L’épopée du Petit Larousse illustré au Québec de 1906 à 2005[1]

Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

Habent sua fata libelli. [Les livres ont leur destinée.] —Terentius Maurus (Petit Larousse illustré 1906, p. 1078)

Il y a déjà plus de 100 ans que les petits dictionnaires Larousse sont connus et diffusés au Canada français. André Rétif (1970a, p. 344) mentionne que le Dictionnaire complet illustré (1889) de Pierre Larousse —rédigé sous la direction de Claude Augé— a fait une entrée remarquée au Canada : « Une édition spéciale pour le Canada est publiée à Montréal (éd. Beauchemin) en 1894, par les soins de p. Théberge, bachelier ès arts de l’université Laval. Elle comporte 5000 articles concernant le Canada; c’est la 13e édition de l’ouvrage. » En réalité, le Dictionnaire complet illustré était déjà publié en édition canadienne par l’éditeur Beauchemin depuis 1889. Le dictionnaire manuel rejoint ainsi le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle qu’on trouve dans les bibliothèques des communautés religieuses et dans celles des notables, l’encyclopédie n’étant guère à la portée du simple citoyen de l’époque, même le plus instruit. Quant au Petit Larousse illustré, il sera présent en Amérique dès son lancement le 29 juillet 1905. La date qui apparaît sur la page titre du dictionnaire est cependant 1906. Ce décalage de dates s’institutionnalisera et, le cas échéant, on prendra l’habitude de différencier l’année de publication et le millésime du Petit Larousse.

Longtemps, le paysage livresque québécois fut dominé par deux monuments, deux chefs-d’œuvre dans leur genre, la Bible et le Petit Larousse. Le premier livre est conforme aux obligations et aux comportements religieux des Québécois jusqu’aux alentours de 1970. Le second étonne puisque Pierre Larousse, lointain concepteur de l’ouvrage, était républicain et grand défenseur de la laïcisation. Ses héritiers lexicographes vont poursuivre ses travaux dans le même esprit laïque. En France comme au Canada, le Petit Larousse est vite devenu une bible sociale et laïque incontournable quand vient le moment de répondre aux questions qu’on se pose sur la langue, et il le demeure toujours. Dès son arrivée au Canada, il a envahi les écoles et les foyers catholiques. Mais avant de pénétrer dans les classes et dans les familles, il a été épluché par un comité de surveillance formé par les évêques québécois. Sans trop avoir à faire amende honorable sur son contenu, sinon à propos de quelques illustrations, il a reçu l’imprimatur des dirigeants religieux, ce qui refermait le cercle biblique. Il a été longtemps le seul dictionnaire grand public à circuler au Québec. Un monopole qui s’explique de trois manières :

  1. Il satisfaisait le clergé et le monde enseignant, ce dernier étant largement dominé par les religieux et les religieuses.
  2. À son niveau, il n’aura pas de concurrent sérieux avant 1967; en l’occurrence, ce sera le Petit Robert; celui-ci mettra quand même quelques années avant de s’imposer.
  3. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas de nécessité d’élaborer des dictionnaires complets du français du Québec, les dictionnaires confectionnés en France paraissant suffire aux besoins de consultation.

À la conclusion de la révolution tranquille, soit après 1968, les perceptions du statut et de la valeur du français québécois seront réévaluées tandis que l’émergence de la francophonie entraînera une prise de conscience contemporaine à l’égard des régionalismes extrahexagonaux. Ceux-ci commenceront à faire l’objet de cueillettes sélectives par les lexicographes français qui souhaitaient les décrire dans leurs dictionnaires.

Aujourd’hui, le paysage dictionnairique québécois est presque essentiellement laroussien et robertien, une seule maison d’édition d’ici ayant réussi à entamer cette domination, et encore seulement à l’école élémentaire. Les dictionnaires Larousse sont les seuls à couvrir tout le programme scolaire, du primaire à l’université. Chaque étape de la scolarisation des jeunes Québécois possède une référence laroussienne qui lui est propre; de son côté, le Petit Larousse est aussi bien consulté par les écoliers des classes élémentaires que par les élèves du secondaire et les étudiants collégiaux et universitaires, sans parler du grand public.

Au Canada français, à l’école ou à la maison, nul n’ignore le nom de Pierre Larousse, et tous l’associent spontanément au dictionnaire qui porte son nom, sans savoir qu’il n’en est pas l’auteur. Le nom Larousse est assimilé au dictionnaire le plus répandu chez nous depuis qu’on le distribue, soit depuis qu’il existe. Il est si connu et si bien intégré dans l’imaginaire qu’on a construit autour de lui une mythologie qui en fait un dictionnaire parfait et complet, qui informe sur tout. Ainsi, au début des années 1990, lorsque Le Robert a lancé au Québec le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, quelques critiques peu avertis ont reproché à ce dictionnaire de ne pas fournir les étymologies des mots et des citations d’auteurs comme le faisait le Petit Larousse illustré. Or, si on trouve bien des étymologies dans le Petit Larousse illustré de l’époque, elles n’y sont données que de manière occasionnelle sans qu’on sache vraiment sur quels critères repose la présence de cette rubrique dans le dictionnaire. Le texte de présentation du Petit Larousse illustré 1993, le contemporain du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, ne se fait l’écho d’aucune directive précise justifiant la mention de l’étymologie dans certains articles et pas dans d’autres. On ne trouve qu’une vague formule stipulant que les articles comportent « très souvent » l’étymologie. Un échantillon aléatoire de 206 articles établi à partir des 75 articles de la séquence qui va de DÉTERGENCE à DEUIL, des 59 articles de GÉOCENTRIQUE à GÉOTRUPE et des 72 articles de LAMA à LAMPYRE donne une moisson de 56 articles pourvus de leur étymologie. Ce chiffre représente un peu plus de 27 % des cas. La nomenclature déclarée s’élevant à 58 700 noms communs, le dictionnaire fournirait l’étymologie pour environ 15 900 mots. On est loin de l’exhaustivité. Quant aux citations, elles n’ont jamais fait partie du programme microstructurel du dictionnaire.

Très tôt donc, le Petit Larousse est répandu partout et il est accessible à toutes les couches de la société canadienne-française devenant ainsi un dictionnaire de masse. Mais le clergé surveille de près cet ouvrage certes convenable, mais néanmoins trop laïque à son goût et un peu permissif. Et l’Église ne se prive pas d’intervenir : « L’édition 1924 est illustrée de 83 représentations de tableaux, dont certains seront prohibés au Canada » (Rétif 1971, p. 52). On perçoit ici l’influence ou l’ingérence du clergé catholique pour qui tout excès était répréhensible, notamment la nudité qui devait être dérobée à la vue, même s’il s’agissait des œuvres des plus grands artistes de l’histoire de l’art et que ces œuvres embellissaient le Vatican. À sa manière, le clergé perpétue la position de Pierre Larousse lui-même qui, en 1858, explique qu’il « a écarté avec le plus grand soin, de la nomenclature de son Dictionnaire, tous les mots qui sont, de la part des Élèves, l’objet de recherches ou de questions indiscrètes » (cité dans Rétif 1970a, p. 342). La mise en garde faite par Pierre Larousse à propos des mots interdits dans la sixième édition de son Nouveau Dictionnaire de la langue française est récupérée par les dirigeants ecclésiastiques et elle est appliquée aux illustrations.

Au XXe siècle, les dictionnaires Larousse conquièrent rapidement le marché francophone de l’Amérique du Nord. Si bien qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le Nouveau Petit Larousse illustré est imprimé au Canada, ce qui permet d’intervenir plus directement sur certaines parties de son contenu et de voiler ce qui pourrait choquer la morale. En 1947) on trouve à la fin de l’ouvrage la formule suivante : « Imprimé au Canada par la Librairie Beauchemin Limitée en vertu d’une entente avec la Librairie Larousse de Paris. » Le mouvement est lancé et, dans les années 1950, d’autres imprimeurs succéderont à Beauchemin. L’entente au sujet de l’impression au Québec durera jusqu’en 1992. En 1993, le Petit Larousse illustré est imprimé aux États-Unis; de 1994 à 1998, il est imprimé en Belgique; depuis 1999, il est imprimé en France.

À partir de 1956, le Nouveau Petit Larousse illustré est soumis à un examen d’agrément du Département de l’Instruction publique, l’ancêtre du ministère de l’Éducation. Avant d’être diffusé à grande échelle dans les écoles, le dictionnaire doit recevoir l’aval gouvernemental, c’est-à-dire voir son contenu analysé afin de vérifier s’il est conforme airx exigences sociales, religieuses, morales et linguistiques de l’époque. L’édition de 1956 porte sur la quatrième de couverture l’inscription : « Approuvé par le Comité Catholique du Conseil de l’Instruction Publique, le 26 septembre 1956. » En 1959, l’inscription deviendra : « Approuvé par le Comité Catholique de l’Instruction Publique le 26 septembre 1956. » Elle restera inchangée jusqu’en 1967. De 1968 à 1981, l’inscription est laïcisée et la référence au Comité catholique est remplacée par la référence au ministère de l’Éducation; elle se lit comme suit : « Cet ouvrage a reçu l’agrément du ministère de l’Éducation de la province de Québec en mai 1967. » Elle apparaît désormais sur la jaquette. En 1982, elle subit une légère modification due à un réexamen du dictionnaire qui avait fait l’objet d’une nouvelle édition, dite de 1981, mais complétée en 1980. Le sceau d’approbation sur la jaquette se ht : « Cet ouvrage a reçu l’agrément du ministère de l’Éducation de la province de Québec en mars 1981. » De 1983 à 1988, la date de l’agrément est ajustée et la formule se termine par : « [...] en mai 1983. » En 1989, la mention de la date de l’agrément disparaît de l’inscription; celle-ci sera toutefois reprise jusqu’en 1996. En 1997 et en 1998, la mention de l’agrément disparaît, car le service idoine du ministère refuse son accréditation au dictionnaire pour des raisons liées surtout à des écarts dans l’écriture des noms de fieux sur les cartes géographiques et non en raison de dérives dans les contenus de la partie langue. Depuis 1999, le dictionnaire ne porte plus le sceau d’approbation, car la procédure d’agrément a été suspendue. L’ouvrage peut cependant être utilisé sans réticence par les enseignants et les élèves. Au début de cette opération d’agrément en 1956, le comité d’évaluation était surtout composé de religieux ou de représentants mandatés par les évêques. Vers 1967-1968, on confiera la tâche d’évaluation à des comités de fonctionnaires dont la majorité sont des laïcs.

Les utilités historiques du Petit Larousse

Les utilités du Petit Larousse peuvent être regroupées en trois grandes classes : le dictionnaire est un instrument linguistique, un instrument pédagogique et un instrument d’autoapprentissage sur le plan culturel.

Tout d’abord, bien entendu, la première vocation du Petit Larousse est d’ordre linguistique; elle visait, et elle vise toujours, à la maîtrise de la langue et à la connaissance du vocabulaire français. Ensuite, comme instrument pédagogique, le Petit Larousse contribue à l’apprentissage global de la géographie (les pays, les villes...; les cartes géographiques), de l’histoire, des arts, de la littérature, etc. (la partie des noms propres), du savoir général et spécialisé (les développements encyclopédiques)... De manière anecdotique, il faut rappeler que dans les années 1950-1960, la « portée pédagogique » du dictionnaire se prolongeait du côté de la maîtrise forcée de l’écriture, si l’on peut dire, car, en effet, le dictionnaire servait d’instrument punitif pour les élèves pris en défaut de comportement ou de connaissance lors des récitations et des examens. En classe, mieux valait être sage, sinon gare à l’épée de Damoclès qui s’abattait sur la tête des récalcitrants! L’élève puni devait copier une page du dictionnaire à la maison et la remettre à l’enseignant le lendemain. La page choisie par l’instituteur ne comportait évidemment pas d’illustrations, tant s’en faut! Cet usage anecdotique du Petit Larousse est un indice comme quoi chaque foyer possédait le dictionnaire, l’école ne prêtant pas l’ouvrage à l’élève fautif. Enfin, l’utilité sociale d’auto-apprentissage était double. D’abord, dans de nombreuses familles, le Petit Larousse était le seul livre de lecture en dehors de la Bible et du journal.

Ensuite, c’était le livre par lequel la jeunesse cherchait à découvrir quelque secret sur la sexualité par la recherche des mots interdits et le regard rivé sur certaines illustrations de la mythologie grecque et latine, surtout les déesses, dans le cas des garçons, images dont la portée avait échappé à la vigilance du comité de surveillance. Lequel des enfants de la génération d’après-guerre n’a pas contemplé en secret la Naissance de Vénus de Botticelli, la Toilette d’Esther de Chassériau, la Liberté conduisant le peuple de Delacroix, la Fécondité de Jordaens, etc., figurant dans le Nouveau Petit Larousse illustré des années 1950? Toutes ces reproductions étaient en noir et blanc, mais elles étaient néanmoins fort émoustillan-tes pour les jeunes curieux qui osaient braver les interdits et qui avaient soif de connaissances artistiques!

Le Canada s’aventure dans le Nouveau Petit Larousse

Outre l’impression au Québec et le sceau d’approbation du ministère de l’Éducation, les premières traces réelles de la présence canadienne dans le dictionnaire furent les cartes géographiques. En 1959, Larousse introduisit un « Atlas » à la fin du dictionnaire. Sans doute à la demande du ministère de l’Éducation et/ou de l’éditeur Beauchemin, dans l’édition canadienne, les cartes géographiques de la Belgique et de la Suisse ont fait place à des cartes du Canada qui côtoyaient ainsi celles de la France. Ce protocole d’adaptation durera jusqu’en 1996. En 1997, l’Atlas redevient panfrancophone et d’autres pays rejoignent la France et le Canada, dont la Suisse et la Belgique, qui retrouvent ainsi leur place dans le cercle de la francophonie.

Mais la partie la plus visible de la présence canadienne dans le Petit Larousse est certainement la nomenclature, à savoir les mots et les sens nord-américains. Les premiers canadianismes sont répertoriés dans le Nouveau Petit Larousse en 1968. Au total, huit mots exprimant notre américanité sont recensés : bleuet, coureur des bois, débarbouillette, épinette, millage (ainsi que la variante milage), poudrerie, tuque, verge. Ces mots font référence à la nature, à la société et au système des mesures anglo-saxonnes en usage en Amérique du Nord à cette époque. Le Canada entre au Petit Larousse par quelques-uns de ses symboles résistants : l’hiver, la neige, le froid, l’espace, la nature. Le mot phare poudrerie y est défini justement : « Au Canada, neige fraîche que le vent fait tourbillonner », définition qui perdurera jusque dans le Petit Larousse 2003. Dans le Petit Larousse illustré 2004, elle est légèrement modifiée et elle devient : « Neige fine et sèche que le vent fait tourbillonner. » Elle restera la même dans le Petit Larousse illustré 2005. De 1968 à 1998, la marque topolectale qui accompagnait les définitions était Au Canada ou Canada. Le remplacement de Canada par Québec dans le Petit Larousse illustré 2000 a créé une petite commotion chez certaines personnes qui ont interprété cette substitution d’étiquette comme un geste politique soufflé à l’éditeur et elles s’en sont plaint auprès de celui-ci, alors que les raisons étaient exclusivement de nature linguistique : les mots concernés étaient d’abord caractéristiques du français québécois; ils étaient choisis par des linguistes québécois et en consultation avec l’Office de la langue française dont le mandat d’intervention est territorialement circonscrit au Québec; il fallait éviter que la confusion s’installe puisque le dictionnaire consigne également des acadianismes, mot qui, à l’égal de québécisme, a pour hyperonyme le mot canadianisme.

Le Nouveau Petit Larousse paraît au moment où l’Office de la langue française prépare une liste de Canadianismes de bon aloi qui sera publiée en 1969. Cet opuscule de 62 mots québécois officialisés (voir l’annexe) servira d’ouvrage de référence aux lexicographes français qui s’y abreuveront régulièrement pendant de nombreuses années, et avec la collaboration de l’Office de la langue française. On peut penser qu’en 1968, les responsables de l’Office de la langue française possédaient déjà une bonne idée du contenu de cette liste et qu’ils ont fourni aux lexicographes laroussiens, à leur demande, une petite nomenclature dans laquelle ceux-ci ont pu puiser les huit canadianismes cités. Cependant, lorsque les Canadianismes de bon aloi paraîtront en 1969, le mot épinette ne sera pas répertorié dans la liste même s’il figure dans le Petit Larousse illustré 1968. En 1969, le Petit Larousse illustré intégrera 29 nouveaux canadianismes de bon aloi. À partir de 1970, les canadianismes, qu’on commence à appeler québécismes, occuperont un créneau de plus en plus important et visible dans les dictionnaires français, les Éditions Larousse ayant ouvert la voie pour l’époque contemporaine. Il est évident que pour les éditions de 1968 et 1969, Larousse a puisé ses québécismes en priorité dans la liste des canadianismes de bon aloi. Il faut toutefois noter que quelques mots des canadianismes de bon aloi sont bel et bien présents dans les Petit Larousse antérieurs à 1968, mais ces mots ne sont pas marqués géographiquement comme étant des canadianismes. Ils acquerront cette étiquette ultérieurement (voir le tableau 1). Ainsi, acre et arpent sont donnés comme étant des anciennes mesures agraires en France, boisseau est une « anc. mesure de capacité », chopine une « anc. mesure des liquides », gallon une « mesure de capacité anglo-saxonne » et once est une « ancienne mesure de masse ».

En 1974, il y a au Petit Larousse une moisson d’au moins 37 canadianismes dont 36 sont des canadianismes de bon aloi. Leur nombre grimpera, au minimum à 53 en 1975. À cette date, il reste 10 mots québécois officiels et reconnus par l’État qui n’ont pas encore été pris en charge par le Petit Larousse. Il faudra attendre le Petit Larousse illustré 1976 pour voir le mot abatís accéder à la nomenclature; dans le Petit Larousse illustré 1981, ce sera au tour du mot transcanadien de faire son entrée au dictionnaire, suivi par huard dans le Petit Larousse illustré 1987; cacaoui, livre et pruche se joindront à la cohorte des canadianismes dans le Petit Larousse illustré 1989, tandis que carriole sera retenu dans le Petit Larousse illustré 1998 et outarde dans le Petit Larousse illustré 2000. Enfin, dans le Petit Larousse illustré 2005, érablière sera le dernier canadianisme de bon aloi à rejoindre les colonnes du célèbre dictionnaire. Ce retard dans la consignation des derniers canadianismes de bon aloi est d’autant plus curieux que la plupart de ces mots ont une grande fréquence d’emploi dans le français québécois d’aujourd’hui. Avant la refonte du Petit Larousse illustré 1989, les pics relatifs à l’introduction des canadianismes de bon aloi dans le Petit Larousse sont, dans l’ordre décroissant, le millésime de 1969 (29 mots ou sens), celui de 1975 (16 mots ou sens) et celui de 1968 (7 mots ou sens). Le tableau 1 fournit tous les détails statistiques.

Tableau 1. Chronologie de la consignation des 62 canadianismes de bon aloi au Petit Larousse illustré
Années [éditions] Nombre de mots Mots ou sens
1968 7
  • bleuet
  • coureur* des bois
  • débarbouillette
  • millage
  • poudrerie
  • tuque
  • verge
1969 29
  • achigan
  • acre
  • arpent
  • avionnerie
  • boisseau
  • brûlot
  • brunante
  • canton
  • catalogne
  • cèdre
  • ceinture* fléchée
  • chopine
  • demiard
  • doré
  • épluchette
  • fin de semaine*
  • gallon
  • maskinongé
  • mille
  • once
  • ouananiche
  • ouaouaron
  • pinte
  • pouce
  • rang
  • savane
  • souffleuse
  • tire
  • vivoir
1975 16
  • atoca
  • banc* de neige
  • batture
  • biculturalisme
  • bleuetière
  • bordage(s) [au sing.]
  • bouscueil
  • cabane* à sucre
  • canot
  • comté
  • frasil
  • goglu
  • ligne
  • raquetteur
  • suisse
  • traversier
1976 1
  • abatis
1981 1
  • transcanadien
1987 1
  • huard ou huart
1989 3
  • cacaoui
  • livre
  • pruche
1998 1
  • carriole
2000 1
  • outarde
2005 1
  • érablière
1
  • pied

[Rem. L’astérisque indique sous quel mot est traitée une unité lexicale complexe.]

À l’heure actuelle, parmi les 62 canadianismes de la liste de 1969, il en reste un seul qui ne soit pas été identifié comme tel, bien qu’il soit intégré au Petit Larousse illustré : c’est le mot pied. La définition de pied concerne bel et bien le système des mesures anglo-saxonnes, mais aucune marque de localisation géographique ne caractérise l’emploi québécois du mot. Déjà présent dans le Petit Larousse illustré 1906, le mot fait exclusivement référence à l’ancienne mesure de longueur en France ou à la mesure de longueur anglo-saxonne. Mais nulle part dans l’article il n’est fait mention de l’usage historique qui en est fait au Canada français. C’est le seul canadianisme de bon aloi désignant une unité de mesure qui ait échappé à la vigilance des rédacteurs du Petit Larousse. Le mot pied est un élément-clé de la civilisation et de la culture francophones nord-américaines. À ce titre, il aurait dû être étiqueté dès 1968 ou 1969.

En 1975 donc, pas moins de 53 québécismes (formes, sens, locutions) sont présents dans le Petit Larousse illustré. Des mots provenant d’autres sources que les Canadianismes de bon aloi ont sans doute été répertoriés au dictionnaire, mais faute de documentation disponible, on ne peut les repérer aisément. Entre 1976 et 1988, les ajouts se feront rares. Des fouilles faites au hasard permettent de trouver le mot joual dans le Petit Larousse illustré 1976, le mot québécois dans le Petit Larousse illustré 1977, le mot didacticiel dans le Petit Larousse illustré 1986. De 1976 à 2005, ce nombre augmentera d’au moins 256 autres particularismes, pour atteindre un total de 309, et sans doute un peu plus, car je n’ai pas de chiffres pour les années 1978, 1980 et 1991. Les statistiques sont fondées sur les listes des mises à jour distribuées par Larousse. À elle seule, la refonte de 1989 a fourni 81 ajouts. Entre 1990 et 2005, le total s’élève à 170 nouveautés, avec des pics en 1995 (15 entrées), en 1996 et en 2001 (13 entrées), en 1998 (21 entrées), en 2000 (29 entrées) et en 2005 (33 entrées). Entre 1976 et 2005, il n’y eut aucun ajout dans les millésimes 1979, 1982, 1983, 1984, 1985, 1991 et 1999, du moins si on se fie aux listes fournies par la maison Larousse (voir le tableau 2). Il faut aussi relativiser le chiffre de 309 québécismes, car les listes d’ajouts révèlent parfois qu’un mot a été intégré à plus d’une occasion. Par exemple, le mot épinette « épicéa » est pris en compte une première fois en 1968, puis à nouveau dans le Petit Larousse illustré 1998 lorsqu’on introduit un sous-sens sous lequel on range l’unité lexicale complexe bière d’épinette, laquelle est définie : « boisson fabriquée avec des rameaux ou de l’écorce d’épinette et aromatisée artificiellement ». Reprise dans le Petit Larousse illustré 1999, cette définition sera l’objet de quelques modulations dans les éditions subséquentes. D’abord, de 2000 à 2004, elle sera écourtée et elle se lira : « boisson faiblement alcoolisée fabriquée avec des rameaux d’épicéa » —définition qui n’est pas tout à fait exacte puisque la bière d’épinette est une simple boisson gazeuse et non une boisson alcoolisée. Ensuite, dans le Petit Larousse illustré 2005, l’énoncé sera corrigé et reconfiguré ainsi : « boisson traditionnelle faite d’une décoction de rameaux ou d’essence d’épinette. » En quelques années seulement, trois libellés sémantiques seront proposés, tribulations qui mériteraient par ailleurs une analyse détaillée.

Pour en revenir aux données statistiques, si on excepte l’année faste de la refonte de 1989, on remarquera, dans le tableau 2, qu’à partir de 1995, le nombre d’ajouts s’accroît rapidement, avec des pauses en 1997 et 1999. On constatera, malicieusement, que les ajouts augmentent au moment où le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui est publié en 1992.

Tableau 2. Québécismes ajoutés au Petit Larousse illustré de 1976 à 2005
Années Ajouts
1976 1
1977 1
1978 ?
1979 0
1980 ?
1981 1
1982 0
1983 0
1984 0
1985 0
1986 1
1987 1
1988 0
1989 81
1990 1
1991 ?
1992 2
1993 6
1994 1
1995 15
1996 13
1997 2
1998 21
1999 0
2000 29
2001 13
2002 11
2003 11
2004 12
2005 33

Suivant une compilation récente réalisée à partir d’un récapitulatif fourni par Larousse en 1999, et auquel on ajoute les 109 entrées des éditions de 2000 à 2005, le Petit Larousse illustré aurait intégré 341 québécismes (formes, sens, locutions) depuis 1968. De ce nombre, il en resterait environ 330. En effet, quelques-uns ont été supprimés au fil des aimées, comme acre qui figure de 1973 à 1980 avant de se voir retirer son label de canadianisme en 1981, sans quitter cependant les colonnes du dictionnaire. Quant au juron tabernacle —toujours prononcé [tabarnak]—, il fut intégré en 1993 et aussitôt retiré en 1994 à la suite de protestations de quelques réfractaires affirmant que ce mot ne s’employait pas au Québec ou qu’il ne fallait pas exposer nos fautes de langage devant la francophonie. Ces jugements montrent bien comment la confusion entre l’usage réel d’un mot, son registre d’emploi et l’écart langagier peut s’installer. On ne peut pas nier que ce sacre (juron religieux) est d’un emploi fréquent au Québec. De ce point de vue, les lexicographes doivent évaluer la possibilité de répertorier le mot dans les dictionnaires. Que dirait-on en France si on supprimait les entrées bordel, con ou putain des dictionnaires en recourant aux mêmes arguments? Dans le cas qui nous occupe, on pourrait croire qu’il y a une évidente manifestation de néobienséance langagière exacerbée. Mais, en fait, là n’est pas la question puisque le mot était accompagné d’une marque d’usage précisant son registre d’emploi. Le problème résidait davantage dans le choix de cet ajout qui ne paraissait pas prioritaire aux yeux des Québécois. D’autres mots plus standards méritaient une intrégration dans le dictionnaire plus rapide que ce juron. La même complainte a resurgi lors de la mise en cage de l’anglicisme lousse dans le Petit Larousse illustré 1998, mais cette fois Larousse n’a pas bougé et le mot est toujours consigné au dictionnaire. Au départ, deux sens sont répertoriés pour ce mot. Deux autres sens seront ajoutés dans le Petit Larousse illustré 2005. On a affaire ici à l’un des québécismes les plus polysémiques du Petit Larousse illustré. Les mots tabernacle et busse ont eu des sorts différents. Et lorsqu’on replace les choses dans leur contexte, on comprend que pour l’éditeur, il y avait un intérêt à noter le sacre et l’anglicisme, ne serait-ce que pour expliquer aux locuteurs français le statut de ces unités par rapport à la norme ou au bon usage.

Outre les quelque 330 québécismes, dans sa partie langue, le Petit Larousse illustré fait allusion au Québec, au Canada et à l’Acadie plus d’une quarantaine de fois. Mais il s’agit le plus souvent de renseignements à caractère encyclopédique touchant la francophonie canadienne et non des particularismes lexicaux. Ainsi, l’entrée canada « Pomme reinette d’une variété à peau jaune ou gris-beige » : cette variété de pommes n’est plus connue au Canada. Autre exemple, la mention du Cirque du Soleil dans la section encyclopédique de l’article cirque.

Les collaborateurs

Jusqu’à la refonte de 1989, aucun nom de collaborateur québécois ne figurera dans les pages liminaires du Petit Larousse. Les lexicographes continueront cependant à consulter des linguistes québécois et l’Office de la langue française pour prendre des avis sur la sélection des québécismes, la décision finale revenant toujours à Larousse. À partir de la nouvelle édition de 1989, on demandera aux Québécois de participer plus étroitement à la rédaction des articles et on commencera à mentionner les noms des intervenants : « [...] les québécismes ont été traités en fonction des recommandations de l’Office de la langue française du Gouvernement du Québec, avec l’amical concours de Jean-Claude Corbeil » (Petit Larousse illustré 1989, p. 7). C’est également lors de cette refonte que le texte de présentation du dictionnaire devient plus explicite au sujet de la francophonie. Il est intéressant de noter que nous sommes alors deux ans après le premier sommet officiel de la francophonie tenu à Québec en 1987. Parmi les grands axes de la refonte de 1989, et pour la première fois dans les introductions, il est explicitement fait mention des contributions du cercle francophone à la nomenclature : « Une part importante a été faite par ailleurs à la francophonie hors de France (Belgique, Suisse, pays d’Afrique, Québec, Louisiane) ainsi qu’aux vocabulaires français régionaux » (Petit Larousse illustré 1989, p. 6). Il faut remarquer ici l’absence des noms de lieux Canada et Acadie. Lors de la refonte suivante en 1998, le texte introductif fait à nouveau mention « de la vitalité de la francophonie » (Petit Larousse illustré 1998, p. 3) qui contribue à l’enrichissement de la nomenclature du dictionnaire. La lecture du texte invite à se pencher sur le sens qui est donné au terme francophonie afin de savoir s’il inclut la variété parisienne ou s’il désigne la mosaïque des variétés, exception faite de celle de Paris. Par ailleurs, en cette même année 1998, l’équipe de spécialistes québécois s’adjoint la collaboration d’un historien, Denis Vaugeois. En 1999, seul demeure le nom de ce dernier comme collaborateur québécois. En 2000, on rattache le fil historique avec l’Office de la langue française : « Les québécismes ont été proposés par l’Office de la langue française du gouvernement du Québec; Gaston Bergeron, linguiste, a assuré la coordination scientifique de l’étude » (Petit Larousse illustré 2000, p. 5). En 2001, l’Université Laval entre en scène : « La liste des québécismes a été établie en tenant compte de certaines propositions de l’Office de la langue française du Québec, d’une part, d’avis de Claude Poirier, professeur à l’université Laval, d’autre part » (Petit Larousse illustré 2001, p. 5 et Petit Larousse illustré 2002, p. 4). En 2003, la formulation devient : « La liste des québécismes a été établie en tenant compte de certaines propositions de l’Office de la langue française du Québec, d’une part, et du Trésor de la langue française au Québec, d’autre part, représenté par Claude Poirier, professeur à l’Université Laval, et Steve Canac-Marquis » (Petit Larousse 2003, p. 4). Dans le Petit Larousse illustré 2004 (p. 5), la phrase reste la même, à un mot près : l’Office de la langue française est devenu l’Office québécois de la langue française. En 2005, le texte subit quelques changements : « Pour les québécismes, l’éditeur a pu compter sur un travail de collaboration entre l’Office québécois de la langue française, représenté par Robert Vézina, et le Trésor de la langue française au Québec, représenté par Claude Poirier, professeur à l’Université Laval, et Steve Canac-Marquis » (Petit Larousse illustré 2005, p. 7).

Quant au discours sur la francophonie, il est un peu plus vigoureux et il offre un nouveau profil qui devient plus neutre, moins hiérarchisé, mais qui accorde néanmoins au franco-parisien le rôle d’arbitre, de référence, de point de comparaison par rapport aux autres français.

La langue française appartient à ceux qui la parlent, l’écrivent et l’enrichissent de par le monde, dans les provinces de France, en Suisse, en Belgique et au Luxembourg, au Québec, aux Antilles, en Afrique noire, dans de nombreux pays arabes... Il y a moins un français central qu’une langue française riche de son unité mais aussi de ses variantes régionales. Nous avons consacré à ces variantes, en les indiquant par une marque spécifique, une place réduite mais suffisante pour que chacun, où qu’il soit, ait une relation de complicité avec son Petit Larousse (Petit Larousse illustré 2000, p. 3).

Le Petit Larousse illustré 2001 reproduira le texte à l’identique. Dans le Petit Larousse illustré 2002, l’énumération des territoires francophones augmente de deux noms : l’Océanie et l’océan Indien. Le reste du texte comporte quelques variantes, mais l’esprit demeure le même. Le texte est repris dans le Petit Larousse 2003. En 2004, il devient :

La langue française appartient à ceux qui la parlent, l’écrivent et l’enrichissent de par le monde, dans les provinces de France, en Suisse, en Belgique et au Luxembourg, au Québec, aux Antilles, en Océanie, en Afrique noire, dans de nombreux pays arabes... La langue française est riche de son unité mais aussi de ses variantes régionales. Si nous ne pouvons accueillir toutes ces variantes, nous leur avons consacré une place suffisante pour que chacun, où qu’il soit, ait une relation de complicité avec son Petit Larousse (Petit Larousse illustré 2004, p. 3).

Cette nouvelle mouture du texte reconfigure la liste des États francophones : la référence à l’océan Indien disparaît. L’allusion au « français central » est supprimée, ce qui modifie sensiblement l’interprétation des rapports de force dans l’ensemble francophone. Qu’en est-il exactement de la position de la France dans cet agencement, elle n’est jamais mentionnée dans les énumérations?

En 1968, lors de l’intégration des premiers régionalismes extrahexagonaux, la situation générale de la francophonie émergente plaçait la France au-dessus des autres pays et États. La France était le point de repère historique pour tous et le guide suprême en matière de langue. Les pays francophones étaient à la remorque de la France, et presque personne ne contestait la propriété exclusive de l’Hexagone sur la langue française. On parlait alors de régionalismes et de l’apport de ces particularités à la langue française, c’est-à-dire, en ces temps, au français de France. On parlait encore du français et de la norme, au singulier, et non des français et des normes. Incidemment, dans le Nouveau Petit Larousse 1968, il n’y a pas d’article FRANCOPHONIE, seul francophone est présent et défini : « Qui parle le français. » Le mot francophonie entrera au Nouveau Petit Larousse en 1971, avec la définition : « Collectivité constituée par les peuples parlant le français. » Cette définition est brève et elle intègre tous les groupes et territoires, sans prétendre à une quelconque hiérarchisation des variétés de français par rapport à la France. Dans le Petit Larousse illustré 2005, l’article est plus étoffé, mais ce sens est relégué au niveau du sous-sens : « Communauté de langue des pays francophones; ensemble des pays francophones. —Collectivité que forment les peuples parlant le français. » On détectera peut-être un petit relent de répétition dans les trois énoncés? Tout comme on s’interrogera sur la signification du segment « communauté de langue ».

Autour de 1975, les choses vont changer, notamment aux Dictionnaires Le Robert, alors qu’une linguiste québécoise sera responsable du traitement des québécismes, sans cependant que l’axe langue expliquée/langue expliquante change. C’est aussi à cette époque que les rapports hiérarchiques dans la francophonie commencent à se modifier. Les périphériques prennent la parole et réclament le partage de la langue française; ils ne se contentent plus seulement d’une contribution marginale aux dictionnaires sous la forme de quelques particularismes isolés et au parfum exotique (cacaoui, ouananiche) ou folklorique (ceinture fléchée, coureur des bois). Le vocabulaire désignatif muera : du régionalisme, on passera lentement à la variété et à la diversité de tous les français, y compris le franco-français. On passe également DU FRANÇAIS, au singulier, AUX FRANÇAIS, au pluriel. La norme de référence devient un modèle théorique et on intègre l’idée, surtout dans la francophonie extérieure, que chaque individu soit de quelque part, que l’accent de l’autre est identitaire et perçu positivement. Le français est désormais vu comme une langue partout présente, mais nulle part entière. Ce mouvement est issu surtout de l’implication des francophones hors France qui prennent la parole, et il repose sur le double sentiment de la réduction de l’insécurité linguistique et de l’atténuation du complexe du mal parler à l’égard de la norme de référence historique, celle de l’Île-de-France. En corollaire, les variétés de français sont valorisées de l’intérieur, ce qui a pour effet de renforcer le corps de doctrine qu’est la francophonie.

La perception des Québécois à l’égard du traitement des québécismes dans le Petit Larousse

Si le Petit Larousse demeure un dictionnaire pérenne au Québec et qu’il a été promis à un destin peu ordinaire en terre laurentienne, s’il fut admis dès son origine dans les foyers catholiques parce que, à la demande du clergé, il masquait heureusement la plupart des choses honteuses, il n’en demeure pas moins qu’on le scrute à la loupe pour en dire les grandes qualités et en rechercher les lacunes ou les mésinter-prétations.

Selon André Rétif (1970b, p. 594), lors de la visite de Claude Dubois au Canada en 1968, à l’occasion du lancement de la nouvelle édition du dictionnaire devenu cette année-là le Nouveau Petit Larousse, la « presse du Canada fait une large place à l’ouvrage, tantôt pour le louer, tantôt pour faire des réserves ou émettre des critiques ». Cette triple attitude —louanges, réserves, critiques— constitue depuis presque 40 ans le comportement usuel des Québécois à l’égard de tous les dictionnaires français qui nous font l’honneur d’intégrer quelques-uns de nos mots et de nos sens —les louanges—, mais dont les sélections ne sont pas toujours les plus intéressantes du point de vue des locuteurs québécois —les réserves— (par exemple, à l’égard de la graphie baguel pour bagel dans le Petit Larousse illustré 2000, bagel étant la seule orthographe usitée au Québec, la première étant une proposition de l’Office de la langue française restée sans avenir) ou qui décrivent nos mots incomplètement ou erronément —les critiques. La participation directe de linguistes québécois à la rédaction des définitions a atténué les écarts.

En réalité, certains de ces jugements reposent sur au moins une incompréhension majeure de la part des locuteurs québécois : les dictionnaires français sont rédigés par des Français et leur premier public est celui de la France et non celui de la francophonie extérieure, qu’elle soit nord-américaine ou autre, et cela quels que soient les discours diplomatiques tenus sur le thème rassembleur de la francophonie. Le fait que ces ouvrages soient diffusés dans tout l’espace francophone est certes positif sur le plan culturel, mais il ne faut pas se cacher que cet élargissement du public repose aussi sur des considérations commerciales. De plus, entre 1968 et 1989, les commentaires plus précis venant des lexicographes québécois concernaient le fait que les rédacteurs français ne consultaient guère les linguistes québécois pour le traitement lexicographique des mots. Bien entendu, ils le faisaient pour le choix des entrées, mais la sélection finale et la rédaction des énoncés microstructurels étaient laissées aux mains des lexicographes de la maison Larousse. Pour les périphériques que nous sommes, cette séparation des tâches crée un décalage entre la langue expliquée —les entrées québécoises— et la langue expliquante —les articles sur ces mots et ces sens— qui est hexagonale. Cela est conforme au programme du dictionnaire, mais heurte la conscience des utilisateurs à qui on emprunte ces entrées. Prenons deux exemples. D’abord, le mot bleuet, entré dans le Petit Larousse en 1968 où il est glosé : « Myrtille. » La glose sera privilégiée jusque dans le Petit Larousse illustré 1992. Dans le Petit Larousse illustré 1993, le vocable acquerra une vraie définition phrastique : « Petite baie bleue, comestible, proche de la myrtille. » Dans le Petit Larousse illustré 2000, une précision est apportée et le mot est défini : « Petite baie bleue, comestible, proche de la myrtille, de l’airelle d’Amérique. » En 2002, le dernier segment se voit remplacé par autre chose et la définition devient : « Petite baie bleue, comestible, proche de la myrtille, du bleuetier. » Enfin, dans le Petit Larousse illustré 2005, changement de cap et la définition vire au renforcement métalinguistique : « Nom donné aux variétés nord-américaines de la myrtille. » Ensuite, le mot rondelle qui se voit adjoindre un sens québécois dans le Petit Larousse illustré 1992 : « Palet de hockey sur glace », formule qui perdurera jusque dans le Petit Larousse illustré 1999. À partir du Petit Larousse illustré 2000, une précision est apportée : « Palet de hockey sur glace en caoutchouc dur », énoncé inchangé depuis. Au Québec, le mot myrtille n’est pas d’usage courant tandis que palet ne s’emploie pas et qu’on ne dit guère hockey sur glace, mais simplement hockey. Les trois éléments renvoient prioritairement à des références françaises. Depuis 1968, ce protocole, qui n’est pas propre à Larousse, n’a pas changé, et il n’a pas lieu de l’être compte tenu du programme que se tracent les dictionnaires français dont le premier public est naturellement composé de locuteurs français. En réalité, il n’est pas nécessaire de procéder à des changements à ce niveau. Si les Québécois veulent un dictionnaire dont la langue expliquée et la langue expliquante sont leur variété de français normée, ils n’ont qu’à se mettre à l’œuvre. Ce qu’ils ont d’ailleurs déjà commencé à frire. Car il est clair que pour les lexicographes français, si des régionalismes québécois sont retenus, leur description s’adresse à des lecteurs français. Le protocole rédactionnel vise à « expliquer au lecteur non québécois la valeur des termes qui pourraient être mal compris » (Rey 1977, p. XIX) de l’utilisateur hexagonal. La description totale du français québécois, y compris les ressemblances et les différences avec la variété française, et la normalisation des variétés de la langue française partout dans la francophonie « relèv[ent] à l’évidence des instances souveraines des divers États » (ibid.). Ce paradoxe est le tendon d’Achille des dictionnaires qui intègrent des particularismes, ils ne sont francophones que dans la zone consacrée à la nomenclature et, occasionnellement dans le réseau analogique. Remarquons qu’il en va de même lorsqu’un dictionnaire nord-américain comme le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui décrit les francismes, la variété de langue expliquante est le français québécois standard, ce qui est normal puisque l’ouvrage s’adresse au premier chef aux locuteurs québécois.

Un témoin du temps qui passe

Le Petit Larousse est le fruit de préoccupations pédagogiques universelles ayant toujours animé son lointain concepteur (Rétif 1975). Chaque nouvelle édition, chaque nouvelle refonte synthétise, perfectionne et enrichit le travail de ses prédécesseurs patrilinéaires. Dès le début, il a convenu à la société canadienne-française conservatrice des valeurs traditionnelles. Sa nomenclature est plutôt normative, relativement épurée des mots sensibles, tout en étant accueillante aux néologismes. Pendant plus de cinquante ans, de 1905 à 1960, il sera l’un des liens privilégiés entre la France et le Québec, en quasi-rupture sur d’autres plans depuis la Conquête anglaise de 1760. Sa vocation culturelle complétait efficacement sa mission pédagogique et linguistique. C’était un livre essentiel qui reliait tous les foyers catholiques de la province où l’on parlait français et, dans le prolongement de cette réussite socio-lexicale, le Petit Larousse gardait le Québec en liaison avec les « vieux pays », comme on le disait alors.

Mais, bien entendu, le rôle le plus évident du Petit Larousse était celui du perfectionnement d’un double apprentissage, « celui de la langue maternelle avec son écriture et celui des matières enseignées à l’école » (Rey 1990, p. 1821). Si en France, le Petit Larousse est rapidement devenu le symbole de l’univers laïque, la « bible fragmentée et fragmentaire du savoir laïque » (Rey 1986, p. 638) dont chaque article, n’en déplaise à Pierre Larousse, forme un verset et chaque partie un évangile, comme le suggérait le sous-titre du Nouveau Dictionnaire de la langue française (1856), « Quatre dictionnaires en un seul » (Boulanger 1994, p. 40), au Québec, cette comparaison évangélique ne se perdit que dans les années 1970, en même temps que l’influence du clergé périclitait.

Le Petit Larousse véhicule une image stable où fusionnent l’école et la nation, où se concilient la pédagogie de la langue et le savoir encyclopédique de la culture française, celle de la société européenne en priorité (ibid., p. 41). Il s’adresse sans précision à l’ensemble de la communauté socioculturelle francophone, toutes générations et toutes classes sociales confondues. À elles seules, les préfaces sont une mine de renseignements historiques sur ce sujet. Quoique brèves, elles illustrent parfaitement les grandes orientations sociales prises par le dictionnaire au cours de son périple dans le XXe siècle, les premières vertus étant de jouer de prudence dans le choix des mots et de faire preuve d’une responsabilité morale dans leur traitement. À partir de 1968, date charnière dans l’histoire de l’Europe, la maison Larousse modifie son mandat en s’ouvrant sur les nouvelles réalités francophones. Le Petit Larousse commence alors à introduire des particularismes d’autres pays que la France. Et plus il y a de mots qui représentent les francophones hors de France, plus la critique se fait exigeante à l’égard de l’entreprise parisienne. C’est là un aspect fondamental des rapports troubles des Québécois avec la France en matière linguistique : ils veulent que les Français prennent leurs mots, mais ils ne veulent pas qu’ils soient traités à la française. C’est là une exigence qui relève d’une erreur d’interprétation, car on ne saisit pas que les dictionnaires français s’adressent naturellement d’abord aux locuteurs de la France, et que même si les mots sont des québécismes, des belgicismes, des helvétismes, etc., leur description est gallo-française.

Néanmoins, les Québécois sont toujours reconnaissants au Petit Larousse pour sa contribution à la diffusion de leurs mots. Cette reconnaissance va même au delà des particularismes lexicaux. Un exemple symbolique vaut d’être rappelé. En 1968, les Québécois se réjouirent publiquement « que le drapeau du Québec figure dans la planche des pavillons nationaux, bien que le Québec ne soit pas un État souverain » (Rétif 1970b, p. 594). Il faut sans doute interpréter l’arrivée du drapeau québécois dans le Petit Larousse non pas comme un geste politique, mais comme la manifestation de l’accueil et de la reconnaissance du Québec en tant que membre de la francophonie, c’est-à-dire comme groupe communautaire parlant le français. Néanmoins, les hasards de l’histoire ont fait qu’en cette même année 1968, René Lévesque fondait le Parti québécois. Le geste laroussien prit alors valeur de symbole.

Sous divers noms, le Petit Larousse fut l’un des principaux témoins de la situation du français au XXe siècle. Il n’a eu aucun concurrent sur ce plan. Il a traversé le siècle en offrant tantôt des mises à jour annuelles, tantôt des refontes systématiques. Il a été refait à neuf en moyenne tous les 10 ans. De 1906 à 2005, il aura eu 11 éditions : 1906, 1924, 1935, 1948, 1952, 1959. 1968, 1981, 1989, 1998 et, dans une moindre mesure, 2000, sans compter les éditions spéciales comme en 1956. À travers un siècle d’existence, il présente 100 couches successives de la vie de la langue française, d’abord une, puis plurielle avec l’ouverture sur la francophonie en 1968. D’une édition à l’autre, le Petit Larousse a actualisé le portrait de la langue française par l’ajout de mots, de sens et de locutions récemment créés et par la mise à jour des articles, sans oublier la modernisation de l’iconographie (nouvelles images, graphisme plus contemporain, amélioration des techniques de reproduction des œuvres, recours systématique à la couleur à partir de l’édition de 1992, etc.). L’arrivée des nouveaux mots a cependant poussé de nombreux autres témoins lexicaux à la retraite dans les pages de l’histoire. Ne serait-il pas opportun que, pour entamer le deuxième siècle du Petit Larousse, on dispose d’un dictionnaire répertoriant les mots et les sens, ainsi que les locutions, qui, à un moment ou à un autre, ont servi la langue française et ont été accueillis dans les colonnes du Petit Larousse, et qui, pour une raison ou pour une autre, ont été forcés de rejoindre les replis de l’oubli? Les entrées, les sens ou les locutions disparus de l’usage pourraient être escortés de leur date de sortie du dictionnaire. Ce Petit Larousse serait un véritable miroir (le spéculum latin) de la vie des mots, de l’évolution du lexique et de l’histoire de la langue française au XXe siècle. En palimpseste, il serait le reflet des multiples métamorphoses survenues dans la société française durant le siècle. Un dictionnaire qui raconterait quelques épisodes de l’histoire du vocabulaire, de l’histoire des hommes et de l’histoire de l’humanité. Ne serait-ce pas là faire honneur à un grand humaniste, à un grand nationaliste et universaliste, à un grand aménagiste et à l’une des grandes figures de la lexicographie encyclopédique universelle, Pierre Larousse!

Annexe

Les Canadianismes de bon aloi (1969) accompagnés de leur date d’entrée au Petit Larousse illustré
abatis 1976
achigan 1969
acre 1969
arpent 1969
atoca 1975
avion nerie 1969
banc* de neige 1975
batture 1975
biculturalisme 1975
bleuet 1968
bleuetière 1975
boisseau 1969
bordages 1975
bouscueil 1975
brûlot 1969
brunante 1969
cabane* à sucre 1975
cacaoui 1989
canot 1975
canton 1969
carriole 1998
catalogne 1969
cèdre 1969
ceinture* fléchée 1969
chopine 1969
comté 1975
coureur* de/des bois 1968
débarbouillette 1968
demiard 1969
doré 1969
épluchette 1969
érablière 2005
fin de semaine* 1969
frasil 1975
gallon 1969
goglu 1975
huard (huart) 1987
ligne 1975
livre 1989
maskinongé 1969
millage 1968
mille 1969
once 1969
ouananiche 1969
ouaouaron 1969
outarde 2000
pied
pinte 1969
pouce 1969
poudrerie 1968
pruche 1989
rang 1969
raquetteur 1975
savane 1969
souffleuse 1969
suisse 1975
tire 1969
transcanadien 1981
traversier 1975
tuque 1968
verge 1968
vivoir 1969

[Rem. L’astérisque indique sous quel mot est traitée une unité lexicale complexe.]

Note

[1] Cet article est une version remaniée, mise à jour et largement augmentée d’un texte intitulé « Le Petit Larousse au Québec : brève histoire et influence » paru en 2002 dans Pierre Larousse. Du Grand dictionnaire au Petit Larousse. Actes du Colloque international organisé par Micheline Guilpain-Giraud et l’Association Pierre Larousse, Toucy (France), 26 et 27 mai 2000, Paris, Honoré Champion éditeur, coll. « Lexica. Mots et Dictionnaires », no 10, p. 204-222.

Référence bibliographique

BOULANGER, Jean-Claude (2005). « L’épopée du Petit Larousse illustré au Québec de 1906 à 2005 », dans Monique C. Cormier et Aline Francœur, Les dictionnaires Larousse : genèse et évolution, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, p. 249-276. [article]