Le Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy (1694) : entre le plaire et le faire
Hélène Gauthier (Université de Montréal)
Annie Chrétien (Université de Montréal)
Monique C. Cormier (Université de Montréal)
Jean-Claude Boulanger (Université Laval)
1. Introduction
Il est intéressant de mettre en correspondance les programmes des dictionnaires, tels que les textes liminaires les présentent, et la description lexicale censée concrétiser ces objectifs dans les articles (voir Collinot et Mazière : 1997). C’est précisément l’objet de la recherche « Inclusion et exclusion : les stratégies discursives dans le Dictionnaire de l’Académie française », dirigée par les professeurs Monique C. Cormier et Jean-Claude Boulanger. Plus précisément, il s’agit d’étudier, en diachronie et en synchronie, les différentes règles méthodologiques employées par les académiciens dans la confection des neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie française en vue de décrire la langue, d’expliquer les protocoles de description eux-mêmes ainsi que de justifier l’exclusion et l’inclusion de certaines catégories de mots. Nous cherchons donc à mesurer comment s’effectue réellement l’articulation entre les textes introductifs relatant les choix éditoriaux des lexicographes et les articles eux-mêmes qui, en principe, appliquent ces intentions.
Dans le présent article, nous traitons d’une partie des résultats obtenus dans le cadre de celle recherche et nous évaluons sous quelles formes se présente l’écart ou, encore, la distanciation, le cas échéant, entre la préface et le contenu de la première édition du Dictionnaire, publiée en 1694. Pour ce faire, la réalisation de certaines annonces de la « Préface » est analysée à partir d’un échantillon représentant 5 % du Dictionnaire (1048 mots). Nous tentons ensuite d’expliquer la raison des écarts relevés.
2. La genèse de l’Académie française
Au début des années 1630, pour remédier aux désordres politiques, religieux et linguistiques qui secouent la France et ainsi renforcer et unifier le royaume, le cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII, implante une politique centralisatrice qui comprend, entre autres, des mesures visant l’uniformité de la langue. Pour le cardinal, l’unité, la pureté et le prestige du français serviront à renforcer l’État, ce qui permettra d’encourager le rayonnement de la France à l’étranger.
Pour parvenir à l’uniformisation du français, Richelieu propose à quelques hommes de lettres, qui ont l’habitude de se réunir pour s’entretenir « de leurs propres œuvres, de grammaire et de mots » (Benhamou et al. 1997 : 9), de se constituer en un corps officiel régi par l’État (Pellisson-Fontanier et d’Olivet 1989 : 13). Ainsi, en 1635, par lettres patentes, ce petit cercle de lettrés devient l’Académie française, institution royale dont le cardinal se fait le protecteur et le chef.
La Compagnie ainsi créée reçoit pour principale mission de « travailler avec tout le soin et toute la diligence possibles à donner des règles certaines à [la] langue [française] et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (Article XXIV des Statuts et Règlements de la Compagnie dans Académie française 1998b : s. p.). On lui confère une mission normative à laquelle elle décide de répondre par l’élaboration d’un dictionnaire, premier d’une série d’ouvrages prévus qui devaient traiter des questions de langue.
Il faudra près de soixante ans à l’Académie, soit de 1637 à 1694, pour mener à terme la confection du Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy. Cette charge lui étant confiée par l’État, l’Académie n’est pas entièrement libre de ses choix lexicographiques. Elle doit se plier à certaines exigences, notamment se conformer à la vision centralisatrice de Richelieu, son protecteur, et travailler au prestige de la France. De plus, la Compagnie n’a d’autre choix que de produire un ouvrage qui saura plaire à celui qui l’a symboliquement commandé, le roi. D’ailleurs, le titre de l’ouvrage, Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy, est fort révélateur de la relation qu’entretient la Compagnie avec le pouvoir.
3. La « Preface » et le Dictionnaire
La préface d’un dictionnaire est le reflet d’une position sociale par rapport à la langue; de ce fait, elle est en partie détachée des réalisations du contenu dictionnairique. Pour cette raison, la « Preface » du Dictionnaire de l’Académie françoise (1694) et le contenu réel de l’ouvrage remplissent deux fonctions différentes : la « Preface » présente une vision idéalisée de la langue et du travail lexicographique, la preuve que l’Académie s’est bien acquittée de sa mission unificatrice, tandis que le Dictionnaire est le produit de soixante ans de travail et d’évolution de la langue ainsi que d’une succession d’académiciens à la motivation, aux connaissances et aux opinions parfois fort différentes. Dans ces conditions, comment le Dictionnaire peut-il respecter les idéaux formulés dans la « Preface »?
La « Preface » de 1694 reflète bien l’obligation des académiciens; plaire au roi, à la cour, et répondre à leurs attentes. Ainsi, on ne s’étonne guère que deux académiciens, François Charpentier, doyen de la Compagnie, et François-Séraphin Régnier-Desmarais, responsable du Dictionnaire en 1694, se disputent le privilège de rédiger le texte introductif de l’ouvrage car, selon Ferdinand Brunot (1913 : 40), « [d]es flatteries éloquentes et adroites pouvaient attirer l’attention du Maître et faire la fortune de celui qu’elles mettraient en lumière ». L’attrait de la préface, œuvre d’une seule personne, et par conséquent, peu représentative des idées d’une société dont le travail dictionnairique s’est étalé sur une longue période, réside donc sans conteste dans l’occasion d’être agréable au roi et de vouloir présenter un ouvrage parfait plutôt que de se concentrer sur la description du contenu réel de l’ouvrage. Outre le fait qu’elle glorifie l’ordre en place, la tradition, les classes supérieures de la société, le roi et Richelieu, tous deux grands protecteurs de l’Académie, la « Preface » présente avantageusement les méthodes de travail des auteurs, décrit leurs options lexicographiques et défend leurs opinions sur la langue. De plus, il y est question des protocoles de présentation des articles ainsi que de la norme valorisée, c’est-à-dire des inclusions et des exclusions de mots qu’elle entraîne.
Dans un premier temps, nous allons étudier dans quelle mesure trois annonces de la préface, qui traitent des protocoles de rédaction, se réalisent effectivement dans le contenu dictionnairique. Dans un deuxième temps, nous verrons dans quelle mesure la Compagnie a suivi dans le Dictionnaire la norme valorisée dans la « Preface ».
4. Les protocoles de présentation des articles
Les trois annonces portant sur le protocole de présentation des articles touchent au participe passif, au classement par racines et à l’orthographe.
4.1 Le participe passif
Voici ce que l’on dit du participe passif dans la préface (Académie françoise 1997 : 31) :
On a mis aprés chaque Verbe le Participe passif qui en est formé; & quand ce Participe ne s’employe pas en d’autres sens que son Verbe, on s’est contenté de mettre qu’il a les significations de son Verbe sans en donner d’exemple; Mais quand il a quelque autre usage ou un sens moins estendu, on a eu soin de le remarquer. Les Participes passifs ont les deux genres & se declinent comme les autres Noms aimé, aimée, Les Personnes aimées.
Selon ce que laisse entendre ce passage, on devrait trouver dans le Dictionnaire :
- un participe passif après chaque verbe;
- la mention « il a les significations de son verbe » et aucun exemple;
OU
- une définition du participe, si celui-ci a un autre sens que le verbe;
- la mention des deux genres.
L’analyse, résumée dans le tableau ci-après, porte sur tous les couples verbe/participe dont l’infinitif se situe dans l’échantillon étudié, ce qui correspond à 172 verbes.
PRÉFACE | PROPORTION | POURCENTAGE (%) |
---|---|---|
RESPECT DE L’ÉNONCÉ | 32/172 | 18,6 |
NON-RESPECT DE L’ÉNONCÉ | 140/172 | 81.4 |
Sans la mention « il a les significations de son verbe » | 64/140 | 45.7 |
Sans participe passif mentionné | 46/140 | 32.9 |
Sans la mention « il a les significations de son verbe » et avec exemple(s) | 15/140 | 10.7 |
Avec exemple(s) | 7/140 | 5 |
Au masculin seulement | 2/140 | 1.4 |
Définition du verbe répétée | 2/140 | 1,4 |
Séparé par le nom et sans mention « il a les significations de son verbe » | 2/140 | 1.4 |
Placé avant le verbe | 1/140 | 0.7 |
Séparé par le nom, sans mention « il a les significations de son verbe » et avec exemple(s) | 1/140 | 0.7 |
Le tableau 1 indique que l’énoncé de la préface est parfaitement respecté dans seulement 18,6 % des cas.. Il en va ainsi du participe passif EMBARQUÉ, ÉÉ (Académie française 1998a : s. p.) :
EMBARQUER. v. a. Mettre dans 1a barque, dans le navire, dans le vaisseau, se dit des hommes, des armes, des vivres, des marchandises, & c. Embarquer l’armée, embarquer des marchandises, nous nous embarquâmes à Toulon. Il sign. aussi fig. Engager à quelque chose, ou dans quelque chose. Il s’est embarqué à telle chose, on l’a embarqué dans une meschante affaire, à une meschante affaire, s’embarquer au jeu, à la recherche d’une fille, à quelque entreprise, ne vous y embarquez pas si vous me croyez. On dit fig. S’embarquer sans biscuit, pour dire. S’engager dans quelque affaire, sans avoir les moyens nécessaires pour la faire réussir.
EMBARQUÉ, ÉÉ. part. Il a les significations de son verbe.
On remarque que le participe suit directement le verbe, qu’il présente les deux genres, qu’il a la marque « il a les significations de son verbe » et qu’il n’est pas suivi d’exemples.
En ce qui concerne les articles qui ne respectent pas l’énoncé de la préface, soit 81,4 % de l’échantillon, 45,7 % ne portent pas la mention « il a les significations de son verbe ». En fait, ces articles ne présentent que l’entrée sans fournir de définition ni d’exemple. C’est le cas du participe passif LORGNE, ÉÉ (Académie française 1998a; s. p.) :
LORGNÉ, ÉÉ, part.
En outre, dans 32,9 % des cas, aucun participe passif n’est associé à l’infinitif. Ainsi, les infinitifs ABONDER et DEVISER ne sont pas suivis d’un participe passif. Par ailleurs, nous nous sommes demandé s’il y avait un lien entre l’absence de participe passif et la forme verbale, c’est-à-dire neutre ou active (voir le tableau 2).
FORME VERBALE | PROPORTION | POURCENTAGE (%) |
---|---|---|
Verbes nctils | 128/172 | 74 4 |
avec participe passif | 108/128 | 84,4 |
sans participe passif | 20/128 | 15,6 |
Verbes neutres | 43/172 | 25,0 |
avec participe passif | 18/43 | 41,9 |
sans participe passif | 25/43 | 58,1 |
Catégorie non précisée | 1/172 | 0,6 |
Comme on peut le constater dans le tableau 2, la relation n’est pas significative puisqu’on trouve à la fois des verbes actifs et des verbes neutres sans participe, bien que la proportion de verbes sans participe passif soit plus élevée dans le cas des verbes neutres que dans celui des verbes actifs, soit 58,1 % par rapport à 15,6 %.
Si l’écart entre les verbes sans participe et les verbes avec participe avait été significatif dans les deux cas, on aurait pu conclure à un choix des académiciens non énoncé dans la préface. Mais comme cet écart, pour les verbes neutres, représente
58,1 % des cas par rapport à 41,9 %, il semble plutôt qu’il s’agit d’un manque d’attention ou de cohérence de la part des académiciens.
Nous avons enfin voulu examiner si l’absence de participe passif était attribuable aux marques d’usage —parce que le verbe aurait été qualifié de bas, les académiciens n’auraient pas recensé son participe passif, par exemple.
PRÉFACE | PROPORTION | POURCENTAGE (%) |
Sans participe passif mentionné | 46/172 | 26,7 |
— termes qualifiés de « bas »[1] | 5/46 | 10,9 |
— ayant un usage restreint[2] | 4/46 | 8,7 |
—n’est plus en usage | 1/46 | 2,2 |
— terme qualifié de « vieux » | 1/46 | 2,2 |
— sans marque d’usage | 37/46 | 80,4 |
Avec un participe passif | 126/172 | 73,3 |
— terme qualifié de « bas » | 1/126 | 0,8 |
— ayant un usage restreint | 1/126 | 0,8 |
— terme qualifié de « vieux » | 1/126 | 0,8 |
— « il vieillit » | 1/126 | 0,8 |
— sans marque d’usage | 122/126 | 96,8 |
Cependant, à la lumière de l’analyse, la proportion de verbes sans marques d’usage est forte dans le cas des infinitifs avec participe passif (96,8 %) comme dans celui des infinitifs sans participe passif (80,4 %). Il n’y a donc pas de relation significative entre l’absence de participe et les marques d’usage.
Si on revient au tableau 1, on constate que, dans 10,7 % des cas, le participe est présenté sans la mention « il a les significations de son verbe », mais qu’il est accompagné d’exemples. On peut le vérifier avec le participe ABOLI, IE (Académie française 1998a : s. p.) :
ABOLI, IE. part. Loy abolie, crime abolt.
En outre, dans 5 % des cas, le participe est correctement suivi de la mention « il a les significations de son verbe », mais il présente toutefois des exemples. Dans une moindre mesure, on trouve d’autres écarts par rapport à l’énoncé de la préface : le seul genre donné est le masculin (1,4 %), la définition du verbe est répétée (1,4 %), le verbe et le participe sont séparés par un nom (1,4 %), le participe est placé avant le verbe (0,7 %), enfin le participe est à la fois séparé du verbe, sans la mention « il a les significations de son verbe », et il est suivi d’exemples (0,7 %).
On est donc loin de trouver un participe passif en usage pour tous les verbes recensés.
4.2 Le classement par racines
La deuxième annonce de la préface sur laquelle nous nous sommes penchés concerne le classement des mots par racines, méthode fort critiquée à l’époque (Catach 1998 : 77) en raison de son élitisme et de son manque de commodité. Voici ce que la préface nous apprend (Académie françoise 1997 : 30) :
Comme la Langue Françoise a des mots Primitifs, & des mots Derivez & Composez, on a jugé qu’il seroit agreable & instructif de disposer le Dictionnaire par Racines, c’est à dire de ranger tous les mots Derivez & Composez aprés les mots Primitifs dont ils descendent, soit que ces Primitifs soient d’origine purement Françoise, soit qu’ils viennent du Latin ou de quelqu’autre Langue.
Selon toute vraisemblance, chaque mot ne devrait apparaître qu’une seule fois dans le Dictionnaire, sous forme de primitif ou encore de dérivé ou de composé. Pourtant, on trouve dans l’échantillon étudié des mots pour lesquels plus d’un article a été rédigé. Certains mots sont classés à la fois comme primitif et dérivé d’un autre primitif, ou présentés comme dérivés de deux primitifs différents, ou encore présentés comme deux primitifs (voir le tableau 4).
MOTS | PRIMITIF | DÉRIVÉ DE... | DÉRIVÉ DE... |
AGRICULTURE | AGRICULTURE | CULTIVER | |
ANACHRONISME | ANACHRONISME | CHRONIQUE | |
APOSTER | APOSTER | POSER | |
BOUTE-SELLE[3] | BOUTER | SELLE | |
CAPELINE[4] | CAPABLE | CHAPEAU | |
CHANCRE | CHANCRE | CANCER | |
COENOBITE | DEUX FOIS PRIMITIF, DEUX GRAPHIES DIFFÉRENTES[5] | ||
CONCEDER | CONCEDER | CEDER | |
CONCESSION | CEDER | CONCEDER | |
ENTONNE | TON | TONNE | |
PROFIL | PROFIL | FIL | |
TORTICOLIS | COL | TORDRE | |
VAURIEN | RIEN | VALOIR |
Ainsi, AGRICULTURE est primitif et dérivé de CULTIVER, ANACHRONISME est primitif et dérivé de CHRONIQUE, APOSTER est primitif et dérivé de POSER, BOUTE-SELLE est à la fois dérivé de BOUTER et de SELLE (sous deux graphies différentes), CAPELINE est à la fois dérivé de CAPABLE et de CHAPEAU, CHANCRE est primitif et dérivé de CANCER, COENOBITE est deux fois primitif (sous deux graphies différentes), CONCEDER est primitif et dérivé de CEDER, CONCESSION est à la fois dérivé de CEDER et de CONCEDER, ENTONNE est à la fois dérivé de TON et de TONNE, PROFIL est primitif et dérivé de FIL, TORTICOLIS est à la fois dérivé de COL et de TORDRE et finalement, VAURIEN est à la fois dérivé de RIEN et de VALOIR. Le tableau 5 illustre l’importance de l’écart entre la préface et les articles :
PRÉFACE | PROPORTION | POURCENTAGE (%) |
RESPECT DE L’ÉNONCÉ | 1035/1048 | 98,8 |
NON-RESPECT DE L’ÉNONCÉ | 13/1048 | 1,2 |
Le mot est à la fois primitif et dérivé | 6/13 | 46,2 |
Le mot est dérivé de deux primitifs différents | 6/13 | 46,2 |
Le mot est primitif deux fois | 1/13 | 7.7 |
Comme on peut le constater, il y a une fois de plus non-corrélation, même si elle est faible, entre l’annonce de la « Preface » et le contenu dictionnairique, puisque 1,2 % des entrées de l’échantillon se trouvent dans deux articles de l’ouvrage[6]. Des treize mots présentés dans deux entrées, six sont décrits à la fois comme primitifs et dérivés, six sont donnés comme dérivés de deux mots différents et un est présenté deux fois comme primitif sous deux orthographes différentes.
L’écart entre la « Preface » et le contenu du dictionnaire se manifeste davantage dans les cas où le mot en entrée est doublement primitif ou primitif et dérivé que dans ceux où il est dérivé de deux primitifs différents. Effectivement, il paraît logique que les académiciens aient considéré le mot TORTICOLIS comme un composé, c’est-à-dire un dérivé de deux mots différents, soit de TORDRE et de COL. Mais cette raison ne justifie pas que l’entrée figure deux fois dans le dictionnaire. Même légitimées, des entrées de la sorte constituent un effet pervers du classement par racines et une dérogation à l’idée de protocole idéal, car elles nuisent à la consultation efficace du Dictionnaire : il eut été préférable de faire un renvoi à l’une ou à l’autre entrée plutôt que de définir un même mot deux fois, En outre, dans plusieurs cas, les académiciens ne se sont pas aperçus qu’un mot était répertorié à plus d’un endroit dans le dictionnaire puisque, mises à part les définitions des entrées TORTICOLIS, les définitions d’un même moi diffèrent suivant l’article qui les abrite. Par exemple, la définition de VAURIEN varie selon que le mot est présenté comme dérivé de RIEN ou de VALOIR (Académie française 1998a : s. p.) :
VAURIEN, s. m. (sous RIEN)
Faineant, débauché, qui est de mauvaises mœurs. C’est un vaurien, il ne hante que des vauriens comme luv, c’est un petit vaurien qui devient incorrigible.
VAURIEN, s. m. (sous VALOIR)
Faineant, fripon, vicieux, libertin, qui ne veut rien valoir. C’est un vaurien, c’est un franc vaurien, un grand vaurien.
L’acception définie est la même dans les deux cas, mais elle est formulée de façon tout à fait distincte et présentée avec des exemples différents, sauf le premier. De plus, sous l’entrée VAURIEN, un renvoi dirige le lecteur vers VALOIR uniquement, ce qui prouve que la double définition du mot n’est pas souhaitée et qu’elle est passée inaperçue. En comparaison, du fait de la similitude des deux définitions de TORTICOLIS, les académiciens savaient, de toute évidence, que le mot serait recensé sous deux primitifs différents (Académie française 1998a : s. p.) :
TORTICOLIS, s. m. (sous COL)
Qui porte le cou de travers, le cou penchant d’un costé, De cette attaque d’apoplexie il esl demeuré torticolis. Il est bas. Il se dit fig. & bassement des faux devots, des hypocrites. Ne vous fiez pas à ces torticolis.
TORTICOLIS, s. m. (sous TORDRE)
Qui porte le cou de travers, le cou penchant d’un costé. De celle attaque d’apoplexie, il est demeuré torticolis. Il est bas. Il se dit fig. & bassement. Des faux devots. Ne vous fiez pas à ces torticolis.
La distanciation entre le discours de la « Preface » et le contenu de l’ouvrage apparaît une fois de plus.
4.3 L’orthographe
En ce qui a trait aux protocoles adoptés par les académiciens, la troisième annonce de la « Preface » sur laquelle nous nous sommes penchés concerne l’orthographe privilégiée par la Compagnie. Le rédacteur de la préface souligne que « si un mesme mot se trouve escrit dans le Dictionnaire de deux manieres differentes, celle dont il sera escrit en lettres Capitales au commencement de l’Article est la seule que l’Academie approuve » (Académie françoise 1997 : 33).
L’examen de l’échantillon étudié nous apprend que 126 des 1048 mots sont écrits de deux façons différentes, une variation de l’ordre de 12 %. Sur les 126 mots qui se trouvent en entrée deux fois —en renvoi ou dans deux entrées—, seuls six ont deux graphies recommandées et ne respectent donc pas ce qui est dit dans la préface. Le tableau 6 présente les entrées dont les graphies diffèrent.
BOUTE-SELLE | BOUTTE-SELLE |
COENOBITE | CENOBITE |
DÉS LORS | DESLORS |
DESOPPILER | DESOPILER |
ESMOUCHER | EMOUSCHER |
PICQUET | PIQUET |
Le tableau 7 indique que l’énoncé de la « Preface » est respecté quant à l’orthographe des entrées.
Préface | Proportion | Pourcentage |
(%) | ||
RESPECT DE L’ÉNONCÉ | 120/126 | 95,2 |
NON-RESPECT DE L’ÉNONCÉ | 6/126 | 4,8 |
4.4 Explications
Comment, dans les trois annonces touchant le participe passif, le classement par racines et l’orthographe, expliquer le non-respect des règles énoncées dans 1a « Preface » au moment de passer à la description dans les articles du Dictionnaire? De toute évidence, le texte de la « Preface » présente un protocole idéal tandis que les articles du Dictionnaire sont le résultat de contraintes rédactionnelles réelles. N’oublions pas qu’il s’agit d’un ouvrage collectif conçu par plusieurs académiciens aux intérêts, idées, méthodes et connaissances parfois divergents. La longue durée des travaux —une soixantaine d’années— peut bien, par exemple, avoir fait oublier à certains le protocole de rédaction adopté pour les participes. L’indécision de l’Académie, par exemple pour la norme orthographique, pourrait bien également y être pour quelque chose. Qu’en est-il maintenant de la norme valorisée?
5. La norme
La « Preface » du Dictionnaire décrit la norme valorisée par la Compagnie pour mener à bien sa mission unificatrice. Cette norme, c’est le bel usage, c’est-à-dire « la façon de parler de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d’escrire de la plus saine partie des Autheurs du temps » (Vaugelas 1970 : II). L’usage devient le « souverain seigneur de la langue » (Vaugelas 1970; 1). Il y a donc, à partir des Remarques en 1647, un bon et un mauvais usages, le grammairien ne décrivant, bien entendu, que le meilleur usage (voir Trudeau 1992 : 167-195). L’Académie se ralliera évidemment à cette position.
Selon la « Preface », le Dictionnaire privilégie alors « la Langue commune, telle qu’elle esl dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & lelle que les Orateurs et les Poëtes l’employent » (Académie françoise 1997 : 28-29).
Parce qu’elle ne veut représenter que le bel usage, la Compagnie annonce rejeter « plusieurs mots nouvellement inventez, [et] certaines façons de parler affectées, que la Licence & le Caprice de la Mode ont voulu introduire depuis peu » (Académie françoise 1997 : 32), les vieux mots « qui sont entièrement hors d’usage » (Académie Françoise 1997 : 28), les « termes d’emportement ou qui blessent la Pudeur » (Académie françoise 1997 : 32), ainsi que les termes des Arts et des Sciences (Académie françoise 1997 : 32). La Compagnie adopte donc une stratégie d’exclusion et on peut, en conséquence, qualifier le discours de la « Preface » de discours axé davantage sur l’absence de plusieurs catégories de mots plutôt que sur la présence d’autres. Le contraste entre le permis et l’interdit y est saisissant
On sait que, en principe, les termes des arts et des sciences ne figurent pas dans le Dictionnaire de l’Académie françoise, à l’exception de « ceux qui sont devenus fort communs, ou qui ayant passé dans le discours ordinaire, ont formé des façons de parler figurées » (Académie françoise 1997 : 32). On pense ici aux mots relevant de techniques « nobles », par exemple l’escrime, la vénerie ou la fauconnerie. Les termes techniques appartenant au bel usage ne sont toutefois pas les seuls à être recensés dans l’ouvrage. On y trouve, par exemple, des termes de marine qui, selon le principe du bel usage, ne peuvent être employés que par les matelots (Brunot 1913 : 424). Les gens du monde et les auteurs, se gardant de les utiliser dans le discours ou dans les ouvrages généraux, doivent plutôt employer des périphrases.
Comme l’échantillon étudié était trop limité pour donner des résultats significatifs quant à la présence de termes de marine qui, par ailleurs, ne représentent qu’une partie des termes des arts et des sciences insérés dans l’ouvrage, nous avons consulté le cédérom de la première édition du Dictionnaire de l’Académie afin de vérifier la présence de ces termes dans l’ensemble du Dictionnaire. À partir du mot-clé « marine », nous avons relevé les expressions suivantes :
Terme de marine | 29 occurrences |
Termes de marine | 21 occurrences |
Les gens de marine appellent | 1 occurrence |
On appelle dans la marine | 1 occurrence |
Phrase de marine | 1 occurrence |
Il ne se dit que des Officiers de Marine | 1 occurrence |
Le tableau 8 présente les 54 termes et expressions du domaine de la marine relevés dans l’édition de 1694.
APPAREILLER v. n. | FAIRE v. a. (du bois, de l’eau, aiguade) | QUART s. m. (de vent, de rume) |
ARRIERE adv. (Avoir vent arriere) | FILER v. a. (le cable) | RADOUBER verbe actif |
ARRIVER v.n. | FLAMME s. f. | RELASCHER v. a. |
ARTIMON sub. m. | FOND s. m. | REVIRER v. act. |
BAS-RELIEF s. m. | GRAIN s. m. | ROULIS s. m. |
MOULINE s. f. | LARGUE s. m. | SABORD s. m. |
CANAL s. m. | LONG adj. (Long cours) | SALUER v. a. |
CARGAISON s. f. | LOUVOYER v. n. | SALUT substantif masculin |
COMMISSAIRE s. m. | MANOEUVRE s. f. | SECOND adj. numeral |
CONVOY .s. m. | MISAINE s. f. | SILLER v. n. |
COURANT adj. v. | PANNE s. f. | SIPHON s. m. |
COURS s. m. | PARTENCE subst. f. | SUIVER v. a. |
DEMARER v. n. | PONANTIN s. m. | TENUE s. f. |
AMARER v. act. | ESTIME s. f. v. | TERRE s. f. |
AMENER v. act. | PONANT s. m. | TONNEAU s. m. |
DERIVER v. n. | PONTON s. m. | TRAVERS (PAR LE) |
DESSUS adv. Sur. (Prendre le dessus du vent) | PRISE s. f. | TRINQUET s. m. |
DOUBLER v. a. (Doubler le cap) | ROULER v. a. | VIRER v. n. |
5.1 Explications
Comment expliquer la présence de ces termes malgré l’exclusion annoncée? La « Preface » présente un ouvrage qui fixe la langue grâce à une norme élitiste, unifiant le français dans son modèle le plus beau pour faire la gloire de la France. Selon le texte introductif, le dictionnaire représente une langue actuelle, courtoise, sans impudeur, sans bassesse et sans référence aux termes relevant du travail manuel, comme pour le métier de marin. La « Preface » présente donc un dictionnaire conçu pour le beau peuple, c’est-à-dire un public restreint et idéal. Le contenu dictionnairique, quant à lui, ne reflète pas très précisément l’état de la langue française à la fin du XVIIe siècle. La description est victime des soixante années qui séparent la conception de l’œuvre de sa publication. Le dictionnaire dit dépeindre le bel et le bon usage, mais il ne s’agit pas nécessairement de la part la plus contemporaine de cet usage qui émerge à partir du début du règne de Louis XIV. Tout comme dans le cas des annonces liées au protocole de rédaction, le nombre d’académiciens ayant travaillé à l’élaboration du dictionnaire tout au long de ces années et les multiples tergiversations rédactionnelles sont sans doute à l’origine de cette situation, entre autres.
6. Conclusion
Selon toute vraisemblance, en ce qui a trait aux protocoles de rédaction comme à la norme valorisée, nous avançons l’idée que la distanciation entre la « Preface » et le contenu du Dictionnaire de l’Académie françoise, dédié au Roy est probablement consciente, voire volontaire, et que, en conséquence, elle résulte d’attitudes idéologiques concertées, du moins en partie. La « Preface », œuvre d’un seul écrivain et non représentative de l’ensemble des rédacteurs, a pour but de « plaire » : elle présente un ouvrage idéalisé, aux méthodes et à la langue parfaite et uniforme, qui remplit la mission unificatrice qui lui a été confiée par l’État. Le texte introductif décrit un ouvrage qui saura être apprécié du roi, de la cour et du public. Le Dictionnaire, quant à lui, est le résultat imparfait du « faire », un travail collectif effectué sur une longue période par de nombreuses personnes dont les idées sur la langue pouvaient différer entre elles et s’éloigner de celles du rédacteur de la préface produite à la fin de cette longue période de gestation. Sans compter les responsables[7] qui se succèdent pour diriger les travaux lexicographiques de la Compagnie et qui ne partagent pas nécessairement la même vision de la langue ou de l’aventure dictionnairique en cours.
Comme la « Preface » a été rédigée une fois le dictionnaire terminé, on peut encore se demander pourquoi son auteur opte pour la généralisation tout en sachant que l’ouvrage n’est pas entièrement uniforme. Cela montre bien que, souvent, les textes introductifs sont détachés des contenus ou encore que les deux composantes de l’ouvrage ne font pas corps et qu’elles semblent appartenir à deux univers différents. Dans le cas qui nous occupe, la préface est centrée sur le pouvoir politique (le plaire) tandis que le volet dictionnairique (l’action, le faire) est l’objet de soubresauts méthodologiques qui nuisent â la mission d’uniformisation de la langue que les mêmes académiciens défendent dans la préface.
Université de Montréal, Université Laval
7. Bibliographie
- ACADÉMIE FRANÇAISE (1998a) : Dictionnaire de l’Académie française. La langue classique, [CD-ROM|, Paris, Honoré Champion.
- ACADÉMIE FRANÇAISE (1998b) : « Statuts et Règlements ». Académie française, [en ligne : http : //www.academie-francaise.fr/role/index.html]
- ACADÉMIE FRANÇOISE (1997) : « Preface », Bernard Quemada (dir), Les préfaces du Dictionnaire de l’Académie française 1694-1992, coll. « Lexica », Paris, Honoré Champion, pp. 27-40.
- BENHAMOU, Simone, ROUCHER, Eugénia et Jean BUFFIN (1997) « Introduction et notes. Première édition 1694 », Bernard Quemada (dir.) Les préfaces du Dictionnaire de l’Académie française 1694-1992, coll. « Lexica », Paris. Honoré Champion, pp. 9-22, 26, 41-51 et 57-59.
- BRUNOT, Ferdinand (1913); Histoire de la langue française des origines à 1900, tome IV, La Langue classique (1660-1715), Paris, Armand Colin, vol. 1, 656 p.
- CATACH, Nina (1998) : « Histoire et importance de la première édition du Dictionnaire de l’Académie », Bernard Quemada (dir.) (avec la collaboration de Jean Pruvost), Le Dictionnaire de l’Académie française et la lexicographie institutionnelle européenne, coll. « Lexica », Pans, Honoré Champion, pp. 69-88.
- COLLINOT, André et Francine MAZIÈRE (1997) : Un prêt à parler : le dictionnaire, coll. « Linguistique nouvelle », Paris, Presses universitaires de France, 226 p.
- MÉNAGE, Gilles (1650) : Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Chez Briasson, [1750], tome 1 : CVIII + 728 p.; tome 2 : XL + 588 + 224 p.
- [Réimpression : Slatkine Reprints, 1973.]
- PELLISSON-FONTANIER, Paul et Pierre-Joseph THOULIER D’OLIVET (1989) : Histoire de l’Académie française. Réimpression de l’édition de Paris 1858, Genève/Paris, Slalkine Reprints, XXIII + 526 p.
- QUEMADA, Bernard (1967) : Les dictionnaires du français moderne 1539-1863. Étude sur leur histoire, leurs types et leurs méthodes, coll. « Études lexicologiques 1 »,
- Paris, Didier, 683 p.
- TRUDEAU, Danielle (1992) : Les inventeurs du bon usage (1529-1647), coll. « Arguments », Paris, Les Éditions de Minuit, 226 p.
- VAUGELAS, Claude Favre (1970) : Remarques sur ta langue française, fac-similé de l’édition originale de 1647, Genève, Slatkinc Reprinls, LI1 + 623 p.
Notes
[1] Le verbe HOUTER n’est plus en usage et est qualifié de « bas », il est donc calculé deux fois.
[2] Le verbe CHEVIR est d’usage restreint et qualifié de « bas », il est donc calculé deux fois également.
[3] On trouve BOUTE-SELLE sous deux graphies différentes : BOUTE-SELLE et BOUTTE-SEI.LE.
[4] Cette étymologie paraît fantaisiste. Gilles Ménage (1650) indique que CAPELINE « est un diminutif de capel, qui est la même chose que chapeau, & qui vient de cape ».
[5] COENOBITE et CENOBITE.
[6] Si on considère que la nomenclature s’élève à 20 960 entrées, cela veut dire que 252 mots sont touchés, ce qui n’est pas négligeable et demande qu’on s’y arrête.
[7] Vaugelas, pendant onze ans, de 1639 à 1650; Mézeray, pendant trente-deux ans de 1651 à 1683, et Régnier-Desmarais, pendant onze ans, de 1683 à 1694.
Référence bibliographique
GAUTHIER, Hélène, Annie CHRÉTIEN, Monique C. CORMIER et Jean-Claude BOULANGER (2005). « Le Dictionnaire de l’Académie françoise, dedié au Roy (1694) : entre le plaire et le faire », Le français moderne, vol. 73, no 2, p. 157-169. [article]