Quelques figures du panthéon des dictionnaires scolaires modernes (1856-2005)

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Le dictionnaire scolaire se situe à l’avant-plan des instruments d’acquisition, de maîtrise, de perfectionnement et, à l’occasion, de correction de la langue. À l’école, il doit faire l’objet d’une pédagogie particulière et ne pas seulement servir d’ouvrage d’appoint dans quelques matières, notamment le français. « Enseñar a manejar los diccionarios debería, pues, constituir un objetivo destacable de la didáctica de la lengua[1] » (Hernández 1989, p. 35). Les dictionnaires sont des outils d’apprentissage qui visent aussi à assurer la cohésion culturelle du groupe, car ils permettent de pérenniser la compréhension des livres et des écrits divers d’une société —de même que les paroles— qui importent pour fédérer l’histoire d’une communauté linguistique. Le dictionnaire est le dépositaire d’une partie fort importante d’une culture et, d’une certaine façon, il détient la clé du déchiffrement des arcanes de cette culture. Il est simultanément une mémoire de la langue et une mémoire des faits, des événements et des choses. Appréhendé de ce double point de vue, il fait partie de la geste sociale qu’il faut écrire pour forger une mémoire personnelle et une mémoire collective, et transmettre à travers elles les valeurs communautaires, une conception particulière du monde, un modèle idéologique adéquat, voire une morale. L’un des premiers à bien saisir et à bien comprendre les vocations linguistiques, pédagogiques et sociales du dictionnaire fut certainement Pierre Larousse au milieu du XIXe siècle.

De très lointaines et très obscures origines

Les dictionnaires scolaires revendiquent de très lointaines origines. Ils sont étroitement liés à l’invention de l’écriture. Des recherches récentes nous apprennent qu’ils remontent au IVe-IIIe millénaire avant Jésus-Christ alors que les scribes mésopotamiens établissaient des listes lexicales tabulaires destinées à l’enseignement dans les eduba, c’est-à-dire dans les écoles où on formait les futurs scribes (Boulanger 2003). La confection de ces catalogues de mots sur des supports d’argile avait déjà pour premier objectif de venir appuyer l’apprentissage de l’écriture et la connaissance de la langue. Ces tablettes contenaient des relevés de noms communs, de noms propres, de synonymes, de parties de mots, etc., tous éléments de base dans un cheminement scolaire. Pour apprendre l’écriture cunéiforme, les jeunes élèves recopiaient ces listes sur d’autres tablettes. Et on a retrouvé un nombre impressionnant de ces cahiers de devoirs en argile.

Dans l’Europe du Moyen Âge, on élaborera également des dictionnaires destinés à combler des besoins d’apprentissage non pas de la langue maternelle et quotidienne, mais du latin, la langue de l’intellect, de la religion et du pouvoir. Il faudra attendre la Renaissance pour que la production d’ouvrages sur le français, et en français, prenne le pas sur les dictionnaires du latin et sur les glossaires bilingues.

Il faudra patienter plus longtemps encore pour que le dictionnaire scolaire soit caractérisé comme un sous-type dans l’organigramme des dictionnaires. Les dictionnaires « portatifs » des siècles postérieurs à la Renaissance, notamment ceux du XVIIIe siècle, ne doivent pas être confondus avec les petits dictionnaires pour enfants ni avec les compilations élémentaires du XIXe siècle ayant le même gabarit. Les portatifs sont surtout des abrégés et des réductions de répertoires plus volumineux et plus grands que l’on pouvait ainsi transporter plus aisément (Quemada 1967, p. 250-262). Ils répondaient en outre à des besoins de démocratisation du livre, phénomène qui se manifestait, entre autres, par la baisse des coûts d’acquisition et par l’accroissement de la maniabilité. Dès lors, le livre pouvait devenir accessible à un plus grand nombre de personnes. Un dictionnaire portatif n’était donc pas nécessairement un recueil de mots élaboré pour des élèves et à des fins pédagogiques. Ce n’est qu’accessoirement qu’il aura une vocation scolaire. Après 1820, les portatifs du type abrégé semblent tomber en désaffection (Quemada 1967, p. 258; Rey 1989, p. 8).

La science et l’industrie modernes du dictionnaire scolaire démarrent vraiment, en France, au milieu du XIXe siècle. On peut dire qu’elles sont, l’une et l’autre, un après-Littré, ou presque, et qu’elles prennent leur envol avec Pierre Larousse. La lexicographie scolaire se faufile en effet entre le grand dictionnaire philologique, culturel et conservateur d’Émile Littré et l’immense œuvre encyclopédique, scientifique et moderniste de Pierre Larousse lui-même. De fait, tout le XIXe siècle s’affairera à mettre sur pied un enseignement élémentaire pour tous. Il faut que les enfants apprennent à lire, à écrire, à calculer et à comprendre le fonctionnement du monde. De plus, la cohésion nationale doit être renforcée par l’enseignement de l’histoire, de la géographie et de la morale. En juin 1833, la loi Guizot imposait pour la première fois un enseignement obligatoire. Un demi-siècle plus tard, en 1882, cette loi sera renforcée par Jules Ferry, qui rendra l’enseignement primaire obligatoire pour tous, gratuit et laïque.

La conjonction de facteurs politiques, sociaux et pédagogiques sera à l’origine d’une grande production de manuels et d’ouvrages scolaires dont les dictionnaires ne sont pas le moindre des sous-ensembles. Pour cette raison, on peut qualifier ces recueils de mots de dictionnaires manuels. Ils entrent en effet dans la catégorie des manuels scolaires. Au début du XXe siècle, en France, le dictionnaire devient une figure importante du paysage du livre et il devient le signe d’une société développée et scolarisée, en pleine possession de son identité linguistique et culturelle.

Le creuset terminologique

Avant de poursuivre avec le volet historique, il convient de faire une petite incursion du côté de quelques appellations classificatrices, car cette terminologie est parfois poreuse : « Il serait donc souhaitable de réexaminer cette terminologie peu satisfaisante » (Lehmann 1991, p. 111).

Le vocabulaire qui réfère aux différents types de dictionnaires pour adultes est relativement bien circonscrit puisque ce genre d’ouvrage est amplement scruté sous l’angle métalexicographique. Le domaine des « petits dictionnaires » est moins bien documenté, du moins pour le français. Aussi vaut-il la peine de parcourir un court spectre conceptuel qui nous amènera à mieux définir l’objet de notre étude.

Lorsqu’on évoque les dictionnaires pour l’école, trois idées surgissent à l’esprit : celle du dictionnaire scolaire, celle du dictionnaire pour enfants et celle du dictionnaire d’apprentissage. Ces idées sont en outre faussement placées dans un système d’opposition avec les dictionnaires généraux culturels pour adultes, alors que ces rapports sont plutôt de l’ordre de la gradation, de la hiérarchisation. « De manière générale, le dictionnaire pour enfants se définit contrastivement par rapport au dictionnaire pour adultes » (Lehmann 2000, p. 87). La subordination des premiers aux seconds ne rend pas justice au genre du dictionnaire scolaire, qui est loin d’être un genre mineur ou secondaire.

Le dictionnaire scolaire

Le dictionnaire scolaire est un ouvrage général monolingue —certains peuvent être bilingues— en un volume, conçu pour une utilisation dans l’enseignement primaire et secondaire. Le terme peut avoir un sens plus élargi, car on peut en étendre son acception, d’une part, à l’école maternelle et, d’autre part, au début de la formation postsecondaire ou collégiale. On peut dire que ce type de répertoire couvre une fourchette d’âges de 5/6 à 15/16 ans. Le Larousse mini débutants et le Robert scolaire sont des exemples applicables aux deux extrémités de cet empan. Le Larousse mini débutants est présenté comme « le premier vrai dictionnaire » (1986, couverture de dos), l’adjectif premier étant entendu dans le sens chronologique par rapport aux étapes de la scolarisation des enfants. Son public cible est celui des jeunes écoliers de 5/6 ans. Le Robert scolaire s’adresse à des adolescents de 12 à 16 ans, c’est-à-dire aux élèves de tout le cycle du secondaire.

Le dictionnaire scolaire a une fonction qui est avant tout d’ordre descriptif, la description étant le plus souvent renforcée par l’iconographie dont la présence est plus sensible dans les ouvrages à petite nomenclature. Les 1065 mots de Mon Larousse en images sont accompagnés de 887 tableaux et dessins. Le Larousse mini débutants propose 500 illustrations pour un volume de 5400 entrées. Son concurrent le Robert benjamin revendique une nomenclature de 6000 mots et de 640 illustrations. Dans son édition de 1999, le Dictionnaire CEC jeunesse répertorie 20 000 mots tandis qu’il n’offre que 250 illustrations. De fait, la quantité d’illustrations est inversement proportionnelle à la quantité de mots vedettes : plus la nomenclature croît, plus le nombre d’illustrations diminue en proportion. Le Robert scolaire reste fidèle à la politique éditoriale des dictionnaires de langue du Robert qui ne proposent jamais d’iconostructure, sauf dans quelques ouvrages comme le Robert junior illustré, le Petit Robert des enfants/Robert des jeunes et le Robert benjamin. À titre d’exemple, le nombre d’illustrations du Robert junior illustré s’élève à 1000, auxquelles s’ajoutent 35 planches thématiques.

Le dictionnaire scolaire a pour objectifs de sensibiliser les jeunes au vocabulaire et de les mettre à l’aise avec les mots. Il consigne le lexique vivant, dont une partie est déjà connue de la majorité des élèves, soit de manière active, parce que les jeunes locuteurs doivent s’exprimer, soit de manière passive, parce qu’ils doivent écouter et comprendre les autres et parce qu’ils doivent aussi lire.

La langue dévoilée est celle de la société d’appartenance des jeunes, y compris les caractéristiques qui la font se distinguer des autres collectivités sociales utilisant quotidiennement la même langue, mais pas nécessairement de la même manière, ni avec les mêmes mots (Boulanger 1988). Cela vaut pour tous les dictionnaires scolaires conçus en France et au Québec depuis plus d’une vingtaine d’années. Ce sentiment d’appartenance est peut-être plus sensible dans les zones francophones périphériques à la France. Par exemple, les Québécois s’aperçoivent rapidement qu’un dictionnaire rédigé en France est franco-centré, qu’il est davantage gallo-français que francophone, car même la description des québécismes est pensée pour l’utilisateur hexagonal. Ainsi, le Larousse mini débutants définit le deuxième sens du mot mitaine de la manière suivante : « Au Canada, ce sont des gros gants doubles, des moufles. » Cette définition est doublement fausse, car les mitaines ne sont pas nécessairement des « gros » gants, ni des gants « doubles ». Par ailleurs, le terme moufle n’est absolument pas d’usage courant au Québec où on le considère plutôt comme un francisme.

Le terme dictionnaire scolaire est synonyme de dictionnaire pédagogique, ce dernier étant d’un emploi plus restreint dans la terminologie française.

Le dictionnaire pour enfants

Le dictionnaire pour enfants ou le dictionnaire pour les jeunes est un ouvrage général monolingue —il en existe aussi quelques-uns bilingues— qui entre dans la catégorie des dictionnaires scolaires et qui s’inscrit parfois dans la catégorie des productions préscolaires. Il couvre une fourchette d’âge de 3 à 12 ans. Le Robert benjamin et le Dictionnaire CEC jeunesse se classent dans le groupe scolaire tandis que Mon Larousse en images, qui s’adresse à une clientèle « de 3 à 6 ou 7 ans » (1956, s.p.), entre dans le groupe préscolaire.

Ce genre de produit lexicographique qui domine l’univers de l’enseignement est conçu pour initier les enfants aux activités liées à l’apprentissage du vocabulaire, de l’orthographe, de l’écriture et de la lecture. Les dictionnaires préscolaires restreignent cet apprentissage à la reconnaissance de la silhouette des mots que l’enfant est invité à raccrocher à une image, puis à décoder dans leur habit alphabétique. C’est le début de l’apprentissage de la lecture.

On peut classer les dictionnaires pour enfants en trois sous-groupes :

  1. Les dictionnaires préscolaires destinés à un public de 3 à 5/6 ans, à savoir les tout-petits. On les retrouve dans les prématernelles et les maternelles. Leur nomenclature varie de 1000 à 5000 mots, selon l’âge des destinataires.
  2. Les dictionnaires scolaires du premier cycle du primaire (de la première à la troisième année, dans le décompte québécois) destinés aux écoliers de 5/6 à 8/9 ans. Leur nomenclature varie de 5000 à 10 000 mots.
  3. Les dictionnaires scolaires du deuxième cycle du primaire (de la quatrième à la sixième année, dans le décompte québécois) destinés aux écoliers de 8/9 à 12/13 ans. Leur nomenclature varie de 10 000 à 25 000 mots, le volume phare étant de 20 000 articles.

Alise Lehmann (2000, p. 88 et 2002, p. 76) (voir aussi Hausmann 1990) propose une répartition par groupe d’âge qui est légèrement différente, mais qui recoupe sensiblement le classement proposé ci-dessus. Pour sa part, Pierre Corbin (2001, p. 24) montre que les ouvrages préscolaires ciblent parfois les bébés âgés de seulement quelques mois. Il propose d’appeler productions prédictionnairiques (ibid., p. 17) les recueils lexicographiques destinés à l’âge préscolaire. Les prédictionnaires « s’incarnent dans trois dispositifs majeurs » (ibid., p. 33) : l’abécédaire, l’imagier et le livre dictionnariforme.

Le dictionnaire d’apprentissage

L’appellation dictionnaire d’apprentissage recouvre deux idées très dissemblables. En premier lieu, le dictionnaire d’apprentissage peut être relié à la connaissance de la langue maternelle. En ce sens, le terme est synonyme de dictionnaire scolaire et de dictionnaire pédagogique. Il concurrence aussi l’appellation dictionnaire pour enfants. En second lieu, le terme peut être réservé à la connaissance d’une langue étrangère. Sa finalité est d’aider les personnes jeunes ou adultes qui apprennent une langue étrangère à utiliser correctement un vocabulaire qui n’est pas trop extensif, afin de développer la compétence linguistique des apprenants. En ce sens, il a pour correspondant anglais le terme learner’s dictionary, pour équivalent allemand Lernwörterbuch tandis qu’il est rendu en espagnol par diccionario de aprendizaje. Le dictionnaire d’apprentissage n’est pas nécessairement un ouvrage bilingue; c’est avant tout un ouvrage monolingue rédigé dans la langue étrangère que le futur utilisateur veut apprendre. Il est donc destiné à des apprenants d’une langue étrangère, ces apprenants n’étant pas nécessairement des enfants ou des jeunes.

Dans la documentation métalexicographique, c’est la deuxième dimension qui domine, à savoir que le dictionnaire d’apprentissage est davantage associé à la notion de « langue étrangère ». On réservera donc cette appellation au contexte interlinguistique. Dans l’environnement d’une langue maternelle, on privilégiera les appellations dictionnaire scolaire ou dictionnaire pédagogique.

Du côté de l’histoire du dictionnaire scolaire moderne

Pour segmenter l’histoire des dictionnaires scolaires modernes, Jean Pruvost (2001, p. 82-92) propose une chronologie fondée en deux temps. Une première période va de 1856 à 1948. C’est celle de la dictionnairique en mode mineur ou de la dictionnairique de la réduction, c’est-à-dire de la production de petits dictionnaires qui forment souvent des abrégés de plus vastes entreprises. Elle débute avec le Nouveau Dictionnaire de la langue française de Pierre Larousse et se termine au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La seconde période va de 1949 à 1999. C’est celle de la dictionnairique en mode majeur ou de la « lexicographie heuristique conquérante ». Elle commence avec la parution du Dictionnaire des débutants de Michel de Toro et prend fin avec la rédaction de l’article de Jean Pruvost (2001). Cette ère demeure donc ouverte.

Pour notre part, nous procéderons à un découpage chronologique légèrement différent. La période qui va de 1856 à 2005 sera subdivisée en trois temps principaux :

  1. De 1856 à 1923 : de Pierre Larousse à la Librairie Larousse.
  2. De 1924 à 1965 : le fief laroussien.
  3. De 1966 à 2005 : les empires Larousse et Robert.

De 1856 à 1923 : de Pierre Larousse à la Librairie Larousse

Cette étape peut être dite celle de l’émergence et de l’instauration d’une lexicographie scolaire que l’on qualifiera aussi de prémoderne. Ce presque trois quarts de siècle démarre autour de Pierre Larousse et dans l’ombre de Littré; il s’achève au moment où la maison d’édition Larousse se prépare à mettre en marché la deuxième édition de son célèbre Petit Larousse illustré, qui changera de titre en 1924 pour devenir le Nouveau Petit Larousse illustré. Le tournant de 1924 marque le début du quasi-monopole laroussien sur le marché économique du dictionnaire, emprise qui dure encore. Mais jusque-là, les produits laroussiens, l’homme et l’éditeur, auront affaire à fortes parties, car la concurrence est vive. Les dictionnaires Larousse ne sont pas les seuls joueurs. Leur font face d’autres productions lexicographiques tout aussi valables, parfois même plus flamboyantes, comme les dictionnaires de Théodore Bénard, d’Augustin Gazier ou du duo Larive et Fleury. Ce n’est que durant les années 1920 que ces répertoires et d’autres s’effaceront de l’échiquier éditorial devant l’offensive Larousse. Nous y reviendrons.

À partir du milieu du XIXe siècle, la lexicographie sera redevable de quelques idées novatrices s’inspirant des mouvements dans la société civile et savante ainsi que des nouvelles orientations de la linguistique. Sous le couvert d’ordre, elle s’alliera à des conceptions scientifiques, comme les sciences naturelles et la biologie —la langue est vue comme un organisme vivant—, à des perspectives historiques, à des approches pédagogiques inspirantes et à des considérations philologiques —le comparatisme, notamment (Boulanger 1994). C’est dans ce maelström d’évolution sociale et des nouveaux paradigmes de la linguistique que naîtront et croîtront les dictionnaires manuels.

L’un des acteurs-clés des débuts de la lexicographie scolaire fut Pierre Larousse. Toute sa vie, il restera fidèle à ses positions républicaines, laïques et pédagogiques. Toute son œuvre lexicologique, lexicographique et encyclopédique en sera marquée. Tous ses livres ont quelque chose du manuel, ils enseignent quelque chose. En bon lexicographe, il conçoit ses dictionnaires en fonction d’un programme pédagogique et didactique qui ne perd jamais de vue les fondements de l’encyclopédisme, c’est-à-dire un certain rattachement à l’histoire. Au résultat, ses œuvres lexicographiques, celles qui nous intéressent ici, présentent des synthèses de données, elles vulgarisent des messages, vertus auxquelles s’adjoindra bientôt l’iconographie qui marquera davantage la vocation encyclopédique des dictionnaires scolaires préparés par ses successeurs, notamment par Claude Augé.

Grand connaisseur de l’univers et des besoins scolaires, car il fut lui-même enseignant, Pierre Larousse sait sélectionner l’information, la résumer, la vulgariser et l’insérer dans l’aventure sociale de l’époque. Ses textes dictionnairiques prolongent, complètent et stabilisent l’enseignement de base reçu à l’école dans d’autres matières. L’instituteur qu’il fut « se passionne pour un message didactique, au sein duquel les idées —républicaines, optimistes, scientistes— et les sentiments —généreux, démocratiques, tolérants mais vifs— l’emportent sur la connaissance linguistique, et où cette connaissance est socialisée, utilisée pour l’amélioration du citoyen » (Rey 1990, p. 1820). Ses incursions encyclopédiques valident les descriptions synchroniques en leur procurant une dimension historique qui ne sera jamais démentie, mais au contraire toujours renforcée par le développement des rubriques encyclopédiques, d’une section consacrée aux noms propres et, après sa mort, par l’arrivée de l’illustration dans les dictionnaires qu’il avait créés.

Sur le plan des contenus, le souci pédagogique et son corollaire, le souci de la protection morale de l’enfant, prônent une sélection soigneuse et serrée des entrées et des contenus des articles. Les lexicographes qui explorent la constellation pédagogique ont tendance à écarter les mots rares ou littéraires, mais surtout ils éliminent les mots tabous, ou à contenu tabou, et les mots offensants, ils font une croix sur les mots peu connus ou non filtrés par l’institution enseignante, ils délaissent le vocabulaire trop spécialisé, pour ne s’arrêter que sur les couleurs du lexique socialement digestibles par les enfants. Ce programme éditorial aboutit à concevoir une géométrie dictionnairique qui repose sur un ordre conçu comme la régulation des usages. Cette régulation s’appuie sur des décisions prises avant la rédaction des articles; autrement dit, on préfère écarter des mots de la nomenclature plutôt que de les décrire en inscrivant dans les rubriques des réserves quant à l’emploi de ces vocables.

Le coup d’envoi du dictionnaire scolaire en un volume, moderne et aisément maniable, est donné par le pédagogue Pierre Larousse en 1856. Le maître d’école offre alors au public son Nouveau Dictionnaire de la langue française qui deviendra le Dictionnaire complet de la langue française en 1869, puis s’ornera d’illustrations à partir de 1878, soit après la mort de Pierre Larousse survenue en 1875. Il est clair que le recours à l’iconostructure est une innovation d’importance. Elle est marquante sur quatre plans, au moins : la perspective éditoriale, la perspective méthodologique, la perspective sémiotique et la perspective pédagogique (Rey 1990, p. 1822). Sous l’angle pédagogique, à savoir la portée sociale, le Nouveau Dictionnaire de la langue française a inauguré « une formule de compendium alphabétique qui, en France, colore la transmission démocratique du savoir dans la seconde moitié du siècle avant d’envahir au XXe siècle l’école et la nation » (Rey 1987, p. 8). Quant au Dictionnaire complet de la langue française, il sera suivi du Dictionnaire complet illustré. Le mot illustré noté dans le titre est révélateur, mais son origine n’est pas laroussienne. Jean Pruvost (2001, p. 80) note que c’est dans le Dictionnaire français illustré de Maurice La Châtre (ou Lachâtre), « que cette aventure a commencé ». Il situe la parution de ce dictionnaire en 1853 en se fondant sur le fait que l’ouvrage a d’abord été publié par fascicules de 16 pages —il y aura 100 fascicules—, la première livraison étant mise en vente en 1853. Une autre source bibliographique cite l’année 1856 pour la parution, c’est-à-dire le moment où le dictionnaire est disponible sous la forme d’un livre (Quemada 1967, p. 629). Mais sur la page de titre du dictionnaire lui-même, c’est la date de 1858 qui apparaît.

Le Dictionnaire complet illustré sera créé et réalisé en 1889 par Claude Augé, qui renouvellera et modernisera le modèle imaginé par Pierre Larousse. C’est du Dictionnaire complet illustré que sortira la filière du Petit Larousse illustré à partir de juillet 1905, filière qui fête cette année son centenaire. Avec le Petit Larousse illustré, Claude Augé perfectionnera une formule éprouvée plus qu’il ne l’inventera, celle du dictionnaire hybride puisant au réservoir des noms communs et à celui des noms propres. En 1924, le Petit Larousse illustré subira la première d’une douzaine de refontes régulières qui remettront l’ouvrage au goût du jour[2].

Gravure ancienne représentant des hommes autours d’une table couverte de livres.
Claude Auger et ses collaborateurs (© Larousse)

Le travail du maître de Toucy, sa renommée personnelle et sa descendance lexicographique laissent penser que le marché éditorial du dictionnaire manuel, au sens de livre scolaire, était l’exclusivité de la maison Larousse. La réalité est tout autre, car durant cette période, le créneau des dictionnaires scolaires élaborés par des enseignants était très diversifié et le marché économique très actif. Le terrain était partagé entre plusieurs ouvrages qui eurent leurs heures de gloire, certains devançant même les Larousse au palmarès des ventes. Trois noms valent la peine d’être mentionnés :

Ces manuels dictionnaires concurrenceront efficacement les produits laroussiens pendant 50 ans. Jean Pruvost (2001, p. 84-86) fournit de précieuses informations sur la concurrence effrénée dans le champ du dictionnaire scolaire entre 1856 et 1900. Durant ce demi-siècle, le « feu d’artifice éditorial » fut haut en couleurs. Ce n’est qu’après la deuxième édition du Petit Larousse illustré en 1924, que l’entreprise Larousse distancera, puis éliminera presque tous les autres du paysage éditorial.

Ainsi, lorsque la Librairie Larousse met au monde le Petit Larousse illustré 1906 le 29 juillet 1905, le monde des dictionnaires scolaires est riche, foisonnant et concurrentiel. Depuis un demi-siècle, l’école est branchée sur une panoplie d’ouvrages d’inspiration pédagogique qui se ressemblent et dont les auteurs étaient presque tous des instituteurs qui connaissaient bien les milieux pédagogiques. L’apparition du Petit Larousse illustré n’est donc pas un miracle, ni un événement extraordinaire et révolutionnaire, d’abord parce qu’il existait une filiation historique dont on retrouve la trace à travers d’autres dictionnaires, ensuite parce que la maison Larousse elle-même avait un catalogue de petits dictionnaires, enfin parce que le marché était partagé. C’est la mainmise ultérieure sur ce marché qui est impressionnante.

Le Petit Larousse illustré 1906, lancé l’été 1905, possède sensiblement la même architecture formelle que ses prédécesseurs, le Nouveau Dictionnaire de la langue française, le Dictionnaire complet de la langue française et le Dictionnaire complet illustré. Il présente une section pour les noms communs intitulée « Langue française », une section pour les noms propres intitulée « Histoire — géographie », les deux étant séparées et complétées par les rituelles pages roses logeant les « locutions latines et étrangères ».

Les dictionnaires concurrents proposent aussi une nomenclature de noms communs et de noms propres, à la différence près qu’ils sont fusionnés dans un seul ensemble. Les noms propres sont intercalés entre les noms communs, l’ensemble hybride formant un seul dictionnaire alphabétique. C’est de cette formule hybride que s’inspirera plus tard l’éditeur Flammarion avec son Dictionnaire usuel illustré. Répartir les deux ensembles de noms dans deux nomenclatures indépendantes, ce fut peut-être là le coup de génie des concepteurs du Petit Larousse illustré.

On peut démontrer la parenté formelle et fonctionnelle de ces répertoires en comparant les nomenclatures des noms communs (Nco) dans trois ouvrages du début du XXe siècle, soit le Petit Larive et Fleury de 1902, le Petit Larousse illustré 1906 et le Dictionnaire classique illustré d’Augustin Gazier, édition de 1912. Les chiffres avancés reposent sur une évaluation des nomenclatures mesurées à partir d’un échantillon aléatoire de cinq pages pour chaque dictionnaire et amorcées avec le mot cendré. Les noms propres du Petit Larive et Fleury et ceux du Dictionnaire classique illustré ont été écartés du décompte. Notons que le format et la configuration typographique de chaque ouvrage sont très semblables, de sorte que la comparaison n’a pas à être pondérée. Et cela même si le Petit Larive et Fleury distribue son texte sur trois colonnes alors que le Petit Larousse illustré et le Dictionnaire classique illustré ne recourent qu’à deux colonnes (voir les chiffres ci-dessous).

Si les trois dictionnaires avaient 1150 pages chacun, les nomenclatures de Nco seraient les suivantes :

La moyenne pour les trois ouvrages s’élève à 50 980 mots traités.

Tous ces dictionnaires sont résolument modernistes, laïques et synchroniques, du moins pour le vocabulaire commun. Cinq caractéristiques sont dénombrables :

  1. Les dictionnaires présentent un portrait vivant du vocabulaire d’usage. Les nomenclatures sont normatives, tout en étant accueillantes à quelques nouveautés lexicales et en écartant les mots interdits (Boulanger 1986).
  2. Les terminologies modernes du début du XXe siècle sont prises en compte : carburateur et téléphone sont consignés dans les trois dictionnaires (voir le tableau 1).
  3. Les articles sont brefs, clairs et informatifs.
  4. Un grand nombre d’articles comporte des développements encyclopédiques importants : voir TÉLÉGRAPHE et TÉLÉPHONE dans les trois dictionnaires.
  5. L’iconographie est abondante et indispensable; elle vient bien appuyer les données sémantiques et encyclopédiques, jouant ainsi son rôle ostensif.
Tableau 1. Définitions du mot téléphone
Petit Larive et Fleury (1902) Appareil servant à transmettre la voix à distance.
Petit Larousse illustré (1906) Instrument qui permet de reproduire à distance la parole ou tout autre son.
Dictionnaire classique illustré (1912) Appareil qui permet de transmettre à distance, le long d’un fil, les sons et particulièrement la parole.

De 1924 à 1965 : le fief laroussien

Cette deuxième période est dite celle du vide lexicographique ou de l’« hibernation de la lexicographie de langue » (Rey 1990, p. 1826); elle peut être qualifiée ainsi pour deux raisons :

  1. L’absence ou la quasi-absence de productions éditoriales inédites et innovatrices.
  2. L’absence ou la quasi-absence d’études métalexicographiques sur les ouvrages de cette période.

Ce que l’on peut dire avec certitude cependant, c’est que les dictionnaires n’ont pas manqué durant ces 40 ans. Mais il s’agissait plus souvent de rééditions que de nouveautés. Les catalogues des entreprises se sont, en effet, très peu enrichis. La Librairie Larousse va demeurer l’un des éditeurs les plus actifs et une tradition va s’instaurer avec un chef de file incontesté, le Petit Larousse, qui poursuivra une carrière sans faute et qui se maintiendra au sommet des ventes. À la fin de la période précédente, le Petit Larousse illustré avait atteint le statut d’un modèle didactique pérenne, soutenu ensuite par un succès commercial et culturel qui ne se démentira jamais jusqu’à aujourd’hui. Dès le début de ce cycle, en 1924, Larousse aura presque éliminé ses concurrents. Durant cette période, l’équipe éditoriale du Petit Larousse illustré est attentive à l’évolution du lexique. Une étude réalisée en 1960 montre d’ailleurs comment la physionomie du vocabulaire français s’est modifiée de près de 25 % en 12 ans (Guilbert, Dubois, Mitterand et Pignon 1960). Les auteurs de l’étude ont comparé les contenus du Nouveau Petit Larousse illustré de 1948 et celui du Petit Larousse de 1960 (tirage C). Pour établir les statistiques, les chercheurs ont examiné les entrées et les sorties de mots et de sens. Sur le plan proprement industriel, l’équipe éditoriale du Petit Larousse illustré tient compte des changements technologiques touchant la production du livre, ce qui permettra d’améliorer considérablement le rendement de l’iconographie. Sur le plan des contenus éditoriaux, la conception demeurera stable. « Si le discours du Petit Larousse a suivi l’évolution des idéologies et des institutions culturelles, c’est avec prudence et retenue, et en fonction d’une conception stable de la pédagogie » (Rey 1990, p. 1826).

Durant cette période, ce dictionnaire phare aura cinq nouvelles éditions, à savoir des refontes complètes. Elles auront lieu en 1924, 1935, 1948, 1952 et 1959. De 1924 à 1958, le dictionnaire portera le titre de Nouveau Petit Larousse illustré tandis qu’en 1959, il s’intitulera Petit Larousse. Il changera encore trois fois de nom au cours de son histoire : en 1968, il deviendra le Nouveau Petit Larousse; en 1973, il s’appellera Petit Larousse illustré; depuis 1992, il porte le titre de Le Petit Larousse illustré (ajout de l’article le); parfois, le millésime accompagne le titre. Précisons toutefois que si le titre complet paraît sur la couverture en 2003, le titre inscrit sur la page intérieure est Le Petit Larousse 2003. En 1924, le nombre de pages augmente pour la peine, passant de 1664 en 1923 à 1760 dans la deuxième édition. Les nouvelles éditions de 1935, 1948, 1952 et 1959 sont moins approfondies que celle de 1924. Entre 1924 et 1959, le nombre de pages bougera fort peu comme le montrent les chiffres du tableau 2.

Tableau 2. Nombre de pages : Nouveau Petit Larousse illustré, Petit Larousse
1923 → 1664 p. [∅]
1924 → 1760 p. [+ 96 p.]
1935 → 1771 p. [+11 p.]
1948 → 1767 p. [- 4 p.]
1952 → 1791 p. [+ 24 p.]
1959 → 1798 p. [+ 7 p.]

Ces faits sont révélateurs quand on sait que le Petit Larousse n’a pas vraiment changé de format entre 1905 (Petit Larousse illustré 1906) et 1958 et que la typographie est demeurée relativement la même. C’est dire que l’on peut mesurer assez justement la répartition de la matière lexicale et iconographique. Le format légèrement plus grand en 1959 n’infirme pas ces constats. On peut simplement remarquer qu’entre 1905 et 1958, le nombre moyen de lignes par colonne est de 82-83. Cela joue entre 83 et 85 en 1913 et 81 en 1952. En 1959, le nombre de lignes passera à 91 par colonne, en moyenne. Cette augmentation d’à peu près 16 lignes par page —il y a deux colonnes par page— correspond à un accroissement d’environ 158 pages par rapport à 1958. C’est ce qui explique les changements constatés dans l’étude des chercheurs qui ont comparé l’édition de 1948 et le tirage de i960, qui possède le même contenu que celui de 1959. En fait, au moins 189 pages séparent les éditions comparées, soit les 31 pages supplémentaires —le passage de 1767 pages en 1948 à 1798 pages en 1960— auxquelles il faut ajouter l’équivalent des 158 pages dues à l’augmentation du nombre de lignes par colonne.

L’éditeur du Petit Larousse proposera au public plusieurs autres dictionnaires durant cette période. Le Larousse élémentaire illustré lancé en 1914 en sera à son 77e tirage en 1928. En 1956, il sera remplacé par le Nouveau Larousse élémentaire, qui sera publié jusqu’en 1967. Entretemps, le Dictionnaire des débutants, une réelle nouveauté, sera mis en marché en 1949 (Lagane 1990, p. 1378; Pruvost 2001, p. 68).

La Librairie Larousse fera donc cavalier seul, ou presque. Vers la fin de cette période, en 1956, Quillet et Flammarion s’associeront pour lancer le Dictionnaire usuel, aussi connu sous l’appellation Quillet-Flammarion. Le Dictionnaire usuel vise la même clientèle que le Petit Larousse dont il reproduit d’ailleurs le modèle, en fusionnant toutefois les noms communs et les noms propres dans un seul catalogue alphabétique. Malgré une carrière intéressante, il ne prendra jamais l’avantage sur son collatéral. Il déclinera puis s’effacera de la scène éditoriale dictionnairique; au début des années 1980, une nouvelle équipe tentera de le faire renaître de ses cendres, mais sans succès. Il sombrera à nouveau.

De 1966 à 2005 : les empires Larousse et Robert

Quatre éléments fondamentaux ressortent durant cette tranche chronologique : l’aspect scientifique, l’aspect éditorial, l’aspect social et l’aspect francophone.

Sur le plan scientifique, cette période correspond à l’introduction et à l’application de théories et de principes linguistiques nouveaux dans l’approche lexicographique. En 1966, la maison Larousse révolutionnera la lexicographie moderne en proposant son Dictionnaire du français contemporain. Cet ouvrage représentait « une expérience d’application à la lexicographie de quelques grands principes de la nouvelle linguistique » (Lagane 1990, p. 1369). En effet, les contenus macro- et microstructurels s’inspiraient abondamment du structuralisme, du distributionnalisme et de la grammaire générative. De plus, le Dictionnaire du français contemporain assurait une certaine cohérence au code et à la norme en proposant une description limitée à une synchronie. La description des usages actualisés du lexique circonscrivait l’état réel de la langue. De là l’importance du qualificatif contemporain dans le titre de ce petit dictionnaire, qui faisait pénétrer les dictionnaires dans l’ère postmoderne. La mise à niveau réellement synchronique créera une rupture avec l’époque prémoderne et l’époque moderne, celles-ci présentant des contenus davantage conservateurs et tournés vers des périodes plus anciennes. En outre, le Dictionnaire du français contemporain se détachait de l’emprise académique alors que jusque-là la longue filiation des Larousse demeurait dans le sillage des contenus du Dictionnaire de l’Académie française.

Sur le plan proprement éditorial, cette période correspond à une diversification des dictionnaires eux-mêmes qui s’adresseront à des clientèles et à des groupes d’âge de mieux en mieux ciblés et de plus en plus fragmentés. La lexicographie occupera désormais un créneau économique non négligeable dans le monde de l’édition. Deux grands éditeurs, la Librairie Larousse et la Société du Nouveau Littré (Dictionnaires Le Robert) vont monopoliser une grande part du marché du dictionnaire.

Sur le plan social, cette période correspond à la place prépondérante que ces ouvrages occuperont dans l’univers scolaire, en particulier dans le système pédagogique du français langue maternelle. L’un de ces renforcements se produira en 1972 quand l’État français recommandera que le maniement du dictionnaire soit rendu obligatoire à l’école. Les directives ministérielles stipulent qu’il faut multiplier les occasions de recourir au dictionnaire, d’entraîner les enfants à se servir de ces ouvrages le plus rapidement possible, et surtout d’utiliser des dictionnaires confectionnés pour eux. D’où la nécessité d’avoir des dictionnaires adaptés à chaque étape de la scolarisation. Une panoplie de qualificatifs va permettre de classer les répertoires d’après leur titre. Pour le créneau qui relève de cette étude, on aura ainsi des dictionnaires pour enfants, pour les jeunes, jeunesse, junior, benjamin, mini, maxi, super major, etc. Une étude sur les titres reste à réaliser, car ils forment un intéressant champ onomasiologique.

Sur le plan de la conception du français, cette période correspond à une reconnaissance de la fragmentation du français et de la pluralité des normes, désingularisation qui sera bientôt abritée sous le concept de francophonie. C’est durant cette période que les régionalismes extrahexagonaux commencent à trouver une niche dans les dictionnaires parisiens en attendant que des adaptations contextuelles des dictionnaires fassent avancer la cause et que, plus récemment, la confection des dictionnaires devienne une préoccupation plus interne à un territoire particulier, notamment le Québec. En 1968, le Petit Larousse illustré sera le premier dictionnaire moderne en un volume à repousser les frontières du français en introduisant dans sa nomenclature quelques canadianismes, appelés depuis des québécismes (Boulanger 2002 et Boulanger infra).

Au-delà de ces quatre éléments marquants, il faut souligner que, depuis le milieu des années 1990, s’est ouverte l’ère des cédéroms et celle du multimédia, créneaux qui n’ont pas laissé indifférentes les entreprises lexicographiques.

L’industrie du dictionnaire scolaire

Aujourd’hui, le marché du dictionnaire scolaire destiné aux groupes d’âge du primaire, de 5/6 à 12/13 ans, est un chantier très vaste et très lucratif pour les éditeurs. Selon Pierre Corbin (1991, p. 19), « le développement de la lexicographie destinée à la jeunesse de langue française est une des caractéristiques de la production contemporaine ». Toutes les grandes maisons d’édition de dictionnaires et de manuels scolaires offrent une gamme de produits pour l’école correspondant à ces clientèles cibles (Hausmann 1990; Lagane 1990; Lehmann 2000, p. 88). Dans ce secteur, on se livre à une intense concurrence scientifique et à une guerre commerciale, aussi bien en France qu’ailleurs dans la francophonie. Les grands éditeurs français comme Larousse, Robert, Hachette, Bordas mettent même en circulation des éditions adaptées à différents contextes géoculturels, notamment dans la francophonie nord-américaine, où ces quatre grands de l’édition sont représentés dans le créneau jeunesse. Plus encore, le même intérêt pour un profil adapté à l’environnement social s’étend du préscolaire au secondaire. D’une part, le Larousse mini débutants (1986) existe en édition canadienne; on y trouve des québécismes comme foulard « écharpe », mitaine « moufle », tuque « bonnet de laine ». D’autre part, le Robert Dictionnaire d’aujourd’hui possède son alter ego nord-américain, le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui.

L’appel dictionnairique est si fort que, en 1986, le marché français du dictionnaire pour enfants (le primaire) propose un catalogue d’une soixantaine de titres (Gross 1989, p. 174; Corbin 1991, p. 19-20). Pour la même période, Gaston Gross (1989, p. 175) évalue les ventes annuelles à 300 000 dictionnaires en France seulement. Depuis ce temps, le catalogue de titres n’a cessé de s’enrichir et de se diversifier, tandis que les ventes s’envolaient.

Portrait et paramètres du dictionnaire scolaire

Qu’est-ce donc qu’un dictionnaire scolaire et à quoi sert-il? Pour répondre à ces questions, nous limiterons notre analyse à l’environnement du dictionnaire pour enfants du primaire.

Le dictionnaire pédagogique est un ouvrage de référence sur la langue et sur le monde qui s’utilise d’abord à l’école de manière collective, orientée, puis à la maison de manière plus personnelle et plus spontanée, sans exclure une utilisation dirigée par les parents à l’occasion des devoirs, par exemple. À l’école, cet ouvrage est un outil d’information sur la langue qui est adapté aux objectifs de l’enseignement d’une langue maternelle afin de réaliser des activités pédagogiques et de répondre aux exercices programmés par les enseignants (Battaner 1994, p. 109). Il est donc réservé à l’apprentissage des fondements de la langue : vocabulaire, orthographe, écriture, lecture. C’est un outil de référence, donc de consultation, qui ne doit pas accabler l’élève destinataire par un excès de matériel linguistique informatif qui dépasserait ses fonctions premières d’appréhension de la langue. Il se doit d’être économique, à savoir d’extension limitée des points de vue macro- et microstructurels : nomenclature et rubriques restreintes et adaptées aux différents groupes d’âge correspondant aux différentes sous-catégories d’ouvrages. En dehors de la classe, le dictionnaire scolaire est aussi un instrument de consultation autonome qui continue à jouer un rôle de nature pédagogique lors des devoirs et des travaux scolaires faits à la maison ou qui devient un ouvrage de consultation ponctuelle lors d’activités de jeu ou de lecture. Cette seconde fonction hors de la classe reste soumise à la première si l’on considère qu’il revient aux enseignants de former les écoliers et les élèves au maniement et au fonctionnement du dictionnaire. Cette pédagogie essentielle est de leur ressort.

L’apprentissage du vocabulaire est l’objectif fondamental de ce type de dictionnaire. Cette visée est d’abord d’ordre quantitatif; il s’agit d’apprendre à maîtriser un volume de mots et de sens de plus en plus nombreux afin de s’ajuster dans les meilleures conditions au monde de la vie quotidienne et à l’univers des connaissances. Les objectifs secondaires sont de l’ordre de l’orthographe, de l’écriture et de la lecture. Chez l’enfant, la découverte du monde va de pair avec l’apprentissage des phénomènes langagiers, surtout les mots (Lehmann 2000, p. 87).

L’« infans habilis »

Pour ce qui est du vocabulaire, l’élève perfectionne la connaissance des mots de base, ceux qu’il n’a pas besoin d’apprendre et de mémoriser puisqu’ils sont déjà connus de lui et, parfois, bien maîtrisés. Les champs de vocabulaire plus spécifiques, plus élargis en langue générale seront souvent appris thématiquement ou onomasiologiquement à partir d’études concrètes. À la périphérie, les dictionnaires scolaires introduisent des vocabulaires généraux d’orientation scientifique, c’est-à-dire des blocs de vocabulaires techniques et scientifiques d’utilité générale, et des tranches de vocabulaires semi-spécialisés, voire spécialisés, sans toutefois pousser du côté des terminologies ultra-spécialisées. Ces différents registres de lexique sont, bien entendu, synchroniques.

L’apprentissage du vocabulaire renferme des objectifs subsidiaires. En effet, l’usage satisfaisant d’un dictionnaire consiste à la base à faire bénéficier l’enfant du maximum des informations contenues dans l’ouvrage, tant au regard de la compréhension des mots, à savoir de leur décodage, qu’à celui de la production de textes écrits ou oraux, à savoir de leur encodage. À cela, s’ajoute en filigrane l’analyse de quelques fonctions fondamentales du système de la langue. Les habiletés à acquérir du point de vue de l’apprentissage global du français langue maternelle sont les suivantes :

  1. Apprendre à maîtriser l’alphabet, c’est-à-dire maîtriser l’ordre alphabétique lors des consultations de la nomenclature. Il s’agit en fait de pouvoir répondre aux questions : « C’est situé où? », « C’est à quelle page? »
  2. Apprendre à connaître l’orthographe des mots, la lecture du dictionnaire conduisant à la maîtrise de l’écriture. Il s’agit en fait de pouvoir répondre à la question : « Ça s’écrit comment? »
  3. Apprendre à situer les mots dans les différentes parties du discours. Cet objectif d’ordre grammatical permet de répondre à la question : « Quelle sorte de mot est-ce? »
  4. Savoir reconnaître les différentes acceptions ou définitions d’un mot, c’est-à-dire les relations sémantiques. Il s’agit en fait de pouvoir répondre à la question : « Qu’est-ce que ça signifie? »
  5. Savoir reconnaître l’existence du mot et ses différentes figures : le mot simple (cachalot), le mot composé (chef-d’œuvre), le mot complexe (chemin de fer), les expressions et les locutions (avoir besoin de). Il s’agit en fait de pouvoir répondre à la question : « Qu’est-ce qu’un mot? »
  6. Savoir reconnaître les parties de mots, c’est-à-dire les relations lexicales et les relations morphologiques : chanteur, coureur, danseur; danse, danser, danseur; géographe, géographie, géographique, géographiquement. Il s’agit en fait de pouvoir répondre à la question : « Pourquoi ça se ressemble? »
  7. Maîtriser les règles fondamentales du code par le réemploi dans la composition, la rédaction de textes, la préparation de devoirs. Passage du passif à l’actif, du décodage à l’encodage.
  8. Comprendre la structure des dictionnaires, c’est-à-dire savoir reconnaître les diverses composantes d’un article et distinguer le genre textuel dictionnairique des autres genres textuels.

Sous l’angle strictement linguistique, le dictionnaire scolaire introduit les enfants dans le monde du lexique et de la langue, de même qu’il leur révèle le monde de la lexicographie et une partie de ses conventions. Il les initie également à la lecture fragmentée d’un texte, à la grammaire et à la rhétorique particulières.

L’architecture du dictionnaire scolaire

Techniquement, l’architecture du dictionnaire scolaire obéit à une structure à trois niveaux : la macrostructure, la microstructure et l’iconostructure, la dernière ayant autant d’importance pédagogique que les deux autres. Par ailleurs, étant donné les objectifs d’apprentissage par paliers (préscolaire, primaire, secondaire) fondés sur l’univers autant que sur le vocabulaire, étant donné qu’il s’agit de la connaissance du lexique et non de correction ou de perfectionnement de la langue —du moins au premier chef—, donc de description plus que de prescription —du moins au primaire—, on comprendra pourquoi les tailles macro- et microstructurelles sont relativement limitées. La macrostructure fondamentale tourne autour de 1000 à 5000 entrées pour les dictionnaires préscolaires; elle va jusqu’à 40 000 entrées pour les dictionnaires scolaires pour le secondaire. On trouve aussi de tout petits dictionnaires dont les macrostructures s’établissent autour de 1000 mots. La microstructure fondamentale, c’est-à-dire les articles, est relativement restreinte, allant des rubriques très élémentaires axées sur le rapport immédiat aux choses jusqu’aux rubriques à vocation un peu plus fonctionnelle. Ainsi dans le Larousse mini débutants et dans le Larousse maxi débutants, les rubriques sont les suivantes :

Comme on peut le constater dans le tableau 3 ci-dessous, les mêmes rubriques sont exploitées différemment. La différence entre les deux ouvrages tient au volume des informations et au développement textuel des définitions et des exemples.

Tableau 3. Présentation des rubriques dans le Larousse mini débutants et le Larousse maxi débutants
Larousse mini débutants (1986) Larousse maxi débutants (1986)
enfance (nom fém. : une enfance). C’est le temps où on est un enfant : J’aime bien quand grand-père me parle de son enfance. enfance n.f. SENS 1 Mélina a passé son enfance à Athènes, les premières années de sa vie.
enfer (nom masc. : un enfer). Selon certaines religions, les méchants vont en enfer après leur mort, c’est-à-dire quelque part où ils souffrent beaucoup et pour toujours. Le contraire est le paradis. enfer n.m. 1. Les chrétiens pensent que les méchants sont condamnés à l’enfer, à souffrir éternellement (= damnation). 2. Depuis qu’elle est malade, sa vie est devenue un enfer (= supplice).
pomme (nom fém. : une pomme). 1. C’est un fruit. La pomme pousse sur un arbre, le pommier. 2. La pomme de terre pousse dans la terre, c’est un légume. — regarde fruit et légume. pomme n.f. 1. Les pommes sont des fruits sphériques à pépins. 2. La pomme de pin est le fruit du pin. 3. La pomme d’Adam est un endroit en relief que les hommes ont sur la gorge. 4. La pomme d’arrosoir est le bout arrondi et percé de trous de l’arrosoir. 5. Fam. Tomber dans les pommes, c’est s’évanouir.

Ainsi, dans le Larousse mini débutants, les articles ENFANCE et ENFER sont monosémiques alors que POMME est polysémique, le second sens étant d’ailleurs celui de pomme de terre. Tandis que dans le Larousse maxi débutants, les articles ont respectivement un, deux et cinq sens, pomme de terre ayant en outre son propre article. L’indication SENS 1 dans l’article ENFANCE établit le lien avec le mot enfant qui est la macroentrée dans ce dictionnaire à macrostructure double. Le Larousse mini débutants offre un texte plein, peu codé. Les formulations sont presque toujours des phrases complètes, proches du discours ordinaire (voir enfer où l’indication du contraire paradis est insérée dans une phrase complète). Le Larousse maxi débutants recourt davantage à la rhétorique et au métalangage dictionnairiques, c’est-à-dire à un langage plus codé tant du point de vue textuel que du point de vue diacritique.

Le protocole rédactionnel de la lexicographie scolaire contemporaine est relativement bien circonscrit, à savoir que les envergures macro- et microstructurelles sont bien délimitées. Le dictionnaire destiné au primaire possède une nomenclature de 18 000 à 20 000 entrées, ce volume ayant tendance à augmenter légèrement lors des nouvelles éditions. L’envergure de la nomenclature est suffisante pour cerner le noyau dur de la langue générale, pour convoquer un vocabulaire familier fréquent et pour intégrer quelques termes des technolectes parmi les plus courants. Ces dictionnaires descendent en effet rarement sous la barre du vocabulaire familier. Les mots très familiers ou vulgaires sont, en principe, écartés; de même, on rejette les mots tabous, interdits, racistes, choquants ou relevant du vocabulaire perçu comme étant politiquement incorrect. On a aussi tendance à évacuer le vocabulaire critiqué comme les anglicismes, les emprunts de luxe les plus surveillés, les formes fautives. C’est pour cela que l’on dit que les dictionnaires pour enfants ne sont pas, au premier chef, des ouvrages normatifs ou correctifs. De même, les lexicographes n’investissent pas les zones complexes des langues de spécialité. Quant aux articles, leurs rubriques sont centrées sur quatre aspects :

Les rubriques historiques (étymologie, datation) et la prononciation sont exclues, à de rares exceptions près. À noter toutefois que le Dictionnaire super major fournit régulièrement l’étymologie des mots. Cette rubrique, intitulée « Histoire du mot », est séparée du noyau de l’article et elle figure dans la marge, tout comme l’iconographie. Les citations sont également écartées de ces ouvrages, sauf dans des cas particuliers comme le Petit Robert des enfants/Robert des jeunes, qui est construit autour d’extraits d’œuvres littéraires pour la jeunesse, de bandes dessinées, de fables, de chansons enfantines, de comptines, de charades, etc. (Lehmann 1993b, p. 205). La mise en discours se fait en recourant à des exemples forgés. Ceux-ci sont la clé du passage de la linguistique au monde réel. Ils correspondent à la singularisation du message. Les temps forts d’un article sont donc la forme et le ou les sens des mots, l’apprentissage des règles du code grammatical et la mise en phrase par l’exemple, cette démarche ayant des incidences syntaxiques (les contraintes de construction, entre autres). À ces formulations textuelles s’ajoute très fréquemment l’appui de l’iconostructure. Le cheminement normal procède du mot vers la définition, puis son exemplification, pour s’achever avec l’illustration. Ce protocole permet de procéder à la conceptualisation logique, puis de parvenir à la singularisation textuelle par la mise en discours dans l’exemple, tandis que la mise en image précise la singularisation en permettant une visualisation de l’objet dans un environnement proche de la réalité. La chose ou l’être qui sont décrits et illustrés dans les articles seront ensuite recherchés dans le monde et associés à des objets ou à des êtres authentiques.

Dans les ouvrages plus anciens, la démarche la plus usuelle consistait à faire suivre la définition par un ou des exemples, les deux rubriques étant vraiment différenciées. Cet axe respectait la logique de la conceptualisation, c’est-à-dire de la généralisation, et il paraissait plus efficace de procéder ainsi (Lehmann 1991,1993a et 1993b; Rey-Debove 1993). Mais, en 1972, dans le Dictionnaire du français vivant (Davau, Cohen et Lallemand), Marcel Cohen inaugura la procédure qui consistait à faire précéder la définition ou la glose définitionnelle par une phrase ou un segment de phrase jouant le rôle de l’exemple. Cette double séquence de l’exemple immédiatement glosé sémantiquement, à savoir le passage du singulier au collectif, a joui pendant 20 ans d’une certaine autorité, qui se perpétue encore dans des dictionnaires scolaires pour le primaire. Ce nouveau protocole méthodologique force la présentation d’au moins un exemple pour chaque sens, soudant ainsi les deux rubriques qui autrement profitaient d’une indépendance. Elle freine également la présentation de plus d’un exemple par sens. Par ailleurs, la « présence de l’exemple en tête conduit à donner une explication “en discours” et non “en langue”, ce qui est contraire aux règles de la définition rigoureuse » (Lagane 1990, p. 1375). Vers la fin des années 1980, cette préséance de l’exemple sur la définition est remise en cause dans quelques dictionnaires, notamment dans le Petit Robert des enfants/Robert des jeunes, tandis qu’en 1994, le Dictionnaire super major rétablit la séquence logique, la définition étant suivie de l’exemple. Ce répertoire est destiné au deuxième cycle du primaire. Le Petit Larousse illustré, qui fut un dictionnaire scolaire utilisé à tous les niveaux pendant longtemps, n’a jamais dérogé à l’ordre logique : la définition a toujours précédé l’exemple, sauf quand il s’agissait de gloser des constructions particulières.

L’article lexicographique du dictionnaire pour les jeunes insiste donc sur la description du monde, sur la sémantique et sur le code grammatical, contrairement au dictionnaire pour adultes dans lequel l’article fait d’abord ressortir le fonctionnement de la langue qu’il appréhende dans ses dimensions historiques (datation et étymologie), orales (prononciation), morphosémantiques (forme et sens), grammaticales et normatives.

Ni le programme éditorial des dictionnaires pour enfants ni leur utilisation pédagogique ne visent donc en priorité la correction de la langue, à savoir la norme prescriptive, car pour corriger les écarts de quelqu’un, il faut que ce locuteur possède au préalable un bagage linguistique suffisant lui permettant de porter des jugements éclairés sur un mot. Ces répertoires se situent fondamentalement du côté de la norme objective —aspect quantitatif du vocabulaire— et non du côté de la standardisation prescriptive —aspect qualitatif du lexique. Ainsi on peut penser que les dictionnaires scolaires pour enfants doivent d’abord proposer une vérité anthropologique, sociale et culturelle à la mesure de l’environnement des écoliers et non une vérité linguistique trop évaluative et coercitive qu’ils appréhenderaient mal. Pour les écoliers, les mots sont avant tout le monde. On retrouve dans cette perspective la conception ancienne longtemps véhiculée depuis Isidore de Séville jusqu’au XVIIIe siècle. Prioritairement, les ouvrages pédagogiques sont des répertoires de réception (décodage primaire de la langue, interprétation des mots, lecture et compréhension des textes). Ce sont aussi des ouvrages de production utilisés pour l’encodage aux fins de révéler toute la mécanique de construction du système.

Simultanément à sa fonction linguistique, le dictionnaire scolaire s’ouvre directement sur le monde, soit par la formule de la définition, soit par les exemples —particulièrement lorsque ceux-ci sont personnalisés (Boulanger 1999; Cormier, Ouimet et Boulanger 2001)—, soit par l’iconostructure qui singularise l’entrée et la replace souvent dans un environnement plus réel, à savoir pluriconceptuel. Tous les articles des dictionnaires pour les jeunes s’inspirent de cette triple dimension, comme l’illustre l’article CARROSSE du Larousse mini débutants.

carrosse (nom masc. : un carrosse). C’est une magnifique voiture tirée par des chevaux pour les rois, les reines, les princes. ~ attention, rr.

L’article est complété par une illustration, elle-même accompagnée d’un exemple : Le beau carrosse est tiré par quatre chevaux. L’exemple imite l’écriture manuscrite, ce qui crée un renforcement psychologique et pédagogique qui tire du côté de la réalité du monde. Il est aussi décontextualisé de son environnement habituel, car il figure dans la marge à côté de l’illustration. La plus grande partie de l’article a donc des fonctions référentielles et non des fonctions linguistiques.

Le dictionnaire scolaire, un monde en soi

Les dictionnaires scolaires sont destinés à perfectionner un double apprentissage, « celui de la langue maternelle avec son écriture et celui des matières enseignées par l’école » (Rey 1990, p. 1821). Les auteurs du Petit Larousse illustré avaient bien saisi cette approche en qualifiant leur labeur de « dictionnaire manuel ». Depuis un siècle et demi, les répertoires laroussiens s’inscrivent dans le cycle de l’univers laïque. En France, ils entretiennent une même image stable représentative de l’école et de la nation françaises; ils concilient aussi la pédagogie de la langue et le savoir encyclopédique de la culture française et européenne en priorité. Ils illustrent bien la réconciliation tacite des mots et des choses. De plus, les ouvrages scolaires sont des répertoires de masse.

En étant d’abord des manuels scolaires, les dictionnaires pour apprenants s’opposent à une attitude descriptive et normative prenant en considération la langue envisagée uniquement comme un système de signes hiérarchisés du point de vue de l’usage. Dans le cas des dictionnaires pour enfants, l’objectif premier est, bien entendu, l’apprentissage du code à travers l’orthographe, le vocabulaire, la lecture et l’écriture.

Par ailleurs, c’est l’incompréhension du monde qui pousse l’enfant à consulter un dictionnaire et à s’y mettre en quête de réponses pour en apprendre davantage sur les choses plus que pour y chercher des pistes critiques au sujet du fonctionnement linguistique d’un mot. L’autonymie n’intéresse guère l’enfant, sauf pour la forme et le ou les sens, mais ces fonctions ne s’opposent pas, elles restent reliées à l’univers des réalités. Dans ce contexte, la définition du mot est la chose.

D’où la nécessité de dévoiler un vocabulaire représentatif de la communauté à laquelle appartient l’élève. Toutefois, à l’école élémentaire, il est indispensable que l’élève assimile des connaissances sur les choses à travers les mots, et que ce savoir débouche sur l’universel. C’est l’aspect manuel du dictionnaire qui ressort ici, puisque l’enfant est amené à cultiver une perception interne de lui-même en tant que membre d’une communauté linguistique homogène (Boulanger 1988, p. 129). Au contact du lexique, l’enfant doit être en mesure de reconnaître ses sources historiques, de prendre conscience de l’existence du monde extérieur, des autres sociétés, des autres civilisations, les anciennes comme les modernes, et de percevoir comment vivent d’autres hommes, y compris ceux qui parlent la même langue que lui ailleurs dans le monde.

Sur le plan des principes et des méthodes de la lexicographie, le dictionnaire scolaire est souvent envisagé comme un dérivé ou un sous-produit du dictionnaire culturel pour adulte. « L’idée de “dictionnaire d’enfants” s’appuie contrastivement sur celle de “dictionnaire d’adultes”, et elle dépend de l’évaluation de cette opposition » (Rey-Debove 1989, p. 18). Or, cette évaluation semble toujours avantager le plus gros dictionnaire. On dit, par exemple, que le dictionnaire scolaire pour enfants est caractérisé par une nomenclature et des rubriques restreintes, par le soutien de l’image et, corollairement, que son texte est de lecture facile (ibid.). Ces remarques reviennent à comparer le dictionnaire pour enfants au dictionnaire pour adultes que l’on considère plus complet, donc à faire valoir des arguments quantitatifs et négatifs : ces ouvrages sont petits, ils incorporent moins de mots et moins de sens, les définitions sont courtes et moins fines —souvent, elles sont réduites au genre prochain et/ou à quelques différences particulières qui ne sont guère discriminantes ou elles sont de simples synonymes—, des informations comme l’étymologie, la prononciation et les citations sont portées manquantes, etc. Bref, on retient les idées de réduction, de petitesse, d’absence et de facilité.

Ce qui est une erreur d’appréciation. Les dictionnaires de ce type ne sont pas de simples résumés, des abrégés ou des réductions de plus gros et de plus grands dictionnaires qui s’emboîtent les uns dans les autres comme des poupées gigognes. Ces répertoires ont leurs protocoles propres. Les étymologies, les prononciations, les citations, les registres sous-familiers, littéraires ou très techniques ne sont pas soustraits de contenus plus déployés. Ces rubriques ne sont tout simplement pas prévues dans le programme éditorial. Le dictionnaire scolaire est une étape dans le cheminement de l’apprentissage de la langue. Du bas vers le haut et non l’inverse. Le modèle du dictionnaire pour les jeunes en un volume repose sur d’autres procédures que l’abrègement d’ouvrages plus vastes et aux descriptions plus extensives en matière de fonctionnement de la langue. Le lexique décrit dans les dictionnaires pour enfants est à la fois plus sélectif et plus dépouillé de ses attributs fonctionnels pour revêtir davantage les couleurs du monde. Des principes et des méthodes idoines doivent alors caractériser ces produits lexicographiques et les distinguer dans le grand empire dictionnairique.

Notes

[1] « L’enseignement du maniement des dictionnaires devrait constituer un objectif prioritaire de la didactique de la langue maternelle. » [Notre traduction]

[2] Pour les dates des remises à niveau importantes, voir Boulanger 2002 et Boulanger infra.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2005). « Quelques figures du panthéon des dictionnaires scolaires modernes (1856-2005) », dans Monique C. Cormier et Aline Francœur, Les dictionnaires Larousse : genèse et évolution, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, coll. « Paramètres », p. 91-128. [article]