Le projet de l’Académie française à travers les préfaces de deux éditions de son dictionnaire : 1694 et 1798[1, 2]

Annie Chrétien (Université de Montréal)
Hélène Gauthier (Université de Montréal)
Monique C. Cormier (Université de Montréal)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)

À Bernard Quemada, source constante d’inspiration

1. Introduction

L’Académie française est officiellement créée en 1635 par le cardinal de Richelieu, son protecteur et son chef. L’article XXIV des Statuts et Règlements de la Compagnie (Académie française 1998 : s.p.) stipule qu’elle devra « travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ». Par privilège du roi, la Compagnie se démarque par « l’honneur du titre et la légitimité du pouvoir sur la langue » (Collinot 1985 : 12). Selon l’article XXVI des Statuts et Règlements, la Compagnie doit exercer ce pouvoir en travaillant « premièrement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhétorique & à une Poétique » (Académie française 1998 : s.p.). En fait, seuls le dictionnaire et la grammaire ont été jusqu’à maintenant réalisés. Il aura d’ailleurs fallu attendre jusqu’en 1932 pour voir paraître la grammaire.

Les textes introductifs d’un dictionnaire informent non seulement sur les choix linguistiques des lexicographes, mais aussi sur les visions culturelles, politiques et sociales d’une époque. Bernard Quemada (1968 : 17) dira que « les préfaces donnent la mesure des préoccupations théoriques des auteurs ». En étudiant deux préfaces du Dictionnaire de l’Académie française, nous avons tenté de dégager le projet de cette Compagnie instituée par le pouvoir royal et nous nous sommes demandé comment il a su traverser la période révolutionnaire. Nous avons donc choisi de nous pencher sur les textes introductifs de la première et de la cinquième éditions du Dictionnaire. Publiée en 1694, la première édition suscite un intérêt particulier puisqu’on y jette les bases de ce projet dictionnairique pour le moins ambitieux. La cinquième édition, quant à elle, est importante, car elle paraît en 1798 dans des conditions tout à fait particulières. Comme l’Académie a été dissoute en 1793 sous la Convention, l’édition de 1798 est publiée par des politiciens, et non par des académiciens, à un moment trouble de l’histoire de France où le changement social a voulu repousser les limites de la citoyenneté et mettre de côté la royauté. Il sera particulièrement intéressant de se demander comment les politiciens, qui ont soutenu le Dictionnaire de l’Académie française, ont tenté de légitimer l’œuvre d’une institution royale et élitiste.

2. Les mots du pouvoir

Le Dictionnaire de l’Académie Françoise dédié au Roy n’est publié qu’en 1694, soit près de soixante ans après sa mise en chantier en 1637. Selon Bernard Quemada (1997b : IV), le Dictionnaire de l’Académie se démarque d’emblée des rares ouvrages lexicographiques monolingues de l’époque par des visées plus linguistiques et prescriptives.

Deux académiciens, François Charpentier et François-Séraphin Régnier-Desmarais, ont rédigé chacun une préface pour cette première édition du Dictionnaire. Ils se disputent ce privilège, car « [d]es flatteries éloquentes et adroites pouvaient attirer l’attention du Maître et faire la fortune de celui qu’elles mettraient en lumière » (Brunot 1966 : 40). Quoique la préface publiée ne soit pas signée, Charpentier, doyen des académiciens, en revendique la paternité. Le littérateur, entré à l’Académie en 1650, aurait selon toute vraisemblance profité de l’absence du secrétaire perpétuel, Régnier-Desmarais, pour substituer sa préface à celle déjà rédigée par le grammairien.

Comme la préface d’un dictionnaire est souvent l’œuvre d’un seul auteur, on doit garder à l’esprit que même si le dictionnaire compte plusieurs collaborateurs, c’est le cas du Dictionnaire de l’Académie française, la préface ne représente pas nécessairement l’avis de chacun. Comme l’explique Claude Brévot-Dromzée (1996 : 137) :

Quant « au dessein de l’auteur », il semble a priori plus délicat de le reconnaître dans la mesure où il s’agit d’une œuvre collective, émanant d’un corps uni par le mérite et par la gloire d’être sous la protection de Louis XIV.

Les propos tenus dans la préface ne peuvent donc rendre compte des diverses opinions des rédacteurs des articles. Qui plus est, le discours de la préface ne coïncide jamais parfaitement avec le contenu réel du dictionnaire ni avec les idées qui ont présidé à son élaboration. Il reste que la préface de l’édition de 1694 du Dictionnaire semble représenter assez fidèlement les idées de la Compagnie. Comme nous le constaterons plus loin, des questions ont été soulevées quant à l’écart existant entre le texte introductif et le contenu dictionnairique de la cinquième édition du fait que la préface ait été rédigée par Dominique-Joseph Garat, homme politique qui n’a pas participé à la rédaction du Dictionnaire.[3]

La préface de la première édition a deux objectifs principaux. D’une part, elle fait une large place à la présentation des méthodes de travail des auteurs ainsi qu’à leurs options lexicographiques. En fait, près des deux tiers du texte s’articulent autour de la présentation du contenu du Dictionnaire. L’auteur de la préface se voit également confier la délicate tâche de répondre par avance aux reproches formulés quant à la lenteur du travail. Il la justifie « comme “preuve” de la qualité du contenu » (Brévot-Dromzée 1996 : 130). Simone Benhamou, Eugénia Roucher, et Jean Buffin (1997 : 61) expliquent à ce sujet :

Le retard considérable de l’ouvrage venu après ceux de RICHELET et de FURETIÈRE dont les options étaient différentes du sien, mettait la Compagnie dans l’obligation d’expliquer ses prises de position sans pour autant que cela prenne l’allure d’une justification.

D’autre part, elle fait l’éloge du protecteur de l’Académie et rend hommage à l’ordre établi. Bien entendu, le texte introductif du Dictionnaire permettra aussi à son auteur de vanter la qualité de l’ouvrage qui décrit une langue « en estat de perfection ». Un respect de la tradition se dégage en outre de cette préface, car elle se réfère maintes fois aux Anciens. Elle semble créer un tout harmonieux avec le Dictionnaire.

La préface de 1694 révèle aussi les préoccupations linguistiques et lexicographiques des auteurs du Dictionnaire. En effet, une importante part y est consacrée (présentation, nomenclature, orthographe, etc.).

Charpentier annonce que l’ouvrage s’adresse aux étrangers comme aux Français et qu’il vise à leur permettre de comprendre le sens des mots ainsi qu’à les utiliser selon le bel usage. Le Dictionnaire, en ne répertoriant que les mots du beau langage, s’inspire d’une élite qui probablement sera son unique destinataire. Comme le fait remarquer André Collinot (1985 : 11-12) :

L’homme de Cour, l’homme de loi, l’homme de lettres, tour à tour ou tous ensemble avaient besoin d’être fixés et confortés dans l’usage d’une langue conçue comme marque de distinction dans un système de relations sociales soumis aux canons d’une stricte civilité.

Le Dictionnaire se voulant donc sélectif et non extensif, l’Académie bannit les mots archaïques et bas, les néologismes, les termes d’emportement ou qui blessent la pudeur, ainsi que les termes des Arts et des Sciences, sauf si ces derniers sont couramment employés par les honnêtes gens. Élitiste, la Compagnie rejette tout ce qui s’avilit « dans la bouche du menu Peuple » (DAF 1694 dans Quemada 1997a : 33). Le Dictionnaire se contente de se cantonner dans « la Langue commune, telle qu’elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs et les Poètes l’employent » (DAF 1694 dans Quemada 1997a : 28-29).

D’ailleurs, comme le souligne Mechtild Bierbach (1998 : 143) :

Les auteurs du dictionnaire de l’Académie appartiennent eux-mêmes au groupe d’utilisateurs pour qui l’ouvrage est fait, aux poètes et orateurs et aux honnêtes gens qui, dans leurs discours et leurs compositions écrites, produisent une langue qu’ils ont érigée, avec l’approbation royale, en monument national.

La Compagnie voit son conservatisme confirmé dans la préface, ce qui est assez peu surprenant puisqu’elle est sous le joug de l’ordre établi. Elle prône l’ancienne orthographe, tournée vers l’héritage grec et latin; une orthographe élitiste qui ne peut être comprise que par les lettrés. De plus, elle fait preuve d’une grande prudence en ce qui concerne les néologismes. La préface fait état de ce conservatisme :

Il s’estoit glissé une fausse opinion parmy le peuple dans les premiers temps de l’Academie, qu’elle se donnoit l’authorité de faire de nouveaux mots, & d’en rejetter d’autres à sa fantaisie. La publication du Dictionnaire fait voir clairement que l’Academie n’a jamais eu cette intention [...] Et elle a esté scrupuleuse sur ce point, qu’elle n’a pas mesme voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventez, ni de certaines façons de parler affectées, que la Licence & et le Caprice de la Mode ont voulu introduire depuis peu (DAF 1694 dans Quemada 1997a : 32).

Bref, il semble que les soixante années qui séparent la création de l’Académie de la publication de la première édition de son Dictionnaire n’ont pas réussi à la faire déroger du projet de 1637 qui lui avait été confié. Selon Bernard Quemada (1997b : V), par sa nomenclature sélective, puisée dans le discours des honnêtes gens, où les termes de métiers n’ont pas le droit d’entrée, par l’importance accordée aux « minuties grammaticales » et par les modèles donnés pour le bon emploi des mots, l’Académie peut estimer que son projet initial reste inchangé.

Outre l’attention portée au contenu lexicographique de l’ouvrage, on remarque, dans la préface, un lien étroit entre la royauté et les littérateurs. Par son discours, l’Académie glorifie l’ordre en place, la tradition et les classes supérieures de la société, le Roi et Richelieu :

La passion que ce grand Ministre avoit pour les Sciences & pour les belles Lettres qu’il mettoit au nombre des principaux ornemens d’un Estat, & son affection particuliere pour cette Compagnie qu’il regardoit comme son ouvrage, l’avoient fait resoudre de luy faire bastir une Maison pour y tenir ses Conferences (DAF 1694 dans Quemada 1997a : 37).

En faisant référence au rôle de Jules César et de Charlemagne vis-à-vis la langue, Charpentier tente de justifier l’intervention du Roi sur la langue en l’inscrivant dans une longue tradition. André Collinot (1985 : 18) explique à ce sujet :

En évoquant ses illustres prédécesseurs, le préfacier [de l’édition de 1694] assure le Roi et sa Langue d’une double légitimité politique : légitimité de droit (référence à l’empire romain), légitimité de fait (référence à l’empire carolingien). Ainsi érigé sur la scène de l’histoire, c’est donc le Prince, par l’entremise de son Institution, qui destine au Public l’instrument d’une unité politique fondée sur une unité de langue.

Fruit du pouvoir monarchique, la première édition du Dictionnaire retient les mots qui sont les siens, bien choisis, bien maîtrisés, bien ordonnés. Comment alors le projet dictionnairique de la Compagnie pourra-t-il survivre à un changement radical de pouvoir?

3. Le pouvoir des mots

C’est dans la préface de 1798 que nous examinerons comment le Dictionnaire de l’Académie française parvient à traverser une situation historique où le pouvoir du roi, son protecteur, est remis en question par les intellectuels et le peuple français. Comme l’Académie est dissoute en 1793, la cinquième édition est récupérée par les politiciens du Directoire. Ils doivent réussir à présenter un ouvrage créé sous les auspices du roi de façon qu’il soit agréablement accueilli par un public devenu républicain.

En 1793, la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française est achevée, mais les événements de la Révolution française empêchent sa publication immédiate. D’ailleurs, avant même sa suppression, la Compagnie doit procéder à certains changements, dont celui de renoncer au protectorat du roi. Comme le signale le duc de Castries (1978 : 250) :

On reprochait aussi à l’Académie de choisir trop volontiers des grands seigneurs, des courtisans, des ministres : elle se résolut à renoncer à des choix dont elle s’était longtemps glorifiée et déclara qu’elle « regarderait désormais les ouvrages comme les seuls titres académiques ». Autre concession : « elle ne se croira plus obligée de s’abstenir des questions politiques et religieuses et traitera librement tous les sujets pourvu que sa liberté soit compatible avec le respect de la loi ».

Par conséquent, on pourrait croire que son projet sera remis en question. Toutefois, les changements annoncés ne sont pas suffisants pour le maintien de l’Académie. En tant que symbole du pouvoir royal, elle est supprimée le 8 août 1793. La cinquième édition du Dictionnaire est en quelque sorte nationalisée; elle devient alors propriété de la République.

Résolument tournée vers le changement, l’édition de 1798 se démarque des précédentes, car elle est publiée alors que l’Académie n’existe plus. C’est donc au contexte historique qu’elle doit cette différence. Dominique-Joseph Garat, ministre de l’Intérieur à l’époque, assure sa publication et en rédige la préface. Puisque Garat n’est pas académicien et qu’il n’a pas participé à la préparation du Dictionnaire, il lui est difficile de discuter des choix lexicographiques qui ont prévalu dans la cinquième édition. Il ne peut que présenter ses idées au sujet du Dictionnaire, de l’Académie et de la Révolution. La préface de Garat s’éloignait ainsi de la réalité des choix des académiciens, car aucun d’eux n’avait pu commenter son texte avant publication, puisque l’Académie avait été dissoute.

Garat rompt avec la tradition et cela, de plusieurs façons. Tout d’abord, au Dictionnaire, tel que préparé par les académiciens, il ajoute un Supplément contenant Les mots en Usage depuis la Révolution, rédigé par des hommes de lettres non académiciens restés anonymes, que « l’Académie Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés » (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 280). Le Supplément veut refléter tous les « bouleversements politiques, administratifs et sociaux d’une décennie » (Tasker 1997 : 249). Ensuite, c’est la seule fois dans l’histoire du Dictionnaire de l’Académie française que la préface n’est pas rédigée par un membre de la Compagnie et qu’elle s’intitule Discours préliminaire plutôt que Préface.

Enfin, discours philosophique et politique plus que lexicographique, le texte de Garat fait la « synthèse des idées des Idéologues sur la langue » (Tasker 1997 : 256). La prépondérance du discours philosophique et la quasi-absence d’information lexicographique, à l’exception d’un discours linguistique où on « ne traite les mots que du point de vue des idées », est, toujours selon Tasker (1997 : 238), caractéristique du XVIIIe siècle. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert en serait l’inspiratrice. En effet, le texte introductif de l’Encyclopédie est intitulé aussi Discours préliminaire. Dans son texte, Garat rend un vibrant hommage à l’esprit philosophique et à la démocratie et il fait de l’Académie un établissement national et politique, gardien des libertés et de la démocratie. Il légitime, par le fait même, le rôle de l’Académie française dans la Révolution. Se rendant peut-être compte du caractère étonnant de cette justification, Garat consacre la première page du Discours à expliquer au lecteur la nature de son raisonnement. Le Discours commence par la reconnaissance des torts des révolutionnaires vis-à-vis de l’Académie :

La Révolution Françoise qui, dans sa marche, devoit rencontrer tous les obstacles, devoit aussi donner dans tous les excès. [...] Durant plusieurs années, tout ce qui n’est pas entré dans la Révolution comme instrument et comme acteur, a été regardé et traité comme contre-révolutionnaire. [...] Toutes les trois [Académies] ont été accusées d’aristocratie, et détruites comme des institutions royales, nécessairement dévouées à la puissance de leurs fondateurs (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 267).

Garat admet par contre que les Académies devaient être supprimées pour laisser place à l’Institut, créé sous la Convention, parce qu’il fallait, selon lui, les renouveler :

Il falloit, je le crois, les détruire [les Académies] pour les recréer sous d’autres formes : il falloit que la République eût son Institut des Arts et des Sciences, né avec sa Constitution, destiné, par son origine même, à décorer la Liberté, à la fortifier, à la propager dans le monde comme la lumière (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 267).

Chose surprenante de la part d’un révolutionnaire, il s’emploiera ensuite à convaincre le lecteur que les trois Académies (Académie française, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Académie des sciences), en particulier l’Académie française, ont été des moteurs de la Révolution :

Entre les trois Académies, l’Académie Françoise, cependant, est celle qui a le plus contribué au changement de l’esprit monarchique en esprit républicain : en caressant les Rois, c’est elle qui a le plus ébranlé le trône : ce n’étoit pas le but qu’on lui avoit marqué, ni celui qu’elle avoit; c’est celui qu’elle a rempli; et cette influence a été l’effet nécessaire, quoique très-imprévu, de plusieurs circonstances de son institution (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 268).

Le Discours tente donc de montrer que les origines de l’Académie ne sont que secondaires puisque les académiciens ont toujours agi comme précurseurs des idées d’égalité et de liberté véhiculées par la Révolution. L’auteur justifie les actions de l’Académie dans les termes de la République. Selon Garat, la démocratie littéraire dont elle fait montre aura tôt fait d’inspirer une démocratie politique à grande échelle :

Ses Membres égaux comme Académiciens, se regardèrent bientôt égaux comme hommes : les futiles illustrations de la naissance, de la faveur, des décorations, s’évanouirent dans cette égalité académique; l’illustration réelle du talent sortit avec plus d’éclat et de solennité (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 268).

En outre, le fait, pour les académiciens, de se louanger les uns les autres à la réception d’un membre ou à sa mort évoque, selon Garat, « un autre exemple très-contraire au régime monarchique » (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 268) puisqu’on devait, à l’époque, ne louanger que le roi. Bref, Garat espère réussir à légitimer l’Académie aux yeux du peuple et des révolutionnaires. Autant la préface de 1694 voulait répondre aux détracteurs de ses choix lexicographiques, autant celle de 1798 s’adresse à ceux qui s’opposent à l’Académie.

Dans le Discours, Garat propose sa vision de l’Académie. Il ne transforme peut-être pas son projet de fixer la langue, mais en modifie ni plus ni moins les paramètres. Ainsi, la Compagnie royale, soumise à son protecteur, devient le lieu d’un mouvement révolutionnaire avant-gardiste. Garat affirme qu’elle a sciemment choisi de ne pas respecter l’objectif que lui avait confié Richelieu :

[I]l eût frémi de voir son ouvrage à ce point éloigné du but pour lequel il l’avoit créé : son but, cela est très-probable, n’avoit rien de politique; il n’étoit que littéraire. Richelieu avoit la prétention de bien parler et de bien écrire : il institua l’Académie Françoise pour veiller à la pureté de la Langue, pour en faire le Dictionnaire : Richelieu ne songeoit à faire ni des Monarchistes, ni des Républicains; il songeoit à faire des Puristes (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 270).

Au contraire de Richelieu, Garat considère qu’un dictionnaire n’est pas que littéraire, mais aussi politique. Quoique l’esprit philosophique soit bel et bien entré à l’Académie, comme en témoignent les discours de réception, les pièces couronnées et les panégyriques, il semble, comme le signale Jean-Pierre Seguin (1978 : 86) qu’à « côté d’une ouverture toute relative, il y a le travail visible d’une poussée conservatrice; sous le masque de la conformité au modèle de progrès, il y a des résistances ». En principe, on peut dire que le projet initial de l’Académie, fixer et épurer la langue, semble avoir été légèrement modifié par les académiciens, puisqu’il est maintenant de fixer la langue sans la borner. Comme l’expose Garat :

[T]out un Peuple apprendra, dans un tel Dictionnaire, à fixer sa Langue sans la borner; à la fixer, dis-je, non dans des limites qu’on ne peut pas plus donner à la Langue d’un Peuple qu’à sa raison et à ses connoissances, mais dans les routes où elle pourra toujours s’avancer, en acquérant toujours de nouvelles richesses sans en perdre jamais aucune (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 273).

Le Dictionnaire se ferait donc moins restrictif que par le passé malgré le fait qu’il indique toujours le jugement qu’il faut porter sur l’usage. Sous l’influence de l’Encyclopédie et de l’esprit philosophique, les néologismes et les termes des Arts et des Sciences sont donc largement accueillis dans l’édition de 1798. Ce changement n’est pas qu’attribuable à la Révolution puisqu’une véritable transformation sociale, à laquelle l’Académie française n’a pas échappé, s’est opérée au cours du XVIIIe siècle. Comme l’affirme Jean-Pierre Seguin (1978 : 85) au sujet de l’approche de Garat :

Sans doute cette préface a été écrite au moment de la publication du Dictionnaire, c’est-à-dire longtemps après la préparation et la rédaction des articles; mais la doctrine de Garat, qui écrivit cette préface, concorde avec celle des auteurs du Dictionnaire. Dès 1762, plus d’un académicien aurait approuvé la préface de 1798.

Toutefois, même si le Dictionnaire semble renoncer à son rôle traditionnel pour adopter une idéologie de progrès, la prudence reste de mise. Ainsi, tous les nouveaux mots de la langue n’y sont pas aveuglément introduits sous prétexte que l’ouvrage veut rendre compte des changements de la vie moderne. La préface en donne un aperçu :

Une Langue, comme l’esprit du Peuple qui la parle, est dans une mobilité continuelle : dans ce mouvement, qui ne peut jamais s’arrêter, elle perd des mots, elle en acquiert. [...] [Q]uelquefois elle se perfectionne également par les mots qu’elle adopte, et par les mots qu’elle rejette. [...] C’est cette [...] direction qu’il faut donner aux changements d’une Langue, [...] et cette direction constante, elle ne peut la recevoir que d’un Dictionnaire, fait suivant les vues et dans le plan dont nous avons parlé (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 272).

En ce qui concerne le destinataire du Dictionnaire, il n’est plus « [l’]honnête homme [...] qui ne se pique de rien », mais un citoyen qui désire s’exprimer dans une langue précise qui, pour ce faire, peut avoir recours « à la langue des métiers et à celle des Sciences et des Arts » (Tasker 1997 : 240). En fait, déjà en 1762, dans la quatrième édition du Dictionnaire, les académiciens accueillent de plus en plus de néologismes pour rendre compte du changement social et des nouvelles réalités. Selon Liliane Tasker (1997 : 241), ils se seraient toutefois montrés un peu plus prudents à l’égard des néologismes lors de la préparation de la cinquième édition.

Désormais, la norme à respecter n’est plus le bel usage « formé des fantaisies du beau monde, qui sont très-bizarres », mais le bon usage « composé des vrais rapports des mots et des idées, qui ne sont jamais arbitraires ». Toutefois, il ne faut pas croire que l’inégalité sociale sur la langue que véhicule le projet disparaît pendant la Révolution. La préface de 1694 laissait entendre que le Dictionnaire ne citait que les mots pouvant « servir à la Noblesse & à l’Elegance du discours » (DAF 1694 dans Quemada 1997a : 29); le Discours préliminaire de 1798 conclut « que la vraie Langue d’un Peuple éclairé n’existe réellement que dans la bouche et dans les écrits de ce petit nombre de personnes qui pensent et parlent avec justesse » (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 271-2). Morellet, académicien qui a participé à la préparation du Dictionnaire, semble pour sa part affirmer que le bel usage règne toujours à l’Académie :

Le Dictionnaire de l’Académie [...] est le dépôt de la langue usuelle, telle qu’elle est parlée par la classe des citoyens qui la parlent la mieux, et qui en dépit de toutes les Révolutions est formée des citoyens distingués par le rang, la fortune ou l’éducation (Branca-Rosoff 1986 : 283).

Bref, les deux textes introductifs présentent sans conteste des intentions différentes : le premier désire justifier les choix lexicographiques de la Compagnie tandis que le second, aux visées politiques déclarées, tente plutôt de légitimer l’Académie elle-même. La préface de 1694 souligne la compétence lexicographique de la Compagnie, tandis que le Discours préliminaire de 1798 tente de la replacer dans un contexte révolutionnaire où la langue est envisagée du point de vue de la raison plutôt que du style. Selon Garat, l’ouvrage de 1798 ne s’adresse non plus aux puristes « qui n’ont d’autre prétention que de parler et d’écrire purement et correctement une Langue » (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 272), mais aux citoyens qui désirent faire un usage raisonné de la langue. Le Discours préliminaire est imprégné des transformations sociales de son époque. Ainsi, lorsque Garat discute des choix lexicographiques des académiciens, c’est toujours pour les ramener au contexte social. Même la langue employée dans le Discours reflète la Révolution. En cela, elle est de son temps, comme il se doit.

Le projet initial de l’Académie n’a que très peu changé de 1694 à 1798. En effet, les transformations annoncées par Garat ne semblent pas trop s’attaquer à l’esprit du projet. Ce sont les paramètres autour desquels s’articule ce projet qui changent. Les académiciens veillent toujours à fixer la langue; par contre, celle-ci n’est plus la même. La norme proposée n’est plus celle des honnêtes gens - la Cour et le Parlement -, mais celle des citoyens éclairés qui font usage de la langue avec raison. Qui sont ces citoyens philosophes? Probablement les académiciens, ceux-là même qui étaient considérés comme des honnêtes gens au siècle précédent. Le changement ne s’inscrit alors que dans le cours normal des choses. Ces citoyens emploient une langue différente de celle des honnêtes gens : ce sont des philosophes qui s’intéressent aux Arts et aux Sciences. Rappelons que l’idée de « raison » est l’une des références clés des XVIIe et XVIIIe siècles. Au XVIIe siècle, la raison était de nature psychologique, intérieure et mise au service de la seule nation. Au XVIIIe siècle, elle s’extériorise, devient universelle, se préoccupe de tout et partout. Elle s’ouvre sur le monde.

Comment alors le projet traverse-t-il la période révolutionnaire? Il semble osciller entre le changement et la tradition. Les propos de Garat paraissent quelque peu enflammés par son désir de faire de l’Académie le porte-étendard de la République, mais il reste qu’un véritable changement de mentalité s’est progressivement fait sentir à l’Académie durant le siècle précédent. Le projet survit, mais s’adapte aux idées des Philosophes des Lumières. Son essence reste la même : elle vise toujours à fixer la langue, mais on ne voudra plus la borner.

Quoi qu’il en soit, il faut avoir à l’esprit que le Discours préliminaire est le fruit des idées d’un seul homme qui, de surcroît, n’a pas participé à la rédaction de l’ouvrage, alors que la préface de l’édition de 1694 représente davantage les idées des académiciens. Garat ne peut donc que répercuter sa vision sans vraiment savoir si elle s’harmonise avec celle des académiciens qui ont préparé l’ouvrage. Ainsi, comme le souligne Liliane Tasker (1997 : 238), le Discours renseigne peu sur la véritable nature du projet des académiciens :

[D]iscours idéologique et discours lexicographique [y] sont étroitement mêlés et ne rendent compte que très imparfaitement des réalisations du Dictionnaire, résultat du travail des académiciens entre 1762 et 1789, dans une période où selon GOHIN « le mouvement néologique se rattache nettement au mouvement philosophique ».

Le projet n’est peut-être pas trop ébranlé par la Révolution, mais l’édition parue dans ces moments troubles de l’histoire revêt sans conteste une forme différente des précédentes. Son texte introductif, empreint d’un discours idéologique, et son Supplément, qui rompt avec le projet de l’Académie puisqu’il ne se préoccupe point de fixer ou d’épurer la langue, sont en rupture avec la monarchie dans laquelle la Compagnie a fleuri. Le Dictionnaire, quant à lui, s’inscrit sans trop de changement dans la tradition. Le Discours préliminaire et le Supplément sont séparés du reste du Dictionnaire comme la langue monarchique l’est de la langue républicaine. La préface rend d’ailleurs compte de cette rupture :

[I]l [le Dictionnaire] a été fini à l’instant où la Monarchie finissoit elle-même; et [...], par cela seul, il sera pour tous les Peuples et pour tous les Siècles la ligne ineffaçable qui tracera et constatera, dans la même Langue, les limites de la Langue Monarchique et de la Langue Républicaine (DAF 1798 dans Quemada 1997a : 280).

La présence de ces « intrus » expliquerait-elle la répudiation de la cinquième édition du Dictionnaire par l’Académie une fois qu’elle a été reconstituée? En effet, rien dans le corpus du Dictionnaire, fruit du travail des académiciens, ne pourrait au premier abord expliquer ce mépris.

4. Conclusion

On peut donc conclure à la fidélité de l’Académie face à sa mission statutaire initiale, à savoir fixer les règles du français, le purifier, le rendre éloquent et apte à exprimer les arts et les sciences. Le projet, légèrement ébranlé par la Révolution, s’est redéfini à partir de ces événements selon des paramètres mieux adaptés à la réalité de l’époque. Le Discours préliminaire, somme toute, rend compte d’une même mission, mais dans des termes différents. Cette adaptation aux réalités sociales reste encore aujourd’hui la force de l’Académie. Maurice Druon dit à ce sujet :

Tous ces textes [Statuts et Règlements] sont suffisamment clairs, généraux et concis pour qu’il n’ait été besoin d’y rien changer, les plus récents remontant à près de deux siècles. Ils ont toujours permis à l’Académie, sans les enfreindre, de s’adapter aux circonstances et conditions nouvelles de l’histoire ou des mœurs (Académie française 1998 : s.p.).

Selon Maurice Druon (Académie française 1998 : s.p.), le projet de l’Académie est demeuré le même depuis l’origine : « donner des règles certaines à notre langue, la maintenir en pureté, lui garder toujours capacité de traiter avec exactitude tous arts et toutes sciences, et assurer ainsi les caractères qui lui confèrent l’universalité. » Au fil du temps, la grande force de l’Académie n’est-elle pas son aptitude à adapter sa mission aux événements sociaux, culturels et politiques qui surviennent tout en gardant le cap sur le génie du français, toujours fidèle aux mots du pouvoir et sans cesse sollicitée par le pouvoir des mots?

Références

Notes

[1] Texte remanié d’une communication présentée par les auteurs au Colloque « Dictionnaires et sociétés » tenu à l’Université de Montréal, en mai 2000, dans le cadre du 68e Congrès de l’Association canadienne-française pour l’avancement des sciences.

[2] Les auteurs remercient M. Anthony Cowie ainsi que les deux évaluateurs anonymes pour leurs observations judicieuses.

[3] Certains auteurs, dont Liliane Tasker, le prénomment Joseph-Dominique.

Référence bibliographique

CHRÉTIEN, Annie, Hélène GAUTHIER, Monique C. CORMIER et Jean-Claude BOULANGER (2001). « Le projet de l’Académie française à travers les préfaces de deux éditions de son Dictionnaire : 1694 et 1798 », International Journal of Lexicography, vol. 14, no 2, juin, p. 85-95. [article]