La francophonie : une norme, des normes, un dictionnaire, des dictionnaires?
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
La non-singularité du français
La langue française ne se rencontre dans son intégralité chez aucun être humain. Corollairement à cette dimension anthropologique de la langue, on peut affirmer sans l’ombre d’un doute qu’elle n’existe pas non plus dans sa plénitude sur aucun territoire où elle est connue ou en usage. Et il n’en a jamais été autrement depuis sa naissance officielle il y a presque douze siècles. Dans sa spatialité. le français a toujours été fragmenté, ondoyant et irradiant. Qu’on le prenne en n’importe quel point et en n’importe quel lieu de son histoire, cet idiome a toujours participé d’usages et de normes multiples. Aussi peut-on conclure que, depuis les Serments de Strasbourg en 842, il est émaillé de traits régionaux de tous ordres : phonétiques, grammaticaux, lexicaux, etc., que ses frontières ne sont pas étanches, qu’il a évolué et évolue encore diversement dans des terreaux différemment semés, et que ces métamorphoses se réalisent selon des rythmes variables toujours conditionnés par l’histoire, par la société cl par l’espace où il se déploie. De ces observations, on tirera un principe ou un postulat qui soutient ou démontre que plus une langue s’étend diatopiquement, plus elle s’éloigne de son foyer primaire, plus elle se différencie dans ses structures grammaticales et syntaxiques, plus les divergences phonétiques sont repérables et plus son lexique s’accommode et se particularise sous l’effet d’influences et de conditionnements extra linguistiques multiformes, sans pour autant créer de rupture avec la source, avec le lieu d’émergence. Avec le temps, la langue finit par s’échapper des filets normatifs originels qui la tenaient captive; elle morcelle la supranorme idéale en une mosaïque d’autres normes qui seront reconnues, interprétées, homologuées ou rejetées suivant les opinions idéologiques de chaque groupe communautaire. Les variétés géographiques du français sont issues de ces fragmentations successives qui font que l’idiome que nous partageons doit être conçu comme une langue unique, à la fois partout présente dans l’espace francophone et nulle part entière. Les assises de la francophonie reposent sur ce fondement et sur l’idée que le français est la langue commune unissant toutes les sociétés qui fédèrent cet espace. Et là où le français revendique le statut de langue maternelle, « on peut distinguer hiérarchiquement un ensemble de normes générales, commodément identifiées par la référence nationale » (Rey, 1994 : 312). C’est en m’appuyant sur cette conception que j’interrogerai quelques éléments-clés de la francophonie dans des perspectives normatives et lexicographiques. Bien entendu, ma perception est celle d’un francophone périphérique, ce qui a déjà pour effet de poser le problème par rapport à un centre réel ou hypothétique pour la francophonie.
C’est dire que l’unité du français, et plus encore son unité normative, est une utopie, un concept théorique et idéal certes commode, mais parfaitement illusoire, que l’on ne peut concevoir aujourd’hui que comme une abstraction d’école qui permet de soutenir un édifice qui ne fut jamais stable et monolithique, justement parce qu’il prenait des figures diversement colorées selon les territoires où l’idiome s’épanouissait. À proprement parler, le français (dénommé avec un article défini singularisant) n’existe pas dans la réalité linguistique. On se sert de cette bannière pour désigner un type de langue qui s’oppose par exemple à l’espagnol et à l’anglais. Dans la réalité vivante du langage des francophones, seuls des français (dénommés avec un article indéfini pluralisant) apparaissent et sont pertinents. Le français est un système de sous-systèmes qui, eux, sont actualisés dans des usages variables, en France, au Québec, en Belgique, en Suisse, en Afrique, au Maghreb, etc. « La norme elle-même, qu’un impérialisme linguistique injustifié appelle « le français » tout court, ne constitue que l’un des nombreux français » (Muller, 1985 : 50). La norme unique donnée comme table de vérité par rapport aux usages est rapidement invalidée par la moindre observation historique détaillée et lucide. La norme exclusive convoquée pour soutenir et assurer le fonctionnement langagier exemplaire des sociétés ne peut être qu’une chimère. Toujours imparfaite, toujours à négocier, en toutes circonstances elle est à modifier, à nuancer eu égard à des conditions évolutives des pratiques discursives et à des interpellations multiples mises en jeu par la communication (Rey, 1994 : 312), Sur le plan dictionnairique, elle est davantage un programme théorique qu’une réalité tangible. De fait, l’image unitaire de la langue trouve son écho primitif dans les grammaires et les dictionnaires en usage au Québec —dont plusieurs viennent d’Europe— et qui transmettent exclusivement la norme de la partie éduquée de l’Île-de-France, même s’ils proclament leur foi dans la francophonie (cf. paragraphe 7).
Rêver à l’unification et à l’uniformisation du français, c’est croire qu’un instant « un » a existe, qu’un moment où tout était clair, net et immuable est repérable sur l’échelle du temps, et que ce point de repère sert de référence unique. Or le français était une langue éclatée dès qu’il s’est émancipé du latin. Nulle part il n’était complet ou stable. Il aura fallu un long cheminement pour en arriver au constat de la « coexistence de normes distinctes lorsqu’une langue est parlée par des communautés linguistiques différentes culturellement éloignées les unes des autres » (Corbeil, 1987 : 12). Pourtant, c’est l’évidence même, la pluralité des normes comme modèles de convenance est la principale assise de la francophonie et elle n’empêche pas les locuteurs de parler et d’écrire la même langue, même si des accents se sont distingués, des mots particularisés. Il est patent que si le français du Québec a encore quelque chose à voir avec le français île-de-francien d’hier et d’aujourd’hui, ce n’est certes plus du gallofrançais depuis belle lurette. Il n’y a qu’à voir ce qu’on en dit, en bien ou en mal, quand on le compare avec la langue de Paris. La variation était déjà le lot des marins de Jacques Cartier avant qu’ils s’embarquent pour l’Ouest, qu’ils longent la côte du Labrador et qu’ils débarquent à Gaspé, en 1534. Plus lard, au XVIIe siècle, dès les premiers contacts sérieux avec les civilisations amérindiennes, la langue française a commencé à s’enrichir d’emprunts que les explorateurs ont ramenés en Europe. Ces amérindianismes, dont un grand nombre est encore d’un emploi quotidien en français québécois (achigan, atoca, ouananiche, pimbina), donnent une spécificité à la variété de la langue de Molière qui s’épanouit en Amérique. La neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française [DAF] consigne des unités de cette catégorie (carcajou, caribou). De ce point de vue et quoique prudente, l’Académie a toujours été sensible à la mouvance lexicale francophone. Celle-ci trouve des échos de plus en plus pertinents dans les œuvres de la Compagnie qui accueille « des vocables tantôt conservés et tantôt inventés dans divers pays du vaste espace francophone, considérant qu’ils étaient de nature à enrichir la langue commune » (Druon, 1992 : VI). À mes yeux, cette affirmation est de nature condescendante et elle entérine bel et bien que les régionalismes sont des écarts par rapport à une norme dominante et que leur gestion relève de cette norme, bientôt identifiée comme étant celle de Paris. Ce n’est pas une critique, c’est un constat. Ceci dit, il n’en reste pas moins que des particularismes lexicaux sont consignés dans le DAF, même si la perspective descriptive demeure différentielle et que la manière de vivre avec ces mots et de les manier dans l’usage quotidien diffèrent profondément sur les deux continents. Une simple comparaison de leur définition dans des dictionnaires français et québécois illustrera ce phénomène.
L’autogestion de la norme
Au Québec, depuis une génération, l’ouverture culturelle cl politique ainsi que la recherche d’une personnalité nationalitaire —plan social— et identitaire —plan individuel— ont (re)donné la parole aux gens, arrière-plan qui a préparé une meilleure saisie de la langue d’abord, de la norme ensuite, de la qualité de la langue plus récemment, et qui a posé les balises pour mener à l’identification puis à la légitimation d’un standard endogène. Fait observable parmi de nombreux autres, collectivement, les Québécois ont pris en main et assumé la gestion de leurs ressources linguistiques, lexicales en particulier, y inclus la part commune héritée du rameau européen du français et le patrimoine que quatre siècles et demi d’histoire ont permis de façonner, d’accumuler et d’accroître. Il est désormais évident que la définition des référents doit s’élaborer et s’évaluer de l’intérieur, attendu que c’est la perception que l’on a de soi qui guide les réflexions, construit la réalité et dessine un profil du monde original et intégrateur. La référence initiale doit en effet se traduire à travers un usage linguistique national, organisé, valorisé et validé en conséquence. L’usage québécois forme l’un des principaux nœuds de la langue française; il institue un ensemble de régies de conduite cohérentes, un code qui débouche sur la reconnaissance implicite d’une norme lexicale territorialisée et généralisée, en attendant qu’elle soit davantage explicitée dans les dictionnaires et accréditée dans des grammaires. La norme du français du Québec peut alors être comprise comme la constitution et l’action du français laurentien se référant à une pratique dominante qui s’impose à d’autres pratiques langagières à l’intérieur de la communauté et qui en règle la réalisation (Baggioni, 1976 : 56-57). Elle doit aussi apparaître viable en face d’autres pratiques langagières à l’extérieur de la communauté, celle(s) de la France par exemple, puisque c’est ce territoire qui sert de modèle et de réference historiques. Mise à part la France, le Québec est, à l’heure actuelle, le seul membre de la francophonie à posséder des descriptions lexicographiques complètes et à en planifier d’autres. Toutes les autres descriptions sont partielles et/ou différentielles. Il ne m’appartient pas d’en définir ici les raisons, mais celles-ci influencent certainement l’équilibre du cercle francophone.
La norme et la société
La norme décrite dans la majorité des dictionnaires de langue est de nature objective en ce sens qu’elle rend compte des emplois qui émanent de la société, qui sont observés puis consignés par les lexicographes (Boulanger, 1994). Celle vertu lexicographique est encore réaffirmée dans le Nouveau Petit Robert [NPR] quand les principaux rédacteurs écrivent noir sur blanc que leur dictionnaire « reste fidèle à son rôle d’observateur objectif, rôle qui répond à la demande des usagers du français. Il arrive qu’il donne son avis sur une forme ou un emploi, mais c’est alors par des remarques explicites qui ne peuvent être confondues avec l’objet de la description » (Rey-Debove et Rey, 1993 : IX). La norme dont il est ici question est communément désignée par l’appellation norme sociale, et c’est elle que la grande majorité des travaux de lexicographie québécoise prend en compte depuis dix ans dans les dictionnaires généraux. L’attraction du prescriptif à tout prix et le désir inconscient de la norme unique placent bien des dictionnaires en porte-à-faux, particulièrement lorsqu’ils sont élaborés hors du cercle d’influence européen. Ces recueils sont souvent coincés dans le piège tendu par Charybde et Scylla, puisqu’ils demeurent à la jonction de la norme prescriptive et de la norme objective, c’est-à-dire qu’ils sont situés aux confins du code normatif que certaines autorités ou prétendues autorités souhaitent implanter —aspect interventionniste et prescriptif, souvent exacerbé par un purisme intransigeant— et du portrait fidèle peint par la description nuancée, mais néanmoins réelle de l’usage social —aspect socio-observationnel et prioritairement descriptif fondé sur la vie du langage (voir Boulanger, 1988 et 1994).
La norme —concept polémique s’il en est— joue un rôle de premier plan dans l’écologie linguistique de toute société qui a su structurer scs institutions politiques, éducationnelles et culturelles. Elle n’est pas autre chose qu’une manière d’appréhender un système linguistique donné ou une partie de celui-ci et de s’en servir. Ce que les lexicographes décrivent comme étant leur langue ou leur variété de langue est le standard de la collectivité dans laquelle ils vivent et travaillent. Autrement dit, la norme s’édifie à partir de l’usage propre reconnu à un corps social et par ce même corps dans le cadre d’une communauté plus ou moins étendue. Il existe une norme là où les individus fédérant la collectivité cible s’accordent tacitement entre eux pour admettre une façon spécifique de parler et d’écrire une langue ou l’une de ses variétés comme étant la leur. En clair, il y a norme lorsque le groupe reconnaît et sent que sa variété nationale a suffisamment acquis de force, de prestige et d’autonomie pour accéder à la légitimation. Et celte entreprise de légitimation ne saurait venir que de l’intérieur et résulter d’un effort volontaire et collectif. À l’heure actuelle, il semble que le français du Québec se singularise de cette manière sur l’échiquier francophonien. Cette prise de conscience est récente. En France, elle est enracinée dans le XVIIe siècle, diverses institutions dictionnairiques ou autres ayant joué un rôle primordial dans ce cheminement, notamment l’Académie française par l’entremise de scs dictionnaires. Celte institution a toujours réalisé ses recherches en s’appuyant sur le principe de l’usage légitimé. Au Québec, il existe bien quelques fondements institutionnels et quelques dictionnaires bien diffusés, mais ils n’ont pas encore fait leur preuve sur le plan pratique.
Un tel point d’ancrage et de comparaison est fondamental pour amorcer les débats ou les discussions sur les perspectives lexicographiques québécoises. Il est donc indiscutable « qu’il existe une norme québécoise, en vertu de laquelle un Québécois, même non cultivé, saura très vite reconnaître comme hétérophone un francophone dont le parler représente la norme d’un autre secteur de la francophonie » (Valin, 1983 : 790). La norme consiste ici à privilégier, sur la base d’arguments très divers : historiques, esthétiques, logiques, sociologiques, géographiques, politiques, etc., un usage défini de la langue française, choisi parmi d’autres tout aussi attestés, à l’interne comme à l’externe, à l’ériger en modèle, c’est-à-dire à le limiter et à l’encadrer par une série de contraintes socioculturelles. La norme se présente simultanément comme un ensemble de choix conventionnels, à savoir contestables, et un instrument qui vise à instaurer une cohésion linguistique dans la société : « elle doit être assurée comme telle, dans cette contradiction de la contrainte et de la liberté caractéristique de toute expérience du langage » (Genouvrier, 1972 : 50). Au plan théorique, cela revient à dire que le français québécois peut être décrit lexicographiquement comme s’il n’existait pas d’autres français. La réappropriation ou le refaçonnement de la norme ne peut pas se réaliser d’une autre manière.
Une autre condition paraît essentielle, et c’est celle qui consiste à considérer que les Québécois se réclament d’une langue qui s’appelle bien le français et qu’ils en usent ni mieux ni plus mal que les locuteurs des autres communautés de même allégeance linguistique, y compris les Français eux-mêmes. Alain Rey a bien saisi cette dynamique quand il écrit : « De manière comparable à l’anglais des États-Unis par rapport à celui d’Angleterre, le français du Québec, passablement écarté de celui d’Europe, tend depuis 1960 à se normaliser, et donc à se stabiliser, et souvent à réduire cet écart » (1992 : 1685). Les protestations à ce sujet relèvent beaucoup plus de l’insécurité et du complexe d’infériorité linguistiques devant l’autre, qui représente une référence extérieure, que de la réalité vivante et de la valeur intrinsèque du français du Québec.
Les dichotomies de la lexicographie francophone
Les multiples catégories d’activités linguistiques et les différents niveaux de discours requièrent des exigences variées à l’égard des contenus des dictionnaires. La première de ces exigences, c’est que le dictionnaire soit adapté aux conditions de vie des locuteurs. Or les dictionnaires français étant prioritairement destinés à une clientèle hexagonale, il ne faut pas s’étonner qu’ils ne satisfassent pas l’ensemble des utilisateurs francophones. Créés en territoire français, reflétant les milieux socioculturels français, découpant le monde à la française, faut-il se surprendre si ces dictionnaires ne rencontrent pas entièrement l’assentiment des locuteurs nord-américains ou d’autres zones francophones qui conçoivent le monde différemment, vivent une culture autre et fondent des sociétés au profil spécifique.
En lexicographie, il paraît difficile du point de vue du programme, donc de la méthode d’élaboration d’un dictionnaire, de servir deux maîtres à la fois, à savoir une clientèle nord-américaine ou européenne et un utilisateur non typé, universel, d’autant plus si l’on garde à l’esprit que la norme est fragmentée et plurielle. Le NPR et le Petit Larousse illustré [PLI], par exemple, ne sont pas des dictionnaires qui satisfont entièrement les Québécois, et cela malgré l’intérêt qu’ils prêtent à quelques dizaines de québécismes. Faute d’ouvrages nationaux répondant à leurs attentes, ce sont seulement des dictionnaires que les Québécois utilisent à bon escient, mais dont ils perçoivent toutes les insuffisances, car ces répertoires sont loin de répondre à toutes les interrogations sur la langue qui se posent en contexte québécois.
Les pratiques sociales et les représentations de l’univers humain passent inévitablement par la langue et elles aboutissent dans les dictionnaires. Ceux-ci reflètent donc l’identité nationalitaire et l’identité culturelle de l’espace producteur. Il y a donc une correspondance, un isomorphisme entre les structures personnelles intérieures —l’architecture mentale— et les structures collectives —l’architecture sociale. L’individu souhaite, en général, se situer dans un seul groupe communautaire, du moins il affiche une préférence pour l’un d’eux.
Le demi-siècle qui s’achève aura été marqué par un vif intérêt pour les cultures francophones de la planète. Le temps et l’espace auront été à la source de références culturelles qui obligent l’emploi d’un vocabulaire créé in vivo dans les différentes sociétés francophones. Du point du vue français, on a dénommé ces mots des particularismes, des régionalismes et, plus récemment, des francophonismes (voir plus loin). Du point de vue périphérique, on a créé l’appellation francisme pour identifier les particularités lexicales françaises, surtout parisiennes en fait. Depuis 25 ans, ces zones lexicales différenciées ont obligé les lexicographes français à adopter et à adapter des stratégies de description particulières afin de répondre aux nouvelles valeurs véhiculées par le concept de « francophonie », y compris en évaluant sa valeur économique pour le marché et le commerce du dictionnaire (voir Boulanger, 1985).
En ce moment, il existe une série de dichotomies au regard de la lexicographie francophone.
- La description des mots à charge culturelle élevée dans les dictionnaires de France et expliquant les autres cultures francophones est souvent contestée ou contestable par les propriétaires légitimes de ces mots. Souvent les descriptions ne correspondent pas à leur perception des choses, même s’ils peuvent comprendre qu’elles sont destinées à des locuteurs d’une autre culture.
- La description de certains mots communs à différentes cultures demeure parfois trop franco-centrée. Les mots comme nordique, réveillon, sapin entrent dans ce vaste catalogue lexical.
- L’hypothèse de la norme unique existe concurremment à l’hypothèse des normes plurielles et elles ont valeur égale. Les discours institutionnels ou officiels cl ceux des entreprises lexicographiques sur ce sujet contredisent souvent les faits.
- Les descriptions lexicographiques hors de France hésitent entre la description complète (voir le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui [DQA]) et les descriptions différentielles. Au Québec, les dictionnaires de particularismes ne font guère réagir les tenants de la norme unique sinon pour en encourager la production; alors que les dictionnaires complets fondés sur la norme interne deviennent dangereux aux yeux de ce groupe
- Les descriptions lexicographiques complètes oscillent entre la norme interne, qui, étant implicite, ne requiert pas que les québécismes soient identifiés par une marque, et la norme externe, qui appelle le marquage des régionalismes. En ce moment, on cherche à trouver un point de jonction entre ces deux approches.
Il est évident que les mots du français de France sont tous marques du point de vue socioculturel. Mais « la charge culturelle des mots est une notion relative et [...] le poids culturel n’apparail vraiment que lorsqu’il y a confrontation entre deux cultures » (Baardewijk-Rességuier, 1993 : 29). Or c’est le cas en ce moment dans l’axe Québec-France. Plus les cultures sont éloignées et différenciées, en raison du temps et de l’espace, plus la couleur des cultures semble teinter le lexique des variétés de la langue mises en examen. La charge culturelle du mot est donc la quantité de valeurs propres à une communauté, à une civilisation, à un pays, à un État, à une région qui est véhiculée par ce mot et qui fait que celte unité n’est pas immédiatement décodable ou transparente pour un locuteur qui a peu ou prou d’affinités avec cette culture, ou peu ou prou de connaissances sur cette civilisation. Au surplus, quoique semblables par leur sens et identiques par leur forme, des mots ne sont pas interprétés de la même manière par des locuteurs vivant dans des territoires différents (voir les mots fleuve, hiver, pain, patiner, université).
Lorsque l’on mène les analyses, on se rend compte que c’est souvent le sens connotatif qui heurte ici le sens conceptuel, à savoir la dénotation.
- Le référent n’existe pas dans l’autre culture (voir les québécismes cégep, registraire, les francismes département, périphérique). D’où une opacité totale pour certains éléments du lexique pour les locuteurs non directement concernés.
- Le référent correspond à des découpages différents de la réalité (voir les mots bois, forêt, glace). D’où une opacité partielle pour certains éléments du lexique.
- Le référent est le même dans les deux cultures, mais des modulations, des aspects socioculturels sont inexistants dans l’une ou l’autre culture (voir les formules de salutation bonjour et bonsoir au sens de « au revoir », les emplois des pronoms tu, vous et on).
- Les référents sont les mêmes dans les deux cultures, mais le vocabulaire change (voir bonnet, écharpe, moufle, en France, et tuque, foulard, mitaine, au Québec).
Il est donc clair que dans l’approche descriptive, le texte dictionnairique doit être intimement lié à la situation socioculturelle dans laquelle il est produit. Et c’est l’ensemble du texte qui doit être conforme à la vision du monde propre à chaque territoire, à savoir à la fois la langue expliquée (les entrées) et la langue expliquante (les énoncés articulaires).
La besogne des mots francophonie, francophone et francophonisme
Selon une évaluation toute intuitive, mais reposant sur diverses expériences dictionnairiques, la part du vocabulaire commun entre toutes les variétés de français serait approximativement de 80%. J’ai déjà dénommé ce fonds commun les francophonismes (voir Boulanger, 1986 : 190), donnant à ce terme un relief sémantique qui paraît logique du point de vue de l’observateur périphérique. Des chercheurs français ont créé parallèlement le même vocable, mais ils lui ont attribué le sens de « régionalisme, de diatopisme » (voir, parmi d’autres, Depecker, 1988 : 10-11). Un exemple résumera les deux approches.
Québec | |
---|---|
Francophonismes | Diatopismes |
écharpe, moufle, bonnet | foulard, mitaine, tuque |
petit déjeuner, déjeuner, dîner | déjeuner, dîner, souper |
France | |
---|---|
Francophonismes | Francismes (?) |
foulard, mitaine, tuque | écharpe, moufle, bonnet |
déjeuner, dîner, souper | petit déjeuner, déjeuner, dîner |
Cette antinomie joue manifestement un rôle prépondérant dans l’interprétation de l’idée de « francophonie » et, corollairement, dans celle de « norme ». L’option différentielle à propos du sémantisme de francophonisme accrédite l’image d’une norme dominante parisienne. Par ailleurs, elle est en contradiction flagrante avec le sens naturel qui se dégage des mots formés à partir du support lexical qu’est la lexie francophonie comme elle l’est tout autant avec le sens même de ce mot et avec ceux de ses dérivés.
La nature du concept de « norme »
Avec le temps et à travers l’espace, les zones concentriques du français ont couvert la planète entière. La dispersion et la fragmentation influent sur la norme unique et rigoureuse. L’unité normative du français s’est vite effritée et transformée en un concept illusoire que l’on concevra aujourd’hui comme une abstraction, comme quelque chose de théorique et d’idéal. Ce concept est situé sur une orbite strictement théorique. C’est une représentation artificielle de la langue. On l’identifiera comme la supranorme ou l’idée du français universel ou international. Ceux qui s’y réfèrent s’accrochent alors à une abstraction totale. La norme concrète et objective est nécessairement territorialisée, ce qui signifie qu’elle est simultanément captive d’un temps (synchronie), d’un espace (diatopie) et d’une société donnés. Il ne s’agit donc pas de refuser toute norme —aucune société ne s’en passe, pas plus que de la variation—, mais bien d’en surveiller la construction et l’aménagement par l’analyse scientifique, et de comprendre que l’activité normative est ondoyante, c’est-à-dire qu’elle peut être modifiée, comme tout secteur de la pratique sociale. Les réalisations concrètes territorialisées —la langue parlée et écrite, les dictionnaires— sont aussi soumises au processus de la renormalisation (le mot le plus efficace reste à créer, voir normage). Chacune de ces normes géographiques France, Belgique, Suisse, Québec, Canada, Acadie, Afrique, Maghreb, etc., forme à son tour un réseau d’infranormes. Qu’y a-t-il dans le NPR et le PLI, sinon la description de la langue française de France faite par des lexicographes français et destinée prioritairement à des usagers français. Tous les mots, y compris les régionalismes, contenus dans ces dictionnaires sont configurés pour un décodeur français.
On peut tirer de ces constats que l’idée de « norme dans la francophonie » peut être perçue de deux façons différentes, au moins (voir l’annexe).
Langue commune, usage et discours
Cette image reflète également la perception des dictionnaires. En restreignant le lexique à des contraintes programmatiques, donc en recensant des unités attestées et sélectionnées parmi une multitude de séries possibles, le lexicographe élit et oriente un ou des usages dans l’infinité et dans la diversité des pratiques langagières. La nomenclature peut dès lors être appréhendée comme un discours d’institution et une tranche de langue normalisée. Cataloguée et instaurée suivant ce principe, elle peut être qualifiée de différentes manières du point de vue de sa légitimation.
- Les mots décrits sont réputés former la langue commune, celle des francophones. Ainsi, pour Paul Imbs, du Trésor de la langue française [TLF], « le dictionnaire Ici que nous le concevons doit comprendre le vocabulaire de la langue commune à tous les francophones ayant reçu une [...] culture de type humaniste [...] » (1971 : XXIV). Quand au NPR, les auteurs du texte introductif précisent que leur description est celle « d’un français général, d’un français commun à l’ensemble de la francophonie, coloré par des usages particuliers, et seulement lorsque ces usages présentent un intérêt pour tout le monde » (Rey-Debove et Rey, 1993 : XIII). Notons que Paul Imbs utilise l’expression le vocabulaire (article défini) tandis que Josette Rey-Debove et Alain Rey parlent d’un français commun (article indéfini). La restriction est ailleurs, dans l’intérêt collectif... des Français, ce qui est parfaitement compréhensible du point de vue des auteurs de dictionnaires en France. Cependant, ces discours sont fort éloignés de la réalité puisque de nombreux mots figurant dans les deux dictionnaires n’ont aucune résonance en dehors de la France, de nombreux mots communs à la francophonie et de nature à intéresser tous les locuteurs n’y apparaissent pas, sans compter que de nombreux mots régionaux connus en France sont absents. Je n’insiste pas outre mesure sur ces problèmes de la variation et des autodescriptions qui relèvent d’autres études et d’autres préoccupations.
- Les mots décrits sont réputés constituer l’usage reçu et normé. De fait, l’opération de sélection de la nomenclature est la deuxième étape de la normalisation, la première étant définie lors de l’établissement du programme macrostructurel. Le marquage des registres de langue formera la troisième étape normative. Diverses autres observations sur l’usage constitueront la quatrième. En outre, l’ensemble lexical décrit fournit une image de la norme qui est surdimensionnée par une synchronie, une société et un espace donnés. C’est pour cela qu’un locuteur non français percevra le NPR, le PLI ou le TLF comme des dictionnaires idéals pour les locuteurs de France, mais pas pour lui. Bien entendu, d’autres personnes voudront continuer d’imposer ce modèle dans leur région (Québec, Belgique...).
Tout découpage dans le lexique à des fins lexicographiques est un acte normatif. Ce qui demeure dans le filtre est inséré dans un ensemble hiérarchisé du plus normatif au moins normatif, le niveau non marqué indiquant la situation normale de communication, ni au-dessus de la norme, ni surtout en dessous. Car s’écarter de la norme renvoie aussi bien à ce qui appartient à des usages situés au-dessus de la barre normative (usage soutenu, littéraire, etc. : bouscueil, pagée au Québec, quasi, souventefois en France) qu’à ce qui loge à l’enseigne placée sous la barre normative (usages familiers, argotiques, vulgaires, etc.).
Les remarques portant sur la légitimation reposent sur le « référentiel de la langue commune » (Collinot et Mazière, 1997 : 68) qui renvoie en effet à trois réseaux de discours.
Le discours qui est à la source de l’information lexicographique. Dans les dictionnaires parisiens, toutes les prédications sont formulées pour les Français en priorité.
NPR → nordique : « Qui est relatif, qui appartient aux pays du nord de l’Europe (spécialement à la Scandinavie); qui en est originaire. »
PLI 1995 → sapin : « Arbre résineux au tronc grisâtre commun dans les montagnes d’Europe occidentale entre 500 et 1500 m et dont les feuilles, persistantes, portent deux lignes blanches en dessous (ce qui les distingue de celles de l’épicéa). [...] »
Il en va de même pour ce qui concerne les dimensions diatopiques des entrées (NPR mitaine : « Moufle », également identifié comme canadianisme). Les faits s’éloignent donc de la stratégie énoncée dans les textes de présentation. Comment réagissent les Québécois devant l’exemple suivant de homme d’État qui figure dans l’article état du NPR : « Cette femme est un grand homme d’État »? Ici, la francophonie en prend un coup. Pour le moins, l’indication de francisme aurait été la bienvenue pour cet exemple. Et je ne parle pas des traductions des romans américains qui montrent des enfants de New York ou d’ailleurs fréquenter l’école de niveau CM1 ou CM2 au lieu d’être en première ou deuxième année du premier cycle du primaire, ou des adolescents qui sortent du lycée avec un bachot, un BTS ou autre CAPÈS plutôt que de décrocher un DES, un DEC, etc. Pourtant, il est une variété de français parfaitement adaptée aux concepts nord-américains et qui possèdent tous les mots nécessaires pour rendre ces réalités. Ces exemples plongent au cœur des concepts d’« interéchange » et d’ « intertolérance » qui sont des marqueurs de la polynomie.
Le discours qui constitue la compétence langagière de l’usager du dictionnaire. On se réfère ici à la connaissance active et passive du vocabulaire par le locuteur. Personne ne connaît tous les mots du dictionnaire et tout le monde connaît des mots qui n’y sont pas consignés. Sans évoquer à ce sujet la question de la variation linguistique.
Le discours qui fonde le savoir du lexicographe sur la langue. Il n’est guère possible de gérer la connaissance totale du lexique dictionnarisé. Tous les sous-ensembles lexicaux, du plus norrné aux plus familiers ou plus vulgaires, du plus général aux plus technolectaux, résultent eux-mêmes de choix que le lexicographe effectue ou fait réaliser sans nécessairement posséder toutes les qualités pour le faire. « Aucun lexicographe n’a pu, jusqu’ici, opérer un tri dans le vocabulaire scientifique et technique autrement que par la référence à un type de locuteur idéal, qu’il définit le plus souvent par transposition du niveau de culture qui lui est propre ou qui est commun à une équipe d’amis et d’informateurs » (Guilbert, Lagane et Niobey, 1971 : II-III).
C’est dire que le lexicographe ne peut établir sa nomenclature sur des bases purement objectives, même s’il le souhaite. Le dictionnariste est le porte-parole d’un groupe de locuteurs qui forment la collectivité. Lui-même fait partie de cette classe de personnes. « Il est à la fois dans la langue et dans la culture et en dehors de celles-ci de par son activité d’observateur des pratiques langagières communes à son milieu » (Collinot et Mazière, 1997 : 69). Il n’existe donc pas de lexicographie totalement neutre ou objective.
Perdus dans l’histoire et dans l’espace
Certes, la langue française n’est pas singulière, mais le système qui la gère et la règle est singulier lui, cc qui fait que tous les francophones s’en réclament. En étant pluriels, les normes, les usages témoignent de l’évolution et de la rénovation de la langue. Aussi, soutenir que le français s’étale en variétés dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire qu’on y observe des modulations plus ou moins accentuées selon les territoires, n’est, bien entendu, ni un secret, ni une observation originale, du moins jusqu’à ce que retentisse l’écho de l’idéologie. Car il est évident que du point de vue des positions idéologiques, l’idée de norme n’est pas neutre. Tout dictionnaire de langue est clairement marqué par l’idéologie de scs concepteurs.
Hors d’une position nationale, il paraît absurde de se poser la question de savoir ce qu’est, au Québec, le français standard et un français de qualité (Boulanger, 1994 : 1). On dira que c’est le français garanti par la norme soutenue par la communauté nationale. Ce standard est épaulé par les organes étatiques ou autrement influents (dictionnaires, grammaires, académies, textes de loi, décrets, énoncés institutionnels, etc.) et par les spécialistes des questions linguistiques et lexicographiques. Toute remise en cause de l’existence objective du Québec en tant que communauté propriétaire légitime de l’une des variétés valorisées de la langue française au bénéfice d’une exonorme conduit à l’invalidation de l’endonorme préconisée et à l’éradication de la francophonie en tant qu’institution défenderesse du droit à la différence linguistique. Ce droit ne peut pas être restreint au contingent des régionalismes qui enrichissent un fonds commun, le parent et le sertissent d’ornements lexicaux dont le mérite premier est d’exercer un attrait exotique ou d’être éblouissants et de fournir des arguments pour de beaux discours officiels. La vie du langage est autrement sinueuse. D’où la contradiction idéologique et le magistère de l’Académie française qui défend ouvertement le droit à la créativité linguistique dans l’espace francophone et qui chante l’immense valeur patrimoniale des régionalismes, mais qui refuse systématiquement en tant qu’institution certaines actions concrètes qui collent pourtant aux réalités culturelles d’ailleurs, comme celle qui a trait à la féminisation des appellations de titres et de fonctions, évolution générée dans d’autres zones francophones, le Québec et la Suisse, par exemple. Indéniablement, il y a là une contradiction historique qui mérite un examen plus attentif, car elle entretient un grand malaise dans la concorde entre les variétés de français et dans l’aménagement général et dictionnairique de la langue française.
Références lexicographiques
- Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, vol. 1 : a — enz, Paris, Imprimerie nationale, 1992, X + 834 + VII p. [DAF]
- Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Nouvelle édition remaniée et amplifiée sous la direction de Josette REY-DEBOVE et Alain REY, Paris, Dictionnaires le Robert, 1993, XXXV + 2492 p. [NPR]
- Le Petit Larousse illustré 1995, Paris, Larousse, 1994, 1784 p. [PLI]
- Le Robert. Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, Rédaction dirigée par Jean-Claude BOULANGER et supervisée par Alain REY, Deuxième édition revue et corrigée, Montréal, DicoRobert inc., 1993, XXXV11 + 1273 p. + 343 p. + LXV p. [DQA]
- Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960), Sous la direction de Paul IMBS (vol. 1 à 7) puis de Bernard QUEMADA (vol. 8 à 16), Centre national de la recherche scientifique, Institut (national) de la langue française (Nancy), Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique / Gallimard, 16 vol., 1971-1994, CXXXI p. + p.v. [TLF]
Annexes
Référence bibliographique
BOULANGER, Jean-Claude (2001). « La francophonie : une norme, des normes, un dictionnaire, des dictionnaires ? » dans Foued Laroussi et Sophie Babault (dir.), Variations et dynamisme du français. Une approche polynomique de l’espace francophone, coll. « Espaces discursifs », Paris, L’Harmattan, p. 29-50. [article]