment domine largement tous les autres. Il s’agit fort probablement d’un calque sur l’anglais, à tout le moins de l’emprunt d’un modèle de formation (v. angularly, chimically, differently, economically, physically, etc.). En langue anglaise, le mot challenged suit fréquemment ces adverbes (v. plus loin).
citoyen expérimenté CHRONOLOGIQUEMENT | → vieux |
citoyen SOCIALEMENT sinistré | → pauvre |
CULTURELLEMENT démuni | → imbécile, idiot |
gens ÉCONOMIQUEMENT désavantagés | → pauvres |
homme MOMENTANÉMENT dénué de sobriété | → alcoolique |
personne ACOUSTIQUEMENT contrariée | → sourd |
personne AMBULATOIREMENT différente | → boiteux |
personne COSMÉTIQUEMENT différente | → laid, laideron |
personne DIFFÉREMMENT chevelue | → chauve |
personne DIFFÉREMMENT douée | → débile, arriéré |
personne DIFFÉREMMENT proportionnée | → obèse |
personne DIFFÉREMMENT valide | → handicapé |
personne ÉCONOMIQUEMENT faible | → pauvre |
personne ESTHÉTIQUEMENT différente | → laid, laideron |
personne ÉTHIQUEMENT déboussolée | → malhonnête, escroc |
personne MENTALEMENT défiée | → débile, arriéré |
personne MÉTABOLIQUEMENT différente | → cadavre, mort |
personne OPTIQUEMENT contrariée | → myope |
personne PÉCUNIAIREMENT contrariée | → pauvre |
personne PHYSIQUEMENT défiée | → handicapé |
personne PONDÉRALEMENT différente | → obèse |
personne VERTICALEMENT défiée | → nain |
personne VISUELLEMENT contrariée | → aveugle |
♦ Le recours aux participes présents de quelques verbes clés. La négation est généralement réservée pour cataloguer les inclus. Dans ces formulations, on sent encore l’influence de l’anglais (v. AIDS sufferer : person living with AIDS).
avoir | personne AYANT une déficience intellectuelle | → débile, arriéré |
personne AYANT une limitation fonctionnelle | → handicapé | |
présenter | personne ne PRÉSENTANT aucune déficience | → être normal |
souffrir | personne ne SOUFFRANT d’aucune déficience | → être normal |
personne SOUFFRANT d’une carence en lithium | → dépressif | |
personne SOUFFRANT d’une surcharge pondérale | → obèse | |
vivre | personne VIVANT avec le sida | → sidéen |
personne VIVANT avec un défi physique | → handicapé |
♦ Le recours à des qualificatifs (adjectifs, participes adjectifs...) d’une grande force positive et revalorisante. Dans ce groupe, c’est le participe adjectif défié qui revient le plus fréquemment. Calqué sur l’anglais challenged, il constitue un néologisme sémantique. L’adjectif différent est également très utilisé (v. aussi différemment).
apte | personne différemment APTE | → handicapé |
contrarié | personne à la verticalité CONTRARIÉE | → nain |
personne optiquement CONTRARIÉE | → myope | |
défavorisé | personne verticalement DÉFAVORISÉE | → nain |
défié | personne physiquement DÉFIÉE | → handicapé |
personne verticalement DÉFIÉE | → nain | |
désavantagé | gens économiquement DÉSAVANTAGÉS | → pauvres |
différent | personne esthétiquement DIFFÉRENTE | → laid, laideron |
personne verticalement DIFFÉRENTE | → main | |
doué | personne différemment DOUÉE | → débile, arriéré |
expérimenté | citoyen EXPÉRIMENTÉ chronologiquement | → vieux |
faible | personne économiquement FAIBLE | → pauvre |
♦ L’utilisation de quasi-synonymes qui ont la caractéristique d’être des hyperonymes ou des unités englobantes dont les fonctions généralisent ou banalisent. Le terme choisi possède une plus grande extension que l’espèce.
aîné, senior | → vieux |
client | → étudiant |
conseiller | → vendeur |
hétérophobie | → racisme |
international | → étranger |
itinérant | → clochard |
préposé | → subalterne |
réingénierie | → restrictions |
♦ L’emploi de mots qui prennent une large extension sémantique. Ainsi, au Québec le mot bénéficiaire s’est complètement vidé de son sens. On le retrouve dans nombre de situations où interviennent des microgroupes. C’est l’un des mots-clés de la société québécoise.
Éducation | BÉNÉFICIAIRE de l’enseignement | → élève, étudiant |
Santé | BÉNÉFICIAIRE des soins de santé | → malade, patient |
Société | BÉNÉFICIAIRE du bien-être social | → assisté social |
BÉNÉFICIAIRE du système correctionnel | → détenu, prisonnier | |
Travail | BÉNÉFICIAIRE de l’assurance-chômage | → chômeur |
BÉNÉFICIAIRE de l’assurance-emploi | → chômeur |
Le phénomène dominant dans ce vocabulaire, c’est la transformation d’un seul mot devenu tabou en une périphrase qui est une expression autodéfinitionnelle contrastée : avortement → interruption volontaire de grossesse ou viol chirurgical selon que l’utilisateur appartienne au camp des pro-avortement ou à celui des pro-vie. En bout de course, le langage PC est un processus de redéfinition lexicologique qui laisse percevoir une visée soit tolérante, soit castrante devant certaines collectivités. La chasse aux sorcières lexicales ou le révisionnisme langagier sont alors des démarches qui incarnent une nette volonté de combattre les impitoyables linéaments et la ligne divisante de l’Histoire, tout cela placé sous une pseudoauréole de convenance qui plane sur les néodiscours. Les mots anciens qui sont des codes, des repères semés par l’Histoire, deviennent des amers que l’on veut voir disparaître dans les brumes de cette même Histoire sans qu’aucune trace ne survive.
Ces discours sociaux au profil replâtré ont des conséquences graves dans le manège de la communication. D’abord, l’association obligatoire de la forme et du contenu, à savoir des idées et des façons les plus adéquates de les exprimer, par exemple en allongeant l’expression qui prend ainsi une allure phrastique et descriptive, donc plus figée. Il n’est pas exagéré de penser que la forme et le contenu vont presque jusqu’à la fusion totale. Ensuite, l’idéologie est extrêmement signifiante, à savoir que ce qui se dit et la manière de dire se rattachent à des modèles préconisés par le microgroupe ou ils s’en dissocient, ce qui devient immédiatement condamnable. Le néolangage est alors comparable à une sorte de registre de langue qui s’érige en contrainte, sous peine de sanction sociale, et dont l’origine est profondément enracinée dans le terreau idéologique. Ainsi, le jeu des inclusions et des exclusions se déroule indéfiniment au bénéfice d’un groupe victimisé, et par contraste héroïsé, et en dépit des autres membres de la communauté élargie. En réalité, l’autre ou les autres n’existent plus. Ils sont subsumés par le je, le moi et le nous réducteurs. C’est là tout l’enjeu de la néobienséance et de la valeur symbolique de l’Histoire.
5. La chanson du dictionnaire
L’introduction de régionalismes et de mots désinterdits dans les dictionnaires français durant les années 1970, de même que la féminisation du langage dans les années 1980 ne se sont pas opérées d’emblée (v. Boulanger 1986). Lentement mais sûrement, ces vocabulaires ont pris leur place dans les dictionnaires. Au regard de la langue, ils étaient envisagés cependant comme des phénomènes positifs.
Peut-on en dire autant de la vague néobienséante, sinon du raz-de-marée, qui remet en question plusieurs acquis du dictionnaire, en particulier le droit de décrire les mots de manière objective. Il est à prévoir qu’il faudra incessamment retrancher des dictionnaires une multitude de mots, de sens, de locutions, d’expressions profondément installés dans la langue et greffés sur l’Histoire. Les répertoires lexicaux ne seront plus aussi accueillants qu’avant. Au lieu d’introduire des mots associés à de nouveaux progrès ou à des changements sociaux, il faudra en faire disparaître certains, c’est-à-dire les soustraire à la description lexicographique; si pour une raison ou une autre, ils restent indispensables, ils subiront un traitement chirurgical. Les éléments injurieux, racistes, péjoratifs témoignent des regards présents et passés jetés sur le monde. Il faudra les supprimer à la demande, les tamiser régulièrement ou leur substituer des mots censés être mélioratifs jusqu’au jour où ils seront désavoués à leur tour. Ainsi, que deviendront les locutions comme aller se faire voir chez les Grecs, filer à l’anglaise, soûl comme un Polonais, parler français comme une vache espagnole, c’est de l’iroquois, parler petit nègre, querelle d’Allemand (toutes dans Rey / Chantreau 1989), des mots comme newfie, bloke, frog, pissou au Québec (tous dans le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui)? Les expressions de cette nature sont réunies dans l’article linguistique subjective —terme qui est lui-même un correctisme— dans le petit livre de Pierre Merle (voir LFT 1993). De manière perverse, le langage en vient à porter la responsabilité de la violence, du sexisme, du racisme, de la discrimination, de tout ce qui gauchit la normalité, la réalité, l’histoire. Le lexicographe est sommé de le policer. À preuve la mercuriale prononcée par Jean Kahn, président du Consistoire central israélite en France, et rapportée dans le journal Le Monde en date du 12-13 novembre 1995, à la page 20 : « On ne peut maintenir dans un dictionnaire des termes qui, il y a cinquante ans, ont eu un effet meurtrier ». Il évoque ici les mots juif, youpin et youtre donnés comme équivalents argotiques du mot avare dans un dictionnaire des synonymes publié par le Robert. Bien entendu, il faut entendre ces appels et réagir adéquatement. Mais aussi, à la suite de tels propos, il faut se questionner sérieusement afin de savoir qui de la chose ou du mot est ici de trop, d’autant que l’intervenant passe sous silence les 75 autres synonymes figurant dans l’article incriminé, dont 9 sont étiquetés argotiques et plusieurs font référence à d’autres groupes ethniques, tels auvergnat, auverpin, écossais, levantin (v. Santini 1996, 27). Le cas Robert n’est pas isolé. Les mêmes doléances sont faites à l’égard du dictionnaire officiel de la langue luxembourgeoise qui contient des expressions et des dictons jugés maintenant politiquement incorrects. En dépit des mises en garde des rédacteurs sur l’origine féodale et sur les connotations non racistes de ces mots, le dictionnaire est désigné à la vindicte publique. À un point tel, que le gouvernement luxembourgeois songe à le retirer de la circulation. Si la mesure est mise à exécution, l’État n’aura plus de dictionnaire de référence officiel.
L’objectivité du dictionnaire et des lexicographes, qui n’inventent pas la langue, rappelons-le, est ici en cause. La tâche fondamentale de la lexicographie consiste également à décrire ce qui paraît dans le collimateur de la censure. Mais dans quelle(s) mesure(s)? Quel avenir attend le dictionnaire? Faut-il « décrire pour dénoncer, mieux pour combattre les termes de l’humiliation et de la discrimination », comme le soulignait si justement Alain Rey dans Le Monde du 7 novembre 1995 (p. 2), ou masquer, renoncer et garder le silence? Pire, faut-il procéder à l’épuration, à la stérilisation lexicographique —et l’expression n’est pas innocente— pour nier le mal? Selon Alain Rey, toujours, il ne serait pas souhaitable de « se résoudre à une prudence excessive qui châtre le langage et satisfait le courant dominant d’un langage pâle, sans aspérité ni saveur. Il convient de replacer le mot dans son contexte, sans complaisance ni frilosité » (id.). L’intolérance à l’intolérance devient à son tour de l’intolérance avouée. Nous en sommes là en matière de lexicographie. Tout mot identifié à des champs sémantiques ou lexicaux comme l’hypocrisie, la traîtrise, l’antipathie, l’intolérance, la répulsion, la trivialité, l’aversion, l’animosité, l’hostilité, la rancœur, la grossièreté, l’obscénité, la xénophobie, etc., serait alors passible d’une condamnation au retrait. L’écho orwellien résonne : « Comparé au nôtre, le vocabulaire novlangue était minuscule. On imaginait constamment de nouveaux moyens de le réduire. Il différait, en vérité, de tous les autres en ceci qu’il s’appauvrissait chaque année au lieu de s’enrichir. Chaque réduction était un gain puisque, moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir » (Orwell 1965, 442). Ainsi donc, finis les mots éboueur et vidangeur, et bienvenue à recycleur, finis les synonymes infirme et handicapé et bienvenue à personne à mobilité réduite ou personne différemment apte, terminé le mot décrocheur au Québec et vive son remplaçant jeune en rupture de scolarité. À quand l’expression gallofrançaise pièce de solidarité pour supplanter la formule laurentienne un petit trente-sous pour un café? L’interprétation de la réalité est pervertie, le droit de dire à l’aide de mots au relief sémantique senti est annihilé.
6. De nouveaux aménagements
La question qu’il faut maintenant poser, c’est de savoir si les dictionnaires doivent toujours assurer leur rôle d’enregistreur des réalités sociales sans céder aux pressions des groupes microsociaux ou si la description doit évacuer tout vocabulaire activement ou potentiellement perçu comme marginalisant parce qu’il trace un portrait trop réel de l’univers social. L’intolérance devant les inégalités est justifiable, mais est-il juste d’éluder les mots rendant compte des disparités sociales dans les dictionnaires? Autrement dit, il est difficile de s’opposer à la vertu. Sur le plan théorique les objectifs de la néobienséance sont honorables. C’est dans la pratique, celle des dictionnaires notamment, que se rencontre la majorité des problèmes qui sont relatifs à cette idée. Si des termes sont condamnés à disparaître des dictionnaires, la raison doit reposer sur des considérations rationnelles, soit parce que ces mots ne sont plus en usage, et non pas parce qu’ils sont lourdement connotés. Ce qui n’empêche pas, comme le précise Alain Rey, « de bannir des équivalences périmées et nauséabondes » (Le Monde, 7 novembre 1995, p. 2).
Le dictionnaire ne devance jamais la société, il en est le simple prolongement lexical. L’usage est une condition sine qua non pour qu’un mot entre au dictionnaire. Témoin social, le recueil de mots traduit l’évolution des collectivités, il relate les aventures des idées et des civilisations, devenant ainsi un véritable livre d’histoire de la langue et de la société dont il émane. Le lexicographe doit-il suivre la parade et faire silence sur le passé ou se réfugier dans de faux-semblants révisionnistes? Doit-il oublier que les PMA (NPR : pays moins avancés) ou les pays émergents (PLI 1997) étaient naguère des pays sous-développés, que tel auteur était misogyne, que les « minorités visibles ou audibles » d’aujourd’hui étaient d’une certaine couleur ou parlaient une autre langue ou le français avec tel ou tel accent, que les Français étaient naguère maudits au Québec, que la religion était un immense réservoir néologique pour les sacres et les jurons, etc.? Faut-il inverser le processus, à savoir introduire des « anticorrectismes » comme toubab (PLI 1997) et zoreille (NPR et PLI 1997) et reléguer aux oubliettes les mots comme bicot, bougnoul, chinetoque, crouille, enjuiver, melon, métèque, moricaud, négro, raton et youpin, tous présents dans le NPR, mais que le PLI a en majorité proscrits depuis plusieurs années dans leur sens péjoratif, injurieux ou raciste? S’il conserve encore quelques formes de ce type comme chinetoque, métèque et moricaud, c’est tout simplement parce qu’elles n’ont pas encore été pointées du doigt par les groupes communautaires concernés, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas perçues comme dérangeantes par les victimes ou que les victimes potentielles ne se parent pas encore de l’attribut de la victimisation. Il y a déjà un quart de siècle, les responsables des dictionnaires Larousse s’exprimaient là-dessus. « Le lexicographe gomme ou supprime ce qui manifeste des oppositions ou des contradictions entre les groupes sociaux, religieux ou politiques : ainsi tous les termes d’injure qui supposent une attitude raciste sont exclus des dictionnaires du XXe siècle (alors qu’ils ne l’étaient pas à la fin du XIXe siècle, cette attitude étant intégrée à l’ensemble des comportements « admis »). Des termes comme youpin, bicot, etc. ont été exclus, car leur présence implique un comportement raciste dont les locuteurs veulent nier la réalité; on rejette les termes impliquant une idéologie « inavouable ». On n’admet ces mots dénotant le racisme que dans des dictionnaires que leur ampleur (leur exhaustivité) ou leur destination (conçus exclusivement pour la « classe cultivée ») mettent à l’abri de la confusion entre le terme et le concept » (Dubois / Dubois 1971, 103). Ces échos méthodologiques se répercutent toujours dans la pratique laroussienne récente. Voici ce qui est écrit dans la présentation du PLI 1997 : « [...] comme chaque année, les créations du français vivant, de la langue d’aujourd’hui, ont été enregistrées, sans concession toutefois pour les vulgarismes ou pour les mots pouvant choquer par leur caractère discriminatoire à l’égard du sexe, de l’origine ethnique ou des convictions philosophiques ou religieuses —ce qui se comprend aisément, s’agissant d’un ouvrage qui s’adresse au plus large public et qui a pour vocation de présenter à ses lecteurs une sorte de consensus minimal sur la langue acceptable, et acceptée, par tous les usagers du français » (1996, 7). Ces messages indiquent sans conteste qu’une légitime prudence, pour ne pas dire une véritable censure, l’emporte et guide les rédacteurs laroussiens. Mais c’est au détriment de la vraie langue vivante. Il n’y a pas que Larousse qui soit aux prises avec cet aspect de l’idéologie. C’est tout l’univers de la lexicographie actuelle qui est confronté à un véritable dilemme cornélien.
7. Un codex lexical revisité
Le lexique néopoli porte en lui une lourde charge sociale, un message qui n’est pas à sens unique, des jugements de valeur que doit peser le lexicographe. La norme idéale ou sociale que tend à présenter le dictionnaire doit-elle aller jusqu’à effacer des colonnes tout mot ou sens non conformes aux désidératas des groupes revendicateurs, de quelque nature qu’ils soient? S’il détient le pouvoir d’être non discriminatoire, le dictionnaire doit-il l’exercer à contre-courant et au détriment des réalités du langage? S’il masque les mots ou les efface de l’histoire, s’il muselle la parole, s’il occulte les unités significatives mnémoniques, le dictionnaire ne risque-t-il pas à son tour d’instaurer un apartheid lexical, de décrire des microlectes au lieu de considérer le lexique élargi d’une langue? Et le rassembleur lui-même, autrement dénommé le lexicographe, comment esquivera-t-il les représailles, les tollés, les poursuites d’une société en apparence férue de tolérance, mais par ailleurs profondément intolérante et sectaire? C’est vite oublier que l’égalité ne signifie pas nécessairement identité, et que l’identité de l’individu ne saurait être exclusivement déterminée par le groupe ethnique ou biologique dont il se réclame. Les caractères de l’identité puisent aussi à d’autres sources collectives. D’où l’épée de Damoclès qui menace le dictionnariste. Au sujet de cette lexicographie annoncée, le dernier mot reviendra encore à George Orwell : « La plus grande difficulté à laquelle eurent à faire face les compilateurs du dictionnaire novlangue, ne fut pas d’inventer des mots nouveaux, mais les ayant inventés, de bien s’assurer de leur sens, c’est-à-dire de chercher quelles séries de mots ils supprimaient par leur existence » (1965, 437).
Bibliographie
- Boulanger, Jean-Claude, 1986, Aspects de l’interdiction dans la lexicographie française contemporaine, coll.
- « Lexicographica », Sériés maior, n 13, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, IX + 166 p.
- Boulanger, Jean-Claude, 1997, « L’enchâssement du discours de la néobienséance dans le dictionnaire : un contre-exemple de polynomie interne », (À paraître).
- Camus, Albert, 1963, L’homme révolté, coll. « Idées », no 36, Paris, Éditions Gallimard, [1951], 379 p.
- Coignard, Sophie / Lanez, Émilie, 1995, « Le « politiquement correct » à la française », in : Le Point, no ! 186, 10 juin, p. 52-59.
- DEL = Rey, Alain / Chantreau, Sophie, 1989, Dictionnaire des expressions et locutions, coll. « Les usuels », Paris, Dictionnaires Le Robert, XX + 1324 p.
- DQA = Boulanger, Jean-Claude [direction éditoriale], Dugas, Jean-Yves / De Bessé, Bruno, 1993, Le Robert. Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, Deuxième édition revue et corrigée, Montréal, DicoRobert inc., XXXVII + 1273 p. + Atlas géographique et historique (65 cartes) + Chronologie + 343 p. + LXV p.
- Dubois, Jean / Dubois, Claude, 1971, Introduction à la lexicographie. Le dictionnaire, coll. « Langue et langage », Paris, Librairie Larousse, 224 p.
- Haroche, Claudine / Montoia, Ana, 1995, « Exclusion et “Political Correctness” », in : Magazine littéraire, no 334, juillet-août, p. 24-26.
- Hugues, Robert, 1994, La culture gnangnan. L’invasion du politiquement correct, coll. « Courrier international », Paris, Arléa, 255 p.
- LFT = Merle, Pierre, 1993, Lexique du français tabou, coll. « Point Virgule », no 135, Paris, Éditions du Seuil, 127 p.
- NPR = Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, 1995, nouvelle édition du Petit Robert de Paul Robert, texte remanié et amplifié sous la direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey, Paris, Dictionnaires Le Robert, XXXV + 2555 p.
- Orwell, George, 1965,1984, coll. « Le Livre de poche », no 1210-1211, Paris, [Éditions Gallimard, 1950], 448 p.
- PLI = Le Petit Larousse illustré 1997, 1996, Paris, Larousse, 1784 p.
- TB = Santini, André, 1996, De tabou à boutade. Le véritable dictionnaire du Politiquement Correct, Paris, Éditions Michel Lafon, 198 p.
- Todorov, Tzvetan, 1995, « Du culte de la différence à la sacralisation de la victime », in : Esprit, n 212, juin, p. 90-102. [Le spectre du multiculturalisme américain]
Annexe – Fragments d’un petit lexique de la néobienséance
Les fragments qui composent ce petit lexique néobienséant ont été colligés par des étudiants et des étudiantes ayant participé à une recherche sur le thème de la rectitude langagière dans un cours de lexicologie et de lexicographie dispensé à l’Université Laval aux trimestres d’hiver et d’automne 1996. Il donne une bonne idée de l’ampleur du phénomène et des différents mécanismes linguistiques mis en œuvre pour créer ce langage. Les unités lexicales rassemblées ci-dessous proviennent de sources écrites québécoises et françaises à caractère documentaire (articles de journaux, de revues, livres, etc.) ou dictionnairique, entre autres LFT 1993 et TB 1996. Elles sont réparties par grands thèmes. Le mot à remplacer précède le ou les substituts recueillis - le(s) correctisme(s) -, un mot pouvant en effet posséder plusieurs solutions de rechange. Certaines formes sont plus anciennes que d’autres et figurent déjà dans quelques dictionnaires où elles sont marquées comme étant des euphémismes.
1. L’être humain : maladies, handicaps, déficiences... | |
---|---|
alcoolique |
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aveugle |
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avortement |
|
cadavre/mort |
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bègue |
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boiteux |
|
chauve |
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crétin |
|
débile/arriéré |
|
dépressif |
|
drogué |
|
épouse |
|
être ivre |
|
être normal |
|
gras |
|
handicapé |
|
homme de Néanderthal |
|
imbécile, idiot |
|
impuissant |
|
laid, laideron |
|
mademoiselle |
|
malade/patient |
|
malhonnête, escroc |
|
myope |
|
mourant (s’occuper d’un) |
|
nain |
|
obèse |
|
paraplégique |
|
poids normal |
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rentier |
|
sidéen |
|
sourd, muet |
|
sourd |
|
suicide (des vieux) |
|
taille forte |
|
2. L’âge | |
adolescent |
|
la quarantaine |
|
vieux |
|
3. Le contexte social | |
assisté social |
|
assurance-chômage |
|
balayeur de rues |
|
bûcheron |
|
chasser |
|
chômage |
|
chômeur |
|
cimetière |
|
clochard, vagabond |
|
détenu, prisonnier |
|
dialogue de sourds |
|
éboueur |
|
groupe ethnique minoritaire |
|
immigrant |
|
impôt |
|
manifestation |
|
ménagère |
|
mouroir |
|
pauvre(s) |
|
restrictions budgétaires |
|
touriste (en Floride) |
|
travailleuse |
|
vendeur d’automobiles |
|
4. La race et le racisme | |
blanc |
|
humain |
|
Indien |
|
Noir |
|
Noir américain |
|
race |
|
5. L’éducation | |
décrocheur |
|
échec scolaire |
|
écolier (enfant) |
|
enseignant |
|
étudiant étranger |
|
examen de reprise |
|
exercice |
|
ignorance |
|
6. Les conflits | |
bombarder (une ville) |
|
expulser (qqn) |
|
génocide |
|
guerre |
|
réfugié |
|
7. Divers | |
animal |
|
animal de compagnie |
|
arbre |
|
café noir |
|
caillou |
|
été des Indiens |
|
fleur |
|
fruits, légumes frais |
|
pièce (argent) |
|
perruque |
|
plante d’intérieur |
|
poisson rouge |
|
voiture d’occasion |
|
Référence bibliographique
BOULANGER, Jean-Claude (2000). « Un épisode des contacts de langues : la néobienséance langagière et le néodiscours lexicographique », dans Français du Canada – français de France. Actes du cinquième Colloque international, Bellême (France), 5 au 7 juin 1997, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, coll. « Canadiana Romanica », no 13, p. 307-324. [article]