Essai d’analyse du contenu socio-idéologique des exemples de l’article voler dans le Dictionnaire de l’Académie françoise (1694)

François Parent (Université Laval)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
Monique C. Cormier (Université de Montréal)

Introduction

Le projet de recherche « Inclusion et exclusion : les stratégies discursives dans le Dictionnaire de l’Académie française » —mis de l’avant par les professeurs Monique C. Cormier, Jean-Claude Boulanger et André Clas— vise à dégager, des points de vue synchronique et diachronique, les idéologies que sous-tendent les stratégies discursives employées par les lexicographes du DAF[1] pour inclure ou exclure certaines catégories de mots. Cet objectif s’appuie sur l’hypothèse que la distanciation entre la section prédictionnairique et la section dictionnairique d’un répertoire de mots est volontaire et qu’elle résulte d’attitudes idéologiques concertées. Un tel objectif implique l’étude de la congruence entre le programme éditorial présenté dans le section prédictionnairique et le contenu du dictionnaire pour les neuf éditions de l’œuvre lexicographique de l’Académie. En l’occurrence, chaque édition fait l’objet d’une étude synchronique, ce qui permettra de relever les similitudes et les différences entre toutes les éditions, de manière à caractériser la lexicographie française du point de vue institutionnel, point de vue en synergie avec ceux de l’idéologie, de la norme et de la société.

1. Méthodologie

Cette recherche met en cause une quantité considérable de facettes d’analyse, notamment la nomenclature, les différentes figures de la norme, les registres de l’usage, les interdictions lexicales, la classe des exemples, etc. Cependant, le présent texte restreint l’étude à la représentation du monde à travers les exemples, plus précisément à travers la structure des exemples de l’article voler que voici :

(DAF 1694)

La perspective d’obtenir le plus de signifiance possible au plan idéologique explique le choix de ce mot. Le fait qu’il évoque une action socialement condamnable permet de supposer que son traitement lexicographique est fortement marqué idéologiquement parlant. La description articulaire est effectivement plus susceptible de révéler l’organisation sociale de l’époque contemporaine au DAF de la première édition en départageant la classe dominante de la classe dominée. En l’occurrence, la présente étude tente de démontrer comment les exemples du verbe voler opposent formellement un préjugé d’ordre moral favorable envers l’élite à un préjugé défavorable envers ce qui l’exclut. En effet, l’Académie illustre l’emploi de ce mot par des exemples qui mettent généralement en cause des subalternes comme agent, voire le peuple, et des membres de la classe dirigeante comme patient.

2. Classe dominée : auteur du vol

Dans l’article à l’étude, trois exemples comprennent une personne subordonnée, soit des cavaliers desbandez en (4), Son valet en (6) et ce commis en (8). Or, en chaque occasion, ces personnes sont les auteurs du vol :

Pour sa part, le mot cavalier renvoie à un « Soldat à cheval ou appartenant à la cavalerie » (PR-CD[2]), ce qui suppose une allégeance à un officier, allégeance annulée par l’adjectif desbandez. En effet, il s’agit de cavaliers mis en déroute, tel que permet de le constater l’article se desbander, v. n. pass. dans le DAF 1694 :

Deserter par troupes. L’armée se desbande, les troupes se desbandent. On dit, qu’Vhe armée, que des troupes s’en vont à la desbandade, pour dire, qu’Elles s’enfuyent en confusion & sans garder aucun ordre.

Il peut s’agir aussi des fuyards comme le sous-tend le verbe deserter qui entre dans la définition de se desbander ou dans les exemples ci-dessous relatifs au verbe deserter :

[...] signifie aussi, Abandonner, & se dit proprement des soldats qui abandonnent le service sans congé Deserter l’armée, deserter le service. Il se dit aussi absolument (DAF 1694).

La désertion est une action hautement condamnable, si bien que Les soldats qui désertent sont punis de mort (DAF 1694; sous deserter).

L’épithète desbandez concorde avec une connotation négative liée à l’adjectif cavalier qui dérive du substantif homonyme, qu’on atteste au XVIIe siècle :

Tenant du Cavalier. Il a l’air Cavalier, la mine Cavaliere. Il signifie aussi, Brusque, hautain, inconsidéré, sans esgard II luy fit une response un peu cavaliere, il l’a traitté d’une façon fort cavaliere, cela est un peu cavalier (DAF 1694 : sous cavalier).

Cet exemple associe donc le vol à l’insubordination, de manière à suggérer que toute désobéissance envers l’autorité est moralement réprouvable.

De son côté, valet renvoie à un « Domestique qui sert dans les bas emplois » (DAF 1694), ce qui concorde avec la définition donnée par le PR-CD : « Écuyer au service d’un seigneur ».

Le mot commis renvoie également à un agent subalterne, c’est-à-dire à « Celuy qui est commis par un autre à quelque employ dont il doit luy rendre compte » (DAF 1694). Cependant, le commis peut, contrairement au valet et au cavalier, non seulement appartenir à la classe dominée, mais aussi à la classe dominante :

Il ne se dit guere que de ceux qui sont employez de cette sorte, ou chez les Secretaires d’Estat, ou dans les finances, ou dans quelque Greffe. Commis de l’Espargne. Commis du Thresor Royal [...] il a plusieurs Commis sous luy. Il est Commis d’un tel, chez un tel [...] (DAF 1694 : sous commis).

Toutefois, bien que par extension le mot commis puisse regrouper autant des gens de la classe dirigeante que de la classe dirigée, l’action de voler demeure décidément associée à la subordination des individus. Cette structure diffère de celle que propose Antoine Furetière dans son dictionnaire pour illustrer l’action de voler dans un contexte similaire à celui que propose l’Académie :

Les Financiers volent le Roy & le peuple (Furetière : 1690).

En effet, l’agent Financiers réfère clairement à un groupe d’individus de la classe dirigeante. En outre, la valeur universelle de cet énoncé accuse de vol tous les financiers.

Par ailleurs, dans les six autres exemples qui composent l’article du DAF, l’agent n’est pas défini puisque dans deux cas le verbe est employé seul et à l’infinitif :

Dans les quatre autres, on emploie des pronoms à la troisième personne du singulier.

On pourrait croire à la neutralité apparente de ces derniers exemples à cause de la valeur référentielle indéfinie du pronom (on; Il) en fonction sujet. Or, aucun exemple n’implique explicitement l’élite en tant qu’auteur du vol pour faire contrepoids aux exemples où l’agent est explicitement évoqué, subtilité qui laisse entendre au destinataire que le voleur n’est personne d’autre qu’un subalterne, voire quelqu’un du peuple. Au contraire, cette apparente neutralité renforce la vision manichéenne du monde précédemment énoncée.

3. Classe dominante : victimes du vol

En contrepartie, deux exemples comprennent un patient animé explicité qui impliquent en chaque cas des personnages relevant de la classe dominante, sinon d’une classe supérieure au voleur : Marchands en (1) et maistre et Roy en (8). Cette séquence diffère notablement de l’exemple souligné précédemment chez Furetière pour illustrer le verbe voler : Les Financiers volent le Roy & le peuple. Cette fois, le patient relève sans ambiguïté autant de la classe dominante (Roy) que de la classe dominée (le peuple). , •

Par contre, même si l’accusatif l’ dans Son valet l’a volé (6) ne semble apparemment pas renseigner sur le voleur, ce pronom fait lui aussi incontestablement référence à un noble à l’égard de qui le valet est subordonné. Effectivement, le DAF 1694 met nettement en évidence la subordination du valet au maître dans l’article valet :

On appelle, Maistre valet, Celuy qui a authorité sur les autres valets. [...] On dit prov. Tel maistre, tel valet, les bons maistres font les bons valets, pour dire, que Le valet se conforme aux mœurs, aux manieres du maistre. [...] On appelle, Valet à loüer, Un serviteur qui n’a plus de maistre.

De plus, le possessif Son marque bien ce rapport de subordination entre le valet évoqué dans l’exemple et l’individu auquel fait référence l’accusatif l’. Par surcroît, maistre se trouve présent dans l’article voler à l’exemple 8 : ce commis vole son maistre.

Dans l’exemple (7), le datif luy semble également renvoyer à maistre (on luy a volé son manteau, ses hardes) étant donné sa postposition immédiate à Son valet l’a volé, ce qui prête à croire qu’il pourrait s’agir du même seigneur ou du même maistre sous-entendu, d’autant plus qu’il précède immédiatement l’exemple ce commis vole son maistre [...] (8).

En l’occurrence, les possessions volées appartiennent à l’élite. En effet, les deniers appartiennent au Roy (8). Ceci vaut également pour les objets qui sont susceptibles d’être subtilisés sur l’autel; en principe, ces objets sont consacrés par le clergé, celui-ci faisant partie de la classe dirigeante. En (7), le manteau et les hardes appartiennent au seigneur sous-entendu par le pronom luy, compte tenu que le mot hardes est pris dans l’acception suivante : « Vx ou région. Dr. Ensemble des effets personnels (vêtements, linge et même meubles voyageant avec les bagages[3]) » (PR-CD 1996), ce qui correspond avec les exemples donnés par le DAF de la première édition à l’article hardes : De belles hardes, de riches hardes.

En (9), le pronom cela est mis pour « les pensées, les idées, les expressions d’un auteur ». Contrairement à tous les autres exemples, ce pronom peut cette fois impliquer comme voleur quelqu’un de la classe dominante étant donné que seule une personne instruite peut voler le passage d’un livre et que seuls les membres de l’élite pouvaient lire. L’Académie prend cependant soin d’indiquer qu’il s’agit d’un vol pris au sens figuré : « Il se dit fig. De ceux qui dérobent les pensées, les expressions d’un autheur. » (DAF 1694 : sous voler), ce qui amenuise notablement la portée de cet acte : l’élite ne vole jamais au sens propre, seulement au sens figuré.

4. Le lieu du vol

Quatre exemples désignent des lieux du vol[4] qui connotent également ce terme par l’opposition des classes sociales. Dans l’exemple on vole par tout à la campagne (9), le mot campagne, qui évoque un lieu principalement habité par des paysans, suggère que le pronom on renvoie à ces derniers comme le corrobore la définition de paysan donnée par le PR-CD : « Homme, femme vivant à la campagne et s’occupant des travaux des champs ». La valeur générique de cet énoncé semble même insinuer que voler fait partie des mœurs des paysans. En (2), le vol a lieu sur les grands chemins, c’est-à-dire des voies très fréquentées « dans la campagne » (Robert 1998, sous chemin), campagne où vivent les paysans.

Par contre, le lieu évoqué dans Il voleroit jusques sur l’Autel (5) ne renvoie pas à la classe dominée contrairement aux emplois précédents. Cependant, l’objet auquel renvoie Autel, comme les objets qu’il supporte, appartient au clergé, c’est-à-dire non pas à la classe dominée, mais à l’une des classes dirigeantes. Avec l’apparente neutralité du pronom il qui fut précédemment démontrée, ceci concourt à laisser croire que l’agent du vol ne peut être qu’un individu de classe inférieure.

5. Le Roy est le maistre

Par ailleurs, la juxtaposition des deux propositions qui composent la séquence ce commis vole son maistre, vole les deniers du Roy (8) renforce l’idée que le Roy est bel et bien le maistre. En effet, le verbe vole a pour sujet ce commis dans les deux cas, si bien que les mots maistre et Roy pourraient sous toute réserve évoquer la même personne.[5] Dans cette éventualité, cette séquence pourrait être interprétée de la manière suivante : ce commis vole les deniers du Roy, son maistre. Peu importe la validité de cette hypothèse et que Roy ne se rapporte pas à Maistre, l’ambiguïté demeure, d’autant plus que dans l’article voler de la cinquième édition du DAF en 1798, Roy et Maistre n’apparaissent plus dans le même exemple, mais sont distribués dans deux formules indépendantes. Par conséquent, cette ambiguïté disparaît étant donné que les lexicographes ont placé ces deux termes dans des phrases différentes séparées par plusieurs autres séquences :

[...] Voler les deniers du Roi. Voler la noblesse. Voler la réputation. On dit aussi. Voler quelqu’un, pour, Lui prendre quelque chose qui lui appartient. Ce valet à volé son maître.

En outre, on peut voir dans la succession des termes de l’exemple donné par la première édition une figure de la progression sociale partant de commis, passant par maistre et se terminant par Roy. Ainsi, le degré de gravité du vol croîtrait en fonction de l’échelle sociale correspondant à cette séquence, pour aboutir au comble de l’opprobre : voler le Roy.

6. L’article assassiner

Les quatre exemples qui entrent dans l’article assassiner comprennent des traits sémantiques qui concordent avec les résultats précédents :

(DAF 1694)

On retrouve dans homme d’honneur (1), la considération de dignité morale issue de principes institués par la noblesse. De plus, l’articulation logique entre les deux parties de l’énoncé, conditionnée par la valeur restrictive de la conjonction mais, suggère qu’un homme d’honneur ne puisse assassiner. En outre, l’assassinat évoqué dans l’exemple 2 a lieu sur le grand chemin.[6] Ces deux exemples, qui servent à illustrer le sens propre du mot assassiner, réservent l’assassinat à la classe dominée.

Par contre, lorsque ce verbe « se dit hyperboliquement pour dire, Importuner beaucoup » (DAF 1694), il n’apparaît pas réservé uniquement à la classe dominée comme le signale cérémonies dans l’exemple 3 alors que le mot prend le sens de « marques conventionnelles de déférence » : Il assassine le monde de ceremonies, de compliments.

Dans le même ordre d’idées, l’extension référentielle de plaideur dans ce plaideur assassine les gens du récit de ses procez (4), qui s’applique autant aux avocats qu’aux personnes toujours en procès, semble pouvoir convenir indistinctement à l’élite et à la classe dominée.

Dans l’ensemble, les exemples qui entrent dans la microstructure de l’article assassiner ne manifestent pas la même densité connotative idéologique que ceux du verbe voler. Néanmoins, les résultats de l’analyse provisoire des compléments en homme d’honneur et sur le grand chemin vont dans le même sens que les résultats de l’analyse de voler : la classe dominée manifesterait une propension au crime contrairement à la classe dominante. Ainsi seul un membre de la classe dominée peut commettre un assassinat, contrairement à un membre de la classe dirigeante qui ne peut commettre un tel crime hormis les situations où son « honneur » est en jeu. Dans ce dernier cas, ce ne serait pas tout à fait un assassinat comme le vol des idées d’un auteur n’est pas tout à fait un vol. Les exemples des articles voler et assassiner dans la première édition du DAF reflètent donc une image de la société de l’époque qui octroie radicalement du prestige à la classe dominante en lui attribuant un sens moral élevé, par contraste avec l’immoralité de la classe dominée ou avec des comportements répréhensibles.

7. Conclusion

Au terme de cette analyse, la structure formelle des exemples utilisés dans l’article voler impose une vision du monde naïvement manichéenne : la classe dominée, par extension la masse populaire, peut voler la classe dirigeante. Tandis que l’élite, pour sa part, ne peut pas voler : elle ne peut qu’être volée. Cela suppose que l’élite est toujours honnête par opposition au peuple qui lui est moralement inférieur parce que susceptible de vilenie.

Cependant, il conviendra de compléter l’analyse des exemples de l’article voler par celle des exemples qui servent à illustrer d’autres entrées également porteuses de connotations négatives au plan idéologique, comme on l’a fait sommairement pour assassiner. Il conviendrait également de vérifier les résultats qui en découleraient par l’étude d’exemples de mots à connotations positives, comme pour les verbes adorer et aider. L’analyse d’entrées de valeur plutôt neutres,[7] telles que animer et assoupir, fournirait également l’occasion de tester ces résultats. Enfin, la synthèse de ces constats sera mise à l’épreuve par des comparaisons avec d’autres synthèses qu’aura fournies l’étude d’exemples d’entrées prélevées aléatoirement.

Finalement, l’analyse comparative de la structure des exemples dans les articles de chaque édition du répertoire académique devrait permettre de dégager l’idéologie sociale qu’il reflète à chaque époque correspondante, de manière à cataloguer les types de discours, à mettre en lumière les caractéristiques dominantes pour chaque période et à relever les constantes et les variables du Dictionnaire de l’Académie française au cours de son histoire.

Bibliographie

Notes

[1] Abréviation pour Dictionnaire de l’Académie françoise ou Dictionnaire de l’Académie française.

[2] Abréviation pour Le Petit Robert sur cédérom, 1996.

[3] On ne doit donc pas confondre cet emploi avec celui de valeur péjorative qui a cours aujourd’hui : « Péj. Vêtements pauvres et usagés. → guenille, haillon, nippes [...] « Ce qu’il y avait de pauvre et de triste dans ces hardes usées » (Green) (PR-CD 1996).

[4] Quatre exemples, dans la mesure où l’on considère un tel livre comme un lieu de vol dans la séquence : Il a volé cela d’un tel livre (9).

[5] À noter qu’il pourrait s’agir de deux segments différents et juxtaposés se rapportant à commis.

[6] Cf. supra : § 4 (Le lieu du vol).

[7] Dans la mesure où un mot peut être neutre.

Référence bibliographique

PARENT, François, Jean-Claude BOULANGER et Monique C. CORMIER (2002). « Essai d’analyse du contenu socio-idéologique des exemples de l’article voler dans le Dictionnaire de l’Académie française (1694) », Romanistik in Geschichte und Gegenwart, vol. 8, no 1, p. 81-88. [article]